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mercredi 28 juin 2023

MARIANA ENRIQUEZ ÉCHAPPE AU RÉEL

ALTO VIENT de publier la traduction d’un recueil de nouvelles de Mariana Enriquez, Les dangers de fumer au lit. Cette auteure d’origine argentine en est à son troisième ouvrage. Elle a fait beaucoup parler d’elle avec Notre part de nuit. Une découverte, ces textes un peu étranges qui nous entraînent dans l’univers magique exploré par nombre de romanciers sud-américains. Un milieu où tout se mélange, où tout est vrai et concret, où les disparus se glissent dans le quotidien des vivants. Cela m’a rappelé des souvenirs d’enfance. J’ai grandi dans un monde où les morts pouvaient revenir donner des leçons à leurs progénitures, surtout s’ils n’aimaient pas la manière dont ils géraient leur héritage. Mes oncles et mes tantes racontaient plein d’histoires du genre et cela m’impressionnait énormément. Ils étaient attachés à leurs biens matériels, ces disparus. Surtout, il me semble qu’ils étaient particulièrement susceptibles. Les ancêtres ne laissaient pas aller leurs enfants comme ça, même après avoir déménagé au cimetière. Des apparitions et des anecdotes qui m’ont poussé à l’époque dans de terribles frayeurs. 

 

Une douzaine de textes ramènent des morts qui se mêlent au quotidien des gens tout naturellement dans le monde de Mariana Enriquez. L’écrivaine nous entraîne dans des situations étranges et cauchemardesques. Des disparus perturbent les activités de certaines familles et imposent des idées ou des manières d’envisager les choses. Ils me paraissent bien têtus et peu sympathiques. Voilà une confrontation entre un passé statique et immuable et un présent que les personnages de madame Enriquez tentent de faire muter pour le meilleur ou le pire. Les enfants ne peuvent disposer de ce passé comme bon leur semble et l’héritage devient très lourd sur leurs épaules. Cela peut expliquer le conservatisme de certaines sociétés et la difficulté de changer des façons de faire ou de s’opposer à des régimes politiques néfastes. 

 

«Jusqu’à cet instant je ne savais pas qu’il s’agissait d’Angelita, la sœur de ma grand-mère. Je continuais de fermer les yeux bien fort pour qu’elle disparaisse ou que je me réveille. Comme ça ne marchait pas, j’ai tourné autour d’elle et découvert dans son dos, pendues aux restes jaunâtres de ce qui était, je le sais maintenant, le suaire rose, deux petites ailes rudimentaires en carton avec des plumes de poule collées. Depuis toutes ces années elles auraient dû se désagréger, me suis-je dit, et j’ai ri, un peu fébrile, en songeant qu’il y avait un bébé mort dans ma cuisine, que c’était ma grand-tante et qu’elle marchait, même si d’après sa taille elle n’avait dû vivre qu’à peine trois mois environ. Il fallait une bonne fois pour toutes que j’arrête de réfléchir en termes de possible ou pas.» (p.15)

 

Un monde où les protagonistes (disparus et descendants) doivent trouver une façon de se voisiner et de s’entendre. Pas de craintes, de peur incontrôlable, de panique, mais une cohabitation naturelle, je dirais, obsessionnelle qui peut devenir cauchemardesque. 

Une manière de mettre le doigt sur de terribles problèmes sociaux et politiques qui étouffent les narrateurs de ces histoires. Nous voilà à un autre niveau de compréhension et j’ai dû oublier les balises de la raison pour suivre cette écrivaine dans un réel où les frontières s’abolissent.

Des jeunes disparaissent et réapparaissent, errent dans les rues et les parcs, un véritable fléau. Les filles tombent entre les pattes de proxénètes et finissent de la pire des façons. Ce qui ne les empêchent pas de ressurgir dans Les petits revenants où elles terrorisent les vivants, leur reprochant peut-être de les avoir abandonnées. 

 

FATALITÉ

 

La mort frappe partout et souvent. Voilà une fatalité contre laquelle il n’y a pas grand-chose à faire. Les malédictions aussi qui s’imposent et font en sorte que les vivants restent prudents et doivent ménager la susceptibilité des revenants.

Je me souviens des craintes qui hantaient mon enfance. Nous devions réciter des prières pour les disparus, un certain nombre de chapelets et payer des messes pour les apaiser et sauver leur âme, sinon nous n’en avions pas fini avec eux. Tout comme il ne fallait jamais se moquer d’un quêteux et surtout ne jamais lui refuser «la charité», si modeste soit-elle. Ma mère prenait des risques terribles. Elle ne se montrait guère généreuse avec ces hommes qui surgissaient une fois ou deux par année pour frapper à toutes les portes de la paroisse. Elle offrait toujours un sou noir, un seul que je devais mettre dans la main du visiteur. J’en tremblais de peur et de crainte. Le pauvre hère marmonnait et j’étais certain qu’il nous lançait une malédiction. L’étable passerait au feu pendant la nuit ou encore j’attraperais la polio et verrait mes jambes s’atrophier. Ma mère n’a jamais donné plus qu’un sou à ces quêteux qui ne s’attardaient jamais à la maison. Je comprends maintenant pourquoi ils couchaient toujours chez un voisin.  

INQUIÉTANT

 

La nouvelle la plus étrange est certainement Viande où les mots sont pris au pied de la lettre. Je me suis retrouvé dans un monde sordide. Deux jeunes filles, de vraies groupies, écoutent toutes les mélodies d’un chanteur populaire. Surtout, elles interprètent ses textes comme si c’était la vérité absolue et ne passent jamais au niveau de la métaphore.

 

«L’après-midi, l’information filtra dans la presse. Deux adolescentes avaient déterré le cercueil de Santiago Espina avec une pelle et leurs propres mains. Un mois à peine après les funérailles, il n’y avait pas encore sur la sépulture le marbre définitif qui leur aurait compliqué la tâche. Mais l’exhumation n’était rien. Les filles avaient ouvert le cercueil pour manger les restes d’Espina avec dévotion et répugnance; autour du trou, des flaques de vomi témoignaient de leur effort.» (p.115)

 

Tout cela pour obéir à une exhortation du chanteur qu’elles prenaient pour une sorte de prophète. 

 

«Et elles écoutaient la dernière chanson de Viande (où Espina susurrait “Si tu as faim, mange mon corps. Si tu as soif, bois mes yeux”), rêvant du futur.» (p.117)

 

L’écrivaine nous pousse dans l’horreur et l’innommable. La plupart du temps, heureusement, ces nouvelles ouvrent une porte sur un imaginaire déstabilisant. Tout cela pour nous faire comprendre que la réalité se niche autant dans le surnaturel que le concret, que le langage porte à la fois le dégoût et la beauté. On ne sait jamais sur quel pied danser avec elle.

Et quelle conteuse remarquable que Mariana Enriquez! Elle m’a entraîné là où elle le souhaitait avec une habileté déconcertante. Le souffle et la justesse de son écriture m’ont poussé dans des mondes qui m’ont laissé pantois. Très inhabituel pour nous qui avons tout misé sur la raison, mais combien fascinant quand on s’abandonne à toutes les dimensions du possible, que l’on se permet de fouiller les recoins de nos peurs et de nos phantasmes!

Mariana Enriquez franchit les limites de la réalité et ses détraqués, ses revenants et ses obsédés donnent froid dans le dos. Et vous voulez savoir pourquoi ce titre? Il vous faudra vous pencher sur l’avant-dernier texte pour tout comprendre. Allez, plongez dans le pays de l’étrange, de l’imaginaire et oui, parfois, de l’horreur. Mais ce n’est jamais gratuit, vous verrez, il y a toujours un questionnement et une hésitation qui flottent et s’imposent après la lecture de ses nouvelles. C’est ce qui m’a fasciné.

 

ENRIQUEZ MARIANA, Les dangers de fumer au lit, Éditions Alto, Québec, 200 pages.

https://editionsalto.com/aparte/regarder-lhorreur-en-face/ 

samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/

mardi 11 avril 2023

MARIE-HÉLÈNE POITRAS SAIT ENVOÛTER

UN TITRE PLUTÔT intrigant pour cette nouvelle publication de Marie-Hélène Poitras. Galumpf. Je me demandais ce que cela voulait dire jusqu’à ce que je lise l’histoire du même nom, soit la dixième du recueil. Il s’agit de la transcription phonétique du cri ou de l’appel d’une bête. «Mais le morse avait encore quelque chose à ajouter. C’est à lui que revenait le mot de la fin. “Galumpf, galumpf, galumpf”. Les derniers mots du grand Livre des mots.» Madame Poitras fait allusion à la publication de Richard Scarry qui date de 1963 et qui donne la chance aux enfants de découvrir les beautés et les attraits des mots en compagnie d’animaux curieux. Le tout agrémenté de nombreuses illustrations. 

 

Nous avons ici un florilège de douze textes, d’histoires comme on dit au début, parus au fil du temps dans des revues. Nous voyageons ainsi de 2006 à 2022. Des nouvelles remaniées bien sûr (quand un écrit trouve-t-il sa forme parfaite et définitive) pour leur fournir peut-être une direction et créer un lien qui permet au lecteur d’aller d’une étape à une autre sans trop s’égarer. 

J’avoue avoir été pris de court avec Depuis que les églises ont des trous dans le ventre. Un couple de jeunes, des errants peut-être, des marginaux certainement, se glissent la nuit dans un temple devenu un chantier. Des travailleurs vont transformer l’édifice en condos comme on le fait souvent avec ces bâtiments magnifiques. Pire que tout, l’actualité nous démontre que l’on démolit ces monuments situés au cœur des paroisses une fois sur deux. Le plus horrible, garder la façade pour la plaquer sur une atrocité de tôle et de briques. Le sort réservé à nos églises fait les manchettes régulièrement. Le plus souvent, on laisse ces temples à l’abandon et arrive ce qui devient inévitable. Quand l’édifice est délabré et dangereux, en proie à la vermine, les grues et les bulldozers surgissent et tout est saccagé en une journée. J’ai encore dans la gorge la destruction de la magnifique église Fatima de Jonquière. Une œuvre d’art signée par l’architecte Léonce Desgagné, construite en 1963 et rasée en 2017. Un temple original qui reprenait plus ou moins la forme d’une tente et qui se dressait tout blanc dans un quartier résidentiel. Avec des vitraux de Jean-Guy Barbeau que mon ami Harold Bouchard a sauvé in extremis. 

Heureusement, il y a des réussites comme La maison de la littérature de Québec. Des gens ont donné une nouvelle vocation à cette splendeur que l’on a rénovée et préservée avec goût. Un miracle. La plupart des édifices religieux, nos seuls châteaux, sont abandonnés et détruits. Comment ne pas signaler le travail des dizaines de bénévoles à La Baie, à Saguenay, qui voulaient transformer l’église Saint-Édouard en bibliothèque? Ils ont même ramassé des milliers de dollars pour appuyer le projet et les élus n’ont rien trouvé de mieux que de dire non et de laisser encore une fois ce magnifique témoin de l’histoire de ce coin de pays se dégrader encore un peu plus jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le conserver parce que trop coûteux. Il faut lire L’habitude des ruines de Marie-Hélène Voyer pour comprendre l’indifférence et l’indigence que nous démontrons au Québec envers notre patrimoine bâti. C’est à brailler.

 

«Dans vingt minutes, les travailleurs de la construction vont se pointer et ils nous chasseront comme si on était des junkies dolents, nuisibles, contaminés par l’hépatite, l’herpès, le sida. Nous, les amoureux des églises éventrées, on prendra alors nos jambes à notre cou pour aller je ne sais où.» (p.15)

 

Amoureux des églises, de ces places de recueillements, de silence, de méditation où le temps se recroqueville dans une lumière tamisée. Je comprends, même si je ne suis pas pratiquant et croyant. J’aime les lieux qui échappent à toutes les turpitudes du monde et au bruit des moteurs qui hantent nos vies, peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Et ce n’est certainement pas ces nouveaux espaces de culte qui ressemblent à des salles paroissiales «drabes» qui vont les remplacer. Cette nouvelle illustre bien un drame qui bouscule notre actualité régulièrement. Qui peut croire maintenant que la devise du Québec est : «Je me souviens.»

 

LE GROS CHIEN

 

Faut dire que Marie-Hélène Poitras m’a happé avec son deuxième texte. Si j’avais eu quelques hésitations au début, là je me suis laissé séduire par la belle gang qui habite un quartier tranquille de Montréal. Tous vivent comme en dehors de la ville et de ses agitations. Il y a la ruelle, de grands arbres, de petites cours où chacun cultive ses herbes et ses légumes. Tous se parlent, se visitent, se croisent, se rencontrent, s’entraident et sont amoureux des chats qui vont d’une maison à l’autre, agissent tels des ambassadeurs chargés de maintenir les liens entre tous. Oui, les félins finissent par se tolérer, malgré le mauvais caractère de certains. Je m’y sentirais à l’aise parce que j’adore ces bêtes et qu’ils ont toujours été présents dans ma vie. Tout est calme et volupté jusqu’à ce surgisse un gros chien au bout de la rue. Un mastodonte qui tient plus du poney que du canin. Miss Soleil, la petite fille, ne parvient pas à le maîtriser et, c’est dans sa nature, Steeve, c’est le nom du chien, fonce quand il surprend une moustache ou une oreille. 

 

«Le chien. Un animal spectaculaire, une splendeur — c’en est à couper le souffle. Je ne connais rien aux chiens et m’intéresse peu à eux, mais celui-là est différent, ça crève les yeux. D’emblée je pressens qu’il appartient à un autre territoire. Il n’arrivera peut-être jamais, contrairement à nos chats, à s’épanouir dans la domestication.» (p.21)

 

Une enfant abandonnée ou presque. Le père est parti dans le Nord, on ne sait où, et la mère œuvre dans un hôpital. Nous le savons maintenant. Une infirmière n’est pas maître de son temps. Elle travaille sans arrêt et la petite fille est laissée seule à la maison. Des horaires brisés pour cette mère monoparentale, des heures supplémentaires obligatoires, n’arrangent jamais les choses. Ce drame se vit partout dans notre grande province. Tous les gens du quartier décident d’avoir un œil sur Miss Soleil et son animal. Voilà un récit touchant, une belle histoire d’amour et d’abandon, d’empathie et d’entraide. J’étais crinqué pour faire face à toutes les autres nouvelles. 

 

MAGIE

 

Je pourrais m’attarder et épiloguer sur tous les textes de Marie-Hélène Poitras parce qu’elle a l’art de nous plonger dans un monde particulier et de nous entraîner dans une intrigue qui vous happe littéralement. Je signale le dernier moment : Écrire, monter où l’auteure accole l’écriture et l’équitation. Un petit bijou d’intelligence qui nous fait réfléchir au métier de dresseur de phrases. Tout ce qu’il faut savoir pour apprivoiser un cheval et surtout le maîtriser, l’un s’abandonnant à l’autre, devenir en somme une entité qui court et franchit les obstacles. Une communication unique avec la bête tout comme le contact avec le langage doit être fort et intense quand vous décidez de plonger dans une fiction, que vous devez trouver votre manière, la cadence et respecter votre souffle. 

 

«Écrire, monter… Dans les deux cas, l’excellence s’acquiert avec le temps. Un écrivain et un cavalier sont souvent en meilleure posture à quarante ans qu’à vingt. Ian Millar avait soixante-cinq ans lorsqu’il a participé aux Jeux de Londres en 2013. Monter à cheval relève d’une science du raffinement des commandes qui se bonifie avec l’expérience.» (p.170)

 

Belle manière de terminer ce recueil qui vous pousse dans plusieurs directions, mais où il est toujours question d’empathie, d’humanité, de liens avec les autres et ses semblables, de contacts vrais et sentis qui sont si difficiles à établir dans une société qui carbure à la vitesse, où la solitude est de plus en plus présente. Et ce n’est pas l’enfermement dans les réseaux sociaux, l’envers de la communication et de la compassion, qui va arranger les choses. 

Un bouquet de fraîcheur, que ce Galumpf qui joue juste ce qu’il faut avec nos émotions pour nous retenir. J’en aurais pris encore parce que Marie-Hélène Poitras fascine dans ces textes intimes où j’ai eu l’impression qu’elle me lisait une histoire tout doucement en me soufflant dans l’oreille. De quoi rêver et se sentir bien pendant des heures. Un petit bijou d’intelligence et de tendresse.

 

POITRAS MARIE-HÉLÈNEGalumpf, Éditions Alto, Québec, 192 pages. 

https://editionsalto.com/livres/galumpf/

mercredi 22 février 2023

TOUTES LES SOCIÉTÉS ONT DES TABOUS

CE QUE JE SAIS DE TOI d’Éric Chacour, un roman étonnant de 296 pages, m’a fait souvent me demander qui était le narrateur. Il faut surtout être très attentif aux titres des chapitres pour saisir la progression de cette histoire peu banale. Le Toi d’abord, un Moi ensuite et à la toute fin, le Nous. Ça m’a intrigué cette manière d’écrire, surtout dans la première partie qui laisse perplexe. «Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.» (p.13) Qui est ce tu? Le narrateur ou quelqu’un d’autre? En fait, nous accompagnons Tarek, le fils d’un docteur renommé au Caire, en Égypte, dans les années 1980. Et il faut laisser ses questions de côté pour suivre cette voix qui finit toujours par vous apaiser et vous faire comprendre où elle veut vous emmener. Du moins, les meilleurs écrivains réussissent cela malgré bien des détours.

 


Tarek sera médecin comme son père. Tous sont satisfaits dans la famille et la vie continue au Caire. La succession familiale est assurée et tout va aller sans que rien ne vienne perturber la marche du monde et des humains, surtout pas ce clan de bien nanti qui s’accommode très bien de la situation politique et sociale du Caire. Pour parodier Louis Hémon, dans Maria Chapdelaine, «rien ne doit changer au pays de Gamal Abdel Nasser» qui fut président de l’Égypte de 1956 jusqu’à sa mort en 1970.

 

«C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter.» (p.11)

 

Voilà, tout est dit ou presque. Tarek est un garçon docile, silencieux la plupart du temps. Il ne contredit jamais ses parents et apprendra les rudiments de sa future profession auprès de son père avant d’aller à l’université. 

 

«La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu? ou, plus précisément, à quoi te préparait-on? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge.» (p.14)

 

Un véritable interrogatoire où le narrateur questionne Tarek, sans jamais recevoir de réponses. Que pensait-il alors, quels étaient ses pulsions et ses passions, ses désirs et que gardait-il au fond de lui? Le fils de bonne famille et futur médecin, préserve son mystère pour l’inquisiteur et ce dernier invente des gestes et des paroles pour combler les trous, cerner cet homme qui tient plus du fantôme que de l’être de chair et d’os. 

 

HISTOIRE

 

Autant vous dévoiler un bout de cette histoire pour vous rassurer, même si je n’aime pas vendre la mèche et enlever la part de mystère qui doit enrober tout roman. Je déteste qu’on me révèle à l’avance ce que je vais trouver en parcourant les pages d’un récit. C’est pourquoi je ne lis que très rarement la quatrième de couverture avant d’ouvrir un ouvrage et de m’avancer dans un monde qui étonne, me surprend et me fascine. Il peut aussi me laisser parfaitement indifférent. Ça arrive. Alors, n’attendez pas de chronique sur ce titre et cet auteur. 

Tarek prend la succession de son père à son décès survenu très tôt. Le cœur. Il hérite de sa clientèle, rencontre Mira, une jeune femme. Les deux s’entendent bien, mais la situation politique du pays en décide autrement. Elle disparaît et ressurgit des années plus tard. Il y a mariage. Une belle histoire d’amour trouve sa direction. Mais voilà qu’Ali se faufile dans l’entourage du médecin et nouvel époux. Une relation trouble se tisse entre les deux hommes, mais la société égyptienne ne permet pas ce genre d’incartade. L’homosexualité est taboue. 

Tarek engage Ali comme apprenti, sent la réprobation, sa clinique est saccagée et il choisit de migrer à Montréal, de fuir en abandonnant tout derrière lui. 

Après bien des pages, j’ai fini par comprendre que Tarek a eu un fils avec Mira et qu’il ignore tout de cet enfant. Le garçon n’a jamais vu son père parti en exil et c’est un sujet tabou dans la famille. Sa mère refuse même que l’on prononce son nom. Nous apprenons enfin qui est le narrateur. C’est Rafik qui cherche à savoir qui est Tarek, et ce que nous lisons est le contenu de ses carnets où il tente de donner un visage à un père dont personne ne veut parler. 

 

«Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.» (p.146)

 

Tarek exerce la médecine à Montréal, en solitaire, n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé dans son pays d’origine. Il revient au Caire plusieurs années plus tard, lors du décès de sa mère. Un séjour où tout bascule.

 

INTERDIT

 

Roman complexe, plongeon dans une Égypte tourmentée avec le président Nasser, la guerre des Six Jours qui a été une véritable catastrophe que les autorités ont tenté de masquer au peuple, la modernité qui s’impose peu à peu malgré les croyances religieuses qui paralysent bien des choses et qui font que cette région du monde semble toujours sur le point d’imploser. 

Quête du père et décisions de la matriarche qui dicte tout et contrôle tout chez ses enfants. La société n’accepte pas l’homosexualité qui est considérée comme une tare ou une maladie. Mira est détruite par l’aventure de son mari et marquée au fer rouge.

 

«Maman, Mira-Diaphane, jeune première devenue dernière, résignée sans que l’on ait jamais su dire comment ni pourquoi. La douceur méfiante, le visage éteint de peur qu’il n’éclaire les sillons creusés par la déception. Celle dont l’âme s’était vidée de toute joie, comme un torchon qu’on essore après s’en être servi. Celle que l’on plaignait, qui ne méritait pas ça. Comme si le bonheur se décernait au mérite, par un ajustement comptable où l’un rétribuerait l’autre à sa juste mesure.» (p.175)

 

Éric Chacour raconte la libération d’un jeune homme et l’évolution d’une société qui se fait très lentement dans les petites choses du quotidien. L’enquête de Rafik, avec la complicité de la vieille servante, est pathétique et obsessionnelle, tout comme le déni de la mère et de la famille devient un secret trop lourd à porter. Tous les éléments, autant ceux du régime politique, des classes sociales, des bouleversements et aussi des hypocrisies des dirigeants qui se permettent tout en masquant la vérité et en sauvant la face sont effleurés. Le rôle d’Omar, par exemple, un proche des parents, qui se paye de jeunes garçons et qui se fait le champion de la moralité, n’hésitant pas à broyer les êtres autour de lui.

Un roman magnifique, une plongée dans le présent et le passé avec une poussée vers l’avenir peut-être où il est possible d’envisager la réconciliation. C’est brillant, touchant et humain. Ali sera victime plus que Tarek de sa double vie et surtout il y a cette hérédité ou cet héritage qui enferme les gens dans des ennuis physiques de santé, mais aussi dans des croyances qui font que l’on évite d’effleurer les vrais problèmes et de faire face à la réalité. 

Nous avons longtemps masqué les passions homosexuelles au Québec comme partout dans le monde. Les humains préfèrent s’inventer des histoires pour oublier leur douleur ou s’enfoncer dans un silence qui finit par étouffer. 

Voilà une belle réflexion sur la société, la religion, le politique, l’amour, l’amitié et l’identité. Étonnant et envoûtant comme une chanson de Dalida qui surgit de temps en temps pour nous emporter dans une mélodie où les souvenirs s’imposent, des moments qui ne s’effaceront jamais. Un premier roman ambitieux et magnifique. Un véritable conte des mille et une nuits. 

 

CHACOUR ÉRICCe que je sais de toi, Éditions Alto, Québec, 296 pages.

https://editionsalto.com/livres/ce-que-je-sais-de-toi/

mercredi 7 décembre 2022

BIANCA JOUBERT CHERCHE SES ANCÊTRES

QUEL LIVRE que Couleur chair de Bianca Joubert. Une quête d’identité qui emprunte des sentiers ignorés par l’histoire, s’attarde au sort terrible réservé aux Premières Nations et aux esclaves noirs dans l’aventure de l’Amérique. Celle des Africains, capturés et réduits à l’état de bétail, transportés par bateaux, surtout vers les États-Unis, pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations de coton du Sud. Cette question sera au cœur des différends qui ont mené à la Guerre de Sécession entre 1861 et 1862. La narratrice (on ne doute pas un instant qu’il s’agit de l’auteure) part à la recherche de ses aïeux, se heurte à beaucoup de silence et d’omissions. Une lointaine ancêtre micmaque, de ce peuple qui a occupé la péninsule gaspésienne, enfin les territoires de la côte est du Canada, a été adoptée par des Blancs et a eu des liens avec Louis Lepage, un Noir qui s’est installé au Québec en 1733, soit quelques années avant la conquête du pays par les Britanniques. Madame Joubert trouve la vérité en se penchant sur ses histoires familiales et en fouillant les archives. 

 

La recherche de ses racines n’est pas facile dans ce pays du Bas-du-Fleuve. Comment se faufiler dans le temps et l’espace, suivre les traces de ses prédécesseurs, leur migration et les bouleversements qui marquent leur vie? Son origine autochtone d’abord, les lointains ancêtres qui sont entrés en contact avec les Européens. Une aventure qui prend sa source dans le décès de sa grand-mère qu’elle veille aux soins intensifs.

«J’ai senti la mort venir, un peu plus près chaque jour, chaque fois plus arrogante que la veille. Je l’ai sentie rôder, s’approcher sur la pointe des pieds. Mais, elle ne venait pas seule. Elle ramenait toute la lignée en cortège, et avec elle des rêves qui remontaient de plus en plus loin dans le temps. Des songes qui n’appartenaient plus à ma grand-mère, qui allaient au-delà de sa naissance, dans le monde de ses ancêtres, où le soleil régnait sur tout et tannait les peaux.» (p.10)

Une recherche difficile parce que les traces des Micmacs ne se retrouvent guère dans les archives officielles. Une femme autochtone, en mariant un homme hors de sa communauté, perd son statut. Comment suivre le vécu de ces femmes qui disparaissent de l’histoire pour s’évanouir dans celle d’un époux où l’on gomme leur nom et leur origine

«J’étais partie pour aller vers le commencement. C’était trop tard pour reculer. Je ne suis pas revenue pour revenir, je suis arrivée à ce qui commence, comme dirait Miron. Je me suis acharnée à découvrir la vraie nature du passé, alors que je pouvais l’altérer à ma guise. Quand on déterre les souvenirs, il y a toujours le risque d’exhumer une hache de guerre.» (p.22)

 

DÉCOUVERTE

 

Une recherche minutieuse permet à Bianca Joubert de sortir de l’oubli des figures fascinantes dont la grande histoire n’a pas retenu les noms. Des mercenaires qui ont suivi les premiers explorateurs français en terre d’Amérique. Qui connaît Mathieu da Costa, un interprète d’origine africaine, escortant Samuel de Champlain dans sa remontée du fleuve Saint-Laurent. Un personnage nébuleux dont on ne sait pas beaucoup de choses, un véritable aventurier comme il ne s’en faisait guère à l’époque.

«Cet homme noir qui accompagnait Champlain au début du dix-septième siècle s’appelait Mathieu da Costa. Elle se souviendrait de son nom comme de celui de John Noel Cope, qui avait tué et dépecé vingt-cinq orignaux en une semaine, malgré son bras droit trop court et sa main qui ne comptait que trois doigts. Mathieu da Costa servit d’interprète pour l’explorateur Samuel de Champlain, vers 1603. L’Africain, polyglotte, parlait à la fois le français, le hollandais et le portugais. On pense qu’il parlait peut-être aussi le pidgin basque, un mélange de basque et de langues autochtones, dialecte usuellement employé dans les échanges de commerce en Amérique et compris par ceux qu’on appelait les Micmacs et les Montagnais.» (p.30)

Un personnage qui a joué un rôle important auprès de l’explorateur et qui est absent des récits du Canada. Du moins, je ne me souviens pas avoir vu sa présence dans les manuels d’histoire que nous fréquentions à la petite école et même dans des ouvrages plus élaborés. Et qui peut nous énumérer les noms de ceux qui constituaient l’équipage de Samuel de Champlain? On identifie les dirigeants ou les capitaines, ceux qui mènent les troupes. Tout s’arrête là. Je pense au fameux voyage de Lewis et Clark en 1804, où ces militaires et hommes politiques traversent le territoire américain jusqu’à l’océan Pacifique. Ils donnent l’impression d’être les premiers à s’aventurer sur ces terres autochtones, guidés par des Canadiens français qui sillonnaient le pays depuis fort longtemps et le connaissaient parfaitement.

 

ESCLAVAGE

 

Bianca Joubert, bien sûr, suit les méandres de l’esclavagisme en Amérique comme dans la Nouvelle-France qui n’a pas échappé au fléau. Oui, il y avait des esclaves un peu partout dans les sociétés dites civilisées de l’époque, même chez les peuples africains. Elle s’attarde à différents moments de la Nouvelle-France, retrouve les traces de personnages peu connus, tout comme la présence de ces serviteurs que l’on a gommée pour toutes les mauvaises raisons du monde. Elle fournit des preuves éloquentes puisées dans La gazette de Québec.

«À vendre, une négresse robuste, bien-portante et active, d’environ 18 ans, qui a eu la petite vérole, qui a été accoutumée au ménage, entend la cuisine, sait blanchir, repasser, coudre et très habile à soigner les enfants. Elle peut convenir également à une famille anglaise, française et allemande, car elle parle ces trois langues. Pour de plus amples informations, s’adresser à l’imprimeur.» (p.48)

Il y a eu des esclaves en Nouvelle-France, même si plusieurs ont tenté de nier ce fait. Les archives le démontrent. 

«Le pasteur Chiniquy disait donc vrai : on avait vendu des gens comme des bœufs ou des chevaux, ici même, sur cette terre. Des gens comme elle, des gens comme l’homme aux cheveux hirsutes. Ça cause de… leur couleur? Il valait mieux continuer de taire son nom.» (p.49)

On connaît maintenant les agissements et les entêtements de Charles Chiniquy, prêtre catholique d’abord, champion de la lutte contre l’alcool et l’ivrognerie, qui s’est converti au protestantisme et qui a dû s’exiler aux États-Unis.

Nous retrouvons aussi le premier bourreau de la Nouvelle-France, un homme de couleur, Mathieu Léveillé, individu mélancolique qui ne s’est guère mêlé à la population locale. Il est vrai que son métier l’éloignait des autres et l’obligeait à vivre en marge. Il a certainement croisé Louis Lepage, l’ancêtre noir de Bianca Joubert. 

L’écrivaine se permet de suivre certains personnages hors norme. Ceux que la grande histoire s’est fait un devoir de garder dans l’ombre. C’est le charme de ce roman qui nous pousse dans les moments importants de l’Amérique. La mort d’Abraham Lincoln par exemple, victime d’un comédien qui s’opposait à la libération des esclaves, la pendaison de Louis Riel et le refus du Canada de reconnaître la nation métisse comme fondatrice du Manitoba.

Bien plus qu’une généalogie familiale, c’est aussi un peu celle de tous les migrants qui sont venus s’installer au Québec pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons du monde que ce récit. Un voyage dans le passé, en suivant les péripéties de ces petites gens et non pas celle des dirigeants, du clergé que l’on a imposé dans ces manuels d’histoire que je devais apprendre par cœur. Et il y avait tant de dates à retenir.

 

FASCINATION

 

Quelle entreprise passionnante et quel plaisir de lire les petites anecdotes qui font l’aventure d’un peuple! Madame Joubert parvient à nous réconcilier avec une autre histoire du Canada et du Québec, s’attarde aux mélanges des races et des grands tournants qui ont constitué la société que nous avons avec ses tensions et ses obsessions.

Nous avons même droit à une visite de l’île de Gorée où l’on regroupait les esclaves dans des enclos avant de les embarquer pour le plus terrible des voyages. Beaucoup n’arrivaient jamais à destination. La série Racines, qui a connu un franc succès à la télévision, raconte très bien ce côté obscur de l’Amérique.

Des récits que l’écrivaine évoque, des moments particuliers, moins glorieux, mais qui témoignent d’une réalité que l’on a tendance à glisser sous le tapis pour édulcorer le passé et en présenter une image souvent tronquée. Une belle façon de changer notre regard sur le parcours de nos ancêtres. Bianca Joubert fait là un travail essentiel et apporte un nouvel éclairage à certaines familles québécoises qui ont vécu la grande aventure du Nouveau-Monde.

 

JOUBERT BIANCACouleur chair, Éditions ALTO, Québec, 192 pages.

https://editionsalto.com/droits-rights/couleur-chair/