Nombre total de pages vues

lundi 22 janvier 2024

UN ROMAN BOULEVERSANT DE MICHEL JEAN

J’AI SOUVENT LU des romans qui m’ont entraîné dans le Grand Nord québécois, cette partie du pays que l’on nomme le Nunavik. La plupart du temps, ce sont des textes signés par des résidents du Sud qui vont travailler pendant quelques années dans le refuge du froid. Du moins, c’était ainsi, il n’y a pas si longtemps, avant les bouleversements climatiques. Beaucoup d’enseignants qui s’exilent et se butent à une réalité qu’ils avaient du mal à imaginer avant de descendre de l’avion et de se présenter dans une classe. Impossible d’œuvrer comme on le fait à Montréal ou à Alma. Les jeunes pensent autrement et ils n’ont pas totalement oublié la liberté qui était la leur avant l’école. Certains coopérants n’arrivent pas à s’adapter et d’autres parviennent à négocier un pacte avec eux, à vivre une forme de paix fragile. Felicia Mihali, Juliana Léveillé-Trudel, Jean Désy, la liste pourrait s’allonger. À vrai dire, ça me plaît bien de m’aventurer dans un ouvrage signé par quelqu’un qui nous présente l’envers du décor. Qimmik de Michel Jean se risque dans cette aventure. 


Michel Jean est une figure de proue dans le monde littéraire du Québec avec ses romans qui font la joie de milliers de lecteurs ici et un peu partout à l’étranger. Qimmik, (un mot inuktitut qui signifie un chien ou une race canine) nous entraîne dans des événements terribles qui ont marqué les gens de ce territoire et changé leur façon d’appréhender l’espace. 

 

«Sur ce continent longtemps oublié, les humains vivent avec leurs qimmiit, leurs chiens. Des chiens gros, forts, résistants et fidèles. Depuis cinq mille ans, l’inuktitut et le jappement des qimmiit résonnent dans le Nunavik. La vie y est cruelle. Mais c’est ce qui la rend belle. Précieuse.» (p.14)

 

Pour une fois, nous nous aventurons dans le quotidien des Inuit qui subsistaient naguère de la chasse et de la pêche. Michel Jean nous permet de suivre Saullu et Ulaajuk, un jeune couple, des nomades qui fuient Kuujjuaraapik. La petite agglomération connaît de grands bouleversements depuis que les Blancs du Sud ont découvert que cette portion du pays était importante. Un chamboulement survenu après la Deuxième Guerre mondiale.

Les deux vivent selon des traditions millénaires et un savoir appris des parents dès leur plus jeune âge. Ils font preuve d’ingéniosité et de patience pour manger tous les jours et avoir des vêtements chauds qui les protègent pendant des hivers à glacer le sang. Ils peuvent aussi, de temps en temps, compter sur la chance.

 

SOLITUDE

 

Les deux s’enfoncent dans la toundra, s’éloignent des rives de la baie d’Hudson avec leurs chiens qui sont de vrais partenaires dans toutes leurs entreprises. Sans eux, ils ne pourraient repérer les trous où viennent respirer les phoques à la surface et que la neige dissimule. Impossible non plus de se déplacer sur de longues distances sans eux. Ils peuvent même retrouver leur refuge dans une tempête où le ciel se confond avec le sol. 

Nous les accompagnons dans ce territoire fascinant, magnifique et j’ai eu souvent l’impression d’être à côté de Saullu quand elle passe des heures, parfaitement immobile, attendant la remontée du phoque ou encore de suivre Ulaajuk dans ses expéditions, d’encourager l’attelage à avancer pendant les heures de cette journée si courte. 

Ils bougent dans la beauté et la splendeur de ce coin de pays si mal connu, filant tout droit en longeant l’horizon on dirait. Et que dire de cette secousse sismique qui ébranle le ciel et le sol dans sa course? Une sorte de brouillard qui flotte sur la plaine avec un bruit de commencement du monde.

 

«Une mer vivante et grouillante. Cinq mille? Huit mille? Dix mille caribous les bois au vent? Combien de cœurs battent au même rythme devant moi? Aucun autre animal sur terre, à part les humains peut-être, ne ressent le besoin de vivre en communauté nombreuse au sein d’une nature austère. Ce troupeau parcourt la toundra depuis la nuit des temps. Ce territoire est le sien.» (p.128)

 

Michel Jean a eu la bonne idée de faire coïncider deux grands moments de l’histoire du Nord. Celle d’avant les Blancs d’abord, les tâches de la vie traditionnelle et nomade, les activités de chasse et de pêche, les déplacements constants avec les chiens, les travaux de préparation des peaux, le tannage, la confection des vêtements, des bottes, les mitaines qui occupent toutes les heures et les saisons. 

 

SÉDENTARISATION

 

Tous doivent se plier à la sédentarisation dans des villages qui ne répondent pas aux aspirations des familles. Ils doivent accepter les manières de faire du Sud, leurs matériaux et des maisons où ils étouffent. Ces deux manières de confronter le réel se sont imposées dès les premiers contacts entre les arrivants de France et les autochtones. La paroisse, le défrichage de la terre, l’agriculture et l’élevage opposés à la mouvance dans les forêts selon les saisons, le long des rivières qui permettaient d’aller un peu partout. Ce n’est pas pour rien que les coureurs des bois avaient si mauvaise réputation. Deux visions du monde qui se sont heurtées à l’époque de la Nouvelle-France. Oui, l’histoire s’est reproduite dans le Nord quand les gens du Sud ont décidé de s’approprier des territoires dont personne ne voulait, il y a si peu de temps.

La venue des Blancs a été une malédiction et une véritable catastrophe pour ces nomades. La plus sauvage des conquêtes et un colonialisme aveugle qui s’est imposé de façon unilatérale. L’épopée du Nord est une tragédie que l’on ignore et qui se perpétue malgré toutes les informations et les dénonciations. Les interventions des entreprises minières qui n’ont laissé que déchets et rebut après leur départ. De ces projets qui ont noyé une partie du territoire?

Tout cela près de chez nous, au début des années cinquante, quand je me débattais dans les corridors de l’enfance et que j’apprenais à la dure ce qu’était l’autorité et les règles à la petite école. 

Toujours la même approche. 

Le conquérant se sent l’obligation de civiliser ces populations et de les faire entrer de force dans la modernité, la productivité et l’exploitation des ressources naturelles sans se soucier des traditions des peuples premiers. Sans les consulter bien sûr! Et que dire des barrages de La Grande avec le recul? Nous avons bien eu l’entente de la paix des Braves avec les Cris, mais les Inuit ont été oubliés dans ce pacte et n’ont pas réussi à dicter leur vision des choses alors. 

 

«Les chasseurs cris avaient dit vrai. Peut-être qu’au fond mon esprit refusait d’accepter cette réalité. Je n’en veux pas aux Inuit qui vivent ici maintenant. Ils n’ont pas eu d’autre choix que de venir. J’en veux à ceux qui ont décidé cela. Ceux qui vivent loin d’ici et nous imposent leur monde. Ce n’est pas le mien. Ce n’est pas le nôtre. Toutes ces personnes qui s’entassent les unes sur les autres sont-elles aussi effrayées que moi? Nos chiens hurlent, mais aucun qimmik ne leur répond. Où sont-ils?» (p.170)

 

Et pour parvenir à les sédentariser, la police a abattu les chiens. Une véritable tragédie, un carnage. Les Américains ont fait la même chose pour soumettre les tribus de l’Ouest qui vivaient près des grands troupeaux de bison. Ils ont massacré ces bêtes jusqu’à les éliminer presque. Après, les autochtones ne furent plus que l’ombre d’eux-mêmes et ils durent se résoudre à la mort lente dans des réserves. 

 

«Un jour quatre agents sont venus chez nous avec leurs armes, comme si nous étions des criminels. Ils ont abattu nos chiens devant mon père et moi. L’un après l’autre. Nous étions paralysés, mais eux rigolaient. Ils faisaient des blagues. J’imagine que pour eux ce n’était rien d’important. Mon père les regardait et, moi, j’avais le goût de vomir. Ils ont tué tous nos chiens en riant. Puis ils sont allés chez les voisins. Je les ai suivis pour les avertir, mais ça n’a rien donné. La douleur que j’ai ressentie ce jour-là fait partie de moi. Je vis avec elle chaque jour. Et c’est intolérable. Ils étaient quatre de la Sûreté du Québec. Ils ont osé rire. Ils ne rient plus maintenant. On est quittes.» (p.176)

 

Un roman bouleversant, terrible de justesse et de beauté. Michel Jean a eu la bonne idée d’évoquer la tragédie de ceux et celles qui doivent venir à Montréal, la plupart du temps pour des soins dans les hôpitaux, et qui n’ont pas d’argent pour retourner dans leur pays. Ils se retrouvent à la rue, totalement démunis et perdus, inutiles et vulnérables, dépossédés de tout leur passé et sans avenir. Une actualité épouvantable et choquante. Une quête d’identité aussi pour Ève qui a été adoptée par une famille francophone et qui peut, à cause de son métier d’avocate, défendre les siens. Particulièrement un Inuit accusé du meurtre d’anciens policiers de la Sûreté du Québec. 

Michel Jean a trouvé le ton et surtout la retenue nécessaire pour sensibiliser le lecteur à cette tragédie qui a eu lieu dans un coin du Québec sans que nous en ayons pris conscience vraiment. Bien sûr, les écrivains parlent de drames, d’alcoolisme, de drogues, de violence, mais qui est à la source de tout ça? Pourquoi les Inuit sont déboussolés et ne savent plus que faire de leur vie? Il faut des voix comme celle de Michel Jean pour le dire, l’expliquer, mettre le doigt sur des malheurs effroyables et, et des comportements que nous avons du mal à reconnaître. 

 

JEAN MICHEL : Qimmik, Éditions Libre expression, Montréal, 224 pages. 

https://editionslibreexpression.groupelivre.com/blogs/auteurs/michel-jean-jean1062

jeudi 18 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE DEVENIR VIEUX

CE N’EST PAS que je souhaite mettre de la pression sur Monsieur Archambault, mais j’ai toujours hâte d’avoir un nouveau livre de lui. Vivre à feu doux, un recueil de courtes nouvelles, nous plonge dans l’univers de ceux et celles qui sont «victimes de la vieillesse». Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous aux prises avec ce problème quand on reste dans l’équipe des vivants et que l’on se dirige vers la ligne mythique que sont les cent ans, une frontière qui semble particulièrement difficile à atteindre. Un plaisir de lecture que j’ai savouré tout doucement, au coin du feu, par les soirs de janvier avec la musique que diffuse l’émission de Marie-Christine Trottier à Radio-Canada en sourdine. Juste de la musique, pas trop de paroles, comme j’aime.

 

Un véritable cadeau des Fêtes que de recevoir le dernier livre de cet écrivain que je fréquente depuis des décennies. Surtout en cette période un peu terne, où l’hiver avait oublié de se présenter par chez nous. Belle façon de se moquer des caprices de la saison et d’attendre patiemment que la neige permette de partir sur mes skis et de me griser de la forêt. 

Oui, Monsieur Archambault a réussi l’exploit une fois de plus. Parce que publier un livre, dans une vraie maison d’édition, surtout pour un vétéran, relève souvent de la prouesse. D’abord le travail d’écriture, ce terrible combat pour ajuster les mots à la phrase et la propulser dans ce qu’elle doit être, sans que rien ne dépasse. 

Il ne faut pas croire que c’est plus facile avec l’âge. Monsieur Archambault reste pleinement dans la réalité qui est sienne. Il est l’un des rares écrivains maintenant à mettre la date de sa naissance dans les informations éditoriales. Pas besoin d’être Albert Einstein pour comprendre qu’il est parfaitement conscient de sa situation et du temps qui file.

 

«Nous sommes vieux, tous les deux. Ce qui explique sûrement nos goûts. Jouvet, plus personne ne le connaît. Cela n’a aucune importance, estimons-nous.» (p.13)

 

Monsieur Archambault ne finasse jamais avec l’aventure de l’âge et il utilise toujours les mots justes. Pas de masques, de métaphores pour décrire une période où la plupart des gens tentent de tricher, même si le corps devient de moins en moins mobile et doit composer avec tous les oublis que la mémoire se permet. Le nom des politiciens, des amis, par exemple, qui nous échappe souvent dans les conversations, ou un écrivain que l’on voudrait évoquer. 

Voilà qui dit tout ou presque. 

Les personnages de Monsieur Archambault sont des vieux et l’avenir n’est pas un sujet que l’on envisage avec enthousiasme. La fin se tient là, tout près, à portée de main, menaçante jusqu’à un certain point. Parce qu’arrive ce moment où le passé s’impose de plus en plus et fusionne on dirait avec le présent pour oublier ou nier le futur

 

VIRAGE

 

Le temps se recroqueville et le voilà déjà dans le dernier virage. C’est peut-être le propre de l’âge que de douter, de ne pas savoir s’il y a de la place pour demain et si c’est utile de faire des projets. Tout devient si fragile et précaire. Et ils vivent, ces hommes et ces femmes, en ayant un œil sur le rétroviseur. J’ai pu le constater avant Noël en allant faire la lecture dans les Résidences pour personnes âgées. Tous, après avoir écouté nos contes, sentaient le besoin de parler d’eux, de dire qu’ils existent et qu’ils ont un passé rempli et intéressant. J’ai eu le sentiment qu’ils attendaient, simplement, que la vie fasse son temps. «Il ne nous reste qu’à rire maintenant» d’affirmer une dame plutôt joviale.

Quant à l’avenir, voilà un vaste espace dont ils ne connaissent pas les frontières. Presque tous les amis ont disparu et ils ont de plus en plus l’impression d’avancer sur un terrain miné et d’avoir été oubliés ou d’avoir raté le train qui les emportait tous. Et quelle solitude!

 

«J’ai tout fait pour éviter de participer à cette réunion de vieux écrivains. Nous sommes attablés sur une estrade, tous les quatre. À des degrés divers de décrépitude physique et mentale. Comment avons-nous pu venir à bout de l’escalier branlant qui mène à la scène? J’y suis parvenu sans trop de peine, mais comment pourrai-je en redescendre avec un minimum d’élégance? Je me débrouille mal avec le déclin qui accompagne l’âge.» (p.39)

 

Monsieur Archambault parle avec justesse de son état ou de sa condition. Humour noir, un peu, certainement. Pourquoi pas?

 

LIBÉRATION

 

Il semblerait qu’avec le vieillissement, les gens perdent toute retenue et n’hésitent plus à dire ce qu’ils pensent haut et fort. Ils livrent leurs réactions spontanément, affirment ce qu’ils n’auraient jamais osé dire en public, il y a quelques années. Ça peut paraître dur et cruel certainement. Ça donne de formidables livres en tout cas.

Je crois que cela demande une grande honnêteté et une lucidité particulière pour écrire comme Monsieur Archambault le fait.

 

«J’ai dû la revoir une bonne quinzaine de fois depuis. Toujours chez moi. On s’étonnera peut-être de l’apprendre, mais si j’aime nos retrouvailles, c’est parce qu’elles me replacent dans une partie de mon passé que je réprouve. On jurerait qu’agissant de la sorte je réussis à réparer les erreurs d’autrefois. Rien n’est plus faux. J’aime me complaire.» (p.72)

 

Encore une fois, l’écrivain prouve qu’avec la vieillesse, ce sont de toutes petites choses qui prennent de l’importance et que juste le fait de bouger, de croiser des gens, de discuter avec des amis, ou ceux que l’on considère comme tels, demande des efforts particuliers. Un rendez-vous avec un proche, un dernier au revoir lors d’un décès, le hasard d’une rencontre qui nous pousse devant une ancienne flamme ou une complicité que l’on croyait très forte et qui vous laisse maintenant indifférent. Une occasion aussi de prendre conscience que ce que l’on jugeait comme primordial et essentiel s’avère futile avec le temps. 

Un monde qui se rétrécit et dans lequel le silence et l’isolement s’imposent. Un vécu qui continue plus par habitude que par effort de volonté. Monsieur Archambault se demande souvent pourquoi il est toujours du côté des survivants, pourquoi il patauge dans une existence que la plupart de ses connaissances ont eu l’élégance de céder aux plus jeunes? Tout cela en demeurant conscient que le grand rendez-vous approche, celui de l’anéantissement.

Oui, Monsieur Archambault m’offre des textes essentiels, me tend un miroir qui indique la direction que je dois suivre. C’est l’occasion de me secouer et de mettre les pendules à l’heure. 

Ça me fait tellement de bien et me donne un élan formidable, l’envie de continuer à fréquenter les mots pour en faire des paragraphes et des histoires. Et, Monsieur Archambault, vous ne devez pas laisser toute la place à Jeannette Bertrand. Vous aussi avez droit à votre espace et à des petits moments de gloire et de triomphe. Juste ce qu’il faut, cependant, la modestie s’impose, vous le savez. 

 

ARCHAMBAULT GILLES : Vivre à feux doux, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/vivre-feu-doux-4026.html

mardi 16 janvier 2024

LES HUMAINS SONT DES ÊTRES DANGEREUX

LE TITRE DU récent roman de Mireille Gagné, Frappabord, est un peu étonnant et pas très attirant, surtout pour moi qui ai eu souvent maille à partir avec ces bestioles têtues et voraces. Je ne peux qu’évoquer l’époque où je courais le marathon et faisais de longues sorties dans la forêt pour m’entraîner. Immanquablement, un frappabord me surveillait et se mettait à tourner autour de moi dès mes premières foulées, au moment où je commençais à transpirer. Cette grosse mouche me suivait sur une vingtaine de kilomètres et parfois plus, gâchant mon plaisir. Il n’y avait qu’une façon de m’en débarrasser : m’arrêter et attendre patiemment qu’elle se pose sur un bras ou une épaule. La tape devenait l’arme ultime contre cette obsédée. Le frappabord peut rendre fou!

 

Mireille Gagné semble avoir un faible pour les animaux et les insectes. Son dernier roman avait pour titre Le lièvre d’Amérique. Je comprends : ce mammifère est une bête plutôt sympathique et j’ai aimé cette fiction où cet animal, bien implanté dans mon environnement, change de couleur avec les saisons et marquait pour ainsi dire le comportement des personnages. Mais de là à affectionner les frappabords, il y a une marge. 

Thomas, un spécialiste des insectes, est mobilisé par l’armée pendant la Deuxième Guerre mondiale pour une mission spécifique. Il doit rejoindre des savants sur Grosse-Île, au milieu du Saint-Laurent, un lieu connu qui a servi, pendant près d’un siècle, de zone de quarantaine pour les migrants, particulièrement les Irlandais. Un séjour obligatoire avant de s’installer quelque part au Québec ou au Canada pour ces nouveaux citoyens.

Ces équipes, dirigées et surveillées par des militaires, doivent effectuer des recherches dans la plus grande des discrétions. En fait, Thomas doit trouver un moyen d’inoculer un insecte d’un virus pour semer la mort chez les ennemis. Vous imaginez une nuée de maringouins qui s’abat sur une population et c’est la catastrophe. Les humains sont capables de n’importe quoi pour conquérir des territoires et éliminer ceux qui s’opposent à leurs ambitions. 

 

«Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités de Washington suivaient l’état d’avancement des recherches.» (p.44)

 

Au même moment, au Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer poursuivait ses explorations sur le nucléaire et participait à créer, avec toute une équipe, la bombe que l’aviation américaine larguerait sur Hiroshima et Nagasaki. 

 

EXPÉRIENCES

 

Après différentes expériences sur les insectes, Thomas choisit le frappabord pour son avidité (j’en sais quelque chose) et sa ténacité. Cet insecte peut devenir une arme de guerre efficace et terrible. Surtout, la canicule, un début de réchauffement de la planète certainement, même si on est dans les années 40, permet à ce moustique de se reproduire en ville. 

 

«Dans son rapport, il mentionnait que ces mouches piqueuses, vives malgré leur grosseur, étaient dotées d’un instinct vorace, se multipliaient rapidement, pouvaient couvrir de grandes distances et que, particularité cruciale, les femelles avaient besoin de plus de sang pour procréer que les autres espèces.» (p.51)

 

Thomas, en réalité, se retrouve prisonnier au milieu du Saint-Laurent et de son laboratoire, n’ayant que très peu de contacts avec les chercheurs. Il crée des liens avec des habitants de l’île, une famille qui effectue différents travaux pour l’armée, dont un jeune homme nommé Émeril.

 

POINTS DE VUE


 

En amorçant ma lecture, je me suis buté à trois récits. Théodore, un travailleur en usine, un solitaire et un taciturne, voit son appartement envahi par les fameuses mouches. Je ne sais pas, mais il me semble que les frappabords ne se trouvent pas souvent en ville. Mais nous sommes dans une fiction et tout est possible. 

Son grand-père vit dans une résidence et il n’en a plus pour longtemps, étant dans les derniers moments de son existence. Le plus étonnant, c’est quand le frappabord prend la parole et témoigne de sa soif de sang, de sa frénésie quand il s’approche des gens. Une histoire d’amour presque. Il nous livre ses secrets, ses plaisirs, sa quête, ses capacités et son excitation surtout. 

Voilà un suspense qui sort des sentiers battus. Ces points narratifs ou de convergences finissent par faire un tout dans le roman de Mireille Gagné. 

Tous les fils se nouent.

Rapidement, j’ai été aspiré par cette histoire un peu étrange où les humains se montrent beaucoup plus voraces que la pauvre mouche à chevreuil (un autre nom du frappabord).

On ne manipule pas les bactéries et les matières dangereuses sans risquer de contaminer les gens qui participent aux travaux. Une erreur, un geste et le pire arrive. Et ça se produit, bien sûr, dans le récit de madame Gagné. 

Frappabord m’a inquiété. Surtout, Mireille Gagné le précise, que le Canada a effectué ce genre d’expériences à Grosse-Île pendant des années. Cette mouche têtue et vorace devient quasi sympathique. Et comme dans tout bon thriller, nous voulons savoir comment tout ça va se terminer. 

Une histoire où les personnages parlent peu ou pas. Ils ont le flegme d’un insecte. Théodore, Thomas et Émeril, le grand-père, ne sont guère des bavards. Et par certains aspects, ils se rapprochent du frappabord qui a droit au premier rôle. Je ne vous dis rien de la fin, c’est à donner froid dans le dos. 

 

SENSIBILISATION

 

Le roman de Mireille Gagné nous sensibilise aux risques que des dirigeants et des chercheurs prennent en manipulant des matières dangereuses ou encore en tentant de modifier le code génétique de certains animaux. Ça peut donner des atrocités si on s’en sert pour faire la guerre et éliminer des gens. 

 

«Au bout de longues minutes, les Tabanus Flos cadaver semblaient avoir disparu. Les avaient-ils tous tués? Thomas ne pouvait l’affirmer. Les trois hommes se regardaient, effrayés, sans parler. Le temps pressait, ils ont continué à brûler et à sectionner les plantes, avec pour unique objectif de ter miner cette horrible tâche et de pouvoir quitter l’île au plus vite. Thomas a pensé à Émeril. Il avait raison. Il y a des chemins que les hommes ne devraient pas emprunter.» (p.194)

 

Que dire de l’agent orange que les Américains ont utilisé au Vietnam, un poison épouvantable? Un défoliant qui a ravagé des pans de la jungle. Et le gaz sarin, cette peste que l’on soufflait sur les lignes ennemies. Sans parler des bombes à fragmentations, le nucléaire et bien d’autres armes que j’ignore. Incroyable ce que l’humain peut inventer pour tuer et dominer ses semblables. Madame Gagné nous sensibilise à ces folies que l’on peut commettre au nom de la science et de la légitime défense. Netanyahou devrait lire le roman de madame Gagné, il connaîtrait peut-être un moment de lucidité.

 

GAGNÉ MIREILLE : Frappabord, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 216 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/frappabord

mercredi 10 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE LA VIEILLESSE

BONNE NUIT, LUCETTEun recueil de nouvelles de Monique Le Maner, aborde un sujet qui fait rarement les manchettes dans les médias. L’écrivaine s’aventure dans le territoire de la vieillesse et du grand âge où, qu’on le veuille ou non, tous voient leurs facultés diminuer et la vie se recroqueviller. Tous, avec le temps, finissent par n’occuper que l’espace d’une chambre et, à la toute fin, l’univers d’un lit. Vingt-cinq nouvelles où l’on se faufile dans l’intimité de Gaston et Lucette qui deviennent les figures de proue de ces personnes qui doivent composer avec un corps de moins en moins fiable.

 

Les gens âgés ont été un sujet médiatique pour de bien mauvaises raisons pendant la pandémie de COVID. Un mal qui n’a épargné aucun pays, encore moins le Québec qui a été affecté de façon assez particulière. Nous avons connu des tragédies dans certains CHSLD où des résidents ont été abandonnés et coupés de leurs proches aidants dans le plus terrible des confinements. Un drame qui a laissé les intimes de ces parents, souvent un fils ou une fille, impuissants et la rage au cœur. Qui aurait pu imaginer que le Québec allait vivre une calamité du genre avant ce virus qui a effectué une virée planétaire. Et je ne crois pas que la situation s’est bien améliorée dans ces établissements depuis. Notre gouvernement a l’art de ne rien changer, quand ce n’est pas d’empirer les choses par certaines réformes qu’il est bien difficile de comprendre. 

Ces personnes âgées ont fait la société avec ses grandeurs et ses faiblesses et nous avons souvent l’impression qu’ils sont devenus embarrassants. Pourtant, le présent n’a de sens que s’il s’appuie sur le passé. Sans le passé, il n’y a pas de présent et encore moins de futur. Mais où ces gens quasi centenaires trouvent leur place dans un entourage virtuel et la cacophonie des réseaux sociaux qui ne servent qu’à étaler son «je» à toutes les occasions imaginables.

 

«Elle était le village, elle peuplait la rue, elle était plus qu’une région, qu’un pays, elle était le monde.» (p.16)

 

Juste une phrase comme celle-là de madame Le Maner est à méditer et à répéter tous les matins avant de faire un pas dans le jour.

 

PRIVILÈGE

 

Je répète souvent que vieillir est un privilège. Plusieurs n’ont pas cette chance, étant frappés très tôt par un cancer ou encore des cafouillis cardiaques. Une prérogative parce que nombre de compagnons, de connaissances, de collègues de travail, des amis n’ont pas eu la possibilité d’enjamber une certaine frontière et de s’aventurer dans l’âge que j’ai. À commencer par mes frères et ma sœur, tous disparus prématurément. Nous ne sommes pas tous des Jeannette Bertrand qui foncent vers son siècle d’existence en secouant de multiples projets. 

Pourtant, ma mère a failli être centenaire. Il ne lui manquait que quelques années à son décès. Il a fallu que ce soit ma tante Lucie qui décide de franchir cette ligne qui devient comme la limite ultime de la vie humaine. 

Et je me retrouve les deux pieds sur le seuil de ce vieillissement. Il fait partie de tous les instants de ma réalité. Bien sûr, nous sommes tous en contact avec des gens âgés à un moment ou à un autre. À commencer par nos parents que nous accompagnons plus ou moins fidèlement dans cette période particulière. Comment oublier mes visites à ma mère qui a vécu tant d’années dans le foyer de La Doré, passant ses jours à regarder par la fenêtre, racontant les soubresauts de ses heures qui n’étaient que répétitions et recommencements quand je prenais le temps de l’écouter. 

J’ai eu la chance dernièrement, avec des collègues, Danielle Dubé et Marjolaine Bouchard, de me rendre dans des résidences pour personnes âgées et de lire un conte de Noël spécialement rédigé pour eux. Un moment formidable de tendresse et d’empathie. Des gens attentifs qui ont une terrible envie de contacts humains et de se confier, d’aller vers l’autre pour dire qui ils sont et ce qu’ils ont réalisé dans leur parcours. J’ai de plus croisé une centenaire qui aime encore les livres et se déplace d’un pas certain même si elle doit piloter une marchette. 

Une femme admirable de pétulance et de vie.

 

TOUT DROIT

 

Monique Le Maner n’y va pas par quatre chemins. Son Gaston et sa Lucette sont aux prises avec tous les problèmes qui accablent les gens âgés. Perte de mémoire, quand ce n’est pas la terrible maladie d’Alzheimer qui frappe un peu partout autour de nous, cancer, disparition d’un compagnon ou d’une compagne après une pneumonie, aide médicale à mourir qui est là maintenant comme ressource ultime, séjour prolongé à l’hôpital et vie qui se recroqueville entre les murs d’une chambre. Tout y est bousculé et dit. L’abandon des enfants qui ne viennent plus ou presque, les journées qui se mélangent au milieu d’une foule d’objets que les héritiers jetteront à la poubelle, comme s’il fallait s’en débarrasser le plus rapidement possible pour passer à autre chose. 

 

«Certains qui nous ont connus tous les deux, y compris l’aîné quand il revient me voir (un peu plus souvent maintenant), me disent que Lucette est partie pour toujours avec sa mauvaise grippe il y a deux semaines. Que j’ai même pleuré. Je ne me souviens plus. Je pense bien qu’ils se trompent, je vais y retourner avec elle, chez Provigo, dimanche prochain.» (p.31)

 

Confusion, peur, angoisse devant la vie qui connaît des hoquets et les facultés cognitives qui s’amenuisent. Surtout des gestes et des activités qui deviennent inaccessibles peu à peu. Tout ce qui se faisait naturellement, il n’y a pas si longtemps, est de plus en plus difficile à réaliser. La déambulation est dangereuse parce qu’il faut faire attention à la fameuse culbute et pas question de sortir quand la glace s’est installée un peu partout. Les os sont fragiles et peuvent se briser à la moindre secousse. 

La position verticale devient périlleuse. 

Comme si on revivait les heures de l’enfance à l’envers, les hésitations et les chutes qui nous ont permis de nous tenir debout, de marcher et de courir. Si alors, c’était l’apprentissage de l’autonomie, une fois dans le grand âge, c’est la découverte de la résignation et l’acceptation d’être coupé du monde extérieur de plus en plus.

 


VIRUS

 

Et la maladie, les virus, les variants, celui né à Dolbeau, un produit du bleuet peut-être dans sa nouvelle intitulée Une petite fin de l’humanité s’avère le plus foudroyant et impitoyable. Dolbeau était déjà devenue contagieuse avec des chanteuses comme Marie-Nicole Lemieux et Julie Boulianne. Pourquoi pas un germe du COVID particulièrement féroce?

 

«… c’est que je suis dans les dernières pages, les pages de la vie, je veux dire, vous m’aurez compris, et que, comme chacun sait, les pages se tournent de plus en plus vite à mesure qu’on vieillit. Tout s’accélère en même temps que tout se contracte et se ressemble, on ne remarque plus les numéros de pages du roman parce qu’on n’en a plus que faire ou qu’ils vous épouvantent, tant ils se confondent. Et voilà, on aimerait faire un bilan, un vrai, un bien serré, qui tiennent debout : pas possible.» (p.123)

 

Je ne sais l’âge de Monique Le Maner, mais c’est formidablement précis et évocateur ces nouvelles. C’est touchant de justesse et d’empathie, d’humour aussi pour Lucette et Gaston qui se débattent avec les derniers pièges de la vie. Nous les suivons dans leurs égarements, leur solitude et leur retrait de la réalité, leur révolte bien inutile. Les deux s’accrochent, survivent, perdent contact avec les leurs et leur environnement devient une résidence où ils sont gardés à vue en quelque sorte.

Des textes émouvants qui résonnent comme la marche implacable du temps, des nouvelles qui nous permettent d’entrer en contact avec une phase de la vie qui nous attend tous, comme si on surprenait son avenir dans un miroir. 

Monique Le Maner est de cette race qui parle haut et fort d’une réalité que l’on occulte. Un recueil de courts textes, mais aussi un terrible effort de lucidité qui nous plonge dans une période que l’on a tendance à édulcorer ou enjoliver. 

Je pense à cette dame rencontrée lors de ma tournée des résidences pour personnes âgées qui m’a dit : «Ici, il ne nous reste qu’à passer le temps et à rire le plus souvent possibles.» C’est beaucoup plus que de la littérature que Bonne nuit, Lucette, mais un témoignage important, une confidence et certainement une prise de conscience pour plusieurs.

Je sais que mes lecteurs n’aiment guère ces sujets. Quand j’aborde la mort ou le vieillissement, vous ne réagissez guère. Pas du tout même! Alors, je persiste parce que cela fait partie de la réalité et que nous avons la chance maintenant d’avoir des auteurs de talent qui peuvent raconter cette période de l’existence et nous la faire sentir de l’intérieur. Oui, cette perte de vitalité et de conscience qui frappe tous les hommes et les femmes qui résistent au temps. Dire que monsieur Archambault publiera bientôt un nouveau recueil de nouvelles à 90 ans. Je viens de recevoir son livre et je suis tout ému. Voilà un cadeau précieux qui m’est offert par un écrivain qui devient un témoin et un éclaireur. 

 

LE MANER MONIQUE : Bonne nuit, Lucette, Éditions de la Pleine Lune, Montréal, 168 pages. https://www.pleinelune.qc.ca/titre/672/bonne-nuit-lucette

vendredi 5 janvier 2024

QUE FAIRE LIRE À DES ÉTUDIANTS DE CÉGEP

QUELLE BONNE IDÉE que celle de Virginie Blanchette-Doucet, une écrivaine que j’ai découverte il n’y a pas si longtemps! Elle est également enseignante au cégep de Saint-Hyacinthe, de littérature bien sûr. Comme tous ceux qui pratiquent ce métier, elle doit sélectionner des ouvrages québécois et les présenter à ses étudiants. Quel auteur favoriser? Des valeurs sûres, des classiques qui permettent de remonter dans le temps ou encore se rapprocher des jeunes et de leur réalité en leur proposant des romans plus récents. «Il me semble que c’est un grand pouvoir. Choisir un livre, c’est en délaisser tant d’autres» dit-elle dans sa préface. Oui, les professeurs sélectionnent les auteurs qu’ils souhaitent enseigner en établissant leur programme de session. Un privilège certainement qui peut amener certains à choisir des titres fort discutables. Canons permettra aux éducateurs d’élargir leur horizon, je l’espère.

 

Je ne sais trop comment cela se passe dans les cégeps. J’y suis allé une fois en tant qu’écrivain pour l’un de mes romans. Un enseignant avait eu la bonne idée de choisir Le violoneux et de le faire lire à ses étudiants. J’ignore ce que ce groupe d’une vingtaine de garçons a retenu de ma fable poético-politique. Personne n’avait saisi la trame que j’ai soigneusement dissimulée dans ce roman qui tient du conte. Pour tout dire, je suis sorti de cette rencontre assez traumatisé. 

Deux gaillards avaient fait un travail en équipe. J’étais resté sans mots devant mon livre éventré, déchiré en deux parts à peu près égales. L’un d’eux m’avait expliqué avec un grand sourire qu’il avait lu la première partie et que son comparse s’était occupé de la suite. Je n’avais qu’un terme en tête alors : sacrilège. Pour un amoureux des volumes comme moi, charcuter un roman ainsi était impensable. Je n’ai jamais osé demander au professeur comment il avait noté ce travail. J’avais trop peur de la réponse. 

Et que dire des professeurs-écrivains qui n’hésitent pas à mettre leur propre ouvrage au programme? Il me semble qu’ils devraient se garder une petite gêne et refuser de s’aventurer dans ce genre d’exercice. Comment demeurer neutre alors, faire lire cet ouvrage et partager son enthousiasme… pour soi? Ça ne devrait pas être toléré dans un cégep. 

 

QUESTION

 

Onze écrivains ont accepté de répondre à la question de Virginie Blanchette-Doucet. Ils ont bien voulu se compromettre et choisir une œuvre québécoise pour expliquer pourquoi cet ouvrage a été si important dans leur parcours et comment il a changé leur vie. Les auteurs, parmi les élus, sont Michel Tremblay, Anne-Marie Alonzo et Denise Desautels, Gilles Vigneault, Pierre Vadeboncoeur, Gérald Godin, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, Marie-Célie Agnant, Nelly Arcan, Mavis Gallant et Genevière Desrosiers. 

Celles et ceux qui ont accepté de se confier sont Marie-Célie Agnant et Virginie Blanchette-Doucet, Étienne Beaulieu, Julie Boulanger et Amélie Paquet, Nicholas Dawson, Ayavi Lake, Catherine Lavarenne, Pattie O’Green, Heather O’Neill, Francis Ouellette, Akos Verboczy et Adis Simidzija. Des noms que j’ai fréquentés pour la plupart. Un choix fort pertinent qui témoigne de la réalité québécoise de maintenant. Plusieurs sont des émigrants qui ont croisé un écrivain ou une écrivaine du Québec à un moment important de leur vie. Une rencontre qui a transformé leur regard et leur quotidien dans leur société d’adoption. Ce fut un déclic et cela leur a permis de se sentir vraiment à la maison. 

Tous et toutes devaient sélectionner une œuvre d’un écrivain ou écrivaine du Québec. Fort heureusement. Je suis persuadé que si on leur avait laissé pleine liberté, le choix aurait été autre. Cela dit sans arrière-pensées.

 

RÉUSSITE

 

Voilà une aventure réussie. Que de belles choses y sont dites dans ces textes qui expliquent le pourquoi et le comment de leur choix! Surtout, comment cette rencontre a bouleversé leur existence et leur a pour ainsi dire ouvert un chemin vers l’écriture. 

Dans mon cas, si j’avais eu à faire cet exercice, j’aurais opté pour Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Cet ouvrage a changé ma vie de lecteur et aussi de futur écrivain. 

Des moments uniques, des circonstances qui permettent de croire, du moins pour ceux et celles qui rêvent de manier les mots, qu’ils peuvent se lancer dans la folle entreprise de dire le monde. L’une de ces rencontres improbables est certainement celle de Gilles Vigneault et d’Akos Verboczy. 

 

«Comme vous, le recueil était déjà vieux. On avait massicoté ses pages grises des décennies plus tôt, ses coins cornés trahissaient un lecteur avide. Mais les poèmes qu’il enfermait restaient tout jeunes. Je l’ai encore. Il est placé bien en vue dans ma bibliothèque. Pour me rappeler cette rencontre avec ma première blonde et cette autre rencontre avec vos mots qui, toutes deux, disent cette chose bizarre : il y a ici un pays, qui n’est pas tout à fait un pays, mais qui est le mien.» (p.65)

 

Je pourrais m’attarder à chacun de ces textes forts intéressants et signifiants. Tous témoignent d’une sorte de coup de foudre, d’un dialogue qui ne peut survenir que par la lecture qui touche le corps et l’âme. Je signale Étienne Beaulieu et tout ce qu’il dit de si percutant sur Pierre Vadeboncoeur que j’ai côtoyé un certain temps à la CSN et à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. 

 

«Avec le recul, je pense que ce recueil d’essais constitue un moment crucial, non seulement dans son parcours d’écrivain ou dans celui de l’histoire de l’essai québécois, mais aussi dans l’évolution du Québec moderne et peut-être de la pensée elle-même.» (p.134)

 

Ou encore ce qui a séduit Heather O’Neill dans les écrits de Mavis Gallant. Elle y a trouvé une sœur et une confidente.

 

«Je connais parfaitement ce sentiment. Quand j’étais petite, les membres de ma famille me traitaient comme si j’étais en quelque sorte un sous-homme. Si j’essayais de dire que j’étais malheureuse, ils se moquaient de moi. Comme si c’était stupide de ma part de supposer que quelqu’un se souciait de mes sentiments. J’étais trop pathétique pour ressentir de la joie ou de la tristesse. Mon but dans la vie était de me soucier de leurs sentiments à eux. Ils me traitaient comme si j’étais l’esclave de la famille. 

Ils insultaient mes amis et s’en moquaient régulièrement. Mon père appelait leurs parents et leur disait que je n’avais pas le droit de jouer avec eux. On ne me laissait jamais parler de mes projets d’avenir. On m’a dit que je ne serais jamais autorisée à déménager. Je n’avais pas le droit de me marier ni d’aller à l’université. Je devais rester dans ce petit appartement avec mon père pour le restant de mes jours. Ma vie ne m’appartenait pas. Elle lui appartenait.» (p.34)

 

Ces textes devraient être placés dans les mains des étudiants pour leur faire comprendre qu’un livre est beaucoup plus qu’une histoire ou un travail que l’on oublie rapidement. C’est surtout une rencontre entre deux esprits, deux souffles, deux âmes qui se parlent et fusionnent en quelque sorte. Surtout pour prendre conscience que ce contact va les suivre tout au long de leur vie et qu’elle peut orienter leur regard sur leurs proches, la société et les affaires des humains. S’aventurer dans un livre et le savourer pour ce qu’il est, pas juste un travail scolaire. La lecture d’un ouvrage de fiction permet à un lecteur et un écrivain de s’accompagner dans la belle entreprise de découvrir leur milieu. 

 

«Je pense qu’une œuvre devient majeure à partir du moment où elle crée des ponts qui n’existaient pas encore : des ponts entre des phénomènes en apparence irréconciliables, entre les émotions contradictoires, mais aussi entre nous et les autres, entre nous et le monde.» (p.117)

 

Et aucun des participants n’a eu la tentation de déchirer un roman et de le partager avec un autre, fort heureusement. 

Canons permet de plonger dans l’univers d’écrivains, de découvrir ce qui crée des liens entre eux et aussi tout le pouvoir que certains volumes peuvent avoir chez un lecteur. 

Une lettre d’amour, une rencontre unique, importante, une idée formidable qui peut devenir une initiation à la lecture d’ouvrages de fiction et qui devrait circuler dans les classes des cégeps. Je l’espère. Un livre peut transformer une vie, je le sais. Et, je vous le jure, ça peut se produire plusieurs fois dans les tribulations de celui ou de celle qui s’abandonne totalement à l’aventure de la lecture. 

 

BLANCHETTE-DOUCET VIRGINIE : Canons, Éditions VLB Éditeur, Montréal, 156 pages.

https://editionsvlb.groupelivre.com/products/canons?variant=43981690667265