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jeudi 24 août 2023

VERBOCZY VISITE LE PAYS DE SON ENFANCE

LA MAISON DE MON PÈRE n’est pas un roman de Marcel Pagnol, mais bien celui d’Akos Verboczy, un écrivain né en Hongrie qui a migré au Québec à l’âge de onze ans. L’un de ceux qui se sont bien intégrés à leur nouveau pays, allant jusqu’à voter oui au référendum portant sur l’indépendance du Québec. (Il l’avoue dans son récit.) Contrairement à sa mère qui n’a jamais voulu apprendre le français et qui a fini par s’installer à Toronto. Il s’agit du plébiscite de 1995 puisque l’auteur est né en 1975. L’écrivain a publié un titre évocateur en 2017 : Rhapsodie québécoise. Itinéraire d’un enfant de la loi 101. S’il s’est bien acclimaté à la vie québécoise, cela ne l’empêche pas de retourner dans sa ville d’origine pour rencontrer des membres de sa famille et des camarades, même parfois d’anciennes flammes qui lui ont remué le cœur pendant son adolescence. Juste un peu de nostalgie pour mettre ses pas dans les chemins de ses premières années et rêver à une existence qui aurait pu être autre, certainement.

 

Un migrant a beau s’adapter à sa situation, se faire des amis et une place dans sa nouvelle société, il reste que le lieu des premiers mots, des découvertes et des grandes complicités est incrusté en lui. Akos Verboczy aime garder des contacts avec sa famille de Hongrie. Chacun de ses retours dans son pays d’origine se transforme en pèlerinage où il se rappelle des anecdotes, des jours heureux en visitant des endroits qui ont marqué son enfance. Bien sûr, la vie s’écoule doucement, les gens vieillissent, quand ils n’ont pas la mauvaise idée de mourir. Il flâne pendant ses séjours dans les lieux qu’il fréquentait petit garçon, lorsqu’il découvrait le monde avec ses amis. Il retrouve des camarades de classe pendant une soirée où tous évoquent des moments inoubliables, des souvenirs qu’ils embellissent pour en faire des événements mythiques. 

La coutume veut cela. 

 

PÈLERINAGE

 

Sa maison familiale n’est plus tout à fait la même et l’école a été détruite. C’est ainsi que l’immigré, en s’installant ailleurs, entretient souvent l’illusion de retrouver un pays recroquevillé dans le temps. Ça m’arrive quand je reviens dans mon village de La Doré. Je suis un peu hanté par les années qui ont précédé mon départ à Montréal pour des études. À mon retour dans la région, les hasards de la vie ont fait que je migre au Saguenay. La paroisse que j’évoque, dans quasi tous mes ouvrages, est celle de mon enfance, de la période du début des années 1970 et avant. Pendant mes courts séjours, je me retrouve dans un village un peu étranger. Les demeures où habitaient mes amis ne sont plus ou ont été transformées par les nouveaux propriétaires. Les gigantesques saules qui bordaient la rue principale alors et les peupliers odorants qui cernaient l’église ont tous été abattus. 

Un véritable carnage. 

Je me souviens des arbres énormes de monsieur Duchesne tout près de l’école où j’ai amorcé ma sixième année. La vieille bâtisse à deux étages où j’ai continué mes études a été démolie avec le magasin de monsieur Matte tout près. Que dire de la cordonnerie de monsieur Théberge où je suis allé si souvent pour faire réparer mes bottes et mes mitaines? Je ferme les yeux et je sens encore l’odeur du cuir.

Akos Verboczy a été marqué par son père, un photographe qui aimait les femmes et beaucoup trop l’alcool. Il garde un bon souvenir de cet homme, d’un séjour dans un refuge situé dans la montagne où il pouvait surprendre les reflets du lac Balaton au loin. 

 

«Je ne suis peut-être pas chez moi proprement dit, mais très certainement en terrain connu. Un peu plus bas, vers le pont Marguerite, je vois l’immeuble où j’ai grandi et, plus loin, le parc Jaszai, le terrain de jeu de mon enfance. Je reconnais notre épicerie, l’échoppe du fleuriste sur le trottoir, aujourd’hui spécialisé en bonsaïs, alors que les boulangeries, cafés, coiffeurs et autres boutiques et restaurants ont eu le temps de changer maintes fois de vocation.» (p.24)

 

Il a été fasciné par son père, un homme instable, peu responsable malgré son côté généreux. Il n’a jamais payé de pension alimentaire à sa femme et les deux se sont affrontés dans des procédures judiciaires sans fin. Cela ne l’empêchait pas de surgir dans la vie de son garçon, de s’en occuper pendant quelques jours, de lui faire des surprises avec des cadeaux extravagants qui avaient l’art de faire sortir sa mère de ses gongs. Un charmeur, un rêveur, un amateur de poésie qui récitait des textes pendant des heures les soirs autour d’un feu. 

 

TRACES

 

Il y a des heures, des lieux qui ont laissé une marque indélébile chez le jeune garçon et l’adulte qu’il est devenu. Cette habitation de campagne située dans l’arrière-pays en et un, même s'il n'y a séjourné que pendant quelques jours. Avec un ami de toujours, il entreprend une excursion pour retrouver l’endroit et des souvenirs peut-être, des moments de bonheur où il a vu son paternel sous son meilleur angle. 

 

«Sur papier, la maison appartenait à Klara, la troisième femme de mon père. Un héritage dont elle ne savait que faire avant qu’il entre dans sa vie. Lui, le sut tout de suite.» (p.67)

 

Pas d’électricité, d’eau courante et de services d’égouts. Un monde rustique où la nature s’impose dans toute sa force et ses beautés. Tout comme ce camp que nous envahissions l’été pendant le temps des bleuets. Une installation en bois rond, sans commodités, un puits très profond et un peu mystérieux creusé par mon père. L’eau y était si froide, qu’elle gelait les dents. Il fallait aller dans la forêt pour nos besoins. J’en garde des souvenirs impérissables et ce sont là les moments les plus heureux de mon enfance. Nous vivions alors une liberté totale, pouvant nous baigner dans le grand lac Pemonka. Des semaines où nous pouvions oublier les interdictions de ma mère qui avait peur de tout. L’eau était l’une de ses phobies. Mon père et une tante nous surveillaient si peu. Que de rires, d’histoires, de plaisanteries avec le cousin et les cousines!

 

RETROUVAILLES

 

La visite dans un pays qui s’est transformé avec le temps, sous une pluie diluvienne, sera le point marquant de son voyage. Il confronte ainsi la réalité avec ses meilleurs souvenirs. 

 

«Le soleil jette sa lumière placide sur la maison de mon père au moment où je m’immobilise devant elle. Je reconnais le bâtiment, sa forme, ses proportions, son flanc gauche enfoncé dans la colline. Je reconnais aussi des détails oubliés. La texture raboteuse du mur de pierres, l’ondulation cadencée des bardeaux en céramique, l’arche de la porte principale en bois massif, cernée de fenêtres garnies de grilles. Et je reconnais cette atmosphère de bout du monde qui enveloppe les lieux.» (p.316)

 

Elle est là, semblable et différente. Tout change pour le meilleur et le pire. Le paradis de mon enfance est maintenant une bleuetière. Ce pays coincé entre le lac Pemonka et la rivière Ashuapmushuan avait des secrets, ses endroits mystérieux, ses personnages, un passé et tant de bêtes sauvages. Le tout est devenu un vaste champ anonyme. 

Un roman comme un album de photos que l’on regarde sans trop nous rappeler les visages, parce que l’on a négligé de les identifier et que nous avons l’impression de découvrir des étrangers. Un texte qui permet de nous faufiler avec l’écrivain dans sa Hongrie des origines, d’y surprendre des figures attachantes, des gens généreux et originaux.

Un récit humain et sensible. 

J’ai beaucoup aimé parce que Verboczy m’a donné le plaisir d’évoquer des moments qui flottent dans ma mémoire, dans mon histoire personnelle et qui vont probablement s’effacer avec le temps. Un voyage au pays de l’enfance, le plus marquant, celui qui a façonné l’adulte que vous êtes devenu. Quelle joie que de lire un tel roman, moi qui entretiens une certaine nostalgie du passé, un bonheur qui me pousse dans une époque lointaine que je ne cesse d’embellir dans mes ouvrages, dans un monde qui restera dans ma tête jusqu’à mon dernier souffle!

 

VERBOCZY AKOSLa maison de mon père, Éditions du Boréal, Montréal, 332 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/maison-mon-pere-3973.html

lundi 14 août 2023

L'AVENIR EST DE PLUS EN PLUS INQUIÉTANT

LA MESSAGÈRE de Thomas Wharton nous confronte avec de terribles événements qui frappent la Terre. Le romancier évoque indirectement les changements climatiques, les vents fous, les tornades et les pluies diluviennes qui se produisent un peu partout. Comment oublier les feux de forêt, les sécheresses et les sinistres qui détruisent des paradis comme Hawaï? Nous fonçons vers une turbulence planétaire en nous comportant en goinfres qui vénèrent les moteurs qui grognent jour et nuit et en consommant de plus en plus. Les glaciers rapetissent à vue d’œil, le pergélisol libère du méthane et le Nord vit des chaleurs surprenantes. Je pourrais encore allonger la liste des catastrophes qui menacent les océans, mais il semble que nous soyons devenus aveugles et sourds devant ce qui perturbe notre quotidien, le nez scotché sur un téléphone intelligent plutôt que de regarder autour de nous et d’écouter les scientifiques qui sonnent la cloche d’alarme depuis des décennies. La Messagère de Thomas Wharton, un écrivain albertain, ne s’attarde pas à ce que j’évoque, mais ce scénario se profile en toile de fond. Un roman qui donne des sueurs froides face aux agissements des humains et qui esquisse un tableau inquiétant de ce qui peut arriver à l’homo sapiens.

 

La présence du «minerai fantôme» et l’exploitation d’une mine à ciel ouvert provoquent d’étranges phénomènes à River Meadows. Cette importante source d’énergie engendre des hoquets, des interruptions dans le déroulement normal des jours que nous croyons immuable et impossible à modifier. Le temps s’arrête dans une sorte de spasme et repart, laissant apparemment les choses inchangées, mais creusant des failles qui peuvent entraîner les imprudents dans une autre dimension. Peut-être que l’histoire s’effrite et que le présent et le futur se télescopent. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer aux perspectives de la physique quantique. Selon certains postulats de cette discipline, la durée bascule et permet de percevoir l’avenir en même temps que le passé qui nous précède. Un phénomène extrêmement curieux et fascinant. 

 

«Il pensait toujours à l’instant vécu au restaurant et se demandait si cette transformation en étrange miroir de lui-même risquait d’affecter de nouveau l’univers familier, et lui aussi par la même occasion. L’idée qu’Amérie risquait de ne jamais se réveiller le terrifiait. On n’a rien à faire dans cette petite ville ridicule, se dit-il. On devrait déjà être en route vers le but de notre voyage. Non, on devrait faire demi-tour et rentrer chez nous. Or, plus que tout, une partie de son être rêvait en même temps de reprendre pied dans cette autre réalité un instant entrevue, de se retrouver face à face avec son autre moi. De découvrir, si c’était possible, ce que cette fille signifiait pour lui. Ou allait signifier.» (p.26)

 

Arrive une catastrophe et tous doivent quitter la ville qui devient zone interdite. La famille Hewitt ne s’en remettra pas. Le père meurt dans la mine et la petite Amérie n’est plus la même depuis qu’elle a été frappée par un sommeil étrange dans le restaurant, lors d’une trébuche où Alex, son grand frère, s’est surpris dans le futur. Créateur de jeux vidéo, il invente de nouvelles matérialités, pour fuir peut-être ce moment où il a eu un aperçu d’une autre dimension. 

Amérie se faufile dans le parc interdit et disparaît. Alex, sous l’exhortation de sa mère, part à sa recherche. Lui aussi devra s’aventurer dans ce parc où il se passe des événements qui enflamment l’imagination. 

 

«Ils ont appelé ça “zone de réhabilitation environnementale” parce que si on donne un nom à quelque chose et que les gens l’adoptent, ça devient la vérité dans leur esprit. Mais ils ne réhabilitent rien du tout. La seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’est l’entourer d’une clôture; ils ne savent pas comment réparer ce qu’ils ont détraqué et personne ne veut l’admettre. Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer.» (p.79)

 

Même qu’une secte religieuse gravite autour de ce site. Il y a partout des individus pour profiter de la crédulité des gens et les exploiter en agitant des peurs. Ces millénaristes prédisent la fin du monde et recrutent des adeptes pour assurer leur survie. Comment ne pas penser aux raëliens qui ont fasciné tellement d’hommes et de femmes il n’y a pas si longtemps? Les écologistes aussi sont de la partie. Amérie a toujours cherché à protéger les bêtes et la vie sous toutes ses formes. Chacun tente d’expliquer ce qui arrive, de comprendre un phénomène nouveau et imprévisible. Thomas Wharton décrit un monde en mutation.

 

REVANCHE

 

On le sait, la nature est capable de prendre des directions étonnantes, d’encaisser les coups que les développeurs lui infligent. Elle finit toujours par avoir sa revanche en quelque sorte. Mais peut-il y avoir un point de non-retour, que les agissements des hommes et des femmes détraquent le déroulement normal des saisons, enrayent le temps et percent des couloirs qui débouchent sur d’autres espaces

Toutes nos inventions ont changé les cycles de la Terre qui s’est adaptée pour donner l’écosystème que nous connaissons avec ses excès de plus en plus importants. Que se passerait-il si nous brisions la flèche du temps et que de nouvelles dimensions surgissaient ici et là, formant des zones instables où, en s’y aventurant, on risquerait de se perdre dans des modes parallèles? Tout devient possible et l’imagination de l’écrivain nous permet de faire face à cette autre réalité. Tout arrive dans de terribles bouleversements et des tragédies qui laissent les gens stupéfaits. Comme nous devant les inondations et les feux qui ravagent les continents. Rien de rassurant dans La messagère.

 


NATURE

 

Les personnages de Wharton ne comprennent pas ce qui se passe dans cette zone interdite. Les frictions de l’espace-temps sont imprévisibles et provoquent des catastrophes. Et où est Amérie?

 

«— Vous devriez penser à votre sœur, souffle Jeanne à Alex avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas encore. Vous savez, c’est peut-être pour ça qu’elle a disparu. Pour vous ramener ici, jusqu’à nous. Sur le coup, on ne voit pas toujours ce qu’il y a de bon dans les mauvais événements. On ne peut que croire et espérer qu’un jour, nous parviendrons à voir. À connaître comme nous sommes connus. Cela vous ferait peut-être du bien d’envisager les choses de cette manière.» (p.325)

 

Souvent, j’ai perdu mes repères dans cette histoire, mais l’auteur nous pousse sur les pas d’Amérie avec son frère Alex pour apprendre peut-être ce qui a pu advenir. L’écrivain parvient à nous retenir avec un événement ou un incident nouveau. Je n’ai pas pu résister à la plume de Wharton qui s’avère un conteur redoutable.

 

«Et il bâtira son arche à lui, une arche tissée de mots, à laquelle d’autres, un jour, pourront apporter leur fil, leurs bouts de souvenirs. Il ne voit pas encore qu’elle forme cela prendra, mais il sait qu’il sera question de ce qu’il est arrivé à sa famille et à cette région, des vies vécues ici, de la fièvre illusoire d’une croissance illimitée, des brèches ouvertes au cœur des choses, des disparitions. Cette histoire qu’il amorce, il n’en saisira sans doute jamais la totalité, mais ne la connaîtra qu’en partie, comme on appréhende un nuage ou une vie, une converge et un éloignement qui n’ont en réalité ni commencement ni fin.» (p.351)

 

Un roman actuel et nécessaire qui m’a secoué et m’a laissé souvent avec de terribles doutes. C’est notre avenir qui nous heurte de plein front et vient bousculer des croyances et des certitudes. Est-il possible de muter, de glisser dans les failles du temps, de filer dans une autre dimension où l’existence continue, différente, pareille à celle que nous expérimentons et par laquelle nous pensons percevoir une forme de matérialité? Thomas Wharton secoue nos aveuglements et nos refus. 

La planète est en danger, qu’on se le dise. 

Je signale le travail exceptionnel des Éditions Alto dans la présentation de ce roman traduit par Sophie Voillot. Un objet magnifique qui m’a rappelé les livres qui retenaient mon attention dans la bibliothèque de la petite école. Je recherchais les livres qui n’avaient pas été ouverts et que l’on devait défricher pour ainsi dire en tranchant les pages. Il y a de cela dans la facture de La Messagère et cela m’a fait chaud au cœur. Un clin d’œil au passé, tout en étant résolument tourné vers demain.

 

WHARTON THOMAS, La Messagère, Éditions Alto, Québec, 432 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-messagere/ 

mercredi 9 août 2023

DENISE BRASSARD DANS LES PAS DE KIKI

DENISE BRASSARD publiait, il y a quelque temps, Avec ou sans Kiki, un titre intrigant et un peu étrange. Liberté grande, la collection du Boréal dirigée par Robert Lévesque, où a paru l’ouvrage, propose des textes qui sortent des sentiers battus. J’y ai fait de belles découvertes. Je pense à En randonnée avec Simone de Beauvoir de Yann Hamel. Mais de quoi est-il question? Kiki est une femme qui a fait sa marque au début du siècle dernier à Paris. Chanteuse, modèle, peintre et écrivaine, elle était fort connue à son époque et adulée par nombre de créateurs. Je signale Jean Cocteau, Robert Desnos et Tristan Tzara que j’ai lu avec avidité au temps de ma jeunesse. Surtout L’homme approximatif que j’ai souligné et barbouillé d’un couvert à l’autre. Une vedette dans la faune de Montparnasse qui semblait s’ancrer dans les cafés et les bistrots d’alors. Des années folles, exubérantes, inventives et fascinantes. Madame Brassard devient un guide et nous entraîne dans le Paris de l’entre-deux guerre en se confiant sur ses difficultés avec l’écriture, ses amours, ses migrations et ses chagrins.

 

L’auteure parcourt Montparnasse, un arrondissement de Paris, avec crayons et stylos pour prendre des notes et repérer les lieux où vivaient des artistes qui ont marqué cette époque. Elle cherche l’atelier d’un peintre, les cabarets où un peu tout le monde faisait la fête, buvait, se bousculait pour parler de leur travail et de leur quête jusqu’aux petites heures du matin. Des créateurs importants s’y retrouvaient et les aventures amoureuses se multipliaient comme on s’en doute pour ces femmes et ces hommes qui refusaient toutes contraintes et obligations.

Kiki est née à Châtillon-sur-Seine, en 1901. Elle était une vedette alors et attirait tous les regards. Une étoile filante qui fascine l’auteure qui veut la surprendre sur les trottoirs, dans un bistrot ou sur la terrasse d’un café où elle croit entendre sa voix et son rire. 

 

«Pour le reste, il y a encore tous ces lieux à découvrir ou à redécouvrir, qui finiront bien, je me dis, par réveiller mon imagination. Car pour l’instant, j’ai beau ratisser les rues de Montparnasse, multiplier les lectures, rien n’y fait. Je suis muette.» (p.12)

 

Elle s’attarde dans les musées et scrute des tableaux qui ont marqué cette époque. De longues heures devant des chefs-d’œuvre, les analysant sous tous les angles pour écrire des pages magnifiques sur Bonnard, Soutine ou Gustave Moreau. Une agréable manière de s’imprégner de l’atmosphère de cette génération où chacun tentait de bousculer la réalité et de voir autrement. Denise Brassard en s’agitant ainsi pensait allumer une petite lampe qui lui permettrait de plonger dans la frénésie de la création, de suivre Kiki et de vivre pour ainsi dire dans la belle effervescence de cette époque. 

 

PERSONNEL

 

Tout en parcourant les rues de Paris, Denise Brassard évoque une pléiade d’artistes devenus mythiques. Utrillo, Man Ray, le photographe, Modigliani, Soutine, Foujita surgissent à chaque coin de rue. Le mouvement surréaliste s’impose alors avec André Breton qui malgré son côté rébarbatif se proclame le maître. Cocteau se faufile dans la fumée d’un bistrot comme un ange éthéré, admirateur de la chanteuse. Hemingway n’est pas très loin et on aurait pu voir surgir d'une ruelle Henry Miller avec Anaïs Nin. Robert Desnos rôde, fidèle et généreux, avec Tristan Tzara que Kiki n’aimait guère. Un Desnos victime de la folie des nazis plus tard. 

Tout comme Kiki, Denise Brassard a du mal avec ses hommes. Particulièrement avec un certain Claude. J’ai savouré ces glissements entre la vie de l’auteure et celle de l’interprète qui animait les nuits de Montparnasse. Peut-être que les angoisses et les aspirations se transmettent au-delà des générations, que nous sommes héritiers des créateurs qui nous ont précédés en prétendant faire table rase.

 

«Claude est un fauve, un être sans compromis, habité d’étranges contradictions. Fils illégitime d’un pilote américain et d’une agente de bord abénakise, il a été placé à la crèche à sa naissance. Tout de suite adopté par un couple qui l’a choyé et lui a donné toutes les chances de réussite. Il porte néanmoins en lui une béance qu’aucun amour ne semble pouvoir combler. Jamais satisfait, animé par mille projets, mais velléitaire, il ne tient pas en place. Il n’est pas sitôt lancé dans une entreprise qu’il s’en désintéresse. Il voudrait toujours être ailleurs et, dès qu’il s’y trouve, l’angoisse le prend ou bien il s’ennuie. Alors il boit, il se drogue, se remplit ou s’épuise comme il peut, rue dans les brancards, fait des bêtises.» (p.123)

 

Ce qui m’a fasciné dans cette lecture, c’est de vivre la naissance du livre comme si on se penchait sur l’épaule de l’écrivaine, que l’on ressentait toutes ses hésitations et ses questionnements. J’ai parcouru avec elle le lent et long processus qui marque la gestation d’une histoire qui se dérobe ou s’impose. Je me suis glissé dans l’ombre de Kiki avec l’auteure, éprouvant ses passions, ses peurs et ses obsessions, ses déceptions et ses désespérances. 

 

UN TOUT

 

Avec ou sans Kiki, tient à la fois du journal intime, du récit et de l’essai. J’aime ces moments où l’auteure s’attarde à décortiquer un tableau ou l’œuvre d’un peintre connu ou encore quand elle médite sur les propos de Kierkegaard, ce penseur qui avait tout du sociologue humaniste. 

 

«Si la plupart des philosophes tentent de répondre à des questions qui les concernent personnellement, peu l’ont fait de manière aussi frontale que Kierkegaard, qui a calé sa philosophie sur sa vie. Il prend le réel à bras-le-corps, et c’est ce qui me touche chez lui. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un philosophe. La spéculation lui est odieuse. Quand il parle d’angoisse, il parle de celle qui hante nos nuits et nous coupe le souffle. La vérité à ses yeux n’est pas un concept. La pensée doit s’incarner dans l’expérience et n’a aucune valeur si elle ne change rien à l’existence.» (p.56)

 

Nous allons ainsi des berges du Saint-Laurent aux rues de Paris que Denise Brassard arpente quand le froid et l’humidité s’installent.

Nous voilà dedans et dehors à la fois, dans le magma de l’écriture, dans la poussée qui permet de naviguer dans les pulsions du texte, de plonger dans l’acte créateur, de percer l’esprit d’une époque que la légende a sans doute embelli. L’impression d’entendre des discussions, de vivre dans ce Paris qui attirait des artistes du monde entier. 

Kiki reste une étoile filante qui a traversé son temps, une vedette qui captait la lumière et qui a sombré dans l’oubli, peut-être parce qu’elle était femme. 

 

«Je traque les fantômes, mais je ne sais pas les faire parler. Kiki demeure prisonnière de cette toile d’araignée, ce fouillis de notes. Sa petite étoile se perd dans la nébuleuse. Je n’arrive pas à la voir avec les yeux de Dieu.» (p.186)

 

Avec ou sans Kiki a le grand mérite de remettre à l’avant-scène la chanteuse, la peintre et la modèle. Elle incarne parfaitement l’esprit de cette époque. 

Un essai captivant qui nous pousse dans l’intimité des créateurs. Nous vivons des passions, des amours, des trahisons, des ruptures et l’espoir de parvenir à faire sa marque, de toucher peut-être ce que nous nommons l’absolu et l’immortalité. 

 

BRASSARD DENISEAvec ou sans Kiki, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avec-sans-kiki-3965.html 

vendredi 28 juillet 2023

JEAN DÉSY A MAL À SON PAYS DU NORD

JE CONSTATE en m’attardant à la biographie de Jean Désy qui apparaît à la fin de Être et n’être pas qu’il y a plusieurs de ses titres que je n’ai pas lus même si j’ai parcouru la plupart de ses romans, ses récits et ses essais avec plaisir. Nos rencontres, toujours intéressantes et fort intenses, permettent de combler mes lacunes. Parce qu’avec Jean Désy, nous allons rapidement à l’essentiel, à ce qui fait que la vie est étourdissante et fascinante. Nous venons de passer un beau moment ensemble. Un groupe d’une dizaine d’écrivains et écrivaines, malgré le smog, a débarqué sur l’île Connelley, l’une des nombreuses îles du lac Saint-Jean, dans le secteur de Saint-Gédéon. Charles Sagalane faisait office de guide. Un endroit où une de ses bibliothèques de survie occupe un lieu de rêve sur une courte plage piquée de pins qui poussent dans le sable, jusqu’à la frange de l’eau. 

 

Jean Désy m’a offert Être et n’être paschronique d’une crise nordique que je n’avais pas parcouru lors de sa parution en 2019. Le texte vient d’être réédité par Bibliothèque québécoise dans un format de poche, propre à la lecture nomade comme je le fais souvent dans le parc de la Pointe Taillon par cet été chaud et imprévisible. Un coin à l’ombre devant le lac et un moment de recueillement dans le plus beau des silences. 

La page couverture présente nanuq, un ours blanc assis sur sa terre de glace de plus en plus menacée par le réchauffement climatique. Il nous regarde droit dans les yeux. Une bête dangereuse qui semble si douce pourtant. Il incarne bien le Nord du Québec, ce pays magnifique aux humeurs changeantes qui ne font jamais de quartier. 

Un livre rédigé pendant ses séjours à Salluit situé au nord du Québec, tout au bord du détroit d’Hudson. Jean Désy, pour ceux qui ne le sauraient pas encore, y travaille comme médecin, effectuant des remplacements pendant de courtes périodes. Des récits écrits entre 2016 et 2018. Il était alors de garde à Salluit, mais devait répondre aux appels qui proviennent de tout le secteur et réagir aux urgences qui ne manquent jamais de survenir, surtout au milieu de la nuit. Beaucoup de consultations par téléphone. Des décisions à prendre rapidement malgré les aléas du climat qui immobilise la communauté pendant des jours quand le vent se met à souffler et paralyse tout dans le pays.

 

«Dans le cas de ce présent essai, j’ai colligé plusieurs faits et anecdotes qui me sont arrivés dans le Grand Nord, notant ce qui me passionnait, m’émouvait, mais aussi me dérangeait ou me troublait. J’ai voulu plonger dans ces “écrivages” d’abord parce que le Nord avec ses espaces infinis, souvent faits de toundra, m’a toujours puissamment inspiré, tout comme il continue de fournir un sens magnifié à mon existence.» (p.9)

 

Pratiquer la médecine dans ce coin de pays, c’est faire face à des situations difficiles. Des accidents et contrer si possible les effets de l’alcool et des drogues qui constituent un véritable fléau dans cette partie du Québec. On le sait maintenant. Les Québécois qui ont séjourné dans ce pays ont donné un bon aperçu de la vie des Inuit d’aujourd’hui. Ils sont désorientés, perdus sur un territoire qu’ils avaient pourtant réussi à apprivoiser au cours des siècles. Le Nord va mal. Que ce soit Jean Désy, Juliana Léveillée-Trudel ou Félicia Mihali, tous décrivent une société en proie à des problèmes de violence et un désarroi indicible.

 

«Que se passe-t-il au Nunavik, particulièrement autour de l’adolescence, pour que ces êtres si naturellement joyeux plongent dans de tels états de détresse, parfois en l’espace de quelques semaines, sombrant dans les innombrables addictions qui deviennent de réelles “antichambres” du suicide?» (p.31)

 

Le médecin réagit aux cas les plus urgents, mais il n’a pas beaucoup de ressources pour soigner l’âme de ce peuple qui ne sait plus à quoi s’accrocher. Femmes battues, violées, accidents de VTT, que l’on conduit saoul à une vitesse folle, maladies mentales, alcoolisme qui use rapidement les adultes. Des enfants abandonnés, une détresse qui pousse des jeunes à en finir. En plus, la tuberculose en recrudescence dans ce coin de pays. Un fléau que l’on croyait disparu depuis un moment de la surface du globe.

 

«Une centaine de cas auraient été diagnostiqués au cours des trois dernières années. J’ai du même coup appris que c’est à partir des “smoke houses” que se déclareraient les principaux foyers. Dans ces petits cabanons à peine chauffés, faits de simples panneaux en contreplaqué, s’entassent des dizaines de jeunes fumeurs de marijuana ou de haschich qui jouent aux cartes en toussant. La consommation de “mari” fait particulièrement tousser.» (p.136)

 

Jean Désy aime le Nord, les grands espaces, la lumière singulière des jours sans fin, sa splendeur, son calme et aussi ses humeurs. La toundra est devenue nécessaire à cet agité qui se dit nomade et qui est toujours prêt à aller voir ce qu’il y a derrière une colline ou une chaîne de montagnes. Il doit y séjourner plus ou moins souvent pour s’apaiser et se ressourcer, pour sentir «son âme s’envoler». Parce que l’endroit est propice au recueillement et à la méditation, aux excursions où l’on se retrouve face à soi-même.

 

RÉFÉRENCES

 

Bien sûr, le Nord est désemparé et déboussolé. Le peuple inuit a perdu ses ancrages en devenant sédentaire après avoir parcouru ces vastes territoires pendant des millénaires, s’y adaptant parfaitement malgré un climat très rude. Le Nord est malade de tous les maux du Sud. Les jeunes sont branchés sur les réseaux sociaux qui les mettent en contact avec un univers d’abondance et de consommation qui les coupe de leur réalité. Surtout, ce peuple est en voie d’oublier son passé et n’a plus guère d’emprise sur son présent. Une situation tragique qui ne peut laisser indifférent. Jean Désy en est pleinement conscient et il ne peut que se sentir impuissant devant ces hommes et ces femmes qu’il aime par-dessus tout. 

 


PROBLÈMES

 

Tout au long de ses récits, l’écrivain suggère des solutions qui touchent la configuration des villages par exemple. On a importé la banlieue du Sud dans le Nord sans consulter personne. L’éducation qui est la clef de l’avenir, doit être repensée. Les jeunes finissent rarement leur secondaire et quand ils veulent poursuivre des études, ils doivent s’exiler à Montréal souvent où ils ont beaucoup de mal à s’adapter. 

Le médecin connaît bien les problèmes et les ravages causés par l’alcool, mais nul ne peut sauver quelqu’un contre son gré. Ce sont les Inuit qui doivent trouver des manières de se guérir de leurs dépendances et de leur mal-être. 

Un récit humain, à la limite du tolérable avec des cas de violence qui vous laissent sans mots. Que dire des suicides qui se font dans l’indifférence presque? Désy raconte qu’un jeune s’est pendu dans une chambre, pendant que ses amis attendaient dans la pièce d’à côté. 

Un livre important pour comprendre les tourments du Nord et les ravages que les Blancs ont causés chez cette population que nous avons infantilisée et rendue dépendante. Une nature dure, époustouflante, fascinante, mais un peuple en plein désarroi qui a peut-être perdu le Nord. Un clin d’œil à Shakespeare, bien sûr avec ce titre, mais il y a pire que la grande question que posait William. Que faire quand on vit, mais qu’on n’est rien, que l’on a égaré son âme, sa culture, son regard sur son environnement et même sa langue? Des textes perturbants. Jean Désy y dévoile sa sensibilité et son empathie pour ce peuple en plein désarroi. À lire absolument.

 

DÉSY JEANÊtre et n’être paschronique d’une crise nordique, Bibliothèque québécoise, Montréal, 200 pages.

http://www.livres-bq.com/catalogue/355-etre-et-n-etre-pas.html 

mercredi 19 juillet 2023

LE TERRIBLE ÉCHEC D’UNE GÉNÉRATION

ON DIRAIT UN TITRE DE STANLEY PÉAN. Une idée comme ça. Sombre est la nuit est bien un roman de Brigitte Haentjens, son deuxième, à paraître aux Éditions du Boréal. On connaît surtout la femme de théâtre, beaucoup moins que l’écrivaine, du moins dans mon cas. Un ouvrage constitué de courts fragments, comme si j’avais devant moi des extraits ou des morceaux rescapés d’un texte beaucoup plus imposant. Un couple est en vacances au Mexique et lui ne trouve rien de mieux à faire que de traîner près du bar, du matin au soir, distribuant de généreux pourboires aux serveurs qui lui apportent ses verres d’alcool. Sa seule idée semble de s’imbiber méthodiquement sans se préoccuper de ce qui se passe autour de lui. Elle parle enfin, s’adresse à lui dans une sorte de procès implacable. 

 

Le roman de Brigitte Haentjens a longtemps patienté dans le rayon des nouveautés. Le livre, paru en septembre 2022, soit il y a presque un an, a toujours été effacé par les volumes qui se multiplient à certaines périodes de l’année. Et l’été, calmant un peu les choses (pas du côté de la météo) je me suis décidé à aborder cet ouvrage qui ne m’attirait pas tellement. Le titre peut-être, la présentation. Une page couverture où l’on voit un personnage, on présume que c’est une femme, de dos. La tête est totalement absente. Une colonne vertébrale striée de lignes, comme s’il s’agissait d’éclairs qui vrillent le ciel un soir d’orage.

Il faut un certain temps avant de saisir ce roman où la narratrice s’adresse à l’homme dans un long monologue. Un constat, la description d’une relation amoureuse qui en est à ses derniers soubresauts. Elle ne peut plus communiquer avec ce compagnon qui s’éloigne de plus en plus. Mais, ont-ils déjà eu une vraie vie de couple

J’ai dû être persévérant (sans jeu de mots) pour comprendre la mécanique de ce récit. La première interrogation surgit à la page 36. «Et votre intelligence? La considérez-vous comme quantité négligeable?» J’ai allumé alors. Je suivais cette femme dans une analyse. On connaît la formule. La patiente parle et le professionnel n’intervient que pour mettre le doigt sur une question que son interlocutrice tente d’esquiver. L’esprit humain étant capable de toutes les manœuvres et de bien des diversions pour contourner un problème, il faut souvent le ramener dans le bon chemin. Le spécialiste garde sa neutralité, réussit parfaitement à préserver sa distance malgré ses réactions. 

La narratrice ignore les remarques la plupart du temps. Et étant elle-même psychanalyste, elle ne pouvait qu’emprunter cette voie pour aborder sa relation avec son compagnon. Une sorte de déformation professionnelle.

 

PARCOURS

 

Les deux ont fait des études poussées à l’université expérimentale de Vincennes, une institution libre, fondée dans la foulée de mai 1968, vivant des moments saisissants, rencontrant des sommités fascinantes.

 

«Pourtant, tous les philosophes de l’époque et les plus étincelantes personnalités intellectuelles s’y bousculaient pour y professer. Cela créait une émulation, voire une compétition, qui servait sans aucun doute la qualité de l’enseignement, particulièrement brillant. Dans les allées, outre Deleuze, Lyotard et Guattari, on croisait Foucault, Hélène Cixous, Robert Delort, Guy Hocquenghem, Henri Laborit ou Toni Negri.» (p.61)

 

La jeunesse née après la Deuxième Guerre mondiale défile ici avec ses questionnements, ses hésitations, son désir de changer la société. Voilà un regard critique et clinique, je dirais, sur la génération qui a suivi ce moment horrible de l’histoire européenne. Les filles et les garçons n’avaient pas connu les atrocités de ce terrible conflit, mais ne voulaient plus de semblables dérives. Ils cherchaient de nouvelles références et une communauté plus juste. 

Il est assez étrange de constater que les universitaires se sont tournés souvent vers le marxisme, Mao et Trotski. Il fallait abattre le capitalisme source de tous les malheurs et inventer une solidarité différente. Ils étaient en sociologie, en littérature, en anthropologie, en psychologie et en philosophie. Tous contestaient les enseignants, intervenaient dans les cours, militaient dans des groupes politiques et répandaient la bonne nouvelle aux portes des usines tôt le matin. 

Comment pouvaient-ils fermer les yeux sur les dérives du communisme avec Staline et Mao, devant l’expérience horrible du Cambodge? Il y avait dans ce militantisme une ferveur religieuse, du moins au Québec, assez étonnant. Un aveuglement aussi. 

Leur arme était la parole et leur logique obstinée disséquait tous les arguments qui n’étaient pas les leurs. Jamais une concession aux gouvernements et aux capitalistes. Toujours à l’avant dans les conflits et particulièrement conservateurs dans leur couple. Brigitte Haentjens m’a fait remonter dans le temps. Certains ouvrages me forcent à me questionner et à revoir certains moments de mon parcours. Comme si un grand pan de ma vie de militant syndical revenait avec les camarades qui avaient réponse à tous les problèmes que nous affrontions dans nos milieux de travail.

 

MILITANTISME

 

J’étais alors membre de la CSN, président de syndicat et toujours présent aux réunions du conseil central tout comme aux congrès de la Fédération nationale des communications qui regroupaient les journalistes. Ils étaient quelques-uns, des enseignants au cégep, des militants marxistes, vissés devant les micros. Ils accaparaient les temps d’intervention et débitaient leurs concepts comme des leçons mal apprises. Ils finissaient par exaspérer tout le monde, semaient la grogne dans les instances. Michel Chartrand ne manquait jamais une occasion de les pourfendre et de leur dire de fonder leur parti politique où ils auraient tout le champ libre pour faire valoir leurs idées. 

Ces militants restèrent des marginaux au Québec, des perturbateurs dans les réunions syndicales et ne réussirent jamais à convaincre les travailleurs malgré leur présence aux portes des usines, particulièrement celles d’Alcan au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Ils répétaient des formules comme nous avions récité des prières au temps de notre enfance. 

 

COUPLE

 

L’homme et la narratrice se sont croisés à l’université de Vincennes et ont fini par former un couple. Elle, en admiration devant ce compagnon d’études.

 

«Jeune, tu avais l’aura des intellectuels que j’admirais. Tu brillais. Tu prenais la parole et ne la cédais pas, avec la placidité de ceux qui savent séduire et convaincre. Tu parlais des heures, tu parlais inlassablement. Grâce à ton habileté dialectique, à l’éclat de ton esprit, tu disloquais tous les arguments, écrasais les résistances et ne lâchais jamais rien. Tu affichais une assurance d’autant plus impressionnante à mes yeux que j’étais plutôt timide et mutique.» (p.21)

 

Les deux s’installent dans leur routine, militant, discourant, faisant l’amour un peu mécaniquement. Il faut que la chair exulte comme chantait Jacques Brel à l’époque. Il la domine et elle se fait obéissante malgré ses études et ses réussites. Ce qui importe c’est la parole de celui qui sait et qui s’impose dans les réunions et les salles de l’université. Toujours prêts à affronter les forces de l’ordre pour libérer la classe ouvrière, prêchant l’égalité et la fraternité, travaillant à renverser la société capitaliste, fermant les yeux sur les dérives communistes où l’on éliminait les opposants. Un aveuglement de certains intellectuels (Jean-Paul Sartre en premier) qui ont mis bien du temps à le reconnaître, s’acharnant à soutenir l’indéfendable.

Ce type de personnage s’est imposé dans la littérature et plusieurs écrivaines ont décrit ces révolutionnaires qui pouvaient discourir pendant des nuits sans reprendre leur souffle, prônant l’équité, la liberté et le partage tout en se comportant en petits despotes dans leur intimité. Je pense à Francine Noël avec Maryse, à Danielle Dubé dans Les Olives noires, à La femme du stalinien de France Théorêt.

 

CONCEPTS

 

Pourquoi les baby-boomers, du moins les plus scolarisés, se sont gargarisés avec des concepts, des théories, sans jamais parvenir à les concrétiser dans les groupes où ils militaient? Jamais ils n’ont réussi à incarner leurs propos et souvent, après une période maoïste ou trotskyste, ils devenaient de farouches défenseurs du capitalisme. Comme si cela n’avait été qu’une folie de jeunesse, qu’un jeu et que les mots et les idées qu’ils soutenaient avec acharnement alors n’avaient plus d’importance. 

C’est troublant. 

Ça explique peut-être pourquoi nous sommes devant une catastrophe planétaire. Nous avons suivi aveuglément des diktats après ces années de contestation, misant tout sur le développement et l’économie sans tenir compte des possibilités de la Terre, accentuant du même coup les inégalités, gardant des continents dans la misère et la pauvreté. Nous avions besoin de formules, de certitudes pour combler la mort de Dieu et la perte du sacré. Un terrible saccage comme résultat. 

Sombre est la nuit a le grand mérite de nous rappeler les préoccupations d’une génération et ses dérives. Nous avons fait souvent fausse route en nous accrochant à des concepts abstraits sans l’incarner dans notre vie intime. Tout cela malgré le féminisme, l’écologie et le mouvement hippie. Un roman sombre comme le dit le titre, mais direct et tellement bien mené. 

L’impression de regarder dans un rétroviseur et de constater le gâchis. Parce que nous sommes responsables de ce désastre environnemental, tous, qu’on le veuille ou non. Personne ne peut se laver les mains et dire qu’il n’y est pour rien. Et comment s’arracher à ces discours creux pour aborder les vrais problèmes quand le Moi est devenu un dogme incontestable. Comme le dit si bien Jean Désy dans Être et n’être pas : «L’humanité devra apprendre à juguler cette emprise strictement “imaginaire” dans laquelle elle semble se complaire et qui a de moins en moins à voir avec la paix et la sérénité.»

Portrait d’une génération de militants qui s’est comporté en aveugle, croyant que l’on pouvait tout changer par la dialectique et la parole, sans l’incarner dans son âme et son corps.

 

HAENTJENS BRIGITTESombre est la nuit, Éditions du Boréal, Montréal, 232 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sombre-est-nuit-3949.html