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mardi 11 juillet 2023

GABRIELLE ROY SE MOQUE DU TEMPS

J’OUBLIE LES parutions récentes cette semaine pour retrouver une écrivaine qui a marqué mon parcours de lecteur, et ce à partir du moment où j’ai lu Bonheur d’occasion. Gabrielle Roy a fait partie de ma vie, même quand elle se tenait loin de l’actualité littéraire et qu’elle se consacrait à son œuvre dans la plus belle des discrétions, toute concentrée sur son écriture, particulièrement l’été, alors qu’elle séjournait à Petite-Rivière-Saint-François, dans Charlevoix. J’ai toujours le roman qui l’a fait connaître et que je me suis procuré en 1970. J’avais du retard, mais ce tirage des Éditions Beauchemin m’est précieux. Le livre est usé, tout fripé, fragile, autant que L’octobre des Indiens, paru un an plus tard. Je n’arrive plus à ouvrir les quelques exemplaires que je possède encore parce que mon petit recueil blanc se défait. La colle ne tient plus. Le travail du temps! Les imprimés (physiquement) vieillissent avec les lecteurs, mais la pensée, les mots restent enjoués et alertes. Au lieu de replonger dans le roman le plus connu et le plus louangé de madame Roy, j’ai choisi plutôt d’aller vers De quoi t’ennuies-tu, Éveline? Ély! Ély! Ély! Le premier récit est paru en 1982, un an avant la mort de l’auteure de Ces enfants de ma vie. Une longue narration que l’écrivaine aurait rédigée dans les années soixante. Ély! Ély! Élyvoit le jour en 1978. 

Les chroniqueurs n’en ont souvent que pour les parutions récentes, les textes du jour, ceux qui surgissent dans les médias et disparaissent tout aussi rapidement. Le livre est devenu un objet de consommation et il est considéré comme obsolète après quelques semaines. Un roman n’a pas plus qu’un mois pour s’imposer, sinon c’est l’enfer du purgatoire pour l’auteur. Comme si on s’émerveillait devant la floraison d’un cerisier au printemps et que l’on oubliait que cette beauté n’existe que grâce à un tronc solide, des branches et tout un réseau de racines. 

Une littérature n’est pas faite que de nouveautés (trop nombreuses selon certains) qui repoussent dans l’ombre les œuvres fondatrices, essentielles qui jalonnent la vie intellectuelle. Pourtant une fiction et un récit nous touchent, peu importe le moment de sa parution. Il faut fréquenter Gabrielle Roy, Anne Hébert, Jacques Godbout, les premiers ouvrages de Marie-Claire Blais pour s’en rendre compte. J’ai fait un retour dans le temps dans mes chroniques à deux reprises si je me souviens bien. Soit pour Mémoire d’autre-tonneau de Victor-Lévy Beaulieu et Les chambres de bois d’Anne Hébert. Ce n’est pas suffisant, j’en conviens. Je me dis souvent que je pourrais voyager ainsi dans la littérature québécoise, écrire sur des textes négligés, mais tellement importants. Je me promets de relire des romans de Roch Carrier, de Louis Caron ou encore les premières parutions de monsieur Archambault. Qui s’attarde maintenant à Francine D’Amour, Suzanne Jacob, Francine Noël ou Pauline Harvey. Nicole Houde aussi, bien sûr, la grande oubliée. 

 

AVENTURE

 

De quoi t’ennuies-tu, Éveline? raconte l’ultime aventure d’Éveline, personnage inspiré de la mère de l’écrivaine, on s’en doute. Cette dernière quitte son lointain Manitoba en plein hiver pour rejoindre son frère Majorique qui en est au bout de ses errances et qu’elle n’a pas vu depuis des années. Un voyage qui la fera migrer du froid à la douceur de la Californie. Un long périple en autobus où elle évoque des souvenirs et se fait des amis. 

Ély! Ély! Ély!, peut-être le plus émouvant des deux textes, raconte l’excursion de la jeune journaliste que fut Gabrielle Roy dans une petite bourgade de l’Ouest canadien pour y visiter les Huttérites d’Iberville tout près d’Ély. Une communauté religieuse qui vivait en autarcie, du travail de la terre et n’avait que très peu de contacts avec ses voisins. Des gens qui parlaient une sorte d’allemand et paraissaient bien farouches et peu avenants alors. Ces récits ont été publiés chez Boréal, dans la collection Compact en 1984. 

Il m’arrive de fouiner dans ma bibliothèque, dans le rayon des «p» pour saluer Jacques Poulin qui loge juste au-dessus de Gabrielle Roy. Quasi voisin de Gaétan Soucy et de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Un grand livre d’un formidable écrivain. Tout près aussi de Jean-Yves Soucy et de ses romans inoubliables que sont Les chevaliers de la nuit et Un dieu chasseur. Deux œuvres qui m’ont marqué et hanté longtemps. 

 

LE TEMPS

 

Quand un texte devient un livre avec sa couverture attrayante, l’écrivain et l’écrivaine échappent au temps. Ils restent là, suspendus entre deux secondes, deux saisons et deux éternités peut-être, attendant qu’un lecteur tourne une page et que tout bouge alors, se secoue comme un chien qui sort de l’eau, avec la vague qui pousse une autre vague par jour de grand vent sur le lac qui berce mes nuits d’été. 

Éveline s’est dégourdie quand j’ai pris le livre dans mes mains, assez pour qu’elle évoque quelques moments de sa vie. Elle a encore tant de choses à raconter et le silence la tue, plus que l’indifférence ou la solitude. Elle m’a fait penser à ma mère qui parlait du matin au soir. Bien sûr, nous étions là, les enfants, mais elle ne s’adressait jamais à nous. Elle commentait, apostrophait, jugeait des affaires du monde, c’est-à-dire les agissements de quelques voisins. Et quand elle était à bout de récit, elle reprenait son souffle en préparant un thé avant de recommencer, avec les tâches qu’elle effectuait dans sa grande maison de ferme où les saisons dictaient les corvées. 

Éveline m’a touché comme si c’était la première fois que je la rencontrais. J’ai tendu l’oreille pour me plonger dans ses souvenirs, ses craintes devant ce voyage qui serait certainement son dernier, celui où elle se retrouverait près de Majorique après une vie faite de patience et de répétitions, après les lettres de ce frère qui apportaient un vent de liberté, donnaient corps à ses rêves et à l’ailleurs. 

 

PREMIÈRE FOIS

 

Comment aurais-je pu résister? «Dans sa vieillesse, quand elle n’attendait plus grande surprise ni pour le cœur ni pour l’esprit, maman eut une aventure.» (p.11) Cette Éveline, inspirée certainement de Mélina, la mère de la Gabrielle vagabonde, s’avère si avenante. 

Et c’était encore une première fois. Toujours, quand on aborde le texte d’une écrivaine de la trempe de madame Roy. Comme si je redevenais le petit garçon qui tendait l’oreille lorsque les oncles et des voisins débarquaient avec plein de rires et d’histoires invraisemblables. Plus tard, la lecture m’a protégé des tsunamis de maman. Souvent, elle s’interrompait et je levais les yeux. «Maudit que tu es plate toi, avec tes gros livres. Tu ne dis jamais un mot.» Je souriais et elle reprenait, là où elle avait laissé.

J’ai accompagné cette femme de soixante-treize ans qui n’a jamais quitté son Manitoba. J’ai hésité en montant dans l’autobus, me méfiant avec elle de ces voyageurs qu’elle voyait pour la première fois. Comment ne pas lui tendre la main pour grimper les marches et s’installer dans un siège à droite, pas trop à l’avant, ni trop à l’arrière, pour observer le pays qui allait surgir dans les vitres un peu givrées de ce gros véhicule chaud et rassurant. 

 

«Merveilleusement, elle ignora qu’elle avait soixante-treize ans, que son cœur demandait des ménagements. Toute prête à partir, elle s’assit pour nous écrire à chacun une lettre hâtive où elle nous annonçait comme une enfant son escapade vers la Californie. De toute façon, elle n’avait rien à craindre : quand nous recevrions la nouvelle, il serait trop tard pour la retenir.» (p.15)

 

Un long voyage où elle passe de l’hiver aux douceurs de la Californie. Une sorte de glissement dans sa vie faite de devoirs, une pause où elle se rappelle les missives de ce frère qui apportait des bouffées de bonheur dans son quotidien. Éveline parle et quand elle ouvre la bouche, tout le monde dans le véhicule tend l’oreille. C’est un art que celui de la parole bien menée et aiguisée, tout comme l’écriture de Gabrielle Roy tout épurée et envoûtante. 

Comment ne pas songer aux longs voyages de Jack Kerouac? Il traversait l’Amérique en autobus, se déplaçant de jour et de nuit, perdant la notion du temps, s’accrochant à quelques paysages enneigés, s’arrêtant pour se dégourdir, avaler un café, donner un mot et son sourire à une serveuse trop occupée. Il jonglait avec le bout de phrase d’un passager qui descendrait à la ville voisine pour disparaître de sa vie. C’était alors que Kerouac se sentait le mieux, en harmonie avec son âme voyageuse. Il rayonnait sur la route, hors de toute obligation et de responsabilité. Il laissait courir sa pensée migrante tout comme Éveline qui retrouve une jeunesse, le bonheur de découvrir du pays et de se faire des amis. 

Elle arrive trop tard en Californie. Majorique n’a pas su l’attendre, mais elle fait connaissance avec les descendants de son frère. Il a constitué autour de lui une petite Société des Nations où tous travaillent, aiment, s’épanouissent en paix et en harmonie. Une sorte de village global et familial où règnent le partage et la bonne entente.

Victor-Lévy Beaulieu imaginera tout ça dans Antiterre où Abel Beauchemin se pose, s’invente une communauté idéale dans les hautes terres de Trois-Pistoles, au bout du rang Rallonge. Là, il peut respirer après avoir marqué le monde de ses pas.

Éveline a compris, pendant ces jours, sur la route, qu’il y a d’autres vies. Il suffit d’avoir le courage de partir et de courir derrière un rêve pour qu’il s’offre à vous. 

Quelle histoire touchante, humaine, pleine d’empathie et d’amour qui s’exprime parfois si mal dans une famille! Comme quoi il n’est jamais trop tard pour prendre un chemin de traverse et de donner une nouvelle direction à ses pas. 

 

Ély!

 

Dans Ély!, un court récit, Gabrielle Roy crée une ambiance incroyablement sensuelle où les grandes plaines de l’Ouest canadien enivre la voyageuse par un chaud soir d’été. J’ai retrouvé Gabrielle Roy alors qu’elle était toute jeune et qu’elle parcourait le Canada en tant que journaliste pour en surprendre les visages, tirer sur des ficelles et peut-être apprendre ce qu’est ce pays dont on nous a tant parlé dans les livres sans trop savoir de quoi il est constitué. Elle n’avait pas encore publié Bonheur d’occasion, s’intéressait aux marginaux, aux migrants qui abandonnent tout derrière eux pour tenter de saisir leurs rêves à bras le corps en changeant de continent. Comme elle l’a fait en quittant Saint-Boniface pour séjourner en Angleterre et en France, pour trouver sa voie et ce qu’elle ferait de ses jours. C’est là qu’elle a délaissé son ambition de devenir comédienne pour s’avancer dans l’écriture qui serait l’immense affaire de sa vie. 

Ce genre d’expédition était terriblement audacieux à l’époque, surtout pas dans les pratiques journalistiques. On peut lire ses chroniques et reportages dans Fragiles lumières de la terre. Un bonheur d’intelligence, de curiosité qui garde toute sa pertinence et sa modernité. 

La jeune femme se retrouve en pleine nuit dans la grande plaine de l’Ouest après être descendue du train, à des kilomètres du premier village. Il fait chaud, la nuit est parfaite, le vent doux et caressant avec un dégât d’étoiles au-dessus de sa tête. La voyageuse s’abandonne au plaisir d’être là, toute dans son rêve et son corps, humant l’air sur ses bras et son visage comme si le pays la courtisait et voulait la séduire. 

 

«Je me vis en sandales légères, loin de toute habitation, dans une sorte de nuit des temps, avec deux valises à traîner… et j’éclatai de rire. Puis laissant à travers les herbes hautes, mes valises qui n’avaient certainement rien à craindre, je partis à pied devant moi. Or la nuit que j’avais pu croire vide et inanimée se révélait toute pleine de légers bruits chantants qui se rattachaient à une vie nocturne abondante, quoique, tout d’abord, un peu difficile à déchiffrer. À une sorte de respiration tranquille, je devinai des champs de blé qui se déroulaient en profondeur de chaque côté du chemin de fer. Parfois, quand deux vagues de tiges en venaient à se heurter, il en résultait un étrange bruit de houle. Dans ces champs secs, selon les caprices du vent, il y a apparemment une manière de ressac.» (p.101)

 

Elle y fera des rencontres étonnantes. Surtout, elle décrit des lieux et des hommes un peu rudes, mais qui peuvent être accueillants et généreux quand ils savent à qui ils ont affaire. C’est surtout ce pays tout imbibé d’odeurs, d’effluves et de frissons qui s’impose, la rend terriblement heureuse de respirer dans toutes les dimensions de son corps. Un récit qui garde toute sa puissance et sa sensualité. On le hume, on le sent sur sa peau comme une brise par temps chaud et humide.

Quel plaisir de retrouver Gabrielle Roy, de se pencher sur cette écriture élégante et si juste, toute simple et évocatrice! Belle comme une partition parfaitement équilibrée où tous les instruments trouvent leur pleine mesure. 

Et je jure que je vais relire cette œuvre importante et unique. Parce que les textes de Gabrielle Roy n’ont pas pris une ride et qu’ils gardent une éternelle jeunesse. D’une actualité déconcertante en cette période où l’on prône la diversité et la dictature du moi. Tout est là déjà, bien avant notre époque qui ne sait plus où donner de la tête. Tout chaud et tout plein d’effluves. La preuve que certains auteurs voient beaucoup plus loin que le moment présent et que les mots se moquent du temps et de l’espace. En tous les cas, les récits de cette très grande auteure me touchent chaque fois, peu importe la circonstance où je les approche avec prudence et avidité. Toujours aussi palpitant quarante ans après la mort de cette romancière et journaliste remarquable. Elle écrivait hier pour des gens d’aujourd’hui, pour bousculer les frontières et des tabous de son époque. C’est formidable et jubilatoire de comprendre qu’un texte peut abolir le temps et s’échapper dans le vaste espace où des humains cherchent obstinément la paix et la tranquillité. C’est là le miracle que réalise Gabrielle Roy. Elle nous parle, murmure à l’oreille. Il suffit de fermer les yeux pour se laisser envoûter par les ressacs de sa phrase, de sa présence troublante.

 

ROY GABRIELLEDe quoi t’ennuies-tu, ÉvelineÉly! Ély! Ély!, Éditions du Boréal, Montréal, 1994.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/quoi-ennuies-eveline-suivi-ely-ely-1953.html 

jeudi 6 juillet 2023

TROIS ÉCRIVAINES ET UN SEUL CHANT


VOILÀ UN COLLECTIF qui tranche avec ce que j’ai lu jusqu’à maintenant! D’habitude, dans un tel projet, on fait appel à des auteurs qui acceptent d’explorer un thème et de respecter un format précis. Chacun reste libre de choisir le moment et l’ancrage de son histoire. Ça donne toujours un ouvrage avec des hauts et des bas. Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost ont décidé de faire différemment. «… nous avons convenu d’écrire un recueil de nouvelles dans lequel nos voix pourraient conserver une forme d’indépendance dans chacun des textes autonomes, tout en s’unissant aux autres par les lieux, les thèmes, le sujet et les personnages partagés dans l’ensemble du livre.» (p.141) Elles ont choisi un site qu’elles connaissent et fréquentent, le Bic, un coin unique près de Rimouski, la pointe aux Anglais, en bordure du fleuve Saint-Laurent, là où se croisent les grandes eaux et le roc. J’y ai séjourné à quelques reprises et c’est un emplacement inspirant. Je me souviens des chevreuils tout près de la tente, de ces bêtes magnifiques qui semblaient nous souhaiter la bienvenue. L’histoire de l’endroit, ses légendes et des figures mythiques forment l’humus de ces nouvelles. Que j’aurais aimé participer à un tel projet!


 

Quelle manière originale de marquer son environnement, d’apprivoiser physiquement un lieu par de courts textes, de tisser des récits dans un tricot serré! Le tout pour que la créativité de l’une stimule celle de l’autre, fasse advenir la belle aventure de dire un bout de pays, le laisant respirer comme un oisillon dans le creux de sa main. Je pense à mon ami Alain Gagnon qui répétait : «On ne connaît pas un territoire qu’on n’a pas nommé.»

Et le frère Marie-Victorin, bien avant lui, avait lancé une assertion similaire : «On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom.»

J’imagine qu’en cours de rédaction, les auteures se sont rencontrées pour discuter, inventer des hommes et des femmes, apporter un nouvel éclairage à une légende tout en respectant l’inspiration de chacune. Pour s’imbiber d’une même atmosphère, s’en tenir à un ton et à cette petite musique si chère à Jacques Poulin. 

 

«Tour à tour, nous avons donc rebondi sur les éléments amenés par nos comparses — personnages, événements ou rumeurs qui tramaient l’histoire fictive de notre village et notre Pointe.» (p.142)

 

Bien plus, tous ces écrits ont fait l’objet d’une lecture publique au Jardin de Métis, ce lieu de beauté et de quiétude crée par Elsie Reford. Ces rencontres ont certainement permis d’approfondir la tessiture de chacune des nouvelles qui s’imposent dans le temps et l’espace. Les vingt et un textes (sept pour chacune des protagonistes) suivent une trame, jouent en harmonie, pareils à des instruments à cordes qui nous entraînent dans une sonate de Claude Debussy. Ça donne «un roman à trois voix» qui va et vient avec la marée qui gonfle avant de se retirer en laissant des artefacts sur le sable et les rochers. C’est magnifique et juste comme un contre-chant. Des nouvelles parfaitement intriquées. Tellement que j’ai oublié de chercher qui en était les auteures. En plus, les trois comparses ont eu la bonne idée de ne pas signer leurs textes pour accentuer la cohésion du recueil. Oui, j’ai eu l’impression de lire une seule écrivaine, comme si Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost se modulaient l’une à l’autre.

 

AVENTURE

 

Voilà une démarche qui donne toute la place aux mots, au site et aux figures réels ou inventés. Bien plus, on explore ce lieu par l’œil, l’oreille et le toucher. On le respire, on le parcourt pour s’imprégner de l’endroit et suivre les personnages. Une intégration du fantasme et de l’imaginaire par la musique et le cinéma également.

 

«Quand le brouillard se répand, il avale presque tout. Il fond sur le paysage et dérobe l’horizon, les îles lointaines, le fleuve. Les lieux perdent leur consistance. Pour un instant, on peut même douter qu’ils sont encore là.» (p.44)

 


C’est ce qui arrive aux trois participantes. Elles se dépouillent et se laissent imbiber par leur sujet, emporter par la marée, n’hésitant jamais à suivre un personnage qu’une collègue leur a présenté, ou à s’approprier un événement. C’est rare de réussir un tel exploit et il faut aimer les mots et un coin de pays pour consentir à pareille abnégation. Comme dirait Victor-Lévy Beaulieu, c’est du bel ouvrage. 

 

TRAME

 

Des revenants hantent certains lieux, un concert étrange donné pendant toute une nuit sur les rochers de la pointe avec un seul spectateur. La musicienne répète Vexations d’Éric Satie pendant sept heures. Satie, un créateur que j’aime particulièrement a noté ce qui suit en tête de sa partition. «Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses.» La pièce dure une minute à peu près et il faut environ quatorze heures pour respecter les vœux du compositeur, ce que plusieurs interprètes ont fait. John Cage entre autres.

Voilà un indice, la manière adoptée par les écrivaines qui cèdent aux belles obsessions qui hantent leurs personnages. Elles répètent un phrasé, se laissent aller et s’ancrent dans le lieu. Les mots, les images et la musique respirent avec les marées, les vagues qui poussent le fantasme au large comme cela arrive toujours dans un pays de mer et de vents.

Ce que je sais des berges est bien plus qu’un recueil de nouvelles, c’est une expérience immersive et sensorielle. C’est l’union de trois voix qui chantent en harmonie dans des moments tragiques, reprennent sans cesse un même leitmotiv pour nous faire découvrir le réel par l’imaginaire, la vie en effleurant la mort, la beauté dans une échancrure du brouillard. 

Il faut arpenter ce collectif en abandonnant ses réflexes et adopter le pas de ces créatrices sans chercher qui est qui. Une expérience unique pour les auteures et le lecteur. J’en suis ressorti imbibé par les lieux où l’ici est là-bas, où le rêve marche sur les rochers, avalé par un banc de brume ou le roulis des vagues. Comme si en suivant ces écrivaines, je m’étais approprié tous les territoires de mon corps en même temps que le pays du Bic. Une expérience unique et particulière. La certitude, peut-être, d’avoir effleuré la beauté. 

 

DELAURIERS CAMILLE, LEMIEUX JOANIE, PROVOST VALÉRIECe que je sais des berges, Éditions La Pleine Lune, Lachine, 152 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/665/ce-que-je-sais-des-berges 

mercredi 28 juin 2023

MARIANA ENRIQUEZ ÉCHAPPE AU RÉEL

ALTO VIENT de publier la traduction d’un recueil de nouvelles de Mariana Enriquez, Les dangers de fumer au lit. Cette auteure d’origine argentine en est à son troisième ouvrage. Elle a fait beaucoup parler d’elle avec Notre part de nuit. Une découverte, ces textes un peu étranges qui nous entraînent dans l’univers magique exploré par nombre de romanciers sud-américains. Un milieu où tout se mélange, où tout est vrai et concret, où les disparus se glissent dans le quotidien des vivants. Cela m’a rappelé des souvenirs d’enfance. J’ai grandi dans un monde où les morts pouvaient revenir donner des leçons à leurs progénitures, surtout s’ils n’aimaient pas la manière dont ils géraient leur héritage. Mes oncles et mes tantes racontaient plein d’histoires du genre et cela m’impressionnait énormément. Ils étaient attachés à leurs biens matériels, ces disparus. Surtout, il me semble qu’ils étaient particulièrement susceptibles. Les ancêtres ne laissaient pas aller leurs enfants comme ça, même après avoir déménagé au cimetière. Des apparitions et des anecdotes qui m’ont poussé à l’époque dans de terribles frayeurs. 

 

Une douzaine de textes ramènent des morts qui se mêlent au quotidien des gens tout naturellement dans le monde de Mariana Enriquez. L’écrivaine nous entraîne dans des situations étranges et cauchemardesques. Des disparus perturbent les activités de certaines familles et imposent des idées ou des manières d’envisager les choses. Ils me paraissent bien têtus et peu sympathiques. Voilà une confrontation entre un passé statique et immuable et un présent que les personnages de madame Enriquez tentent de faire muter pour le meilleur ou le pire. Les enfants ne peuvent disposer de ce passé comme bon leur semble et l’héritage devient très lourd sur leurs épaules. Cela peut expliquer le conservatisme de certaines sociétés et la difficulté de changer des façons de faire ou de s’opposer à des régimes politiques néfastes. 

 

«Jusqu’à cet instant je ne savais pas qu’il s’agissait d’Angelita, la sœur de ma grand-mère. Je continuais de fermer les yeux bien fort pour qu’elle disparaisse ou que je me réveille. Comme ça ne marchait pas, j’ai tourné autour d’elle et découvert dans son dos, pendues aux restes jaunâtres de ce qui était, je le sais maintenant, le suaire rose, deux petites ailes rudimentaires en carton avec des plumes de poule collées. Depuis toutes ces années elles auraient dû se désagréger, me suis-je dit, et j’ai ri, un peu fébrile, en songeant qu’il y avait un bébé mort dans ma cuisine, que c’était ma grand-tante et qu’elle marchait, même si d’après sa taille elle n’avait dû vivre qu’à peine trois mois environ. Il fallait une bonne fois pour toutes que j’arrête de réfléchir en termes de possible ou pas.» (p.15)

 

Un monde où les protagonistes (disparus et descendants) doivent trouver une façon de se voisiner et de s’entendre. Pas de craintes, de peur incontrôlable, de panique, mais une cohabitation naturelle, je dirais, obsessionnelle qui peut devenir cauchemardesque. 

Une manière de mettre le doigt sur de terribles problèmes sociaux et politiques qui étouffent les narrateurs de ces histoires. Nous voilà à un autre niveau de compréhension et j’ai dû oublier les balises de la raison pour suivre cette écrivaine dans un réel où les frontières s’abolissent.

Des jeunes disparaissent et réapparaissent, errent dans les rues et les parcs, un véritable fléau. Les filles tombent entre les pattes de proxénètes et finissent de la pire des façons. Ce qui ne les empêchent pas de ressurgir dans Les petits revenants où elles terrorisent les vivants, leur reprochant peut-être de les avoir abandonnées. 

 

FATALITÉ

 

La mort frappe partout et souvent. Voilà une fatalité contre laquelle il n’y a pas grand-chose à faire. Les malédictions aussi qui s’imposent et font en sorte que les vivants restent prudents et doivent ménager la susceptibilité des revenants.

Je me souviens des craintes qui hantaient mon enfance. Nous devions réciter des prières pour les disparus, un certain nombre de chapelets et payer des messes pour les apaiser et sauver leur âme, sinon nous n’en avions pas fini avec eux. Tout comme il ne fallait jamais se moquer d’un quêteux et surtout ne jamais lui refuser «la charité», si modeste soit-elle. Ma mère prenait des risques terribles. Elle ne se montrait guère généreuse avec ces hommes qui surgissaient une fois ou deux par année pour frapper à toutes les portes de la paroisse. Elle offrait toujours un sou noir, un seul que je devais mettre dans la main du visiteur. J’en tremblais de peur et de crainte. Le pauvre hère marmonnait et j’étais certain qu’il nous lançait une malédiction. L’étable passerait au feu pendant la nuit ou encore j’attraperais la polio et verrait mes jambes s’atrophier. Ma mère n’a jamais donné plus qu’un sou à ces quêteux qui ne s’attardaient jamais à la maison. Je comprends maintenant pourquoi ils couchaient toujours chez un voisin.  

INQUIÉTANT

 

La nouvelle la plus étrange est certainement Viande où les mots sont pris au pied de la lettre. Je me suis retrouvé dans un monde sordide. Deux jeunes filles, de vraies groupies, écoutent toutes les mélodies d’un chanteur populaire. Surtout, elles interprètent ses textes comme si c’était la vérité absolue et ne passent jamais au niveau de la métaphore.

 

«L’après-midi, l’information filtra dans la presse. Deux adolescentes avaient déterré le cercueil de Santiago Espina avec une pelle et leurs propres mains. Un mois à peine après les funérailles, il n’y avait pas encore sur la sépulture le marbre définitif qui leur aurait compliqué la tâche. Mais l’exhumation n’était rien. Les filles avaient ouvert le cercueil pour manger les restes d’Espina avec dévotion et répugnance; autour du trou, des flaques de vomi témoignaient de leur effort.» (p.115)

 

Tout cela pour obéir à une exhortation du chanteur qu’elles prenaient pour une sorte de prophète. 

 

«Et elles écoutaient la dernière chanson de Viande (où Espina susurrait “Si tu as faim, mange mon corps. Si tu as soif, bois mes yeux”), rêvant du futur.» (p.117)

 

L’écrivaine nous pousse dans l’horreur et l’innommable. La plupart du temps, heureusement, ces nouvelles ouvrent une porte sur un imaginaire déstabilisant. Tout cela pour nous faire comprendre que la réalité se niche autant dans le surnaturel que le concret, que le langage porte à la fois le dégoût et la beauté. On ne sait jamais sur quel pied danser avec elle.

Et quelle conteuse remarquable que Mariana Enriquez! Elle m’a entraîné là où elle le souhaitait avec une habileté déconcertante. Le souffle et la justesse de son écriture m’ont poussé dans des mondes qui m’ont laissé pantois. Très inhabituel pour nous qui avons tout misé sur la raison, mais combien fascinant quand on s’abandonne à toutes les dimensions du possible, que l’on se permet de fouiller les recoins de nos peurs et de nos phantasmes!

Mariana Enriquez franchit les limites de la réalité et ses détraqués, ses revenants et ses obsédés donnent froid dans le dos. Et vous voulez savoir pourquoi ce titre? Il vous faudra vous pencher sur l’avant-dernier texte pour tout comprendre. Allez, plongez dans le pays de l’étrange, de l’imaginaire et oui, parfois, de l’horreur. Mais ce n’est jamais gratuit, vous verrez, il y a toujours un questionnement et une hésitation qui flottent et s’imposent après la lecture de ses nouvelles. C’est ce qui m’a fasciné.

 

ENRIQUEZ MARIANA, Les dangers de fumer au lit, Éditions Alto, Québec, 200 pages.

https://editionsalto.com/aparte/regarder-lhorreur-en-face/ 

lundi 19 juin 2023

CLARK DIALOGUE AVEC SA PETITE-FILLE

MARIE CLARK me surprend avec un nouvel ouvrage fort séduisant. Je la suis depuis un moment et j’ai eu le bonheur de la croiser dans des ateliers d’écriture à quelques reprises où nous débusquions le mot et ratissions les phrases. Quel plaisir de retrouver cette écriture serrée, lisse, juste dans ses méandres et ses enroulements. La voilà avec Nous défricherons chacune un monde, un haïbun cette fois. Décidément, j’y prends goût après la lecture de l’ouvrage de Danielle Delorme qui m’a entraîné jusqu’au milieu des glaces de l’Antarctique. Marie Clark s’adresse à sa petite-fille, lui tend la main, lui décrit les joies ressenties dans son potager, devant le miracle des légumes qui poussent, les framboises que l’enfant dégustait «safrement» comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. On le sait, la culture des carottes, des salades, des radis et des haricots peut nous mener dans les rangs du rêve et des souvenirs. C’est ce qui se produit avec l’écrivaine qui se penche vers le sol, sarcle les poivrons et les buttes de concombres tout en songeant que le monde et la planète auraient bien besoin de ses soins. J’ai retrouvé des gestes, des moments de méditation, le plaisir de voir s’ouvrir une petite fleur ou la cosse des pois verts que convoitaient mes amies les marmottes. Il fut une époque où je passais des heures dans un grand potager. Quel privilège que de profiter de la générosité de la terre, de soupeser une tomate toute rouge gorgée de soleil ou encore une courge spaghetti qui faisait nos délices le soir venu. Pas question d’oublier la fête des haricots, des carottes, des radis, des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Un travail de patience et de lenteur nous attend dans un potager, tout comme dans un livre que l’on déchiffre tout doucement, mot après mot, phrase après phrase.

 

Marie Clark se souvient des instants vécus en sarclant, binant et cueillant des framboises juteuses. Ces fruits que l’enfant dévorait en se pourléchant. Des moments de contemplation et de recueillement, devant les pousses qui sortaient tout juste de terre, cherchaient la lumière et partaient à la conquête du ciel et de l’été. Un miracle d’année en année. Une graine à peine visible qui se métamorphose en plante robuste et porteuse de saveurs. S’occuper d’un potager, c’est toucher la vie sous toutes ses formes, dialoguer avec les salades fraîches, les radis, les oignons ou encore les betteraves, interpeller une marmotte pour lui demander de nous en laisser un peu. Des réminiscences qui évoquent la petite fille qui découvrait la nature et ses étrangetés, leurs moments de complicité. La grand-mère et l’enfant, ensemble pour la suite du monde. 

 

«Tu affirmais qu’il allait faire re-beau, que tu allais dessiner re-mieux la maison couchée sur ta feuille. Comme j’aimais tes retouches contre l’imparfait! Ce monde n’attendait que tes préfixes pour partir à re-neuf. Mais comment vas-tu, dis-moi, effacer ces ratures sur les insectes, les animaux, les plantes? Faire re-vierge la diversité en allée?

 

enterrement du chat

mamie est-ce qu’il va

en pousser un autre?» (p.19)

 

Marie Clark sourit tout en se penchant sur le feuillage en fête. Les trouvailles étonnantes de l’enfance, les découvertes langagières. Peut-être que ses souvenirs viennent avec les gestes, quand elle bine ou encore extirpe une herbe qui doit céder sa place à une salade éblouissante. 

 

«Ta jeunesse ne convoque aucun conseil. Tu as raison de forger tes propres rages. Je pousse tout de même quelques fruits de lente culture au fond de la dépense. Un don ne perd pas de valeur, même s’il fermente dans l’oubli. Après tout, l’oubli est la mémoire la plus parfaite.

 

dessert du jour

un plein bol de nuages blancs

montés en neige» (p.58)

 

Dans un deuxième temps, la jardinière et écrivaine songe à des lendemains plutôt inquiétants. Marie Clark a beau cultiver ses légumes avec monsieur de Voltaire, sarcler, bécher, biner, cueillir et goûter en fermant les yeux, elle ne peut ignorer l’immense potager de la planète menacé par les humeurs climatiques. Pluie diluvienne, sécheresse et cet été de feu et de tisons qui couve dans les forêts du Québec depuis des jours. Ces gigantesques parterres d’épinettes que Serge Bouchard aimait tant qui s’enflamment comme des allumettes. L’écosystème se détériore, les océans sortent de leurs gonds et les saisons ont du mal à se tenir dans leurs espaces. 


Au moment où j’écris ces lignes, la fumée flotte sur le grand lac comme un nuage lourd d’avant l’orage. Et cette odeur. La suie, la cendre, le ciel barbouillé. Le soleil rouge ne réchauffe plus la peau. Les flammes envahissent les montagnes de la Branche-Ouest, derrière mon village de La Doré, avalant tout. Et je pense aux oiseaux, à toutes les bêtes qui doivent fuir et migrer je ne sais où. Combien vont mourir? Combien n’arrivent plus à respirer? La perdrix et sa couvée dans la mousse trop chaude, l’orignal affolé, l’ours, le porc-épic beau de lenteur et de patience, qui va s’en occuper?

 

MESSAGE

 

Marie Clark se confie à sa petite-fille devenue grande, à la jeune femme qui porte le poids du présent et de l’avenir. Nous ne pouvons que ça, nous les humains, transférer le fardeau que nous transportons sur nos épaules depuis des années à celles de nos descendants. Nous leur léguons une tâche immense et terrible. 

 

«Tu disposeras de peu d’insouciance, mon ardente. Déjà, debout, tu brandis le spectre du futur par les rues où tu cries justice. Ta voix s’accorde à l’angoisse indignée de ta génération. Il ne s’agit plus seulement de changer le monde, mais de le sauver. Vous devrez faire plus que tous ceux qui vous ont précédés, plus que chercher, trouver comment cesser de participer.

 

cristal à la fenêtre

sur ma page blanche

un arc-en-ciel » (p.71)

 

La poète ne peut s’empêcher de songer à la course folle qui a marqué beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Le gain, l’empilement d’objets, la consommation effrénée, le culte de l’instant, l’ignorance des erreurs du passé qui fermentaient les catastrophes de maintenant. L’aveuglement des dirigeants, la quête de profits, de richesse, de confort tout en pillant les réserves de l’avenir. 

Marie Clark prend une grande respiration, s’arrête entre deux gestes, regarde les plantes autour d’elle, les larges feuilles des épinards, des haricots, la fantaisie des salades, le bal des rhubarbes au fond du terrain. Tout doit continuer. La Terre fait germer la vie partout et non la mort. Quel rêve fou emporte l’humanité et la pousse à ignorer la famine et les guerres en Afrique? Pourquoi fermer les yeux devant ce continent qui n’en finit plus de crever de faim, de soif et qui voit ses populations fuir, se buter à des frontières impénétrables comme des barbelés?

 

«Je voudrais qu’il y ait pour tous une tendresse de lianes, un mur de confettis, des feux follets de gentianes. Je voudrais des jardins dans tous les jeux. Une épaule ne peut tenir à la fois fourche et fusil. Je m’assois à tes côtés pour croquer un radis. Ne rien mettre en bouche qui ne soit aimé. 

 

haut sur la colline

un vent langoureux enlace

les grands arbres» (p.88)

 

Et j’ai repris un mot comme on cueille une petite fleur de bleuet, un haïku, avec l’impression que je m’agenouillais dans le potager de Marie Clark et me recueillais devant un plant de tomate pour le redresser. Le miracle d’effleurer une courge ou un poivron, de m’imprégner des phrases de l’écrivaine, de ses images fortes et justes. 

Oui, inquiet avec elle de l’avenir et des fourmis au bord du fossé, de l’abeille de plus en plus rare. Comment amorcer un dialogue avec tous les humains et les faire se retrousser les manches pour qu’ils entreprennent de mettre de l’ordre dans le grand jardin. Y a-t-il des écoles pour désapprendre la guerre? Comment oublier les démences des semeurs de morts et tendre la main, toucher le sol et le remercier de sa générosité malgré tous les coups que l’on a pu lui infliger depuis des siècles? Elle a bien raison de se révolter, la Terre, de fermenter des pluies diluviennes, des tornades ou encore des tempêtes de vents qui déracinent les arbres.

Nous défricherons chacune un monde est un livre de chevet que je vais traîner avec moi. Je me promets de le garder dans la poche arrière de mes pantalons de travail. Et quand je serai en train de couper les stolons des fraises, je vais m’arrêter pour réciter un haïku, rester là dans l’instant, un tout petit bout d’éternité. 

 

«tout dort encore

j’attends que tes pas réveillent

l’escalier» (p.24)

 

Et encore prier devant le lilas et les pivoines, les framboises qui deviennent peu à peu des boutons de sucre. Oui, désherber patiemment, et souvent ce haïbun, le relire pour poser avec elle ma main sur l’épaule d’une petite fille ou d’un jeune garçon. Alors, peut-être, l’avenir se dessinera tout doucement en longeant les rangs de carottes, épousant les contours du fossé d’égouttement. 

 

CLARK MARIENous défricherons chacune un monde, Éditions David, Ottawa, 152 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=nous-defricherons-chacune-un-monde&ISBN=9782895979418

mercredi 14 juin 2023

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ET JACK KÉROUAC

UN ÉCRIVAINen prenant de l’âge, s’éloigne la plupart du temps de la fiction pour se réfugier dans le récit ou des textes courts plus personnels. C’est un peu le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après l’épiphanie que fut 666 Friedrich Nietzsche, après avoir tout laissé de lui dans ce «dithyrambe beublique», un livre «qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis sorti épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience extrême», que je confiais, le 13 août 2015, à propos de ce monument de 1392 pages. Depuis, Victor-Lévy Beaulieu s’est tourné vers une approche plus personnelle, intime, je dirais, s’attardant à des sujets qu’il avait déjà visités auparavant. Je pense à Ma Chine à moi, à La vieille dame de Saint-Pétersbourg ou encore quand il s'est lancé sur les traces de Mark TwainL’écrivain des Trois-Pistoles a constamment courtisé le récit dans ses fictions et ses essais. Je mentionne Monsieur MelvilleJames Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots et l’épopée Nietzsche. Si vous n’avez pas lu ces ouvrages uniques et fascinants, il faut vous y mettre tout de suite. De quoi passer plus que les mois de l’été et oublier les feux de forêt qui brûlent «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment expliquer cet éloignement de la fiction? Peut-être qu’avec le temps, un écrivain éprouve le besoin de revenir sur certaines périodes de sa vie, ses aventures livresques, se rapprocher de soi et des personnages qui ont donné les fondements de son œuvre et orienté sa quête. Pour mieux se «déprendre de soi» certainement, pour le bonheur de ressasser des souvenirs, des moments de joie et baliser son parcours d’inventeur de phrases et de bâtisseur de cathédrale. Monsieur Archambault le fait magnifiquement depuis quelques années dans ses courtes publications.

 

Dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Victor-Lévy Beaulieu nous ramène à l’année 1973, au moment où il quitte le Québec après la crise d’Octobre, les attentats du FLQ et les lois iniques des mesures de guerre qui ont fait du territoire du Québec un pays envahi et occupé par l’armée canadienne. C’est ce qui explique peut-être une partie de cet ouvrage un peu curieux et fascinant. Je ne sais si Beaulieu a véritablement fait ce voyage en France, mais dans cette fiction il se retrouve à Paris pour la sortie de son essai-poulet portant sur Jack Kérouac. Un livre que j’ai beaucoup fréquenté et dont je parle souvent dans mon roman Les revenants et la suite qui devrait paraître à un moment ou à un autre.

 

«Je feuillette, je sens l’encre fraîche et je me rends compte pour la première fois qu’elle ne sent pas pareil à celle qu’on utilise au Québec — je dirais qu’il y a dedans quelque chose comme du Bourbon et pas rien que du Bourbon parce que je braille dans l’ainsi dire pareil à un grand veau qui a la tête coincée dans une pagée de clôture. Oudon ! Allons tous célébrer ça au restaurant! Mais seul M. Tacou dit : Tu vas être obligé de te contenter de moi : Roger a déjà un rendez-vous et Calista doit garder la forteresse.» (p.52)

 

Une publication qui ne fera guère de remous dans le pays de Victor Hugo. Le père de Race de monde apprendra vite qu’il doit oublier ce que sont les droits d’auteur. La gloire, l’émission Apostrophe vénérée au Québec, celle dirigée par Bernard Pivot, ce ne sera pas pour lui. Il est vrai que cette fête télévisuelle où les écrivains avaient rendez-vous n’a pris l’antenne que deux ans après son débarquement en France, soit en 1975. Pas de chance!

 

KÉROUAC

 

Un prétexte, que cette parution aux Éditions de l’Herne. Le voyage lui permet surtout un renouement avec Jack Kérouac qui avait senti le besoin de venir en France, en juin 1965, pour retrouver les lieux de ses origines et ses ancêtres. Cette aventure donnera Satori à Paris l’année suivante où Ti-Jean raconte le désastre mental et intellectuel que fut cette excursion en France. L’écrivain y a surtout pris conscience, dans une sorte d’illumination éthylique, que la langue française qu’il pensait posséder et parler couramment n’avait rien à voir avec celle des Français et des Bretons. Les gens qu’il a croisés ne saisissaient pas grand-chose à ses propos et lui ne comprenait guère ses interlocuteurs. De quoi alimenter des obsessions et sa paranoïa. Avec Kérouac, Beaulieu visite des lieux importants, tout autant pour la famille Beaulieu que pour celle des Bellanger. La mère de Beaulieu est une Bélanger ou Bellanger tout comme la mienne. 

Une façon de se remembrer des moments récents de notre histoire. Dieppe où s’est effectué le débarquement en 1942, où nombre de Québécois ont perdu la vie dans un affrontement d’une rare violence. Un massacre pour tout dire.

 

«Un millier de soldats canadiens et québécois ont été choisis par le Winston Churchill et le futur Lord Mountbatten pour être les fers de lance de ce raid. Quant aux soldats britanniques, ils sont sur la mer, groupés de gauche et de droite dans des vaisseaux qui, toute la durée du raid, resteront là, à “regarder ailleurs si j’y suis” — inutile d’ajouter que tous ces soldats rentreront en Angleterre sains et saufs et seront honorés pour leur bravoure!» (p.166)

 

 

LES SOURCES

 

Contrairement à Kérouac, Beaulieu ne cherche pas à retrouver ses ancêtres en effectuant ce périple. Il n’a pas à dépister celui qui a décidé dans un lointain passé de s’exiler en cette terre d’Amérique qui faisait rêver, mais dont on ne connaissait pas grand-chose. 

 

«Kérouac vient de l’une de ces familles-là. En s’adressant à tout le monde dans ce train qui va le mener à Brest, il voudrait faire assavoir à tous et à chacun qu’en leur parlant canuck, il n’est rien de moins qu’un résistant exemplaire et qu’à cause de ça on lui doit le respect et l’admiration — et cela malgré le fait que les deux pieds dans la même auge il n’arrête pas de boire et de boire et de boire tout le temps.» (p.105)

 

Pour tout connaître des origines de Jack Kérouac, je vous conseille de lire Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, de Patricia Dagier et Hervé Quéméner qui dans une enquête rigoureuse nous permettent de savoir qui étaient les aïeux du célèbre écrivain et de suivre les traces de Monsieur Urbain qui allait donner naissance à la lignée américaine des Kervoac ou des Kérouac. Il n’y a pas d’aristocrates dans la lignée de Jack, mais seulement des petits bourgeois et des clercs. Urbain-François, son ancêtre direct, a été expédié (pour ne pas dire déporté) en Nouvelle-France parce que mêlé à un scandale de faux. Sa famille, notaires de père en fils, ne pouvait tolérer de tels écarts et se devait de protéger sa réputation. «Contraint à l’exil, forcé à prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, “Monsieur Urbain” a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique.» (Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, page 61) Une fois sur les rives du Saint-Laurent, le jeune homme multipliera les frasques.

 

PÉRIPLE

 

Victor-Lévy Beaulieu respire dans des lieux connus des Québécois, jongle, comme si ce voyage était l’occasion d’évoquer ses amours avec la belle actrice rousse, les «patentes à gosses» du frère aîné qui se précipite partout pour s’inventer une vie. 

L’étape la plus intense et émouvante de ce périple sera la visite de la cathédrale de Rouen. Un moment de recueillement devant la grâce et la grandeur de cet édifice qui tente de lier le matériel et le spirituel. Il ne passera pas inaperçu parce que Beaulieu a eu la mauvaise idée de s’accoutrer en coureur des bois et il attire ainsi toute l’attention sur sa modeste personne, surtout celle des enfants.

 

«Mais dans les parages de Dieppe, les bottes de cowboy, le makinaw à larges franges et à dents d’ours et le large stetson avec plumes d’aigle royal n’appartiennent pas au droit coutumier. Aussi, si je ne veux pas voir tout ce petit monde-là me coller aux fesses jusqu’aux falaises de Dieppe, il vaut mieux que je trouve à m’en débarrasser.» (p.162)

 

Je pense à Junior de l’Héritage qui se promène avec son stetson enfoncé sur la tête et dans son large manteau tout droit sorti des films de Sergio Leone en proférant «estie tostée des deux bords.»

 

SOUVENIRS

 

Quel plaisir de suivre Victor-Lévy Beaulieu, de déambuler dans des endroits de la Bretagne que j’ai visités, mais sans trop m’y attarder. Nous plongeons surtout dans les souvenirs de Beaulieu (je l’ai déjà mentionné), ses amours, ses démêlés avec sa fratrie, des anecdotes sur certains écrivains, ses idoles. Il évoque Léon Tolstoï qui a cédé ses droits d’auteurs pour permettre à des familles de doukhobors de migrer dans l’Ouest canadien pour éviter les représailles et les persécutions. Ils resteront des marginaux dans leur nouveau pays. Ces anarchistes ne reconnaissaient aucun gouvernement et aucune autorité. 


Comme si Beaulieu, en faisant ce pèlerinage, avec Satori à Paris à ses côtés, retrouvait Ti-Jean, s’imprégnait de sa quête et de ses fantasmes après avoir publié son essai-poulet où il a établi la filiation de Kérouac avec les écrivains du Québec. Une manière de l’accompagner, de faire en sorte peut-être de le réconcilier avec ses origines.

 

«Sur le petit calepin de papier blanc, je suis la main gauche de Kérouac et les vannes des ciels virides se déversant sur moi, j’écris à sa place ce qu’il aurait tant aimé accomplir : “J’avais prévu qu’au bout de cinq jours passés à Paris, je descendrais à cette auberge en bordure d’eau, dans le Finistère, et je sortirais à minuit, enveloppé de mon imperméable, coiffé de mon chapeau, muni de mon carnet et d’un crayon et d’un grand sac en plastique pour écrire à l’intérieur — en somme, en mettant la main, le carnet et le crayon dans le sac — écrire au sec pendant que la pluie tomberait sur le reste de mon corps.” (p.234)

 

Une sorte de purification et de baptême qui permettrait à Jack de plonger dans une éclaircie de sa mémoire et de se réconcilier avec la “veine noire francophone et québécoise” de sa destinée.

Voilà, tout est dit. L’aventure d’écriture de Beaulieu, tout comme celle de Kérouac n’est pas dans les rues et les villes du pays des origines, mais bien là-bas, ici, en Amérique où tout est possible, même de s’inventer des ancêtres de noblesse. Jack l’apprendra brutalement. On ne peut confronter le rêve, l’imaginaire avec le réel, sans écorcher l’être profond et son équilibre mental. 

Mon premier éditeur (Beaulieu a publié L’octobre des Indiens en 1971) raconte pour s’alléger et se donner du lest peut-être alors que sa santé se fait vacillante et qu’il n’arrive plus à faire l’ouvrage qu’il a toujours fait dans son domaine des Trois-Pistoles, au milieu de ses bêtes, face à cet immense fleuve et aux montagnes de Charlevoix, tout près de l’embouchure du Saguenay. Me voilà tout chamboulé après ce voyage dans le temps et l’espace, comme si la quête du pays et de son identité ne pouvait aller que main dans la main. 

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYPoisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Éditions Trois-Pistoles, Trois Pistoles, 242 pages.