mercredi 10 avril 2024

LA MERVEILLEUSE AVENTURE DU QUOTIDIEN

UN AUTRE Donald Alarie est toujours un bonheur. Trente et un courts textes cette fois qui nous entraînent dans le grand et petit monde de cet écrivain qui se veut un fin observateur de la société et des gens qu’il croise. Il suffit de s’attarder à quelques-uns des titres qui coiffent ses nouvelles pour comprendre la direction qu’il prend. Rencontre, Cauchemar, La liseuse, Trop, Abandon, Crainte. Un seul se démarque dans cette liste. Il survient à la fin du recueil et porte le nom d’une femme : Claire.

 

Donald Alarie continue son exploration contre vents et marées. Une forme de méditation, d’arrêt. J’ai toujours l’impression de retenir ma respiration, de gonfler la poitrine et de me laisser aller à la fin de son texte. Tout l’intéresse, tout le fascine. Il parcourt la ville et entre deux pas ou deux gestes, un regard, un marcheur qu’il croise et qui semble perdu dans ses pensées, et le voilà en train d’échafauder une courte histoire. Tout lui sert. Un lieu évoque un homme ou une femme et je l’imagine devant sa table de travail, un peu rêveur, inventant des scénarios comme tous les écrivains le font quand ils s’adonnent à leur passion. Peut-être que je fabule. Il est tout simplement attentif aux événements qui surgissent dans sa journée et qui peuvent devenir un sujet de nouvelle. Il y a toujours une petite merveille sous les cailloux que retourne Donald Alarie.

 

«Lorsque je rencontre quelqu’un, je me prépare habituellement à le saluer. Si je constate que la personne m’ignore, je retiens mes salutations, bien entendu. Je me dis qu’il y a des gens plus réservés, plus introvertis, qui se sentent mal à l’aise de saluer des inconnus.

Par contre, certains individus ne m’inspirent pas du tout l’envie de leur parler. J’ai l’impression, sans même les connaître, que nous n’avons rien à nous dire. Leurs vêtements ou leur démarche me mettent dans cet état d’esprit. Ou un tatouage trop en évidence.» (p.19)

 

Voilà tout l’art de cet écrivain. Un va-et-vient entre sa pensée et le monde ambiant, le mouvement de l’extérieur vers l’intérieur ou simplement le contraire, «le plus important dans la vie», affirme Frédérique Bernier dans Chimères. Rien de fracassant, je me répète, mais des touches délicates, un travail d’aquarelliste, une manière de traquer des événements qui bouleversent ou font sourire. La mort d’un proche par exemple, ou un incident qui change tout et qui brise un couple que l’on croyait indestructible. Tout ça en douceur, avec une empathie pour l’autre qu’il ne bousculera jamais par un geste ou une parole qu’il ne sent pas désirés par ce vis-à-vis.

Je pense que Donald Alarie vit beaucoup dans sa tête et qu’il aime échafauder des histoires à partir des petits riens qui parsèment sa vie. Un détail capte son attention et il continue sa promenade en ressassant un bout de phrase ou un court poème qui le suit depuis qu’il a refermé la porte de sa maison. Je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause de ses publications antérieures, je le vois toujours en train d’arpenter la ville.

C’est surtout un fin observateur des humains qu’il aime surprendre dans leur quotidien, des événements qui transforment leur vie ou encore dans des occasions ratées. Des moments troubles aussi. Il croise une femme qui le prend dans ses bras et qui l’attire. Il apprendra plus tard qu’elle a des problèmes de mémoire. Il s’infiltre parmi les gens à la manière d’un vent très doux que l’on oublie, mais qui vient rafraîchir quand le soleil se montre un peu trop insistant.  

Je m’attarde à la nouvelle Rire ou pleurer. Une tablette se détache d’un mur, emportant des assiettes. Tout est fracassé. Lise aimait ces couverts qui faisaient partie de son héritage. Un simple incident pour Marion. 

 

«Même dans les jours suivants, Marion ne comprit pas la réaction de Lise. Elle ne voyait pas le caractère dramatique de l’événement. Et Lise ne comprit pas pourquoi son amie ne faisait pas preuve de plus de compassion à son égard. Ce genre d’accident est-il suffisant pour provoquer la rupture d’un couple? On pourrait répondre par la négative. Et pourtant, c’est ce qui se produisit dans les semaines suivantes.» (p.32)

 

Donald Alarie connaît le pouvoir des mots qui peuvent être à la fois si apaisants et si agréables à entendre et capables aussi de tout transformer. Tout est si fragile, si éphémère. Il suffit de si peu pour que tout s’écroule. 

 


HUMOUR

 

Il ne faut jamais oublier l’humour d’Alarie. Tout en subtilité et dans un détail ou un simple signe. C’est tout l’art de cet écrivain. La vie est comme de la porcelaine que l’on doit manier avec le plus grand soin dans l’univers de cet auteur. Il suffit de si peu pour que tout s’effrite. 

Donald Alarie a le don de déceler des mailles qui s’effilochent dans un gilet, un mot qui prend un sens différent, un geste qui est là, de trop souvent ou que l’on a retenu. Tout est toujours important dans nos relations avec les amis et le monde qui nous entoure. Tout nous touche, qu’on le veuille ou non, contribue à être ce que nous sommes avec les autres qui changent à notre contact comme nous nous transformons en les fréquentant. Une merveilleuse aventure que de s’avancer dans l’univers de cet écrivain.

 

TRAGÉDIE

 

Si Donald Alarie est sensible aux petites choses de la vie, il ne faudrait pas penser qu’il est immunisé contre les drames et les maladies qui viennent tout bouleverser. La mort d’une conjointe crée un vide terrible et transforme la réalité et des habitudes. Comme si tout se détraquait quand on perd un être aimé.

 

«Il se laissa aller, comme on dit. Il refusa les rôles qu’on lui proposait. Lui qui était toujours bien mis circulait maintenant vêtu comme un clochard. 

Un soir en revenant chez lui, il sentit une douleur aiguë au niveau de la poitrine. Il s’apprêtait à monter l’escalier, mais il n’y parvint pas. Il s’effondra. C’est un voisin qui le trouva, étendu par terre. Devant sa maison. Mort. 

Il mourut un an après Marthe. À quelques jours près. Au même endroit.» (p.91)

 

Un scénario improbable que la réalité nous réserve et qui peut, souvent, nous sembler tirer tout droit d’un film d’Hollywood. La vie est ça aussi et l’auteur sait si bien nous y plonger, avec ses miniatures.

Heureusement, Donald Alarie aborde la vie de façon plutôt positive et ses nouvelles peuvent toucher un peu tout le monde. Rien de compliqué, sinon toutes les surprises des jours et des nuits. L’amour, la vie des couples, une séparation, un froid dans une complicité que l’on croyait à l’abri de tout, le vieillissement (qui peut échapper à cette fatalité) et tout ce qui peut nous heurter ou nous bouleverser quand on fait le métier d’être vivant. 

C’est ce qui me fascine chez cet écrivain. Il m’accompagne, je dirais. Il me guide sans que je prenne vraiment conscience de son intention et de son empathie. Il se fait un formidable recenseur du quotidien. J’ai l’impression qu’il me prend par la main pour m’empêcher de glisser sur une plaque de glace comme on le ferait avec un ami proche ou sa compagne. Quels moments précieux que de lire les courts textes de cet écrivain qui manie les mots avec une justesse et une habileté rares!

 

ALARIE DONALD : Tous ces gens que l’on croise, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 136 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/681/tous-ces-gens-que-lon-croise

jeudi 4 avril 2024

COMMENT FUIR LA FRÉNÉSIE ACTUELLE

FAUT-IL se débrancher des bidules qui happent tout notre temps, s’isoler pour s’entendre penser et faire le ménage dans sa tête? Bertrand Laverdure tente l’aventure dans Opéra de la déconnexion. Comment y arriver dans une société où tout le monde circule avec un téléphone greffé à la main? Tous raccordés et sous perfusion. Le cellulaire, la tablette et les clics en continu nous hantent et nous excitent. Résultats : une population d’intoxiqués aux «likes», aux informations et aux rumeurs erronées, capable d’un lynchage en règle quand une personnalité effectue un faux pas, à aduler un semblant de prophète qui harangue les foules et vend des bibles pour payer ses frasques.

 

Bertrand Laverdure cherche à s’installer dans sa tête pour penser et ne pas être continuellement en réaction à des messages futiles ou encore des images qui nous poursuivent parce que des algorithmes ont décelé un intérêt pour certains sujets. Je suis envahi par des vidéos mettant en scène les chats sur Facebook. C’est vrai que j’aime les félins, mais pas au point de passer ma journée à suivre leurs facéties dans de courtes séquences.

 

«Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire.» (p.58)

 

Comment se couper des sons et du « murmure marchand » qui nous pourchassent partout, des écrans qui captent l’attention?

Le silence fait peur. Il l’a toujours fait. Nous avons réussi à le traquer, à l’éliminer de tous les espaces publics. Il doit y avoir une musique, une trame sonore qui nous suit comme dans les films, des paroles, des incitations à consommer et à se procurer le dernier véhicule électrique en vogue pour être un aventurier heureux. 

J’ai le vertige devant la télévision ou quand je tente d’écouter la radio. Au petit écran, le camion gruge l’espace de presque toutes les émissions qui pourraient être intéressantes. (Je ne pense pas aux chaînes spécialisées et libres du monde marchand) Des gens, autant de gars que de filles, de minorités visibles, foncent à toute vitesse sur des routes de campagnes, plongent dans l’eau et la boue, polluent et souillent l’environnement. C’est ça vivre, mettre du RAM dans sa vie. Et qu’apprendre des remplisseurs de vides (ceux que l’on nomme encore animateurs à la radio) qui parlent à une vitesse qui donne le vertige? Je me demande tout le temps comment ils font pour respirer ces agitateurs, ce qu’ils disent quand ils s’intéressent à la dernière nouvelle des réseaux sociaux. Ils nous mitraillent avec leur langue marmonnée, lisse et à peu près incompréhensible.

 

RETOUR À SOI

 

Pour créer, être soi, vrai et authentique, l’écrivain cherche à se couper de ce bourdonnement et à se brancher sur la petite voix qui repose en lui et qui risque d’être étouffée par la cohue. Cette voix que l’on traque de toutes les manières possibles et que l’on assassine dans notre rage de consommation. Personne ne s’entend penser dans la rumeur des lieux publics. Moi qui vis dans une forêt, là où l’on peut écouter les cris de la corneille, les rires de la mésange et la complainte de la sittelle, un endroit où le renard me visite régulièrement pour me dire bonjour, je suis protégé de cette cavalcade. Oui, je sais, je suis déphasé et je passe trop de temps le nez dans les livres. C’est peut-être pourquoi j’aime la quête de Bertrand Laverdure.

 

«D’abord et avant tout, écrire un opéra sur la déconnexion. Mieux comprendre l’effet de la mise au rancart de ce qui vient nous distraire avec componction, bienveillance, rappels fréquents, saluts amicaux et barge à émotions consuméristes. La foule ouvre les valves d’un barrage à retenue. Nous vivons dans la société de l’intérieur émotif magnétisé. L’intangible des traumatismes est devenu l’unique cryptomonnaie.» (p.86)

 

L’écrivain trouve des maîtres dans l’art de la déconnexion. Olivier Messiaen, musicien et compositeur du Quatuor pour la fin du temps et Olga Tokarczuk, une psychothérapeute et auteure d’origine polonaise, lauréate du prix Nobel en 2018. Une femme qui a choqué, secoué les conventions et provoqué les bonnes âmes. Elle a reçu des menaces de mort comme cela se fait pour un oui ou un non de nos jours. Une dissidente, une vraie, une marginale et une penseuse libre. 

Laverdure s’attarde surtout à Olivier Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps. Une musique écrite dans un stalag de Silésie en 1940, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pièce en huit mouvements pour violon, violoncelle, clarinette et piano. Créer une œuvre semblable, dans des conditions à peine imaginables, est un exploit. Une instrumentation saisissante où les virtuoses cherchent à se rejoindre pour faire un tout, comme s’ils étaient prisonniers de l’époque et de l’espace. Ils parviennent à l’harmonie à deux reprises seulement lors de l’interprétation. Oui, l’harmonie n’est pas chose normale et naturelle dans un monde concentrationnaire où toutes les pulsions et libertés sont niées. J’écoute Messiaen avec un pincement au cœur. Toujours.

 

«La musique est une porte invisible vers ce que vous voulez. C’est-à-dire tout ce qui n’est plus la loi, l’usure physique et mentale, l’abrutissement sisyphéen des demandes de tous et l’ennui des tâches quotidiennes. La musique fait un trou dans la grisaille rude des camps de prisonniers.» (p.82)

 

Quelle entreprise singulière que celle de Bertrand Laverdure! Et quelle réflexion nécessaire dans le monde de maintenant, où le silence a été traqué par la rumeur! Il y a peut-être encore des lieux où il est possible de s’abriter, d’écouter le silence qui peut devenir inquiétant quand on a oublié ce qu’il était. Il reste peut-être quelques églises laissées à l’abandon, ces lieux de calme et d’attente. Des refuges dans ce «murmure marchand» qui vous anesthésie comme l’a si bien dit Jacques Godbout. 

 

PAROLES

 

Bertrand Laverdure parle juste, dans Opéra de la déconnexion, prône un retrait pour s’installer dans sa pensée, son être et sa propre individualité, pour retrouver les mots pour le dire. C’est tellement important et nécessaire cette reprise de soi, cette quête du silence qui porte la réflexion et l’originalité.

Faut-il se dépouiller de tout, se centrer sur soi pour créer, marcher dans la marge comme Olga Tokarczuk qui ose contredire ceux qui ont tout intérêt à maintenir le brouhaha qui fait bouger les populations dans une même direction?

Je pense à ce qui se passe aux États-Unis pendant une campagne électorale étrange où le mensonge et la manipulation tiennent le haut du pavé. Un scrutin en novembre prochain qui va décider de la démocratie ou de ce qui en reste dans le pays d’Abraham Lincoln. 

 

REFUGE

 

Il faut couper le courant pour trouver un espace où se dire, pour cerner l’être en soi qui cherche à s’épanouir. Olivier Messiaen l’a fait dans une indigence incroyable, dans un camp où la mort était omniprésente. Il a créé une musique qui voulait mettre fin au temps de la pensée unique, aveugle et sourde, au temps de la folie, de la démence, de la propagande et des slogans qui anesthésient le cerveau pour aller vers un monde éthéré et libre. 

Un livre percutant, iconoclaste de Bertrand Laverdure, nécessaire, essentiel pour ceux et celles qui n’ont pas la cadence dans une société de plus en plus bruyante et imprévisible. Laverdure refuse de se faufiler dans ces médias hantés par les clics et les «j’aime».

Je préfère lire Bertrand Laverdure et m’émerveiller de la présence des oiseaux qui se font plus rares, dirait-on. Ou encore de l’écureuil toujours un peu étrange dans sa façon de bouger et de s’imposer dans mon environnement.

 

LAVERDURE BERTRAND : Opéra de la déconnexion. Éditions Mains Libres, Montréal, 114 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/bertrand-laverdure/opera-de-la-deconnexion.html

mercredi 27 mars 2024

COMMENT FAIRE LE MÉNAGE DANS SA VIE

ÇA PREND du courage pour aborder des problèmes aussi personnels que les troubles de comportements et les questions de santé mentale. Surtout celle d’un père. C’est la détermination qui anime Danny Émond dans Fermer les yeux ne suffit pas. Il s’agit d’un roman, bien sûr, pas d’une autobiographie ou d’un témoignage, il ne faut jamais l’oublier. Ce qui vient du réel et de la vie, ce qui nous emporte dans la fiction, seul l’auteur le sait. Qu’importe! L’ouvrage donne l’impression que Danny Émond raconte la vraie histoire de son père. Difficile de ne pas accomplir le pas dans ce genre de narration. 

 

Paulo est instable. Il bascule souvent dans des périodes d’activités intenses qui ne durent jamais, suivies de moments difficiles et dépressifs. Rebelle, farouche (il n’accepte aucune contrainte), l’homme n’en fait qu’à sa tête, se lançant dans des projets étranges et toujours un peu farfelus. Il fonce, les yeux fermés, pendant un certain temps, laisse tout tomber et passe à autre chose. De quoi déstabiliser son épouse et son fils qui ne savent jamais sur quel pied danser. 

 

«Paulo nous trimbalait, ma mère et moi, dans les quartiers de la basse-ville, d’un logement à un autre, dans les rues où les blocs bruns similaires s’alignaient. Changement de travail, créanciers harcelants, chicanes de voisinage : toutes les raisons étaient bonnes pour voir ce que le destin nous réservait ailleurs.» (p.15)

 

Nomade dans la ville jusqu’à ce qu’il achète une maison en banlieue et s’installe pour tenter d’y vivre «normalement» et pratiquer son métier de soudeur. Surtout, il trouve un refuge dans son garage (le royaume de bien des hommes) où il peut se livrer à ses lubies et fraterniser avec tous les jeunes du quartier qui en font leur idole. 

Le fils reste à l’écart, témoin de l’agitation de ce père fascinant, différent et rejeté en quelque sorte. Il ne pourra jamais suivre son héros comme les enfants le font. Paulo est changeant, pareil aux reflets du soleil sur l’eau et déstabilise tous ceux qui partagent son quotidien.

Fou de moto, il aime partir et rouler sur les routes pour se perdre peut-être, échapper aux remous de son esprit, se sentir libre d’aller où il le veut. Peut-être aussi qu’il rêve, en bifurquant dans une rue, ou un chemin de traverse, de réinventer sa vie? Il déteste son travail de soudeur et son corps encaisse tous les coups qu’il lui inflige, fonçant toujours vers l’inconnu et flirtant avec le danger. 

 

«Et moi, je restais en retrait et j’observais, secrètement jaloux, ces jeunes qui passaient beaucoup de temps avec Paulo. Moi, j’étais un enfant solitaire, taciturne, maladroit. Coupé du monde, je vivais dans ma chambre, dans ma tête, avec des livres et peu d’amis. Mon intérêt pour les choses pratiques avoisinait le point de congélation et je peinais à feindre un quelconque enthousiasme.» (p.25)

 

Arrive la tragédie après toutes les tribulations de Paulo. Il se retrouve en prison : accusé d’homicide involontaire. Au bout du rouleau à sa libération, incapable de se discipliner et de prendre régulièrement les médicaments qui le calment et le tranquillisent, il décide d’en finir dans son lieu, dans son garage. Des moments terribles pour le fils, on s’en doute. 

 

LA MAISON

 

Comme cela arrive souvent, les proches doivent vider la maison avant de la mettre en vente. Fermer les yeux ne suffit pas repose sur ce travail fastidieux où tout ce que quelqu’un a entassé pendant des années se retrouve à la poubelle. Tous ces objets qui n’ont de sens que pour celui qui les a accumulés. 

Le narrateur revient sur son enfance, son adolescence en découvrant tout ce que Paulo a abandonné derrière lui après la séparation d’avec sa mère. Oui, une fois le fils devenu autonome, elle a pris ses distances pour ne pas être emportée par les remous que son mari laissait dans son sillage. 

Des moments bouleversants, une plongée dans son histoire et celle de son père, une belle façon de faire son deuil, de cerner ce père si original et particulier. Nous y découvrons aussi le narrateur, bien sûr.

Les chambres, les placards, les armoires sont remplis d’objets et portent des souvenirs. Des heures émouvantes, des gestes nécessaires pour effectuer le grand ménage dans sa vie. Une manière de voir le chemin parcouru également. Ça donne un récit inoubliable et non linéaire qui illustre la vie de Paulo qui a multiplié les projets, les allers et les retours. 

 

«Ça a été comme ça toute sa vie… Il se lançait la tête la première dans une passion aveugle avec un enthousiasme immodéré et un souci maniaque du détail, obtenait des résultats rapides et surprenants. Tout à coup, il se sentait submergé, les fils se touchaient, il abandonnait tout, végétait pendant une période indéterminée, puis se cherchait une nouvelle occupation. Et l’histoire se répétait.» (p.38)

 

Un récit étonnant, terrible de lucidité pour un enfant qui voit le père se consumer comme la flamme du chalumeau qui sert à la soudure, ce père qu’il aime malgré ses travers et qu’il regarde se débattre dans les pièges de ses lubies jusqu’à ce qu’il commette l’irréparable. 

 

LE POINT

 

Comment oublier, comment tourner la page? Le passé nous pousse dans le présent et les méandres de l’enfance ne s’effacent jamais malgré tous les efforts. Les premières images, les premières douleurs peuvent s’atténuer un peu en multipliant les sédiments autour de soi, en élaguant tout ce qui rappelle une époque révolue, mais elles ne se dissipent jamais.

 

«Malgré des dizaines de sacs à ordures alignés au bord de la rue, la maison n’est pas complètement vidée. Je vais devoir y retourner. Peut-on se débarrasser d’une vie en une journée? J’ai beau vouloir balayer mon passé, ça ne le fera pas disparaître. Que je le veuille ou non, moi aussi j’ai l’âme trouée. Il y aura toujours au fond de moi l’ombre d’un petit garçon qui a peur. La mienne et celle de mon père.» (p.107)

 

Un récit troublant, tout simple, vrai et émouvant. La blessure reste, le fils le sait, même s’il n’a pas suivi les traces de ce père qui a connu les orages dans son cerveau. Je pense à Christian, le narrateur de Dany Leclair dans Ces eaux qui me grugent, qui se débat avec une fatalité qui pèse sur ses épaules. Tous les hommes de sa lignée ont mis fin à leurs jours. L’héritage est terrible et il n’y a pas que les flots du déluge du Saguenay qui menacent de l’emporter. Et que dire de Michaël Delisle qui ne cesse de revenir sur les pas de son père?

Voir un proche se détruire peu à peu dans des entreprises plus folles les unes que les autres doit être particulièrement difficile et perturbant pour un enfant. Et la peur aussi, la crainte d’être possédé par cette souffrance et de tout tenter pour y échapper. Impossible de demeurer indifférent devant tant d’amour refoulé. 

Paulo était fascinant dans ses extravagances malgré le mal qui le rongeait. Il aura été le meilleur père qu’il pouvait dans les circonstances. 

Il l’avoue. 

Un homme qui ne pouvait que faire des dégâts autour de lui malgré son bon vouloir. C’est dur, difficile, mais Danny Émond démontre aussi dans Fermer les yeux ne suffit pas que les enfants ont une formidable capacité de résilience. Ils peuvent vivre les pires épreuves et faire preuve d’une sérénité étonnante devant les peurs, les craintes qui les grugent. Un témoignage qui oscille entre la douleur et la fascination, l’amour et l’abandon. 

Pour atteindre un certain équilibre, il faut se dépouiller, vider toutes les pièces de son enfance et tous les tiroirs. C’est la seule manière de continuer à rédiger sa propre histoire. L’écriture peut servir à ça.

 

ÉMOND DANNY : Fermer les yeux ne suffit pas, Éditions Hashtag, Montréal, 120 pages. 

https://editionshashtag.com/product/fermer-les-yeux-ne-suffit-pas/ 

mercredi 20 mars 2024

LES ÉCRIVAINS HANTENT CERTAINS LIEUX

TOUJOURS UN plaisir que d’ouvrir un nouveau livre d’entretiens de Gérald Gaudet. Nos lieux de rencontres arrive avec le printemps hâtif. Ce volume imposant tourne cette fois autour de l’essai littéraire. Après Parlons de nuit, de fureur et de poésie que j’avais beaucoup aimé, Gaudet s’intéresse maintenant aux endroits qui hantent les écrivaines et les écrivains. Ce lieu qui devient en quelque sorte un territoire qu’ils ne cessent de parcourir. Des sites qui permettent à la parole de s’épanouir et de vibrer dans toutes ses dimensions. Un opus qui nous fait glisser dans l’intimité de Kateri Lemmens, Gabrielle Giasson-Dulude, Frédérique Bernier, Dalie Giroux, Pierre Nepveu, Mathieu Bélisle, Marie-Hélène Voyer, Erika Soucy, Paul-Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane.

 

L’entreprise de Gérald Gaudet demande un travail considérable et un dévouement sans failles. Le poète et essayiste quitte la surface des choses pour entrer dans le profond de l’œuvre, montrer la face cachée de l’iceberg si l’on veut. Gaudet doit avoir lu les ouvrages de l’écrivain ou de l’écrivaine, avoir pris le temps d’en dégager les forces et les élans afin d’ouvrir les portes qui permettent de surprendre les auteurs, d’aller plus loin et, la plupart du temps, de découvrir des aspects ignorés de leur création. 

Il parvient souvent à étonner les écrivains et effleure les cordes qui sous-tendent le travail de celui ou celle qui acceptent de se prêter au jeu de la question. Tout cela dans la plus grande des réceptivités, où les auteurs s’expriment dans la plus belle des franchises et surtout en se sentant écouté. Gérald Gaudet possède cet art d’amener les gens à se livrer.

Et pour le lecteur que je suis, ce travail me permet de mieux connaître un auteur que j’aime et que je fréquente depuis toujours. Je pense ici à Pierre Nepveu, Marie-Hélène Voyer, Paul Chanel Malenfant, Jean Désy et Charles Sagalane. Pour les autres, ce sont de belles découvertes qui m’offrent des aventures inédites au pays des mots. 

 

DIRECTION

 

L’entretien permet à l’écrivain d’expliquer plus ou moins clairement ce qu’il tâche d’atteindre en racontant une histoire ou en abordant une question qu’il retourne sous toutes ses facettes. L’essai fournit des réponses, cerne des sujets, des comportements, des pensées qui constituent souvent la charpente de notre société. 

Certains s’aventurent dans la fiction plus ou moins consciemment et d’autres sont particulièrement clairvoyants face à leur entreprise, surtout ceux et celles qui enseignent la littérature, le métier le plus fréquenté sans doute par les écrivains québécois. 

Le travail de Gaudet met en évidence le créateur dans ses préoccupations, ses obsessions, même si certains tentent de se dissimuler en construisant des cathédrales cérébrales. Un écrivain est rarement totalement lucide face à son parcours et des raisons qui le poussent dans une direction plutôt qu’une autre.

Gérald Gaudet, tout discrètement, tout doucement, les entraîne dans ces lieux où ils reviennent sans cesse pour se raconter et décrire le monde qui est le leur et celui de maintenant. 

 

«Ces paroles échangées, pendant le temps d’un entretien, alors que nous avons eu du temps enfin pour créer le lien, ramasser ce qu’il y a de meilleur en soi et trouver “les mots pour le dire”, j’aime qu’on les prenne comme une cartographie de l’imaginaire.» (p.8)

 

Bien sûr, il y a des constances dans le travail des écrivaines et des écrivains, des lieux de vie ou de naissance qui donnent une direction et une couleur à la parole de ces inventeurs de monde. J’ai souvent parlé de l’enfance dans mes chroniques et encore une fois les entretiens de Gérald Gaudet confirment mon observation. «J’écris pour être ce que j’aime», lance Kateri Lemmens lors de cette rencontre. 

 

INFLUENCES

 

Il y a aussi la lecture et certains livres qui sont une révélation pour l’écrivain. Suzanne Jacob pour Gabrielle Giasson-Dulude et Saint-Denys Garneau pour Frédérique Bernier. Des phares qui éblouissent et réconfortent. Comme si ces ouvrages disaient au lecteur-créateur que tout est possible, qu’il suffit de prendre la bonne direction. Ces «maîtres» deviennent des guides et des inspirations qui les suivent toute une vie dans la plupart des cas. 


Il en résulte ce que l’on nomme la problématique du «
transfuge de classe». En se scolarisant, en publiant, ces femmes et ces hommes ont l’impression de trahir et de caricaturer leur milieu d’origine quand ils tentent d’y retourner par la fiction. Michel Tremblay a abordé bellement cette question dans Le vrai monde

L’écriture n’est pas un métier qui se transmet de génération en génération. Ce n’est pas tous les écrivains qui ont eu la chance d’avoir un père comme celui d’Anne Hébert qui a tout fait pour encourager sa fille. Maurice Hébert était dans le milieu littéraire et il a pu lui ouvrir des portes très tôt. Ce lieu des origines est particulièrement obsédant et s’incarne dans la langue qu’utilise Erika Soucy. Son pays de la Côte-Nord qu’elle porte en elle et retrouve dans son travail poétique. 

 

DÉCOUVERTES

 

J’ai aimé les propos de Mathieu Bélisle, particulièrement. Je ne sais pourquoi, mais cet essayiste était encore un parfait inconnu pour moi. Son entreprise tente de cerner la pensée et l’imaginaire du Québécois et de la Québécoise. 

 

«En vérité, il me semble que le peuple québécois est peu enclin à aller au-delà de l’horizon, à parler de ce qu’il ne voit pas et qui échappe à l’expérience commune; qu’il hésite à s’aventurer sur des terrains ou dans des domaines qui dépassent l’ordre de l’expérience sensible et concrète. Il y a une réticence à s’aventurer de côté de la spéculation philosophique, comme jamais du côté de l’expérience mystique, une réticence que je trouve bien sûr chez moi.» (p.157)

 

Inévitablement, nous nous retrouvons face à la problématique de la langue parlée et écrite qui hante un peu tous les Québécois. Cette oralité qui vient contrecarrer l’expression littéraire, on dirait. Ce n’est guère nouveau. Il faut remonter au roman Le cassé de Jacques Renaud qui a été le premier à employer le joual en 1964. 

Quelle langue utiliser? Toute l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu est une tentative d’imposer un langage singulier à son univers québécois. Erika Soucy fait le choix de se coller à la langue parlée de la Côte-Nord au moment de son enfance quand elle entre en poésie. Tout le contraire d’un Paul Chanel Malenfant. 

 

«Le poème effectue une expansion de la signification convenue, une dilatation musicale du sens courant.» (p.248)

 

Jean Désy présente le Nord comme le lieu qui l’a révélé à lui-même, tel un certain Saul frappé par une lumière aveuglante qui a changé sa vie. Quand Désy s’est retrouvé dans la toundra et dans ce pays où les jours s’étirent ou se recroquevillent comme nulle part ailleurs, il s’est senti enfin chez lui, dans un univers où il pouvait foncer vers la ligne d’horizon sans jamais l’atteindre. Il a su alors qu’il était un nomade. 

Marie-Hélène Voyer a été marquée par la vie sur la ferme, son enfance dans un rang avec tous les champs autour d’elle. La vie solitaire et un peu sauvage quand on s’aventure dans des pacages qui se perdent au loin. Son amour pour Le Bic est exemplaire, tout comme Victor-Lévy Beaulieu reste fidèle à Trois-Pistoles. Jacques Poulin fréquentera beaucoup les rues de Québec. Que dire de Michel Tremblay et de la rue Fabre du Plateau Mont-Royal? Charles Sagalane est attaché à son pays de Saint-Gédéon, ce lac qui le hante et l’inspire et qui deviendra, avec ses îles, les premiers lieux de son projet Bibliothèques de survie

Encore une fois, Gérald Gaudet tend l’oreille, lance sa question comme un pêcheur jette sa ligne à l’eau, vers l’écrivaine et l’écrivain pour que la pensée jaillisse. Les personnes interviewées se livrent avec une franchise et un abandon fascinants. Un dialogue vrai, particulier et jamais anodin s’installe. Il offre à ses interlocuteurs la chance d’aller plus loin, de nous faire visiter la cathédrale de leur enfance, d’un endroit qui les a inspirés et qui les inspirera encore et toujours. Des décisions aussi qui leur ont permis d’échapper à certains lieux, à certains enfermements, pour mieux y revenir par la fiction et le mot. 

J’aime ce lecteur attentif, patient et surtout son désir de retourner les pierres, de donner un espace à ces auteurs qui passent souvent une vie à se débattre avec des questions qu’ils ne pourront jamais régler. Voilà toute la beauté et la nécessité de l’entreprise de Gérald Gaudet. 

 

GAUDET GÉRALD : Nos lieux de rencontres, Entretiens sur l’essai littéraire, Éditions Nota Bene, Montréal, 294 pages.

https://www.groupenotabene.com/publication/nos-lieux-de-rencontres-entretiens-sur-lessai-littéraire

mardi 12 mars 2024

UNE VIE QUI MÉRITE D’ÊTRE RACONTÉE

LUCIE LACHAPELLE a été liée d’une façon ou d’une autre aux Autochtones pendant près d’un demi-siècle. Tout commence pour elle lors d’un projet étudiant. Elle a dix-huit ans et s’envole pour le Nunavik pour quelques semaines. Un voyage qui allait changer son existence. Elle devait y retourner un peu plus tard comme enseignante et jamais elle n’a perdu contact avec ces gens, étant fascinée par leur pensée et surtout leur résilience. En Abitibi, elle croise Georges Pisimopeo, un Cri, qu’elle épousera et qui deviendra le père de ses enfants. Elle raconte bellement les grands moments de son histoire. Les yeux grands ouverts présente des fragments, des courts récits où elle revient sur les jours marquants de sa vie.

 

Dans la plupart des récits et des romans (je le disais dans une chronique où je m’attardais à Qimmik de Michel Jean) qui permettent de nous aventurer dans le nord du Québec, nous avons le point de vue du Sud, de celle ou celui qui débarque pour un certain temps dans une petite communauté, jamais pour s’y établir et pour faire partie de cette population. Ils sont là pour des raisons souvent un peu étranges. Je connais des hommes surtout qui sont allés dans ces territoires pour les salaires élevés. Rares sont ceux qui comme Jean Désy ont adopté le Nord en souriant, aimant ce pays plus que tout, la toundra et les gens qui y survivent. Pour Désy, ce sera une épiphanie qui changera totalement sa vie.

Les Inuit ou les Cris sont à peu près toujours présentés comme des figurants dans ces récits. Et les contacts sont utilitaires et pratiques. On y croise beaucoup d’enfants qui doivent fréquenter l’école et les adultes restent des êtres flous sauf dans des cas exceptionnels et des circonstances tragiques ou malheureuses. Presque jamais, on ne sent l’osmose ou de véritables liens d’amitié se vivre entre les Blancs et les Autochtones qui demeurent sur leurs gardes. Les aventures amoureuses semblent difficiles dans ce milieu particulier et les jeunes femmes en sont souvent les victimes. Autrement dit, rien n’est clair et précis dans le pays de la toundra et des caribous, des immenses espaces et des aurores boréales magnifiques et uniques.

 

«À part les relations qu’ils entretiennent avec la population locale dans le cadre de leur travail, les Blancs restent entre eux et les contacts ne sont pas encouragés par les employeurs.» (p.22)

 

Lucie Lachapelle demeurera en lien avec des Autochtones pendant une grande partie de sa vie et son regard, ses manières de penser en seront transformés. De 1974 à 2008, elle aura des liens avec eux, ayant la chance de mieux les connaître, surtout en épousant un Cri qui intervenait et aidait les communautés de l’Abitibi. Elle a pu être témoin de situations uniques et marquantes. Traumatisantes parfois. Elle y sera à la fois militante, enseignante, cinéaste, intervieweuse et surtout elle verra les changements et les bouleversements qui se sont produits dans le quotidien de ces gens. Au cours des décennies, ils finiront par se couper de leur culture et de leurs traditions. Elle pouvait écrire en 1976 des propos qui restent terriblement actuels et qui attestent certainement d’un contexte disparu maintenant.

 

«Malgré l’aspect chaotique des lieux et la vétusté des maisons, ce village est beau et ses habitants aussi. Ça respire la quiétude. Il n’y a pas de voitures, de routes, d’affiches publicitaires, d’édifices en hauteur, d’antennes télé, de tours de communication. Il n’y a que des êtres humains, des chiens, une rivière, des montagnes et la toundra.» (p.31)

 

Les choses ont bien changé. Et pas pour le mieux nécessairement. Internet sévit dans le Nunavik et la motoneige a remplacé les chiens depuis fort longtemps. Les grandes virées sur les glaces semblent du passé et nombre de témoignages montrent une population déboussolée qui ne sait plus à quoi s’accrocher.

 

MUTATION

 

Lucie Lachapelle s’attarde à tout ce qui l’a bouleversée et a changé les conditions de vie des Autochtones, leur faisant souvent perdre pied devant des gadgets qui envahissent leur quotidien et qui finissent toujours par les couper de leur manière de penser et d’être. 

Et que dire des fameuses réserves où ils sont confinés et gardés à vue? Un lieu d’enfermement après avoir connu les espaces sans fin où les clôtures étaient les montagnes et les grandes rivières qui mènent à la baie d’Hudson. Ils ont subi la sédentarisation forcée quand leur esprit et leur regard reposent sur le nomadisme et l’adaptation à des saisons particulièrement difficiles. 

Les fameux pensionnats où les enfants ont été agressés et blessés dans leur corps et leur âme ont laissé des traces indélébiles. Et aussi la ségrégation et le racisme qui fait partie de leur quotidien, partout sur le territoire. Nous avons eu des témoignages affolants à propos des femmes autochtones qui disparaissent sans que les autorités s’émeuvent.   

 

«Georges se tient debout devant moi et, dans la lueur de la lampe qu’il vient d’allumer, je vois qu’il est contrarié. Je jette un œil à Nikodjash qui dort paisiblement et je m’assois sur la couchette. Georges prend place près de moi. Il parle tout bas, mais je perçois dans son ton que quelque chose ne va pas. Il était étendu sur une banquette quand un employé du train lui a intimé de se lever et de quitter ce wagon, parce qu’il est un “Indien” et qu’il y a un wagon réservé pour “eux”. D’ailleurs, il ne peut pas rester avec nous. Est-ce que j’ai bien compris? Est-il certain? Oui! Je suis abasourdie, révoltée. C’est aussi terrible et inacceptable que l’apartheid en Afrique du Sud.» (p.131)

 

Malgré les efforts et le bon vouloir de Lucie Lachapelle, sa curiosité et sa résilience, elle constate combien il est difficile d’établir des liens d’égal à égal. Le Blanc s’impose avec sa mentalité de colonisateur. Il débarque dans le Nord et dicte sa façon de faire, de voir, de vivre sans hésiter. 

Je pense à des moments que j’ai passés dans la forêt de l’Abitibi. Les Cris étaient tout près du camp forestier et certains venaient y travailler, mangeaient à la cuisine avec nous, mais il n’y avait jamais de contacts, de regards ou de sourires. On se surveillait tout simplement, méfiants et étrangers. Je réalisais mal alors que nous étions les envahisseurs dans ce pays que nous exploitions de la pire des façons en abattant des flancs de montagne, saccageant de grands pans de leur territoire.

 

SITUATION

 


Bien sûr, la situation des Autochtones est dramatique dans la plupart des réserves où ils sont confinés. Je pense aussi aux Inuit qui se retrouvent en si grand nombre dans les rues de Montréal. Une aberration. Des vies, des manières de faire ont été détruites, changées de force, à tout jamais. Tous ont été envahis, conquis de la pire des façons, dépossédés, forcés à parler une autre langue, coupés de leurs enfants qui sont devenus des étrangers après leur séjour aux pensionnats. De quoi désespérer et basculer dans les excès de l’alcool et des substances qui font perdre contact avec une réalité qui les nie. 

L’impression qu’ils sont des fantômes dans leur pays. 

Des récits troublants, touchants et une sensibilité particulière se dégage des propos de Lucie Lachapelle. Elle a connu le Nord et la forêt de l’Abitibi, partageant des manières d’empoigner le quotidien, affrontant leurs problèmes, leur misère souvent et leur impuissance. Un témoignage important, une existence exemplaire pour cette femme curieuse qui cherchait à abolir les frontières entre les peuples qui habitent le Québec sans se rencontrer et qui s’ignorent la plupart du temps. 

Heureusement, depuis quelques années, des Innus et des Inuit font entendre leur voix et s’imposent sur la scène culturelle. C’est fort réjouissant. Reste qu’il n’est pas facile de combattre la méfiance, la peur et l’indifférence qui empêchent les contacts chaleureux et fraternels. Lucie Lachapelle peut dire qu’elle respire dans un pays étranger qui est aussi le sien et qui est surtout celui des Premières Nations. Un périple fascinant qui nous permet de méditer sur ce territoire que nous connaissons si mal, des populations que nous avons envahies pour le pire dans la plupart des cas. 

 

LACHAPELLE LUCIE : Les yeux grands ouverts, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 160 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/680/les-yeux-grands-ouverts