mercredi 25 octobre 2023

CAROLINE VU PLUS TOUCHANTE QUE JAMAIS

CAROLINE VU présente un gros roman, une brique comme on dit, un troisième ouvrage à la Pleine Lune. Boulevard Catinat nous ramène au Vietnam, en pleine guerre, alors que les soldats américains sont omniprésents à Saigon. Deux mondes se côtoient, se confrontent, s’opposent et tentent de vivre les uns à côté des autres pendant cette période trouble. Une jeune étudiante, Mai, d’une famille à l’aise (le père enseigne les mathématiques), fréquente des G.I. américains, flirte avec ces garçons qui incarnent le pouvoir et la liberté. Avec une amie, elle ose des gestes très mal vus dans sa communauté. La guerre détraque tout, les conflits permettent des actions que l’on ne fait pas en temps habituel. Les soldats circulent avec leurs dollars et tout le monde tente d’en profiter d’une manière ou d’une autre. Tout ça avec des conséquences fâcheuses souvent, on s’en doute. Des drames, oui, mais peut-être aussi des histoires extraordinaires.


Ce qui m’a étonné au début, c’est la voix narrative. Un garçon, difficile de dire son âge exactement, raconte la vie de sa mère Mai, de sa famille, de son père, et de cette époque trouble où il a vu le jour. À Saigon, la présence française est encore visible, malgré la guerre d’indépendance et la libération en 1955. Dix ans plus tard, les Américains sont là, s’aventurant dans la jungle lors de raids hallucinants, croisent des jeunes filles à Saigon quand ils sont en congé. Ils sont en Asie pour combattre les communistes qui règnent au Nord et qui tentent par toutes les manières possibles de s’infiltrer au Sud, dans la capitale en particulier. Mais il y a toujours la vie, la tendresse, l’amour peut-être qui ne demande qu’à s’épanouir.

Le récit sonne un peu bizarrement, comme si le narrateur avait du mal avec sa langue et qu’il s’accrochait à tous les détails de son quotidien, aux événements pour se constituer une mémoire et un passé. Il est difficile de ne pas être envoûté par cette musique si particulière.

 

«La famille de ma mère ne rejetait pas complètement la modernité. Mes grands-parents croyaient à la science, à la médecine et à la technologie. Ils ne juraient que par leur radio et leur téléviseur en noir et blanc. Ils avalaient chaque jour un comprimé de multivitamines. Si elle avait eu plus d’argent, Grand-mère se serait ruée chez le plasticien pour faire corriger ses yeux bridés. En attendant, elle n’hésitait pas à couvrir ses cils tombants de mascara pour les recourber. Et elle adorait son rouge à lèvres Revlon, qui ajoutait de la couleur à ses lèvres brunes et charnues.» (p.33)

 

Un roman magistral où se heurtent deux peuples, deux idéologies, deux civilisations avec leurs qualités et leurs défauts. Une société millénaire, celle des Vietnamiens qui a été sous la domination française de 1887 à 1954. Ils ont l’habitude des étrangers, savent comment se comporter et tirer toutes les ficelles. Même si les Américains sont là pour les protéger de la menace communiste, ils finissent par s’imposer comme de véritables envahisseurs.

 

LIBERTÉ

 

La prostitution est omniprésente. Mai flirte avec une liberté dangereuse, prend des risques avec les soldats et joue avec le feu. Elle s’éprend d’un militaire, un noir, Michael. L’inévitable se produit. Elle se retrouve enceinte et accouche chez les nonnes françaises, au grand dam de sa famille, y laissant son bébé sans même le regarder. Il a la peau de son père, c’est tout ce qu’elle sait. Un bambin qui grandit avec les religieuses, surtout avec la supérieure de la communauté qui le garde dans sa chambre, à cause de sa couleur, certainement. Il est la cible de tous les enfants quand il se joint à eux. 

Nous avons notre narrateur, cette voix originale qui voit tout et entend tout même s’il est d’une discrétion exemplaire. Un obsédé, oui, par sa jeune mère qui s’est envolée aux États-Unis lors du départ précipité des Américains qui ont dû céder devant la poussée des forces communistes. Et il y a ce quotidien, ce manque de vie chez les sœurs, ce cocon où il est retenu.

 

«Ils pensaient que j’avais oublié. Non, je me souviens de tout. Que devais-je leur dire? Que pendant des années, tu avais emprisonné mon corps dans une couverture? Que tu me mettais dans un sac de plastique doublé et m’accrochais à une poignée de porte pendant ton absence? Que tu me faisais boire du vin de serpent dilué pour me garder dans un état de douce somnolence? Personne ne me croirait. Ils se diraient que, même doublé, le sac de plastique se serait fendu et je serais tombé au sol. Ils seraient convaincus que mes pleurs auraient ensuite alerté les autres sœurs. Grave erreur!» (p.195)

 

Le garçon imagine celle qui l’a abandonné dans ce couvent qui est un reliquat d’une autre époque. Il note tout ce que fait la religieuse, ses manies, la télévision, l’alcool, cette femme qui lui sert de mère sans pour autant lui démontrer la moindre affection.

Le fils de Michael, le Noir américain et de Mai, la Vietnamienne, se crée une vie, raconte son inexistence, en invente des bouts, certainement. Peut-être pas non plus, comment savoir

Il tente de tout dire de ses parents, de son grand-père qui aimait trop les étudiantes, de sa grand-mère. Il élabore une fresque terrible de ce conflit, évoque May Lay en 1968, ce hameau rasé par les forces américaines lors d’une attaque. Les 500 résidents de l’agglomération ont été tués. Le village brûlé au napalm, cette arme horrible. Un crime de guerre, certainement. Mai, sa mère, mais aussi l’autre, l’amie, la victime de son grand-père qui l’a séduite. Elle reste au Vietnam et se faufile dans la hiérarchie communiste. Nous avons là les deux facettes de ce moment inoubliable.

 

ENFANCE

 

Caroline Vu raconte les premiers moments du garçon chez les sœurs, ses difficultés d’apprentissage, sa lenteur et ses retards qui en feront un enfant singulier et silencieux. Alors qu’il est devenu un jeune homme sans trop savoir ce qui lui est arrivé, les autorités organisent le rapatriement des rejetons des soldats américains qui ont été abandonnés et qui sont restés des marginaux dans la société communiste. Nat (c’est son prénom) peut partir aux États-Unis pour rejoindre son père et retrouver Mai peut-être. 

Une nouvelle vie, une langue différente, un monde où il n’est jamais facile de s’installer et d’oublier. Michael l’accueille chez lui, s’en occupe sans vraiment communiquer avec ce fils silencieux. Nat parle peu, quasi jamais. Mai, sa mère, a ouvert un restaurant à San Francisco et se débrouille plutôt bien. Pourtant, le passé ne s’efface pas dans une pirouette et il trouve toujours une manière de rebondir. Mai en est consciente.

 

«Qu’est-ce qui avait changé? Le temps. Le temps avait tout changé. Son instinct maternel. Sa culpabilité. Deux choses qu’elle avait refoulées et muselées à l’adolescence. Deux choses qui, à l’âge adulte, s’étaient mises à pousser comme de la vigne en plein été. Mai ne pensait qu’à retrouver l’enfant qu’elle avait rejeté. Elle avait passé des heures à écrire des cartes postales au gamin avant de les déchirer.» (p.310)

 

 

AVENTURE

 

Caroline Vu est une magicienne et l’écrivaine envoûte encore une fois avec son souci du détail et des événements qui traumatisent Nat, une guerre qu’elle a connue et qu’elle a dû fuir. Un conflit, oui, mais surtout les effets collatéraux comme on dit sur des individus dont on ne parle jamais ou si peu. Ces enfants abandonnés, ces jeunes femmes marquées à jamais et bannies de leur famille. Ou encore toutes les difficultés qu’elles affrontent en se retrouvant dans une terre étrangère où elles resteront toujours des marginales.

Un roman magnifique, bouleversant, magnétique, je dirais. Une fois ma lecture amorcée, je n’ai plus été capable de m’arrêter. J’ai sombré dans ce roman pendant des jours. Le temps d’aller au bout, de refermer ce gros livre avec un pincement au cœur. J’aurais tant aimé suivre le personnage, le voir s’épanouir et devenir l’écrivain que l’on soupçonne à la fin. Je me suis surpris à plusieurs reprises à y revenir, pour l’ouvrir au hasard, me plonger dans un passage et reprendre le fil de cette épopée unique. Un peu obsédé, je pense, happé par la voix particulière de Caroline Vu. 

Un page d’histoire comme on dit, la présence des Américains au Vietnam et malgré tout ça, des êtres humains attachants, souffrants qui tâchent de se trouver une raison d’être malgré de terribles blessures. Tous tentent de comprendre et de se situer dans le récit des peuples. Autant Michael, le Noir américain qui a été marqué par son enfance et cette expérience de la guerre, que le garçon de couleur qui parle le vietnamien et se sent en marge du monde. Toutes ces barrières qu’il faut franchir, à commencer par celle de la langue, pour se faire une vie, devenir quelqu’un dans une société, être tout simplement à la bonne place. 

Caroline Vu, que j’ai bien aimée dans ses romans précédents, atteint ici un nouveau sommet. Boulevard Catinatmet en scène des personnages fascinants, étranges aussi, singuliers dans leurs travers et leurs côtés lumineux. Une narration efficace qui ne vous laisse jamais le temps de reprendre votre souffle. Que dire de plus? Juste qu’il faut s’abandonner au plaisir de la découverte et de la lecture avec une écrivaine originale et particulièrement sensible à ses semblables. La magie opère. 

 

CAROLINE VUBoulevard Catinat, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 440 pages.

 

 https://www.pleinelune.qc.ca/titre/669/boulevard-catinat

 

vendredi 20 octobre 2023

GUY LALANCETTE : UNE VIE D’ÉCRITURE

GUY LALANCETTE a eu la bonne idée de réunir les textes courts qu’il a écrits et fait paraître dans différentes revues au cours des vingt dernières années. Des récits, des histoires, vingt-neuf en tout, dont plusieurs ont reçu des mentions au concours de nouvelles de Radio-Canada et ont été publiés dans le magazine EnRoute d’Air Canada. Des explorations qui ont souvent été à l’origine d’un roman et qui illustrent parfaitement le parcours de cet écrivain que j’ai lu dès son premier ouvrage étant toujours à l’affût des écrivains et écrivaines du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Un premier contact avec Il ne faudra pas tuer Madeleine encore une fois en 1999, un coup de foudre. Une voix tout à fait audacieuse et singulière s’imposait d’ores et déjà. Un ensemble qui bouscule, étonne, fait sourire ou laisse sur un mot, un bout de phrase, les mains vides en quelque sorte. Étrange que VLB éditeur n’ait pas cru bon de s’attarder à ce florilège si important et révélateur de la démarche de ce romancier et nouvelliste. 

 

Le parcours de Guy Lalancette est très particulier dans le monde des lettres québécoises. Il a soumis des manuscrits pendant une vingtaine d’années avant de recevoir le oui d’un directeur littéraire. C’est dire la ténacité, la patience, la passion qui animait l’homme pendant toutes ces années, le plaisir qu’il ressentait à manier les mots et les phrases. Un amour incontrôlable, un désir plus fort que tout. Bien d’autres se seraient découragés. Preuve que l’écriture pour lui, que raconter des histoires est une façon de vivre, une manière de négocier avec le quotidien. Une sorte d’équilibre nécessaire à son existence qui lui permet de mieux respirer au milieu de ses tâches de professeur.

Il a d’abord enseigné le français au niveau secondaire à l’École La Porte du Nord de Chibougamau et par la suite, il s’est consacré à l’art dramatique, toujours à la même école. Il a créé l’Otobuscolère avant de co-fonder avec des passionnés comme lui Le Théâtre des Épinettes. Une troupe encore active qui prépare un spectacle, faisant tout comme il se doit quand on s’embarque dans une aventure pareille. Le texte avant tout et après les décors sans parler des costumes et des accessoires. Une belle folie qui le tient en contact avec des amis et lui permet de satisfaire le plaisir particulier d’incarner un personnage et de le faire vivre sur scène. 

Tout a changé pour lui en 1998, alors qu’il s’apprêtait à partir donner son cours. Un appel. Il n’aime pas le téléphone et ne répond pas d’habitude. Cette fois, il a soulevé le combiné. C’était Jean-Yves Soucy de VLB éditeur. Il acceptait son manuscrit. Guy Lalancette raconte ce moment dans un court texte qui sert d’introduction à Dérives

«Au bout du fil, une voix calme et un peu rauque de fumeur. J’enregistre le nom : Jean-Yves Soucy, directeur littéraire chez VLB éditeur. À ma montre il est 13 h 59 et 15 secondes. Je sais que quelque chose d’unique est en train de se passer. VLB éditeur tourne comme un moulin emballé dans ma tête. Par-dessus tout cela, la voix continue de remplir mon silence où je distingue des bouts de phrases “… publication de votre manuscrit…” pendant que je cherche à situer ce Soucy-là. Je connais le nom, mais je ne sais plus d’où. Il est maintenant plus de 14 h “… salon du livre de Québec…”; je comprends que VLB veut publier mon dernier manuscrit. J’ai dû répondre quelque chose entre la félicité et l’urgence.» (p.14)

Tout venait de basculer pour cet auteur exceptionnel. Je devrais écrire plutôt : c’est ainsi que tout a abouti après des décennies de patience, de rêves et de recommencements. C’est aussi comme ça que tout s’est enclenché pour moi en 1970 quand Victor-Lévy Beaulieu m’a appelé pour me dire qu’il allait publier L’octobre des Indiens. Je n’y croyais pas, imaginant un canular, parce que je n’avais soumis aucun texte aux Éditions du Jour. J’ai raconté cela souvent. Une manigance de Gilbert Langevin. 

Vingt ans de recherches, d’écriture, d’envois de manuscrits, de refus polis et conventionnels. Et un coup de fil qui change tout, le fait passer du rêve à la réalité. J’y pense et j’en ai des frissons. Comment a-t-il pu ne jamais se décourager pendant cette longue traversée du désert?

 

«Un appel que j’attendais depuis vingt ans. Vingt ans de déceptions. Aucun cours, fut-il de théâtre, ne méritait une telle privation.» (p.14)

 

Je me souviens de ma première rencontre avec Guy Lalancette. Ce devait être en 1999, au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Je l’avais surpris, il n’y a pas d’autres mots, dans le stand de VLB éditeur comme il se doit, aux côtés de Gérard Bouchard qui venait de publier La nation québécoise au futur et au passé. Guy Lalancette, si je me souviens bien, avait les cheveux orange ou rouge, je ne sais plus trop. J’ai du mal avec les subtilités de la couleur. Le contraste était assez frappant entre l’universitaire toujours bien mis et cravaté et ce nouvel écrivain à l’aspect hétéroclite qui nous arrivait du lointain pays de Chibougamau.

Nous sommes devenus amis spontanément, instantanément. Guy est comme ça. Accueillant, volubile, souriant et blagueur. Surtout qu’il venait de Girardville, qu’il avait de la parenté à La Doré, mon village, et que j’avais aussi un oncle et une tante dans son village, avec des cousines si nombreuses que je mélangeais les prénoms.

 

INOUBLIABLE

 

Deux ans plus tard, il publiait Les yeux du père, un roman inoubliable. Un ravissement, un coup de cœur pour moi. Un bouquin marquant. Cet ouvrage aurait dû tout rafler, mais c’est l’histoire de Guy Lalancette. Après avoir connu un long purgatoire, il s’est retrouvé dans la liste courte de plusieurs prix littéraires de prestige, sans jamais remporter les honneurs. Heureusement, le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui a attribué la palme cette année-là. Il a été finaliste également au prix France-Québec. J’ai parcouru ce livre à plusieurs reprises, me laissant prendre par cette narration et ce ton original, cette écriture qui vient vous chercher et surtout cet univers fascinant et cruel de l’enfance. 

 

«Des fois, Jeannette Lechasseur tombe et c’est très drôle parce que, quand elle tombe, on dirait qu’elle a trop de jambes et de bras qui gigotent partout. C’est parce qu’elle est très longue, je pense. On rit beaucoup quand elle essaie de se relever pour courir après Julien.» (p.24)[1]

 

Ce devait être suivi d’autres ouvrages tout aussi saisissants et magnifiques. Un amour empoulaillé m’a bouleversé avec sa prose envoûtante, unique, si belle, à me rendre jaloux. Un texte qui se démarque et vous emporte comme une musique qui touche l’âme. Là encore, j’ai relu souvent ce roman pour mon plaisir, avec un bonheur incommensurable, pour me recentrer je dirais sur ce que doit être la littérature. Pas étonnant que je lui rende hommage dans Le voyage d’Ulysse où mon personnage se faufile dans ce drame digne de Shakespeare. Une histoire de cruauté et de beauté à nulle autre pareille.

Encore une fois, l’ouvrage s’est retrouvé avec les finalistes du prix du Gouverneur général du Canada sans décrocher la palme en 2005 et au prix France-Québec où il était quasi un habitué. C’est Aki Shimazaki qui l’a remporté avec Hotaru. Il est vrai que Marie-Claire Blais était aussi là avec Augustino et le chœur de la destruction. Une brochette de grands écrivains que j’adore et qui vous emporte dans des mondes qui leur sont propres. Ce ne durent pas être des débats faciles, je le sais pour avoir siégé comme juré à ce prix. Surtout quand les finalistes ont laissé des traces indélébiles derrière eux, que ce sont des gens que l’on admire depuis la première ligne qu’ils ont publiée.

 

BONHEUR

 

Quel plaisir de s’aventurer dans ses récits de village où j’ai eu l’impression de revenir dans mon enfance avec ses secrets, ses découvertes, des originaux qui marquent pour la vie. Des individus qui vous influencent et vous poussent peut-être vers ce que vous devez faire ou ce que vous rêvez de devenir quand on se métamorphose enfin un adulte. Guy Lalancette a rencontré un conteur fabuleux et il ne faut pas trop chercher où il a puisé son amour des mots et des histoires. Tout vient de l’oralité, de cette parole vivante et sinueuse que l’on retrouve dans tous ses ouvrages, qui vous berce, vous hypnotise, vous secoue dans ce que vous avez de plus personnel et d’intime. 

J’ai plongé dans cet univers dans Les plus belles années, mais de façon bien différente de celle de Guy Lalancette. Nos mondes se rejoignent, mais nous n’avons pas la même voix ni le même instrument.

Des récits qui ravivent des moments d’enfance, dont certains que j’ai pu lire selon les aléas et les parutions d’Un lac un fjord, ce collectif des Écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui a réussi à publier un nombre impressionnant d’auteurs pendant presque vingt ans. Une entreprise unique et particulière au Québec. On parle d’un corpus d’environ 300 textes qui marquent le territoire qu’est le Saguenay et le Lac-Saint-Jean. 

Il faudrait bien que j’imite Guy un de ces jours et que je regroupe tous ces textes que j’ai éparpillés un peu partout, même dans XYZ, la revue de la nouvelle, deux numéros réservés aux écrivains du Saguenay et du Lac-Saint-Jean que j’ai eu le bonheur de diriger.

 

HABILETÉ

 

Guy Lalancette passe habilement de l’anecdote au désastre. Je pense à mon malaise à la fin de Rouge mustang qui nous abandonne dans une tragédie où le monde s’écroule. Un rebondissement que seul l’auteur de La conscience d’Eliah peut se permettre.

Que dire de cette aventure qui a donné des romans inoubliables? Je signale Le bruit que fait la mort en tombant. Nous retrouvons la première version dans Dérives, celui qui a donné naissance à ce récit si touchant, si personnel et si troublant. Un écrit tout de dentelle, d’amour, de fidélité et de douleur. Une prière, plutôt, un psaume. Du grand art, une langue magnifique, une musique envoûtante. En fait, pas un texte de Guy Lalancette ne me laisse indifférent. C’est toujours unique, avec un point de vue narratif qui étonne. C’est le propre de la littérature que de bousculer le lecteur, le déranger et le faire sortir de son confort et de ses habitudes. 

Je retiens surtout le style de Guy Lalancette, sa prose pleine de méandres et tellement prenante, sa manière de nous enfermer dans un drame tout en se tenant un peu en retrait. Je signale L’amour empoulaillé où c’est le frère de Simon qui raconte l’histoire, y allant de son interprétation et de son regard. Un tour de force et des descriptions qui sont dignes de se retrouver dans une anthologie. Voici un passage que je relis souvent, pour l’enchantement et la beauté qui s’y incarne.

 

«Elle portait une jupe avec tellement de plis, on aurait dit un abat-jour. C’était une jupe à mi-cuisse — je ne sais pas si ça se dit, mais ça se voit. Il y a des filles qui sont faites pour les jupes, elles ont des jambes, c’est comme les pieds d’une lampe et c’est facile de croire que c’est de là que vient toute la lumière. L’autre mystère venait de sa tête. Quelque chose dans ses yeux peut-être qui réparait son visage assez quelconque. Entre un menton trop pointu, des lèvres trop minces et un front trop haut, elle avait tenté de cacher quelques boutons d’acné sous une pâte chair que nous n’aurions su nommer. Elle avait d’autres énigmes, et un peu plus à la poitrine quelle dissimulait, ne révélant que des formes floues sous une blouse blanche fermée au cou par la large boucle d’un ruban vert, coordonné à sa jupe à plis.» (p.25)[2]

 

Dérives est un recueil important parce que nous accompagnons un écrivain exceptionnel depuis ses premiers pas jusqu’à maintenant. J’ai particulièrement aimé m’engager dans le monde qu’a constitué le romancier remarquable qu’il est. 

J’espère le lire encore et souvent, parce que c’est toujours une aventure que de plonger dans son univers. Une voix ample et multiple qui vous emporte dans les méandres de la vie et des histoires humaines. Surtout, il donne une parole à l’espace d’ici comme peu savent le faire. Un grand qui travaille à son rythme dans la plus belle des discrétions à Chibougamau, se passionnant pour le théâtre, restant fidèle à ses enthousiasmes de jeunesse, adorant le jeu par-dessus tout. 

J’aimais la scène aussi, je ne pensais qu’à ça dans mon adolescence et pendant mon secondaire, mais la littérature et la lecture ont pris le dessus. Je manquais d’audace certainement, incapable d’étudier au conservatoire et d’affronter les regards des autres. 

Un écrivain exceptionnel, des textes remuants, agréables, étonnants, uniques et un petit monde qui sait devenir fascinant, qu’il faut parcourir avec lenteur pour savourer chaque mot comme un chocolat fondant. On peut rejoindre Guy Lalancette et commander son livre à glalancette @tlb.sympatico.ca. Ça vaut le détour, je vous le garantis. 

 

Lancette GuyDérives, Autoédition, Chibougamau, 240 pages.


[1] Lalancette Guy, Les yeux du père, VLB éditeur, Montréal, 2001, 254 pages.

[2] Lalancette Guy, Un amour empoulaillé, Collection Typo, Montréal, 2009, 270 pages. 

mercredi 11 octobre 2023

LA VIE DANS LA FORÊT AVEC LES OISEAUX

UN ÉCRIVAIN habite un coin des Laurentides et s’éloigne de son refuge, de temps en temps, pour donner des cours et parler de littérature en Estrie. Sa principale activité reste l’entretien de son bout de paradis, les arbres qu’il materne tel un jardin potager. Un travail qui le préoccupe beaucoup avec la lecture et aussi l’écriture par temps perdu. Une vie de solitaire, d’efforts physiques, de contacts intenses avec la nature, son morceau de pays que François Landry soigne, triant les espèces qu’il veut voir s’épanouir et éliminer les variétés qu’il considère comme indésirables. Des corvées qui le passionnent depuis des années. Il nourrit également les oiseaux fort nombreux et observe les agissements des sizerins, des mésanges, des gros becs et de tous ces visiteurs que nous avons la chance de croiser pendant la saison froide. Une occupation qui me fascine et à laquelle je m’abandonne volontiers. Juste pour le plaisir de voir, sur la galerie de mon Pavillon, les durbecs des sapins approcher dans la plus belle des discrétions. Farouches au début de l’hiver, beaucoup moins craintifs fin février, ce sont des seigneurs. Les geais qui sèment la pagaille quand ils surgissent et vident les mangeoires en jetant tout par terres sont de la partie aussi. Ou encore l’écureuil roux qui s’installe et fait le plein sans se soucier des autres, se foutant de tous les volatils qui doivent prendre leur faim en patience. Ça me fait penser à certains individus que j’ai connus. Les sittelles, les chardonnerets qui n’ont pas migré et ont perdu leurs couleurs flamboyantes, les mésanges qui animent tout le groupe. Tous ces moments de contemplation que la vie dans la forêt offre, sans compter les traces que certains visiteurs plus imposants et discrets laissent autour de la maison. Landry a la chance d’avoir des chevreuils qui s’approchent régulièrement. Moi, ils se faufilent derrière la dune avec l’orignal qui y circule de temps en temps.

 

François Landry a décidé d’écrire son journal pendant l’année 2022 et ce sont ses observations, ses réflexions, ses grandes et petites joies, ses épreuves aussi qu’il nous livre dans Le sang des arbres. Une vie toute simple, avec des moments pour s’attarder à un roman quand il trouve un peu d’espace pour la lecture. C’est comme ça que j’ai su qu’il avait parcouru le dernier Geneviève Petersen. 

Je l’ai suivi dans ses pensées pendant quatre saisons qui dictent ses travaux et ses préoccupations. Des heures un peu contemplatives malgré tous les efforts physiques, les tâches, les humeurs de l’heure et les rencontres toujours étonnantes de certaines bêtes. Des contacts avec les voisins, juste ce qu’il faut, des semaines où il regarde les jours raccourcir des deux bouts. Et quand l’hiver s’installe, que l’air devient presque solide et mord la peau pendant les grandes folies de janvier et de février, il ne s’éloigne guère du poêle à bois, tue le temps en noircissant quelques pages. 

 

«J’écris aujourd’hui parce que le froid me claquemure. Ceci n’est pas une œuvre de l’esprit mais, tout au contraire, l’expression même de mon désœuvrement, tandis que s’affaisse le jour et que s’endorment les bourrasques.» (p.10)

 

L’impression de le suivre pas à pas dans ses jongleries et ses lectures. J’ai une vie si semblable avec des retraits dans mon Pavillon où j’accorde du temps aux mots tous les matins ou presque. Avec devant les fenêtres, le monde ailé qui va et vient dans des vagues provoquées par des mouvements et peut-être aussi autre chose. Un souffle dans le bouleau, une ombre, un craquement et tous s’envolent. Ces petites bêtes sont toujours aux aguets, nerveuses, à surveiller et réagir à un danger. 

 


MONDE FAMILIER

 

Je connais bien le monde de François Landry et tous les efforts qu’il faut pour entretenir des arbres qui subissent, tout comme les humains, les humeurs des saisons. Le vent qui casse des branches, certains spécimens plus vulnérables qui s’affaissent lors d’un orage, ou encore élaguer et abattre ceux qui se fendillent à la souche et deviennent dangereux. Une forêt a besoin de soin constant. 

Chez moi, il y a le renard qui fait sa ronde toutes les nuits pour voir si tout est à la bonne place dans son territoire. Quel plaisir de me pencher sur ses empreintes et de les suivre pour tenter de deviner ce qui l’arrête, retient son attention avant de repartir en se laissant guider par son nez! Il y a le lièvre ou encore la perdrix qui est revenue depuis un certain temps et qui est là tôt le matin. Quand la neige sera venue, elle va se livrer à la broderie en approchant de la petite galerie du Pavillon, marquant la cour de traces belles et précises, raffinées je dirais. 

François Landry bougonne un peu, mais il y a des jours où il est parfaitement heureux d’être seulement un regard, un témoin de la vie des mésanges si attachantes qu’il surveille dans la bonne chaleur du poêle à bois. Comment ne pas retenir son souffle devant des dizaines de durbecs des sapins qui surgissent dans leurs habits du dimanche, magnifiques, paisibles et toujours accommodants avec les sizerins et les chardonnerets

 

«Rarement ai-je pu admirer autant d’espèces partageant une zone réduite et conséquemment surpeuplée avec de la courtoisie dans les formes. On s’y presse sans chichis, et se sont joints aux lilliputiennes et fourmillantes créatures des parents beaucoup plus imposants qui, ô surprise, savent éviter les abus de pouvoir à l’encontre de leurs fluets compétiteurs : gros-becs errants et durbec des sapins conservent un flegme impérial dans le trafic incessant; leur venue ne suscite aucun émoi chez les autres. Un seul volatile sème l’épouvante : le geai bleu. À son approche, on s’égaille de tous côtés.» (p.28)

 

Et l’inévitable se produit. Une bourrasque folle détruit tout sur son passage en quelques minutes au début de l’été. Arbres cassés, renversés, déracinés partout dans la forêt. Un drame que j’ai vécu le 23 décembre 2022. Les fières épinettes le long du chemin et les bouleaux ont cédé devant les rages du vent, emportant les fils électriques. Même un pin gigantesque s’est écrasé tout près de la maison, faisant un carnage dans les sarments de ses congénères. Une véritable tragédie qui va laisser des traces dans notre petit domaine, et ce pour des années encore. Panne de courant pendant des jours où les gestes de la survie se multiplient.

De quoi décourager notre jardinier des arbres parce qu’il doit couper, ramasser, brûler les branches, tout reprendre à zéro presque. Le travail d’une décennie perdu en quelques minutes. Sans compter ces jours où il doit revenir à la vie primitive, celle qu’ont connue nos ancêtres quand ils avaient la folle idée de vouloir fonder une paroisse au milieu de la forêt et qu’ils devaient se débrouiller avec si peu.

 

LA VRAIE VIE

 

Le sang des arbres est un récit touchant qui nous ramène aux choses essentielles et vraies, qui permet de rentrer en contact avec la nature qui nous entoure et de vibrer avec les averses, les coups de vent, le soleil et les jours longs et paisibles, les giboulées froides de l’automne quand le premier gel change tout. Sans se couper du monde, des folies d’un Poutine qui sème la mort en Ukraine ou les hallucinations de certains politiciens.

Les oiseaux d’abord et les plus grands animaux un peu inquiets et toujours magnifiques qui ne manquent jamais de venir nous rendre visite lorsqu’on a construit sa maison au milieu des pins. Les bêtes finissent par vous tolérer et par partager leur territoire avec vous. Toutes les joies et aussi le découragement qui frappe notre solitaire quand il constate les dégâts d’un derecho, une tempête de vent qui ne dure que quelques minutes. Il suffit de si peu pour que tout soit à recommencer.

Assez pour que François Landry pense retourner en ville et oublier son aventure de jardinier de la forêt. Il persistera pourtant avec l’aide de certains voisins avec qui il entretient peu de liens, juste le nécessaire. Il faut de la patience, de l’entêtement et beaucoup de sueurs pour tout ramasser, y aller arbre par arbre sans trop se poser de questions. Un peu comme l’écriture qui progresse phrase par phrase, paragraphe par paragraphe pour finir par constituer un récit ou un roman. C’est ainsi que l’on refait son petit coin de paradis, ce lieu où il est plus facile de respirer et d’observer la vie sous toutes ses formes, d’occuper son corps et son esprit en ne boudant jamais le plaisir d’ouvrir un livre. 

J’ai beaucoup aimé ce récit, trouvant un véritable complice en François Landry. Il pourrait être mon voisin et je sais que nous effectuerions certaines tâches ensemble, que l’on pourrait se donner un coup de main, juste ce qu’il faut pour ne pas empiéter sur les habitudes de l’autre. Nous serions aussi de longues périodes sans nous voir, chacun dans ses heures et ses jours. 

Le sang des arbres est à lire en prenant son temps, s’interrompant souvent pour se pencher devant la fenêtre, pour l’émerveillement que la nature ne manque jamais de nous fournir quand on s’accorde à ses rythmes, que l’on visite la forêt dans le plus grand des respects. Un récit qui fait du bien et surtout remet tout à la bonne place. La vie n’est pas qu’une course effrénée après le succès, l’argent ou une gloire aussi éphémère que les feuilles du bouleau et de l’érable en octobre qui cèdent par épuisement, dans les couleurs les plus vives, à la grisaille et aux jours sonores. Je l’ai lu tout doucement en me berçant avec ma tasse de café à portée de main, prenant le temps de regarder autour de moi entre chaque phrase pour voir ce que les pins blancs et le grand lac me réservent comme surprises et enchantements à tous les jours.

 

LANDRY FRANÇOISLe sang des arbres, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sang-des-arbres-3990.html 

jeudi 5 octobre 2023

L’ENFER EXISTE ENCORE AUTOUR DE NOUS

UNE FOIS DE PLUSLarry Tremblay n’y va pas de main morte avec D’enfers et d’enfants, des nouvelles qui nous poussent dans des situations que nous refusons souvent de voir. Agressions de bambins par des adultes, monologue d’un enseignant qui dérape devant ses élèves et qui va peut-être poser le geste fatal. Un incompris qui se sent exclu de la société. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Valery Fabrikant, ce professeur de l’Université Concordia qui a perdu les pédales et a tué des collègues. Un couple aussi, avec deux enfants. La mère en est convaincue. Son second garçon est prisonnier de son corps. Il est une fille dans sa tête et son âme. La nature s’est fourvoyée. Un sujet chaud, d’actualité. Toute l’attention est portée sur lui pendant que son frère est abandonné à lui-même, se sentant rejeté de tous. Une fois de plus, Larry Tremblay se coltaille avec la violence qui nous heurte tous dans nos activités. C’était le cas dans L’orangeraie où il abordait la délicate question des enfants-soldats que l’on manipule et envoie à la mort en leur faisant miroiter le bonheur. Un thème qu’il ne cesse de secouer dans ses œuvres et qui me touche profondément. Peut-on s’en sortir, trouver une façon de vivre en paix avec soi et les autres dans nos sociétés de plus en plus dures et prédatrices?

 

Larry Tremblay n’hésite jamais à confronter certaines déviances des humains, les élans viscéraux qui poussent des individus à commettre le pire. Un sujet délicat, sensible que nous refusons de voir souvent. Parce que la démarcation est bien mince entre ce que nous nommons le mal et le bien. Tout commence peut-être à la naissance. Dans Rivière-du-Chagrin, une femme accouche dans des conditions horribles. L’auto dans laquelle elle se rend à l’hôpital heurte un orignal. Un moment dramatique où la mort et la vie se bousculent. Le sang, les cris, l’arrivée d’un enfant au milieu du chaos.

 

«Le sang de l’énorme animal qui fige sur le pare-brise… Et moi qui ouvre grand la bouche pour avaler le temps qui me tombe dessus… Oui, je m’en souviens comme si c’était maintenant. Mon père, pour me réchauffer, me plonge dans le corps fumant de l’orignal. Les larmes de ma mère gèlent sur son visage.» (p.11)

 

La plupart des hommes et des femmes ne vivent pas des traumatismes semblables à la naissance, mais tôt ou tard, nous faisons face à la mort, à la violence, un geste qui nous dépasse et nous laisse sans voix. Peut-on se préparer au pire ou au meilleur? Y a-t-il une recette pour baigner dans la quiétude et la paix? Le mal s’insinue partout, on le sait, sans qu’on s’en rende compte. Il faut trouver des parades, des moyens d’éviter d’être écrasé par un individu, un collègue de travail, un mari ou un amant, un mot malheureux, ou encore s’empêcher de déraper dans sa tête et de basculer dans une fiction dangereuse pour les autres et soi-même. Il reste peut-être l’écriture pour colmater les brèches, rétablir un certain équilibre. Cette parole que l’on s’approprie et qui permet d’évacuer le mal.

 

«Un jour, j’ouvre un carnet. Je meurs si à mon tour je n’écris pas. Par ses battements, mon cœur n’arrête pas de me répéter : écris, écris ce qui te tourmente depuis si longtemps. Des mots encombrent ma gorge. Ils m’étouffent. Il faut que je les expulse, que je les jette dans mon carnet comme des graines pourries. Mais les pages du carnet demeurent muettes. Pendant des jours, des semaines, j’essaie, j’essaie d’écrire, mais rien ne vient jusqu’au jour où j’entends des pleurs.» (p.16)

 

Guérir par le mot qui met le doigt dans la plaie où suinte le sang et la mort. C’est tout l’art de Larry Tremblay. Ses textes nous poussent dans nos derniers retranchements. Pas moyen d’y échapper! Il nous plaque dos au mur et nous coupe le souffle. Il décrit des hommes et des femmes ordinaires, des individus maléfiques, malgré les apparences et surtout, affreusement normaux dans leur quotidien. Il me laisse toujours pantelant devant un geste anodin qui peut avoir des conséquences terribles. Je pense à Carnet sauvé des eaux où les mots de la tendresse sont travestis, pervertis pour masquer la pédophilie et l’agression d’un jeune garçon.

 

«Vous m’appreniez à m’agenouiller. Vous m’appreniez le mot “amour”. Vous me disiez que l’amour était une offrande douloureuse, mais grandiose. Une offrande que j’enfermais dans le coffre de ma mémoire.

Elle s’est mise à puer comme un cochon mouillé.

François, François.

Vous me souffliez dans le cou mon prénom. Votre souffle pleurait dans mon cou. J’ai été un enfant déchiré par vous, aimé, disiez-vous, dans la petite église de Rivière-du-Chagrin où la poussière sentait l’encens.» (p.32)

 

L’actualité est avide de ces drames conjugaux et en fait des manchettes, surtout les tueries de masse dans des lieux publics. Nous sommes dans une société où le déraisonnable et la confusion prennent tout l’espace, où l’envie de la réussite à tout prix est considérée comme une vertu malgré le pillage des ressources et l’exploitation de ses semblables. Qu’on le veuille ou non, nous sommes un élément d’une communauté qui refuse de tenir compte des catastrophes qui ébranlent la Terre. C’est peut-être là la plus terrible des violences, la fiction la plus pernicieuse. Consommation frénétique, accumulation de produits inutiles, drogues et alcool pour résister et briller. Nos dirigeants mettent la planète en danger tout en assurant la paix et la joie. Tout le monde en est conscient, mais nous continuons à foncer vers le précipice, jonglant avec les mensonges et les fausses promesses. La ligne de démarcation entre le bien et le mal s’avère alors bien mince. C’est tout le drame de notre civilisation qui nie l’humain et applaudit devant l’intelligence artificielle qui nous propose la pire des agressions contre l’esprit et la raison. Bien sûr, Larry Tremblay n’aborde pas ces vastes problèmes dans ses nouvelles. Pas cette fois. Il l’a fait pourtant dans L’Orangeraie, ce magnifique roman. Je me permets d’extrapoler à partir de la violence intime, familiale qu’il confronte dans ses textes.

 

«Tout n’est pas vrai, mais rien n’est vraiment faux.» (p.33) Ou encore un peu plus loin, dans un cri de désespoir et un appel à l’aide, Larry Tremblay écrit : «Pourquoi la réalité est-elle en train, sous nos yeux passifs, de dépasser la plus horrible des fictions?» (p.52)

 

Les personnages de cet écrivain perdent pied et n’arrivent plus à contrôler leurs gestes. Qu’est-ce qui se passe dans leurs têtes? Tremblay s’approche, se penche sur eux, tente de saisir le discours qu’ils répètent avant de s’élancer vers l’inéluctable.

La vie est bien fragile et nous sommes souvent impuissants devant des hommes et des femmes qui s’inventent une réalité et dressent des barricades autour d'eux. Le mari qui tue ses enfants pour se venger de son épouse. Cet halluciné qui fonce dans la foule avec une voiture, l’enragé qui entre dans un centre commercial et tire sur tout ce qui bouge. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens? Comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi la société ne peut prévenir ces massacres? Et comment trouver l’équilibre dans ses jours sans vaciller, sans perdre pied et baisser les bras?

 


ACTUALITÉ

 

Larry Tremblay s’approche à pas de loup de ces hommes et ces femmes qui peuvent disjoncter comme on dit, des jeunes qui sont blessés dans leur corps et leur âme par des discours mielleux. Il décrit des comportements que nous considérons comme normaux souvent, jusqu’à ce que tout bascule.

Les enfants sont les témoins impuissants de ces dérives, incapables de faire face et de se protéger des gestes et des paroles qui étouffent leur appétit de vivre. Ce sont eux les véritables victimes des adultes. Comment ne pas dévier et porter la violence en soi quand on part tout de travers dans ses premiers pas?

 

«Parce que je ne l’avais pas écoutée, parce que j’en faisais juste à ma tête, parce que je me croyais plus fine, plus intelligente que les autres filles. Le viol, c’est comme si je l’avais cherché. La preuve, c’est qu’après je suis restée avec lui. De toute façon, Julien n’a jamais voulu admettre qu’il m’avait violée. Je voulais l’embrasser, OK. Je voulais le prendre, OK. Mais je voulais arrêter là. Julien m’a dit ce soir-là que pour lui ç’a été le coup de foudre. J’aurais dû comprendre que lui et moi, on était plongés dans l’erreur jusqu’au cou.» (p.135)

 

Larry Tremblay nous entraîne dans les délires de ses semblables, toujours avec discrétion et doigté, sans que nous sachions trop de quoi il retourne, jusqu’au moment où tout bascule. Ça explose alors, ça fait mal, ça coupe le souffle, vous laisse sur le carreau. 

D’enfers et d’enfants est peut-être le livre le plus dur que j’ai lu de Larry Tremblay. C’est tout le drame de la société contemporaine que cet écrivain empoigne, secoue avec ses mots si justes et lourds. 

Des textes grinçants, des tragédies qui se produisent dans l’intimité du foyer, derrière les toiles qui bouchent les grandes fenêtres. Peut-être que la vie en communauté nous oblige aussi à porter des masques et des œillères pour nous protéger de la démence de ses semblables, pas seulement des virus qui circulent en toute liberté.

Larry Tremblay continue sa quête, son questionnement des dérives humaines sans jamais basculer dans le discours moralisateur. C’est troublant, difficile et j’en suis sorti encore une fois en claudiquant, ayant du mal à m’accrocher au monde qui m’entoure et ne cesse de m’émerveiller. Oui, il y a des petits paradis ici et là, mais des enfers peuplés d’enfants existent tout près, sans qu’on le sache ou que nous ne voulions les voir. Les textes de ce dramaturge sont une gifle. Il nous plonge dans la violence qui couve dans les strophes d’Arthur Rimbaud. Les rappels qu’il place en tête de ses nouvelles, comme une clef qu’il nous offre au lecteur, nous permettent de saisir cette colère et la révolte que le jeune Rimbaud a canalisées dans l’art et la poésie. 

 

TREMBLAY LARRYD’enfers et d’enfants, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 160 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/denfers-et-denfants