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mercredi 28 juin 2023

MARIANA ENRIQUEZ ÉCHAPPE AU RÉEL

ALTO VIENT de publier la traduction d’un recueil de nouvelles de Mariana Enriquez, Les dangers de fumer au lit. Cette auteure d’origine argentine en est à son troisième ouvrage. Elle a fait beaucoup parler d’elle avec Notre part de nuit. Une découverte, ces textes un peu étranges qui nous entraînent dans l’univers magique exploré par nombre de romanciers sud-américains. Un milieu où tout se mélange, où tout est vrai et concret, où les disparus se glissent dans le quotidien des vivants. Cela m’a rappelé des souvenirs d’enfance. J’ai grandi dans un monde où les morts pouvaient revenir donner des leçons à leurs progénitures, surtout s’ils n’aimaient pas la manière dont ils géraient leur héritage. Mes oncles et mes tantes racontaient plein d’histoires du genre et cela m’impressionnait énormément. Ils étaient attachés à leurs biens matériels, ces disparus. Surtout, il me semble qu’ils étaient particulièrement susceptibles. Les ancêtres ne laissaient pas aller leurs enfants comme ça, même après avoir déménagé au cimetière. Des apparitions et des anecdotes qui m’ont poussé à l’époque dans de terribles frayeurs. 

 

Une douzaine de textes ramènent des morts qui se mêlent au quotidien des gens tout naturellement dans le monde de Mariana Enriquez. L’écrivaine nous entraîne dans des situations étranges et cauchemardesques. Des disparus perturbent les activités de certaines familles et imposent des idées ou des manières d’envisager les choses. Ils me paraissent bien têtus et peu sympathiques. Voilà une confrontation entre un passé statique et immuable et un présent que les personnages de madame Enriquez tentent de faire muter pour le meilleur ou le pire. Les enfants ne peuvent disposer de ce passé comme bon leur semble et l’héritage devient très lourd sur leurs épaules. Cela peut expliquer le conservatisme de certaines sociétés et la difficulté de changer des façons de faire ou de s’opposer à des régimes politiques néfastes. 

 

«Jusqu’à cet instant je ne savais pas qu’il s’agissait d’Angelita, la sœur de ma grand-mère. Je continuais de fermer les yeux bien fort pour qu’elle disparaisse ou que je me réveille. Comme ça ne marchait pas, j’ai tourné autour d’elle et découvert dans son dos, pendues aux restes jaunâtres de ce qui était, je le sais maintenant, le suaire rose, deux petites ailes rudimentaires en carton avec des plumes de poule collées. Depuis toutes ces années elles auraient dû se désagréger, me suis-je dit, et j’ai ri, un peu fébrile, en songeant qu’il y avait un bébé mort dans ma cuisine, que c’était ma grand-tante et qu’elle marchait, même si d’après sa taille elle n’avait dû vivre qu’à peine trois mois environ. Il fallait une bonne fois pour toutes que j’arrête de réfléchir en termes de possible ou pas.» (p.15)

 

Un monde où les protagonistes (disparus et descendants) doivent trouver une façon de se voisiner et de s’entendre. Pas de craintes, de peur incontrôlable, de panique, mais une cohabitation naturelle, je dirais, obsessionnelle qui peut devenir cauchemardesque. 

Une manière de mettre le doigt sur de terribles problèmes sociaux et politiques qui étouffent les narrateurs de ces histoires. Nous voilà à un autre niveau de compréhension et j’ai dû oublier les balises de la raison pour suivre cette écrivaine dans un réel où les frontières s’abolissent.

Des jeunes disparaissent et réapparaissent, errent dans les rues et les parcs, un véritable fléau. Les filles tombent entre les pattes de proxénètes et finissent de la pire des façons. Ce qui ne les empêchent pas de ressurgir dans Les petits revenants où elles terrorisent les vivants, leur reprochant peut-être de les avoir abandonnées. 

 

FATALITÉ

 

La mort frappe partout et souvent. Voilà une fatalité contre laquelle il n’y a pas grand-chose à faire. Les malédictions aussi qui s’imposent et font en sorte que les vivants restent prudents et doivent ménager la susceptibilité des revenants.

Je me souviens des craintes qui hantaient mon enfance. Nous devions réciter des prières pour les disparus, un certain nombre de chapelets et payer des messes pour les apaiser et sauver leur âme, sinon nous n’en avions pas fini avec eux. Tout comme il ne fallait jamais se moquer d’un quêteux et surtout ne jamais lui refuser «la charité», si modeste soit-elle. Ma mère prenait des risques terribles. Elle ne se montrait guère généreuse avec ces hommes qui surgissaient une fois ou deux par année pour frapper à toutes les portes de la paroisse. Elle offrait toujours un sou noir, un seul que je devais mettre dans la main du visiteur. J’en tremblais de peur et de crainte. Le pauvre hère marmonnait et j’étais certain qu’il nous lançait une malédiction. L’étable passerait au feu pendant la nuit ou encore j’attraperais la polio et verrait mes jambes s’atrophier. Ma mère n’a jamais donné plus qu’un sou à ces quêteux qui ne s’attardaient jamais à la maison. Je comprends maintenant pourquoi ils couchaient toujours chez un voisin.  

INQUIÉTANT

 

La nouvelle la plus étrange est certainement Viande où les mots sont pris au pied de la lettre. Je me suis retrouvé dans un monde sordide. Deux jeunes filles, de vraies groupies, écoutent toutes les mélodies d’un chanteur populaire. Surtout, elles interprètent ses textes comme si c’était la vérité absolue et ne passent jamais au niveau de la métaphore.

 

«L’après-midi, l’information filtra dans la presse. Deux adolescentes avaient déterré le cercueil de Santiago Espina avec une pelle et leurs propres mains. Un mois à peine après les funérailles, il n’y avait pas encore sur la sépulture le marbre définitif qui leur aurait compliqué la tâche. Mais l’exhumation n’était rien. Les filles avaient ouvert le cercueil pour manger les restes d’Espina avec dévotion et répugnance; autour du trou, des flaques de vomi témoignaient de leur effort.» (p.115)

 

Tout cela pour obéir à une exhortation du chanteur qu’elles prenaient pour une sorte de prophète. 

 

«Et elles écoutaient la dernière chanson de Viande (où Espina susurrait “Si tu as faim, mange mon corps. Si tu as soif, bois mes yeux”), rêvant du futur.» (p.117)

 

L’écrivaine nous pousse dans l’horreur et l’innommable. La plupart du temps, heureusement, ces nouvelles ouvrent une porte sur un imaginaire déstabilisant. Tout cela pour nous faire comprendre que la réalité se niche autant dans le surnaturel que le concret, que le langage porte à la fois le dégoût et la beauté. On ne sait jamais sur quel pied danser avec elle.

Et quelle conteuse remarquable que Mariana Enriquez! Elle m’a entraîné là où elle le souhaitait avec une habileté déconcertante. Le souffle et la justesse de son écriture m’ont poussé dans des mondes qui m’ont laissé pantois. Très inhabituel pour nous qui avons tout misé sur la raison, mais combien fascinant quand on s’abandonne à toutes les dimensions du possible, que l’on se permet de fouiller les recoins de nos peurs et de nos phantasmes!

Mariana Enriquez franchit les limites de la réalité et ses détraqués, ses revenants et ses obsédés donnent froid dans le dos. Et vous voulez savoir pourquoi ce titre? Il vous faudra vous pencher sur l’avant-dernier texte pour tout comprendre. Allez, plongez dans le pays de l’étrange, de l’imaginaire et oui, parfois, de l’horreur. Mais ce n’est jamais gratuit, vous verrez, il y a toujours un questionnement et une hésitation qui flottent et s’imposent après la lecture de ses nouvelles. C’est ce qui m’a fasciné.

 

ENRIQUEZ MARIANA, Les dangers de fumer au lit, Éditions Alto, Québec, 200 pages.

https://editionsalto.com/aparte/regarder-lhorreur-en-face/ 

lundi 19 juin 2023

CLARK DIALOGUE AVEC SA PETITE-FILLE

MARIE CLARK me surprend avec un nouvel ouvrage fort séduisant. Je la suis depuis un moment et j’ai eu le bonheur de la croiser dans des ateliers d’écriture à quelques reprises où nous débusquions le mot et ratissions les phrases. Quel plaisir de retrouver cette écriture serrée, lisse, juste dans ses méandres et ses enroulements. La voilà avec Nous défricherons chacune un monde, un haïbun cette fois. Décidément, j’y prends goût après la lecture de l’ouvrage de Danielle Delorme qui m’a entraîné jusqu’au milieu des glaces de l’Antarctique. Marie Clark s’adresse à sa petite-fille, lui tend la main, lui décrit les joies ressenties dans son potager, devant le miracle des légumes qui poussent, les framboises que l’enfant dégustait «safrement» comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. On le sait, la culture des carottes, des salades, des radis et des haricots peut nous mener dans les rangs du rêve et des souvenirs. C’est ce qui se produit avec l’écrivaine qui se penche vers le sol, sarcle les poivrons et les buttes de concombres tout en songeant que le monde et la planète auraient bien besoin de ses soins. J’ai retrouvé des gestes, des moments de méditation, le plaisir de voir s’ouvrir une petite fleur ou la cosse des pois verts que convoitaient mes amies les marmottes. Il fut une époque où je passais des heures dans un grand potager. Quel privilège que de profiter de la générosité de la terre, de soupeser une tomate toute rouge gorgée de soleil ou encore une courge spaghetti qui faisait nos délices le soir venu. Pas question d’oublier la fête des haricots, des carottes, des radis, des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Un travail de patience et de lenteur nous attend dans un potager, tout comme dans un livre que l’on déchiffre tout doucement, mot après mot, phrase après phrase.

 

Marie Clark se souvient des instants vécus en sarclant, binant et cueillant des framboises juteuses. Ces fruits que l’enfant dévorait en se pourléchant. Des moments de contemplation et de recueillement, devant les pousses qui sortaient tout juste de terre, cherchaient la lumière et partaient à la conquête du ciel et de l’été. Un miracle d’année en année. Une graine à peine visible qui se métamorphose en plante robuste et porteuse de saveurs. S’occuper d’un potager, c’est toucher la vie sous toutes ses formes, dialoguer avec les salades fraîches, les radis, les oignons ou encore les betteraves, interpeller une marmotte pour lui demander de nous en laisser un peu. Des réminiscences qui évoquent la petite fille qui découvrait la nature et ses étrangetés, leurs moments de complicité. La grand-mère et l’enfant, ensemble pour la suite du monde. 

 

«Tu affirmais qu’il allait faire re-beau, que tu allais dessiner re-mieux la maison couchée sur ta feuille. Comme j’aimais tes retouches contre l’imparfait! Ce monde n’attendait que tes préfixes pour partir à re-neuf. Mais comment vas-tu, dis-moi, effacer ces ratures sur les insectes, les animaux, les plantes? Faire re-vierge la diversité en allée?

 

enterrement du chat

mamie est-ce qu’il va

en pousser un autre?» (p.19)

 

Marie Clark sourit tout en se penchant sur le feuillage en fête. Les trouvailles étonnantes de l’enfance, les découvertes langagières. Peut-être que ses souvenirs viennent avec les gestes, quand elle bine ou encore extirpe une herbe qui doit céder sa place à une salade éblouissante. 

 

«Ta jeunesse ne convoque aucun conseil. Tu as raison de forger tes propres rages. Je pousse tout de même quelques fruits de lente culture au fond de la dépense. Un don ne perd pas de valeur, même s’il fermente dans l’oubli. Après tout, l’oubli est la mémoire la plus parfaite.

 

dessert du jour

un plein bol de nuages blancs

montés en neige» (p.58)

 

Dans un deuxième temps, la jardinière et écrivaine songe à des lendemains plutôt inquiétants. Marie Clark a beau cultiver ses légumes avec monsieur de Voltaire, sarcler, bécher, biner, cueillir et goûter en fermant les yeux, elle ne peut ignorer l’immense potager de la planète menacé par les humeurs climatiques. Pluie diluvienne, sécheresse et cet été de feu et de tisons qui couve dans les forêts du Québec depuis des jours. Ces gigantesques parterres d’épinettes que Serge Bouchard aimait tant qui s’enflamment comme des allumettes. L’écosystème se détériore, les océans sortent de leurs gonds et les saisons ont du mal à se tenir dans leurs espaces. 


Au moment où j’écris ces lignes, la fumée flotte sur le grand lac comme un nuage lourd d’avant l’orage. Et cette odeur. La suie, la cendre, le ciel barbouillé. Le soleil rouge ne réchauffe plus la peau. Les flammes envahissent les montagnes de la Branche-Ouest, derrière mon village de La Doré, avalant tout. Et je pense aux oiseaux, à toutes les bêtes qui doivent fuir et migrer je ne sais où. Combien vont mourir? Combien n’arrivent plus à respirer? La perdrix et sa couvée dans la mousse trop chaude, l’orignal affolé, l’ours, le porc-épic beau de lenteur et de patience, qui va s’en occuper?

 

MESSAGE

 

Marie Clark se confie à sa petite-fille devenue grande, à la jeune femme qui porte le poids du présent et de l’avenir. Nous ne pouvons que ça, nous les humains, transférer le fardeau que nous transportons sur nos épaules depuis des années à celles de nos descendants. Nous leur léguons une tâche immense et terrible. 

 

«Tu disposeras de peu d’insouciance, mon ardente. Déjà, debout, tu brandis le spectre du futur par les rues où tu cries justice. Ta voix s’accorde à l’angoisse indignée de ta génération. Il ne s’agit plus seulement de changer le monde, mais de le sauver. Vous devrez faire plus que tous ceux qui vous ont précédés, plus que chercher, trouver comment cesser de participer.

 

cristal à la fenêtre

sur ma page blanche

un arc-en-ciel » (p.71)

 

La poète ne peut s’empêcher de songer à la course folle qui a marqué beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Le gain, l’empilement d’objets, la consommation effrénée, le culte de l’instant, l’ignorance des erreurs du passé qui fermentaient les catastrophes de maintenant. L’aveuglement des dirigeants, la quête de profits, de richesse, de confort tout en pillant les réserves de l’avenir. 

Marie Clark prend une grande respiration, s’arrête entre deux gestes, regarde les plantes autour d’elle, les larges feuilles des épinards, des haricots, la fantaisie des salades, le bal des rhubarbes au fond du terrain. Tout doit continuer. La Terre fait germer la vie partout et non la mort. Quel rêve fou emporte l’humanité et la pousse à ignorer la famine et les guerres en Afrique? Pourquoi fermer les yeux devant ce continent qui n’en finit plus de crever de faim, de soif et qui voit ses populations fuir, se buter à des frontières impénétrables comme des barbelés?

 

«Je voudrais qu’il y ait pour tous une tendresse de lianes, un mur de confettis, des feux follets de gentianes. Je voudrais des jardins dans tous les jeux. Une épaule ne peut tenir à la fois fourche et fusil. Je m’assois à tes côtés pour croquer un radis. Ne rien mettre en bouche qui ne soit aimé. 

 

haut sur la colline

un vent langoureux enlace

les grands arbres» (p.88)

 

Et j’ai repris un mot comme on cueille une petite fleur de bleuet, un haïku, avec l’impression que je m’agenouillais dans le potager de Marie Clark et me recueillais devant un plant de tomate pour le redresser. Le miracle d’effleurer une courge ou un poivron, de m’imprégner des phrases de l’écrivaine, de ses images fortes et justes. 

Oui, inquiet avec elle de l’avenir et des fourmis au bord du fossé, de l’abeille de plus en plus rare. Comment amorcer un dialogue avec tous les humains et les faire se retrousser les manches pour qu’ils entreprennent de mettre de l’ordre dans le grand jardin. Y a-t-il des écoles pour désapprendre la guerre? Comment oublier les démences des semeurs de morts et tendre la main, toucher le sol et le remercier de sa générosité malgré tous les coups que l’on a pu lui infliger depuis des siècles? Elle a bien raison de se révolter, la Terre, de fermenter des pluies diluviennes, des tornades ou encore des tempêtes de vents qui déracinent les arbres.

Nous défricherons chacune un monde est un livre de chevet que je vais traîner avec moi. Je me promets de le garder dans la poche arrière de mes pantalons de travail. Et quand je serai en train de couper les stolons des fraises, je vais m’arrêter pour réciter un haïku, rester là dans l’instant, un tout petit bout d’éternité. 

 

«tout dort encore

j’attends que tes pas réveillent

l’escalier» (p.24)

 

Et encore prier devant le lilas et les pivoines, les framboises qui deviennent peu à peu des boutons de sucre. Oui, désherber patiemment, et souvent ce haïbun, le relire pour poser avec elle ma main sur l’épaule d’une petite fille ou d’un jeune garçon. Alors, peut-être, l’avenir se dessinera tout doucement en longeant les rangs de carottes, épousant les contours du fossé d’égouttement. 

 

CLARK MARIENous défricherons chacune un monde, Éditions David, Ottawa, 152 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=nous-defricherons-chacune-un-monde&ISBN=9782895979418

mercredi 14 juin 2023

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ET JACK KÉROUAC

UN ÉCRIVAINen prenant de l’âge, s’éloigne la plupart du temps de la fiction pour se réfugier dans le récit ou des textes courts plus personnels. C’est un peu le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après l’épiphanie que fut 666 Friedrich Nietzsche, après avoir tout laissé de lui dans ce «dithyrambe beublique», un livre «qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis sorti épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience extrême», que je confiais, le 13 août 2015, à propos de ce monument de 1392 pages. Depuis, Victor-Lévy Beaulieu s’est tourné vers une approche plus personnelle, intime, je dirais, s’attardant à des sujets qu’il avait déjà visités auparavant. Je pense à Ma Chine à moi, à La vieille dame de Saint-Pétersbourg ou encore quand il s'est lancé sur les traces de Mark TwainL’écrivain des Trois-Pistoles a constamment courtisé le récit dans ses fictions et ses essais. Je mentionne Monsieur MelvilleJames Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots et l’épopée Nietzsche. Si vous n’avez pas lu ces ouvrages uniques et fascinants, il faut vous y mettre tout de suite. De quoi passer plus que les mois de l’été et oublier les feux de forêt qui brûlent «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment expliquer cet éloignement de la fiction? Peut-être qu’avec le temps, un écrivain éprouve le besoin de revenir sur certaines périodes de sa vie, ses aventures livresques, se rapprocher de soi et des personnages qui ont donné les fondements de son œuvre et orienté sa quête. Pour mieux se «déprendre de soi» certainement, pour le bonheur de ressasser des souvenirs, des moments de joie et baliser son parcours d’inventeur de phrases et de bâtisseur de cathédrale. Monsieur Archambault le fait magnifiquement depuis quelques années dans ses courtes publications.

 

Dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Victor-Lévy Beaulieu nous ramène à l’année 1973, au moment où il quitte le Québec après la crise d’Octobre, les attentats du FLQ et les lois iniques des mesures de guerre qui ont fait du territoire du Québec un pays envahi et occupé par l’armée canadienne. C’est ce qui explique peut-être une partie de cet ouvrage un peu curieux et fascinant. Je ne sais si Beaulieu a véritablement fait ce voyage en France, mais dans cette fiction il se retrouve à Paris pour la sortie de son essai-poulet portant sur Jack Kérouac. Un livre que j’ai beaucoup fréquenté et dont je parle souvent dans mon roman Les revenants et la suite qui devrait paraître à un moment ou à un autre.

 

«Je feuillette, je sens l’encre fraîche et je me rends compte pour la première fois qu’elle ne sent pas pareil à celle qu’on utilise au Québec — je dirais qu’il y a dedans quelque chose comme du Bourbon et pas rien que du Bourbon parce que je braille dans l’ainsi dire pareil à un grand veau qui a la tête coincée dans une pagée de clôture. Oudon ! Allons tous célébrer ça au restaurant! Mais seul M. Tacou dit : Tu vas être obligé de te contenter de moi : Roger a déjà un rendez-vous et Calista doit garder la forteresse.» (p.52)

 

Une publication qui ne fera guère de remous dans le pays de Victor Hugo. Le père de Race de monde apprendra vite qu’il doit oublier ce que sont les droits d’auteur. La gloire, l’émission Apostrophe vénérée au Québec, celle dirigée par Bernard Pivot, ce ne sera pas pour lui. Il est vrai que cette fête télévisuelle où les écrivains avaient rendez-vous n’a pris l’antenne que deux ans après son débarquement en France, soit en 1975. Pas de chance!

 

KÉROUAC

 

Un prétexte, que cette parution aux Éditions de l’Herne. Le voyage lui permet surtout un renouement avec Jack Kérouac qui avait senti le besoin de venir en France, en juin 1965, pour retrouver les lieux de ses origines et ses ancêtres. Cette aventure donnera Satori à Paris l’année suivante où Ti-Jean raconte le désastre mental et intellectuel que fut cette excursion en France. L’écrivain y a surtout pris conscience, dans une sorte d’illumination éthylique, que la langue française qu’il pensait posséder et parler couramment n’avait rien à voir avec celle des Français et des Bretons. Les gens qu’il a croisés ne saisissaient pas grand-chose à ses propos et lui ne comprenait guère ses interlocuteurs. De quoi alimenter des obsessions et sa paranoïa. Avec Kérouac, Beaulieu visite des lieux importants, tout autant pour la famille Beaulieu que pour celle des Bellanger. La mère de Beaulieu est une Bélanger ou Bellanger tout comme la mienne. 

Une façon de se remembrer des moments récents de notre histoire. Dieppe où s’est effectué le débarquement en 1942, où nombre de Québécois ont perdu la vie dans un affrontement d’une rare violence. Un massacre pour tout dire.

 

«Un millier de soldats canadiens et québécois ont été choisis par le Winston Churchill et le futur Lord Mountbatten pour être les fers de lance de ce raid. Quant aux soldats britanniques, ils sont sur la mer, groupés de gauche et de droite dans des vaisseaux qui, toute la durée du raid, resteront là, à “regarder ailleurs si j’y suis” — inutile d’ajouter que tous ces soldats rentreront en Angleterre sains et saufs et seront honorés pour leur bravoure!» (p.166)

 

 

LES SOURCES

 

Contrairement à Kérouac, Beaulieu ne cherche pas à retrouver ses ancêtres en effectuant ce périple. Il n’a pas à dépister celui qui a décidé dans un lointain passé de s’exiler en cette terre d’Amérique qui faisait rêver, mais dont on ne connaissait pas grand-chose. 

 

«Kérouac vient de l’une de ces familles-là. En s’adressant à tout le monde dans ce train qui va le mener à Brest, il voudrait faire assavoir à tous et à chacun qu’en leur parlant canuck, il n’est rien de moins qu’un résistant exemplaire et qu’à cause de ça on lui doit le respect et l’admiration — et cela malgré le fait que les deux pieds dans la même auge il n’arrête pas de boire et de boire et de boire tout le temps.» (p.105)

 

Pour tout connaître des origines de Jack Kérouac, je vous conseille de lire Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, de Patricia Dagier et Hervé Quéméner qui dans une enquête rigoureuse nous permettent de savoir qui étaient les aïeux du célèbre écrivain et de suivre les traces de Monsieur Urbain qui allait donner naissance à la lignée américaine des Kervoac ou des Kérouac. Il n’y a pas d’aristocrates dans la lignée de Jack, mais seulement des petits bourgeois et des clercs. Urbain-François, son ancêtre direct, a été expédié (pour ne pas dire déporté) en Nouvelle-France parce que mêlé à un scandale de faux. Sa famille, notaires de père en fils, ne pouvait tolérer de tels écarts et se devait de protéger sa réputation. «Contraint à l’exil, forcé à prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, “Monsieur Urbain” a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique.» (Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, page 61) Une fois sur les rives du Saint-Laurent, le jeune homme multipliera les frasques.

 

PÉRIPLE

 

Victor-Lévy Beaulieu respire dans des lieux connus des Québécois, jongle, comme si ce voyage était l’occasion d’évoquer ses amours avec la belle actrice rousse, les «patentes à gosses» du frère aîné qui se précipite partout pour s’inventer une vie. 

L’étape la plus intense et émouvante de ce périple sera la visite de la cathédrale de Rouen. Un moment de recueillement devant la grâce et la grandeur de cet édifice qui tente de lier le matériel et le spirituel. Il ne passera pas inaperçu parce que Beaulieu a eu la mauvaise idée de s’accoutrer en coureur des bois et il attire ainsi toute l’attention sur sa modeste personne, surtout celle des enfants.

 

«Mais dans les parages de Dieppe, les bottes de cowboy, le makinaw à larges franges et à dents d’ours et le large stetson avec plumes d’aigle royal n’appartiennent pas au droit coutumier. Aussi, si je ne veux pas voir tout ce petit monde-là me coller aux fesses jusqu’aux falaises de Dieppe, il vaut mieux que je trouve à m’en débarrasser.» (p.162)

 

Je pense à Junior de l’Héritage qui se promène avec son stetson enfoncé sur la tête et dans son large manteau tout droit sorti des films de Sergio Leone en proférant «estie tostée des deux bords.»

 

SOUVENIRS

 

Quel plaisir de suivre Victor-Lévy Beaulieu, de déambuler dans des endroits de la Bretagne que j’ai visités, mais sans trop m’y attarder. Nous plongeons surtout dans les souvenirs de Beaulieu (je l’ai déjà mentionné), ses amours, ses démêlés avec sa fratrie, des anecdotes sur certains écrivains, ses idoles. Il évoque Léon Tolstoï qui a cédé ses droits d’auteurs pour permettre à des familles de doukhobors de migrer dans l’Ouest canadien pour éviter les représailles et les persécutions. Ils resteront des marginaux dans leur nouveau pays. Ces anarchistes ne reconnaissaient aucun gouvernement et aucune autorité. 


Comme si Beaulieu, en faisant ce pèlerinage, avec Satori à Paris à ses côtés, retrouvait Ti-Jean, s’imprégnait de sa quête et de ses fantasmes après avoir publié son essai-poulet où il a établi la filiation de Kérouac avec les écrivains du Québec. Une manière de l’accompagner, de faire en sorte peut-être de le réconcilier avec ses origines.

 

«Sur le petit calepin de papier blanc, je suis la main gauche de Kérouac et les vannes des ciels virides se déversant sur moi, j’écris à sa place ce qu’il aurait tant aimé accomplir : “J’avais prévu qu’au bout de cinq jours passés à Paris, je descendrais à cette auberge en bordure d’eau, dans le Finistère, et je sortirais à minuit, enveloppé de mon imperméable, coiffé de mon chapeau, muni de mon carnet et d’un crayon et d’un grand sac en plastique pour écrire à l’intérieur — en somme, en mettant la main, le carnet et le crayon dans le sac — écrire au sec pendant que la pluie tomberait sur le reste de mon corps.” (p.234)

 

Une sorte de purification et de baptême qui permettrait à Jack de plonger dans une éclaircie de sa mémoire et de se réconcilier avec la “veine noire francophone et québécoise” de sa destinée.

Voilà, tout est dit. L’aventure d’écriture de Beaulieu, tout comme celle de Kérouac n’est pas dans les rues et les villes du pays des origines, mais bien là-bas, ici, en Amérique où tout est possible, même de s’inventer des ancêtres de noblesse. Jack l’apprendra brutalement. On ne peut confronter le rêve, l’imaginaire avec le réel, sans écorcher l’être profond et son équilibre mental. 

Mon premier éditeur (Beaulieu a publié L’octobre des Indiens en 1971) raconte pour s’alléger et se donner du lest peut-être alors que sa santé se fait vacillante et qu’il n’arrive plus à faire l’ouvrage qu’il a toujours fait dans son domaine des Trois-Pistoles, au milieu de ses bêtes, face à cet immense fleuve et aux montagnes de Charlevoix, tout près de l’embouchure du Saguenay. Me voilà tout chamboulé après ce voyage dans le temps et l’espace, comme si la quête du pays et de son identité ne pouvait aller que main dans la main. 

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYPoisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Éditions Trois-Pistoles, Trois Pistoles, 242 pages.

 

mercredi 7 juin 2023

VOYAGE AU PAYS DU FROID ET DES OISEAUX

LE BLEU DES GLACIERS de Danielle Delorme m’a happé dès les premiers mots. Une sorte d’aspiration pendant ma lecture, comme un vent qui vous pousse dans le dos et rend la course facile. Un «haïbun», une forme littéraire, d’origine japonaise, qui allie prose brève et haïku. C’est l’écriture de Bashô dans ses journaux et ses carnets de voyage. Je ne plonge pas souvent dans ce genre d’ouvrage que les Éditions David publient avec régularité et grands soins. Danielle, ma compagne, m’a incité à ouvrir le livre. «Très beau», m’a-t-elle répété, «touchant». Et je me suis laissé entraîner dans le périple inusité de Danielle Delorme. Des pérégrinations originales que peu de gens osent faire, s’éloigner des parcours rassurants pour se faufiler en Antarctique, ce continent méconnu, avec quelques intrépides. Autant oublier son maillot de bain et les crèmes solaires. 

 

Le haïku reste une forme littéraire un peu mystérieuse pour moi. J’ai même participé à un camp à Baie-Comeau pour me familiariser avec ce petit poème, ses règles, ses possibilités et l’état d’esprit que cette écriture demande, mais je ne l’ai pas. Je n’ai pas le regard, le pas pour ça.

Je ne sais si je trouverais le courage de grimper dans un avion comme Danielle Delorme l’a fait pour filer vers le Sud, me poser à Santiago du Chili. Une courte escale pour reprendre son souffle et après, Buenos Aires en Argentine. Je pense à l’écrivain Borges, ce terrible lecteur qui après avoir ouvert tous les livres est devenu aveugle. Et encore une autre étape jusqu’à Ushuaïa, la ville la plus au sud de la planète. 

 

«La capitale de la Terre de Feu est belle, blottie au pied des montagnes. 

Les Andes plongent dans la mer. 

Ushuaïa, el fin del mondo.» (p.26)

 

Pour vous situer, la voyageuse est tout près du cap Horn qui permet de passer de l’Atlantique au Pacifique en contournant l’Amérique du Sud. Un lieu mythique et un endroit où bien des bâtiments ont sombré, avec tout leur équipage. Au bout de l’Amérique en quelque sorte, comme si la Terre avait atteint ses limites et toutes ses inventivités. Pour aller plus loin, se glisser dans l’au-delà de «el fin del mondo», il faut s’aventurer sur la mer. 

 

«De mon balcon, je regarde le spécialiste des eaux australes monter à bord du navire.

   Je me rends sur le pont et y reste jusqu’à ce que la noirceur s’installe.

   Ushuaïa, le bout du monde… pas vraiment.» (p.28)

 

Et je m’attarde devant la première photo du recueil pour en examiner tous les éléments. Je sens alors que je vais suivre Danielle Delorme, faire confiance à sa prose poétique, ses haïkus et ses clichés fascinants. Me voilà sur une plage peut-être. Du sable que l’on devine d’une blancheur formidable avec des graminées et des fleurs que je ne connais pas. L’auteure se retrouve dans un monde sauvage, étonnant, tout neuf ou très ancien. Je suis prêt à une incroyable immersion dans cette nature qui a su se protéger des convoitises humaines.

Le périple s’amorce alors, pas de retour en arrière. Je regarde dans la même direction que l’aventurière. Les Malouines, revenues dans l’actualité pour un conflit entre l’Argentine et les Britanniques en 1982. Victoire de Londres qui garde ses possessions dans cette partie du monde qui fait rarement les manchettes. 

 

«La mer ayant été particulièrement calme, le commandant devance à cet après-midi une première exploration des îles Malouines, territoire britannique d’outre-mer.» (p.37)

 

LE FROID

 

Le froid s’impose peu à peu. La voyageuse doit enfiler des vêtements d’hiver pour sortir à l’air libre avec son appareil photo pour ne rien rater. Avec elle, je deviens un regard, m’accroche à la rambarde du navire pour m’émerveiller des oiseaux qui arrivent comme des nuées, des manchots qui se prennent pour les maîtres de cet immense territoire parsemé d’îles et de glaciers. Un pays secoué par des vents violents, des vagues qui ne savent jamais s’épuiser ou se fatiguer.

 

«Sur la plage, des manchots papous se dandinent sur le sable blanc. L’orangé de leurs pattes et de leur bec contraste avec leur robe noire et blanche. Contrairement aux gorfous sauteurs, ils se déplacent parfois très rapidement. Parmi eux déambulent des rapaces et des charognards.» (p.47)

 

Pages 44 et 45, je m’attarde avec l’auteure sur une plage envahie par d’étranges touristes qui flânent on dirait. C’est peuplé, dense, habité par les manchots. Ils sont des centaines et des milliers à aller ici et là, à crier, à bouger, à discuter entre eux, peut-être de ces bizarres voyageurs qui les regardent si curieusement. Tous se côtoient sans trop de problèmes et de conflits, du moins je l’imagine. Chacun a ses préoccupations quotidiennes. Tous à échanger des nouvelles du monde peut-être. Tous ces manchots en habit de soirée pour une grande fête peut-être, pour accueillir les visiteurs et les impressionner.

 

REGARD

 

L’écrivaine garde ses distances cependant pour prendre des photos. Il ne faut pas perturber les bêtes. Elle a froid aux doigts et se méfie un peu des mouvements brusques des plus curieux qui s'approchent. Elle respire l’air pur et s’imprègne de l’univers des manchots qui semblent indifférents aux humains qui ne savent que regarder et sourire. Ce ne fut pas toujours le cas, parce que la chasse a fait des ravages ici aussi, il y a des décennies.

 

«La scène est époustouflante. Quelque trois cent mille adultes et poussins couvrent le pied et le flanc de la montagne. 

Il est strictement défendu de s’approcher et de toucher les oiseaux et les autres animaux.» (p.78)


La voyageuse se laisse happer par tout ce qui l’entoure, cette vie et ces appels. Il y a des mots qui tournent dans sa tête, des images qui surgissent et qui deviendront un haïku plus tard. L’impression d’être perdue dans ce monde d’éléphants de mer, de manchots qui vont partout et de ces oiseaux qui flottent sur le dos de la bourrasque. Et l’océan, les vagues qui gonflent et viennent se renverser sur les galets, le cri des cormorans qui s’abandonnent au vent. Les albatros, c’est si grands planeurs qu’on dirait qu’ils ne sont que des ailes. Et c’est le retour au navire, la plongée dans la houle grise et la brume, comme si la voyageuse s’enfonçait encore un peu plus dans le froid et l’inconnu pour y trouver des phénomènes étranges et inusités.

«Depuis son vêlage d’une plate-forme glaciaire de la péninsule antarctique, il y a plus de deux ans, cet iceberg tabulaire dérive dans l’océan Austral. Sa taille actuelle est de 160 kilomètres de long et sa superficie de plus de 5000 kilomètres carrés.» (p.119)

 

Ce n’est plus un glacier, mais une île qui dérive sur les flots, emportée par les vagues et les vents et la bousculade des jours. Un univers étrange, juste un peu plus petit que l’île d’Anticosti, qui semble vouloir faire le tour du monde.

 


SURPRISES

 

Et l’excursion devient plus exigeante avec les vents et le froid, les averses de neige et les grêlons, avec de belles découvertes bien sûr, des moments uniques, la certitude pour la voyageuse de prendre la photo inoubliable ou encore d’écrire quelques mots qui s’incrusteront dans sa mémoire. 

Danielle Delorme reste avide d’images, de couleurs, de curiosités comme ce manchot empereur tout droit sur sa plaque de glace, maître et capitaine de son îlot qui vogue sur la mer océane, tanguant dans le roulis et allant vers des surprises difficiles à prévoir, laissant entendre peut-être un chant ou des cris qui traduisent son excitation.

 

«Bien qu’il s’agisse de lignes imaginaires, je me sens vivante à ces carrefours.

 

dix éperons noirs

entre les glaces dérivantes

orques à bâbord

 

Nous entrons dans Le Goulet, l’étroit chenal qu’on emprunte pour atteindre la baie Marguerite.» (p.148)

 

Une immersion dans la beauté d’un continent qui se tient en marge des obsessions des prédateurs que sont les humains. Ils n’y ont laissé que très peu de traces lors de leurs passages. Un relais, des bâtiments, mais tout le reste appartient aux oiseaux et aux manchots.

 

«Je vais d’abord me recueillir quelques minutes devant la tombe d’Ernest Shackelton au cimetière des chasseurs de baleines.

Au sommet de la colline, toutes les pierres tombales sont orientées vers l’est, alors que celle de Shackelton, un peu à l’écart, pointe vers le pôle Sud. Sous la grisaille du ciel se détache la blancheur des croix, de la clôture et des pierres délimitant le terrain.» (p.97)

 

Véritable évasion dans le temps pour respirer, voir, humer une nature qui s’offre dans toute la pureté des origines, se berce selon les saisons, s’abandonne aux vents, aux poussées de la pluie et de la neige, les migrations des bêtes qui se côtoient et se reproduisent sans aucune entrave. 

Je m’attarde encore devant les photos pour flâner et m’imprégner de cette beauté fascinante qui nous laisse avec peu de mots. La sensation certainement d’être dans un milieu où l’on se sent un intrus et où vous n’êtes qu’un invité. 

Danielle Delorme m’a entraîné dans l’envers du connu, hors du temps pour me calmer, regarder et m’imbiber de la magnificence du ciel et de la mer, de toute cette vie qui s’y niche et s’y impose. Une immersion dans un univers où les animaux volants et rampants se partagent le territoire, où l’humain est tenu à distance par l’œil farouche des albatros ou des manchots empereurs qui montent la garde.

 

«mes yeux humides

   dernier regard sur l’Antarctique

   au soleil couchant» (p.150)

 

Le bleu des glaciers m’a fait vibrer, me sentir terriblement vivant, présent, là dans un milieu grouillant et étonnant, densément peuplé malgré le froid et la neige, mais tout aussi mystérieux et capable de se dissimuler dans une bourrasque ou le roulement des vagues. Un continent qui se livre et se dérobe à la fois, qu’il faut aborder avec beaucoup de lenteur et de patience, surtout de respect. 

Voilà un périple que peu de gens vont oser, mais qui a certainement changé l’aventurière, comme si son expédition lui avait permis de respirer la beauté du monde, de s’imbiber de sa grandeur et de sa fragilité. J’imagine qu’après un tel périple, la voyageuse doit être plus près de son âme et de la vie sous toutes ses formes.

 

DELORME DANIELLELe bleu des glaciers, Éditions David, Ottawa, 184 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=le-bleu-des-glaciers&ISBN=9782895979265