mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, un coin perdu, où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la fibre religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/

jeudi 8 février 2024

ROBER RACINE NE CESSE DE ME FASCINER

MÊME SI J’AIME beaucoup Rober Racine, cet homme aux idées singulières et originales, j’ai lambiné avant d’ouvrir sa dernière publication. C’est peut-être le titre. Au square Gardette ne me disait pas grand-chose et le volume a attendu pendant des semaines. Il n’y a rien de plus patient qu’un livre. Il peut être des décennies à espérer son lecteur.

 

Je le regrette un peu maintenant, j’aurais dû bondir parce que cet essai m’a parlé particulièrement. J’y ai appris ce qu’est la fraternité et l’amitié, la vraie, pas celle qui dure une saison ou quelques années. Une entente et une admiration qui vont au-delà de la mort. Celle de Rober Racine pour Claude Vivier, musicien et compositeur québécois que je connaissais de nom pour avoir écouté ici et là des moments de son travail sans trop y prêter l’oreille. Je suis curieux pourtant de ces musiciens un peu étranges qui explorent le monde sonore et permettent de découvrir des univers que nous n’avons pas l’habitude de fréquenter. 

Claude Vivier est décédé de façon tragique à Paris, assassiné dans son appartement par un jeune prostitué. Un drame qui a fait les manchettes en mars 1983. Un meurtre sordide et d’une violence difficile à qualifier. 

Je connaissais peu le côté musicien achevé de Rober Racine qui a eu l’audace de jouer Variations d’Éric Satie. Un concert d’une durée de seize heures, rien de moins. C’est dans l’ordre des prestations de ce créateur original qui, lors de certaines de ses apparitions publiques, se moque du temps. En musique et en art visuel, ce qui est assez unique. Un homme accompli et aussi l’auteur de performances remarquables comme celle de Salammbô de Flaubert qu’il a lu sur un escalier comprenant quatorze marches qui correspondaient à chacun des chapitres du livre. Chacun de ces segments a été lu debout, sur sa marche. Il a fallu seize heures à Rober Racine pour parcourir les 300 pages de ce roman. De véritables exploits, n’ayons pas peur de le dire. Je ne m’attarderai pas au dictionnaire. Il a découpé les 60000 mots de cet ouvrage pour en faire des fiches et aborder cette «bible» d’une façon tout à fait nouvelle. Un homme étonnant par ses performances et ses écrits. 

 

AMITIÉ

 

Rober Racine n’est pas qu’un original qui surprend par ses performances, mais il se montre particulièrement fidèle en amitié. Il était proche de Claude Vivier et ce récit permet de plonger dans l’univers de ce musicien et de découvrir un créateur inventif, intense et attachant. 

Dans Au square Gardette, Rober Racine tente de comprendre ce qui s’est passé dans l’appartement de Paris, lors de cette soirée qui s’est avérée fatale pour le compositeur de 35 ans. L’écrivain s’investit totalement dans sa recherche et veut aller au-delà du drame pour effleurer la nature humaine, tant chez la victime que le meurtrier qu’il retrace et tente d'apprivoiser. Pour discuter, le surprendre dans sa vie de maintenant avec ses questions et ses réflexions. Surtout l’écouter. Toujours dans le but de saisir l’âme, de s’approcher des pulsions qui peuvent briser une existence et nous priver d’un ami, d’une pensée sœur en quelque sorte. 

Claude Vivier a été sauvagement battu et tué à coups de couteau dans son appartement du square Gardette par Pascal Dolzan. Un crime d’une rare violence et d’une brutalité révoltante. Surtout, un geste inexplicable. 

 

«C’est la raison pour laquelle je me suis intéressé, dans la mesure du possible, à celui qui a enlevé la vie de cet ami. Pour essayer de savoir, quarante ans après cette nuit de mars, ce qui s’est passé en lui avant, pendant cet acte insensé, après l’irréparable. Connaître son histoire, sa vie. Je ne veux pas l’excuser, le valoriser ou le réhabiliter. Je n’éprouve pas à son égard d’animosité, de ressentiment, de haine ou de colère. Plutôt une ouverture pour un homme qui n’est plus ce qu’il a fait. Aujourd’hui il est libre. Il a soixante ans. Il a une famille. Quelques amis.» (p.16)

 

Que penser de ce moment d’égarement? Bien sûr, Vivier aimait s’encanailler de temps en temps et s’aventurer dans des milieux louches. Mais, pourquoi un jeune homme de vingt ans l’exécute d’une façon aussi violente, tue un homme qu’il croisait pour la première fois.

 

SIMILITUDE

 

Tous les deux ont été des enfants délaissés. Vivier a été adopté par un couple montréalais et a découvert très tôt sa passion pour la musique et la composition. Dolzan a été abandonné par sa mère à la naissance. Il a fui sa famille, adolescent (son père) pour se retrouver à Paris et vivre de la prostitution tout en détroussant ses «clients» qui ne portaient jamais plainte pour les raisons que l’on imagine. Il aimait aussi les violenter, les bousculer. Un parcours tragique et terrible pour ce jeune garçon. Lors des audiences, on apprendra qu’il avait tué d’autres hommes avant Vivier. Même s’il subsistait de ces rapports intimes avec les homosexuels, Dolzan les haïssait.

L’enquête de Rober Racine lui permet de reconstituer les événements autant qu’il est possible de le faire en consultant les minutes du procès et les articles des journaux pour comprendre le drame. Décoder si l’on veut des gestes et se faufiler peut-être dans la tête de la victime et celle de l’assassin. 

 

HISTOIRE

 

L’écrivain évoque aussi de nombreux artistes qui sont devenus des meurtriers ou des proies. La liste est impressionnante. Le Caravage, le compositeur italien, Don Carlo Gesualdo, William S. Burroughs, Louis Althusser, Bertrand Cantat, Krystian Bala, Fay DeWitt, Michael Massee, Denise Morelle tuée, Richard Niquette et Pier Paolo Pasolini. Des musiciens, des peintres, des comédiens. Victimes de circonstances horribles et assassins qui ont continué à pratiquer leur art. Y a-t-il un lien entre l’acte de la création et le geste de prendre la vie d’un autre? Que se passe-t-il dans la tête d’un homme ou d’une femme qui commet l’irréparable comme on dit souvent? Pourquoi certains, comme Vivier, aiment jouer avec le feu et s’aventurer sur une corde raide qui peut être fatale?

Racine effectue une lecture formidable et sensible des partitions de Claude Vivier, de ses œuvres que j’ai écoutées en boucle pour en saisir toute la beauté et l’évocation, l’atmosphère aussi et la résonance que ces compositions provoquent chez celui qui tend l’oreille. Rober Racine présente ces œuvres dans toutes leurs dimensions et leurs aspects. Nous voyons naître sous nos yeux ces moments musicaux époustouflants. 

 

«Des diagrammes illustrent les différentes textures du son (lisse, 3-5-8-13-21-34…) sont rétrogradées, permutées, en miroir. Les calculs d’harmoniques côtoient les carrés magiques ou de Vigenère. Les techniques d’analyse propres à la musique sérielle sont fréquentes. C’est de toute beauté à regarder et à lire.» (p.98)

 

Je n’ai pu m’empêcher de penser à cet entretien que j’ai eu avec le compositeur et musicien Gilles Tremblay qui a eu beaucoup d’importance dans la vie de Rober Racine. Une grande figure du monde musical contemporain né à Arvida. Comme journaliste, j’ai su qu’il séjournait au Saguenay et je suis parvenu à avoir une rencontre avec lui. Je ne connaissais pas grand-chose du travail de ce compositeur renommé et je lui ai avoué mon ignorance en début d’entrevue. Il a souri et expliqué comment tout cela est venu. Il a grandi à Arvida et allait souvent, jeune adolescent, dans les sentiers qui longent le Saguenay. Il s’assoyait sur la berge et était captivé par le clapotement des courtes vagues sur les rochers qui créent une cadence et une rythmique. Tout vient de là, avait-il avoué. Ce fut une rencontre marquante dans ma carrière de journaliste.

 

PORTRAIT

 

Un hommage formidable, une découverte particulière du monde de la musique contemporaine, des créations étonnantes. Des moments uniques, une réflexion sur la fraternité, la communication, la présence de l’autre et de son travail, avec toujours en toile de fond la mort tragique de Vivier. Pourquoi est-il décédé si tôt et qu’est-ce qui s’est passé dans la tête du meurtrier? Pourquoi ce rendez-vous fatal

Tout ça demeure un mystère.

Racine tente de correspondre avec Dolzan, de le rencontrer même. Pour l’avoir devant lui, lui parler, le voir réagir à certaines remarques, pour comprendre peut-être pourquoi il a tué son ami. 

Formidable de savoir et de connaissances musicales, de questions existentielles et de réflexions sur les pulsions, la création, les élans qui surgissent du côté obscur de l’humain et aussi ses visions lumineuses. Saisissant! Je me suis retrouvé souvent sans mots, comme étourdi devant ces élans qui se chevauchent, se croisent et peuvent pousser vers le sublime tout autant que l’horreur.

Rober Racine s’aventure très loin dans les recoins de la pensée et de l’être, des gestes qui font passer du désir à l’acte. Chose certaine, je ne peux plus écouter une composition de Claude Vivier avec la même oreille et la même attitude. Je me sens étrangement remué et touché. Concerné, j’ajouterais par cette musique qui a quelque chose de sacré en elle. Toute d’élévation et de beauté, avec souvent le gong d’une cloche qui nous ramène à notre condition de vivant et de mortel comme dans Lonely Child

 

RACINE ROBER : Au square Gardette, Éditions du Boréal, Montréal, 312 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/square-gardette-4015.html 

jeudi 1 février 2024

UN HÉRITAGE TRÈS DIFFICILE À ASSUMER

C’EST PARFOIS difficile de se faufiler dans un roman, comme si le texte cherchait à vous repousser et à vous garder à une certaine distance. On ne sait trop à quoi s’accrocher même si le monde qui s’ouvre devant vous semble familier et rassurant. C’est le cas de Lait cru de Steve Poutré, un premier ouvrage étonnant et terriblement troublant. 

 

Un jeune garçon vit dans une ferme laitière comme il y en a beaucoup dans toutes les régions du Québec. Des installations facilement reconnaissables quand vous circulez sur ce que l’on nomme les routes secondaires ou dans des rangs. Vous savez, les grandes bâtisses, toute en longueur un peu en retrait avec d’immenses silos qui se dressent, semblables aux clochers d’une cathédrale. Un monde qui a beaucoup changé depuis mon enfance sur « la terre» où mon père pratiquait une agriculture de survie. Quelques vaches, des cochons, des moutons, des poules, des dindons et un cheval parce qu’il aimait cet animal et qu’il avait tant d’histoires à raconter sur les chevaux qui avaient marqué sa vie dans les chantiers. 

Les fermes sont devenues de grandes entreprises dites modernes, où tout est régi par l’informatique et réglé au quart de tour. Tout est planifié, géré comme dans une usine et les contacts avec les bêtes ne sont plus aussi «personnalisés» qu’autrefois. Je ne pense pas que l’on se donne la peine maintenant de les baptiser comme nous le faisions dans mon enfance. Nous avions un cochon nommé Napoléon et il ne rêvait pas du tout de conquérir toutes les porcheries de la paroisse.

C’est ce qui explique peut-être cette histoire qui a passionné le Québec il n’y a pas si longtemps. Oui, ce troupeau de vaches parti en cavale sans que l’on parvienne à capturer les récalcitrantes. Même les cowboys ont mordu la poussière devant ces rebelles. C’est rapidement devenu un feuilleton au Québec, un symbole de révolte et de liberté pour nombre de gens. Il semblerait, quand on a réussi à les faire rentrer, que certaines bêtes n’ont jamais pu s’adapter après avoir goûté à l’indépendance et au bonheur de déambuler sans les limites des clôtures.

Dans Lait cru, le jeune garçon raconte son quotidien sur l’entreprise dirigée par son père qui a hérité de ses parents. Une histoire familiale. Pas sûr qu’il est apte à prendre la relève cependant. Il s’attarde à certaines tâches, aux petits travaux qu’il doit exécuter jour après jour, aux liens avec ses proches et surtout avec les animaux, des lieux connus aussi, évocateurs, pleins d’odeurs et de souvenirs qui lui rappellent des moments et des rêves peut-être. 

 

FAMILLE

 

Sa grand-mère habite tout près dans une nouvelle demeure construite à dix pas de la résidence ancestrale. Des générations contribuent aux tâches qui occupent tout le monde. Des oncles triment dans l’entreprise, peu rassurants. Tous participent à la routine de la traite des vaches et aux grands travaux qui mobilisent la maisonnée à la belle saison. Des moments difficiles aussi, parce que la vie et la mort se mélangent toujours sur une ferme. 

J’ai fini par comprendre après plusieurs pages que le narrateur, le jeune garçon, a été placé dans une institution parce qu’il a des problèmes de comportement pour ne pas dire de santé mentale. Il est imprévisible et a mis sa vie en danger à plusieurs reprises. C’est ce qui explique le récit embrouillé et tortueux. 

 

«Je suis loin de tout ici, au centre d’un monde qui n’est qu’un condensé de l’ailleurs, où les bonheurs se compriment et meurent dans l’indifférence du voisin. Un lieu perpétuellement vidé de son histoire, chaque recoin se réinventant au gré des modes et des humeurs. Chaque poussière remodelée par l’obsession d’y laisser sa trace. J’y vivais cent ans que je n’aurais rien d’intéressant à rapporter, hormis les combats des chats errants dans la ruelle.» (p.19)

 

Ça semble héréditaire dans cette famille. Il y a eu des suicides (le grand-père), et la grand-mère boit peut-être pour oublier cette réalité difficile malgré les apparences. Peu importe, la vague et le souffle vous emportent et vous soulèvent, comme la vie qui ne fait jamais trop de différence entre la joie et la douleur. On finit par traverser le brouillard quand on comprend la détresse du narrateur et la lutte qu’il doit mener pour se protéger de lui et de ses idées. Là, on adhère pleinement à ce récit, qui se démarque. 

 

MALADIE

 

Le jeune garçon avoue qu’il est bipolaire. Je ne sais si cette maladie peut être responsable de tous ses excès et de ses délires, mais cela importe peu. Il se mutile, tue des bêtes, bascule dans une violence dérangeante et n’hésite jamais à mettre sa vie en danger quand il sent la frénésie venir en lui.

 

«Lorsque je suis pris de maux de tête, le seul moyen de m’apaiser est de la déposer sur le ventre de ma mère. Elle tourne les pages de ma chevelure pour me lire l’esprit, caresse les images qui y défilent. Ses ongles hérissent mes poils. L’animal ferme les yeux, entre dans la chair maternelle, s’oublie. Je ne peux plus bouger, figé dans le moment. Je m’assure de rester assez petit pour me lover un jour dans la caverne originelle, pour retourner dans l’œuf. Là, les voix sont douces et familières. On chuchote lentement et avec précision, comme pour endormir un bébé dragon.» (p.127)

 

Des périodes terribles de détresse et d’agitation. J’y ai retrouvé pourtant des moments heureux de mon enfance, quand je partais dans les champs et m’arrêtais devant une couleuvre ou une autre merveille de la nature qui ne cessait de m’étonner. J’allais jusqu’à la lisière de la forêt et de la rivière qui coupait nos terres, un lieu de découvertes et de surprises constantes. 

Il y avait aussi des corvées terribles lorsque venait le temps des boucheries, le cochon que l’on traînait à l’extérieur de l’étable et qui hurlait comme un humain. Je me suis souvent demandé s’il savait qu’il allait mourir. Le grand couteau que mon père enfonçait dans la gorge de l’animal pour le faire saigner, le poêlon que je tenais en tremblant pour ramasser le sang. 

Un monde où les bêtes, tellement elles sont nombreuses, deviennent des objets que l’on utilise sans trop les aimer pour ce qu’elles sont. Comment faire autrement dans ces énormes entreprises où les pensionnaires se multiplient et perdent leur individualité. Les fermes ont l’allure de bien des sociétés où les humains sont des numéros interchangeables.

 

FARDEAU

 

Mélange de folies héréditaires, d’obsessions qui se mêlent aux gestes quotidiens et aux bêtes qui n’échappent pas aux déviances humaines. C’est pathétique, terrible, émouvant et désespérant aussi parce qu’il n’y a pas beaucoup de lumière dans les jours de ce garçon en manque d’amour. Pas étonnant qu’il soit subjugué par la psychologue qui vient le visiter dans la chambre où il est interné. 

Elle l’écoute surtout. 

Pour la première fois de sa vie peut-être, il y a quelqu’un qui tend l’oreille et semble croire ce qu’il raconte et vit. Un jeune marqué dans son corps. Il a beau s’évader, foncer dans la forêt et y risquer sa peau, jamais il ne trouve un lieu de repos. Tout s’agite dans sa tête. Il n’y a peut-être que la médication pour le calmer un peu, l’emmailloter dans une sorte de brouillard d’où il finit par tenter de s’échapper.

 

«Je veux me remplir sans arrêt. Je veux manger le paysage, je veux manger la nuit et le jour. Tout contenir dans mon estomac. Je ne mange pas que mes émotions. Je me gave du bruit dans ma tête. Ma conscience sort enfin de mon crâne pour nager dans une mer de pain.» (p.108)

 

Un roman troublant où la violence, la folie, la démence, la cruauté, les amitiés se confrontent avec la figure du père qui est là comme un phare toujours allumé et visible, avec la mère qui pâtit dans l’ombre. Un texte émouvant, magnifique et pathétique! Un hurlement qui s’étourdit dans des paroles et des gestes qui ne peuvent être entendus par ses proches. L’héritage est lourd et effrayant. Un récit fort à multiples facettes que je devrais relire en prenant le temps de m’attarder à chacun des mots parce qu’ils portent un monde, un cri et une terrible douleur. Dérangeant et pathétique. D’une beauté à donner des frissons. 

 

POUTRÉ STEVE : Lait cru, Éditions Alto, Québec, 264 pages.

https://editionsalto.com/livres/lait-cru/ 

jeudi 25 janvier 2024

JACOB WREN DÉRANGE AVEC SES PROPOS

JACOB WREN est l’écrivain le plus original que j’ai lu dernièrement. La famille se crée en copulant (quel drôle de titre) permet à l’auteur de s’interroger et de réfléchir à différents aspects de la société et à nos manières d’agir et de se conduire dans le quotidien. Il tâche de demeurer lucide devant les comportements des puissances occidentales et les conséquences de leurs décisions sur la planète et les individus, peu importe où ils résident et tentent de vivre décemment. En fait, il remet en question à peu près toutes nos habitudes et nos façons de faire. Surtout, il pointe les gens qui acceptent souvent un travail difficile qu’ils détestent pour payer les factures et les comptes qui ne cessent de s’accumuler.


«Avoir des enfants rend plus conservateur et moins politisé. Vous devez tout à coup gagner assez d’argent pour assurer leur avenir. Vous faites parfois des choses que vous n’aimez pas faire, parce qu’il faut gagner de l’argent. Ou des choses auxquelles vous ne croyez pas. Des choses qui s’opposent, ne serait-ce qu’un peu, à vos principes éthiques. Mais ce n’est plus juste pour vous que vous les faites. Vous les faites pour votre famille.» (p.20)

 

Bien sûr que Jacob Wren a raison. Mais il y a les responsabilités envers les enfants et ses proches que nous ne pouvons nier. Il est vrai cependant que des gens passent une grande partie de leur existence à répéter des gestes dans une entreprise et à reproduire à peu près la même chose tout en devant s’adapter à de fréquents changements technologiques. Pour ceux qui font un travail plus gratifiant, on parle de carrière où l’on peut vivre nombre d’expériences valorisantes. Surtout avoir accès au petit groupe de décideurs qui planifient et dirigent les étapes de croissance de la compagnie pour en assurer la pérennité ou encore préserver la fortune des actionnaires. 

C’est vrai que tout va de travers dans nos grandes et fascinantes sociétés où tout repose sur la consommation, le gaspillage et le saccage des ressources naturelles. La Terre est à bout de souffle. Le climat se détraque et la catastrophe a le nez collé sur la vitre de votre porte d’entrée. Et que dire des itinérants de plus en plus nombreux et présents dans la vie de tous les jours? Wren en est particulièrement conscient. La question qu’il répète : pourquoi nous tolérons tout ça, pourquoi nous obéissons en baissant la tête, pourquoi les gens ne se révoltent pas?

 

«La peur est réactionnaire. Lorsque vous avez peur, vous n’essayez pas de rendre le monde meilleur. Vous essayez de vous protéger, de protéger ce que vous possédez, de protéger le statu quo. La culture populaire encourage la peur, encourage le faux bonheur. Le faux bonheur vous fait désirer ce que vous ne possédez pas, ce qui est le plus souvent hors de portée (par exemple : le bonheur véritable en tout temps). J’aimerais vraiment être en train de dire quelque chose de neuf, mais j’ai l’impression que tout le monde sait déjà ça.» (p.129)

 

Jacob Wren bouscule notre confort et ébranle, si vous voulez l’échafaudage de nos certitudes face à une vie qui semble se détraquer. La consommation et les nouveautés, on le constate, a abîmé la planète et nous a poussés au bord du gouffre. Nous qui avons chanté l’avenir, nous nous retrouvons devant un mur qui bouche tous les horizons et rend demain angoissant. Tout ce confort et cette indifférence qui s’appuient sur l’exploitation des sociétés moins nanties, sur le gaspillage des ressources naturelles, la fabrication d’objets inutiles et jetables, la pollution des océans par le plastique et l’endettement des individus qui permet de garder les populations dociles. Les États-Unis sont souvent la cible de l’écrivain.

 

«Les États-Unis sont de plus en plus fascistes et totalitaires. Ils possèdent les moyens et la volonté d’infliger à l’humanité tous les dommages qu’il est possible d’imaginer. C’est déjà presque un problème d’histoire. Ce n’est pas une bonne année pour naître en Irak.» (p.60)

 

Vingt ans plus tard, après l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003, on ne peut que lui donner raison. Et ce n’est toujours pas une bonne idée de naître dans la plupart des pays du monde qui se débattent avec la misère et la famine, les guerres menées par des extrémistes, la pauvreté et les bouleversements du climat qui frappent de plus en plus fort.

 

QUESTION

 

Que dire d’un Donald Trump qui ment comme il respire et se pavane à la télévision en ridiculisant la loi, les procureurs et les juges, tout en demeurant le favori des républicains et d’une grande partie de la population américaine? Tout ça malgré les accusations qui pèsent contre lui et qui devraient l’empêcher normalement de se représenter à la présidence. C’est assez difficile de comprendre ce qui se vit actuellement dans ce pays qui se prétend la première démocratie au monde et la championne des libertés individuelles. 

Comment régler tout ça et sauver la planète?

 

«Arrêtez d’avoir des enfants. Vous ne vous rendez pas service et au monde non plus. Utilisez plutôt l’énergie que vous auriez dépensée à élever vos enfants pour lutter contre l’impérialisme américain. Le monde n’est plus ce qu’il était. Avant longtemps, vous enfants vous seront enlevés et se seront accoutumés aux mauvais dessins animés et aux jouets trop chers, au déficit d’attention, aux jeux vidéo violents, à la stupidité de la télévision et à la désinformation sans fin sur internet. Arrêtez-vous un instant et réfléchissez. Nous sommes déjà trop nombreux. Il y a trop de tout.» (p.39)

 

Jacob Wren n’épargne personne dans ses propos, pas même sa personne. Oui, nos sociétés démocratiques sont de plus en plus inégales et aux mains des plus nantis. Les pauvres sont de plus en plus misérables et l’inverse est aussi vrai : les riches s’empiffrent et en demandent toujours plus. Les gigantesques entreprises de communications échappent à toutes les lois et ne paient pas d’impôts, se moquent des frontières et pillent l’information juste et équilibrée. On le vit avec la crise qui frappe les médias traditionnels. 

Des guerres éclatent partout et les plus grandes puissances demeurent les bras croisés devant des massacres et des tueries de masse. Que dire de Gaza et de l’envahissement de l’Ukraine

Le climat n’est plus certain et échappe à tout ce que nous connaissions et provoque des catastrophes qui semblent vouloir se répéter de plus en plus. Tout ce que Jacob Wren dénonce et pourfend est en train de se produire à l’échelle planétaire. 

 

DANGER

 

Chose certaine, l’écrivain est à prendre au sérieux. C’est trop facile de le faire passer pour un fou ou un illuminé parce qu’il touche des sujets sensibles et exige des mesures énergiques si on veut sauver la planète et assurer un avenir aux générations futures. Pour y arriver, il faudra modifier radicalement nos façons de travailler et de penser. Et ce n’est pas en remplaçant des autos polluantes par des voitures électriques qui vont changer quoi que ce soit. J’imagine déjà les massacres et les ravages causés par les minières dans le nord du Québec pour exploiter les métaux précieux. 

C’est à donner des frissons dans le dos. 

Bien sûr, on tique quand Jacob Wren raconte qu’il est surveillé jour et nuit par des forces de l’ordre… Un écrivain peut-il être un danger et être dans l’œil de la CIA? Ces détecteurs de complots prennent-ils les auteurs au sérieux?

Je me le demande.

Un livre qui fait avaler de travers et qui nous laisse un peu étourdis et sans mots. Pourtant, nous en sommes là. Wren a raison, mais qui va l’entendre et l’écouter? Qui va lui donner la parole dans les émissions où il y a obligation de rire et de s’éclater même pendant les tragédies. 

Il faudra une détermination terrible pour modifier nos manières de faire et se mobiliser pour entreprendre le grand nettoyage de la planète. Saurons-nous le faire et aurons-nous le courage de réagir de façon adéquate? En tous les cas, nous devrons faire preuve d’audace et de témérité pour réinventer nos sociétés polluantes et prédatrices. 

Je ne crois pas être un pessimiste, mais je doute que les humains repensent leurs comportements et parviennent à calmer leur rage d’accumuler et de consommer. Il faudrait commencer par bousculer nos gouvernements et bien des institutions pour faire un pas dans la bonne direction et ça, ce n’est pas les réformettes de Legault qui va changer quoi que ce soit. Malheureusement, Jacob Wren a raison. Oui, malheureusement.

 

WREN JACOB : La famille se crée en copulant, Éditions Le Quartanier, Montréal, 160 pages.

https://lequartanier.com/parution/675/jacob-wren-la-famille-se-cree 

lundi 22 janvier 2024

UN ROMAN BOULEVERSANT DE MICHEL JEAN

J’AI SOUVENT LU des romans qui m’ont entraîné dans le Grand Nord québécois, cette partie du pays que l’on nomme le Nunavik. La plupart du temps, ce sont des textes signés par des résidents du Sud qui vont travailler pendant quelques années dans le refuge du froid. Du moins, c’était ainsi, il n’y a pas si longtemps, avant les bouleversements climatiques. Beaucoup d’enseignants qui s’exilent et se butent à une réalité qu’ils avaient du mal à imaginer avant de descendre de l’avion et de se présenter dans une classe. Impossible d’œuvrer comme on le fait à Montréal ou à Alma. Les jeunes pensent autrement et ils n’ont pas totalement oublié la liberté qui était la leur avant l’école. Certains coopérants n’arrivent pas à s’adapter et d’autres parviennent à négocier un pacte avec eux, à vivre une forme de paix fragile. Felicia Mihali, Juliana Léveillé-Trudel, Jean Désy, la liste pourrait s’allonger. À vrai dire, ça me plaît bien de m’aventurer dans un ouvrage signé par quelqu’un qui nous présente l’envers du décor. Qimmik de Michel Jean se risque dans cette aventure. 


Michel Jean est une figure de proue dans le monde littéraire du Québec avec ses romans qui font la joie de milliers de lecteurs ici et un peu partout à l’étranger. Qimmik, (un mot inuktitut qui signifie un chien ou une race canine) nous entraîne dans des événements terribles qui ont marqué les gens de ce territoire et changé leur façon d’appréhender l’espace. 

 

«Sur ce continent longtemps oublié, les humains vivent avec leurs qimmiit, leurs chiens. Des chiens gros, forts, résistants et fidèles. Depuis cinq mille ans, l’inuktitut et le jappement des qimmiit résonnent dans le Nunavik. La vie y est cruelle. Mais c’est ce qui la rend belle. Précieuse.» (p.14)

 

Pour une fois, nous nous aventurons dans le quotidien des Inuit qui subsistaient naguère de la chasse et de la pêche. Michel Jean nous permet de suivre Saullu et Ulaajuk, un jeune couple, des nomades qui fuient Kuujjuaraapik. La petite agglomération connaît de grands bouleversements depuis que les Blancs du Sud ont découvert que cette portion du pays était importante. Un chamboulement survenu après la Deuxième Guerre mondiale.

Les deux vivent selon des traditions millénaires et un savoir appris des parents dès leur plus jeune âge. Ils font preuve d’ingéniosité et de patience pour manger tous les jours et avoir des vêtements chauds qui les protègent pendant des hivers à glacer le sang. Ils peuvent aussi, de temps en temps, compter sur la chance.

 

SOLITUDE

 

Les deux s’enfoncent dans la toundra, s’éloignent des rives de la baie d’Hudson avec leurs chiens qui sont de vrais partenaires dans toutes leurs entreprises. Sans eux, ils ne pourraient repérer les trous où viennent respirer les phoques à la surface et que la neige dissimule. Impossible non plus de se déplacer sur de longues distances sans eux. Ils peuvent même retrouver leur refuge dans une tempête où le ciel se confond avec le sol. 

Nous les accompagnons dans ce territoire fascinant, magnifique et j’ai eu souvent l’impression d’être à côté de Saullu quand elle passe des heures, parfaitement immobile, attendant la remontée du phoque ou encore de suivre Ulaajuk dans ses expéditions, d’encourager l’attelage à avancer pendant les heures de cette journée si courte. 

Ils bougent dans la beauté et la splendeur de ce coin de pays si mal connu, filant tout droit en longeant l’horizon on dirait. Et que dire de cette secousse sismique qui ébranle le ciel et le sol dans sa course? Une sorte de brouillard qui flotte sur la plaine avec un bruit de commencement du monde.

 

«Une mer vivante et grouillante. Cinq mille? Huit mille? Dix mille caribous les bois au vent? Combien de cœurs battent au même rythme devant moi? Aucun autre animal sur terre, à part les humains peut-être, ne ressent le besoin de vivre en communauté nombreuse au sein d’une nature austère. Ce troupeau parcourt la toundra depuis la nuit des temps. Ce territoire est le sien.» (p.128)

 

Michel Jean a eu la bonne idée de faire coïncider deux grands moments de l’histoire du Nord. Celle d’avant les Blancs d’abord, les tâches de la vie traditionnelle et nomade, les activités de chasse et de pêche, les déplacements constants avec les chiens, les travaux de préparation des peaux, le tannage, la confection des vêtements, des bottes, les mitaines qui occupent toutes les heures et les saisons. 

 

SÉDENTARISATION

 

Tous doivent se plier à la sédentarisation dans des villages qui ne répondent pas aux aspirations des familles. Ils doivent accepter les manières de faire du Sud, leurs matériaux et des maisons où ils étouffent. Ces deux manières de confronter le réel se sont imposées dès les premiers contacts entre les arrivants de France et les autochtones. La paroisse, le défrichage de la terre, l’agriculture et l’élevage opposés à la mouvance dans les forêts selon les saisons, le long des rivières qui permettaient d’aller un peu partout. Ce n’est pas pour rien que les coureurs des bois avaient si mauvaise réputation. Deux visions du monde qui se sont heurtées à l’époque de la Nouvelle-France. Oui, l’histoire s’est reproduite dans le Nord quand les gens du Sud ont décidé de s’approprier des territoires dont personne ne voulait, il y a si peu de temps.

La venue des Blancs a été une malédiction et une véritable catastrophe pour ces nomades. La plus sauvage des conquêtes et un colonialisme aveugle qui s’est imposé de façon unilatérale. L’épopée du Nord est une tragédie que l’on ignore et qui se perpétue malgré toutes les informations et les dénonciations. Les interventions des entreprises minières qui n’ont laissé que déchets et rebut après leur départ. De ces projets qui ont noyé une partie du territoire?

Tout cela près de chez nous, au début des années cinquante, quand je me débattais dans les corridors de l’enfance et que j’apprenais à la dure ce qu’était l’autorité et les règles à la petite école. 

Toujours la même approche. 

Le conquérant se sent l’obligation de civiliser ces populations et de les faire entrer de force dans la modernité, la productivité et l’exploitation des ressources naturelles sans se soucier des traditions des peuples premiers. Sans les consulter bien sûr! Et que dire des barrages de La Grande avec le recul? Nous avons bien eu l’entente de la paix des Braves avec les Cris, mais les Inuit ont été oubliés dans ce pacte et n’ont pas réussi à dicter leur vision des choses alors. 

 

«Les chasseurs cris avaient dit vrai. Peut-être qu’au fond mon esprit refusait d’accepter cette réalité. Je n’en veux pas aux Inuit qui vivent ici maintenant. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de venir. J’en veux à ceux qui ont décidé cela. Ceux qui vivent loin d’ici et nous imposent leur monde. Ce n’est pas le mien. Ce n’est pas le nôtre. Toutes ces personnes qui s’entassent les unes sur les autres sont-elles aussi effrayées que moi? Nos chiens hurlent, mais aucun qimmik ne leur répond. Où sont-ils?» (p.170)

 

Et pour parvenir à les sédentariser, la police a abattu les chiens. Une véritable tragédie, un carnage. Les Américains ont fait la même chose pour soumettre les tribus de l’Ouest qui vivaient près des grands troupeaux de bison. Ils ont massacré ces bêtes jusqu’à les éliminer presque. Après, les autochtones ne furent plus que l’ombre d’eux-mêmes et ils durent se résoudre à la mort lente dans des réserves. 

 

«Un jour quatre agents sont venus chez nous avec leurs armes, comme si nous étions des criminels. Ils ont abattu nos chiens devant mon père et moi. L’un après l’autre. Nous étions paralysés, mais eux rigolaient. Ils faisaient des blagues. J’imagine que pour eux ce n’était rien d’important. Mon père les regardait et, moi, j’avais le goût de vomir. Ils ont tué tous nos chiens en riant. Puis ils sont allés chez les voisins. Je les ai suivis pour les avertir, mais ça n’a rien donné. La douleur que j’ai ressentie ce jour-là fait partie de moi. Je vis avec elle chaque jour. Et c’est intolérable. Ils étaient quatre de la Sûreté du Québec. Ils ont osé rire. Ils ne rient plus maintenant. On est quittes.» (p.176)

 

Un roman bouleversant, terrible de justesse et de beauté. Michel Jean a eu la bonne idée d’évoquer la tragédie de ceux et celles qui doivent venir à Montréal, la plupart du temps pour des soins dans les hôpitaux, et qui n’ont pas d’argent pour retourner dans leur pays. Ils se retrouvent à la rue, totalement démunis et perdus, inutiles et vulnérables, dépossédés de tout leur passé et sans avenir. Une actualité épouvantable et choquante. Une quête d’identité aussi pour Ève qui a été adoptée par une famille francophone et qui peut, à cause de son métier d’avocate, défendre les siens. Particulièrement un Inuit accusé du meurtre d’anciens policiers de la Sûreté du Québec. 

Michel Jean a trouvé le ton et surtout la retenue nécessaire pour sensibiliser le lecteur à cette tragédie qui a eu lieu dans un coin du Québec sans que nous en ayons pris conscience vraiment. Bien sûr, les écrivains parlent de drames, d’alcoolisme, de drogues, de violence, mais qui est à la source de tout ça? Pourquoi les Inuit sont déboussolés et ne savent plus que faire de leur vie? Il faut des voix comme celle de Michel Jean pour le dire, l’expliquer, mettre le doigt sur des malheurs effroyables et, et des comportements que nous avons du mal à reconnaître. 

 

JEAN MICHEL : Qimmik, Éditions Libre expression, Montréal, 224 pages. 

https://editionslibreexpression.groupelivre.com/blogs/auteurs/michel-jean-jean1062