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mercredi 31 mai 2023

LE GRAND OEUVRE DE GÉRARD BOUCHARD

GÉRARD BOUCHARD signe un livre impressionnant, peut-être le plus important de sa longue et prolifique carrière. Il l’a répété en entrevue et je ne peux le contredire après la lecture de cette réflexion portant sur l’enseignement de l’histoire au Québec. Plus de 390 pages serrées qui vous happent, vous font mieux voir ce Québec, «ce pays qui n’est toujours pas un pays» (la formule est de Victor-Lévy Beaulieu). Le titre indique bien la démarche de l’essayiste dans ce document qui devrait marquer un tournant, du moins je l’espère. Pour l’histoire nationale avec comme complément : Valeurs, nation, mythes fondateurs. Plusieurs de ces termes sont devenus suspects et nombre de figures publiques hésitent avant de les utiliser. Le mot «nation», par exemple, que l’on prononce du bout des lèvres ici et là dans les interventions officielles. La réflexion de Gérard Bouchard tente de montrer les turbulences qui secouent le pays, le vécu, les notions de population, la langue commune et la place des minorités dans notre communauté. «Le fil directeur de ce livre tient dans la crise qui menace actuellement les fondements symboliques de nos sociétés, où les principaux vecteurs traditionnels de transmission culturelle (Églises, école, littérature, médias, famille et autres) sont affaiblis ou en difficulté, sinon en retrait.» Voilà une lecture qui m’a entraîné dans les remous du passé et les soubresauts du présent. 

 

Le Québec, tout comme la plupart des pays occidentaux, vit un effondrement des valeurs. Des certitudes de naguère sont remises en question et le récit de l’histoire nationale est l’objet de débats et de controverses. Certains vocables sont devenus tabous pour des raisons plus ou moins obscures. « Nation », par exemple, est prononcé du bout des lèvres par certains qui hésitent à utiliser ce terme pour désigner les habitants du Québec. Un mot, un autre, voué aux hégémonies. 

Une liste plutôt inquiétante qui ne cesse de s’allonger. À croire que, désormais, il y a les bons mots et les mauvais. L’appellation «nègre», il faut la signaler. Une enseignante, Verushka Lieutenant-Duval a été suspendu à l’Université d’Ottawa pour avoir cité le titre de l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique. Elle a été dénoncée par une étudiante et la direction a réagi de cette façon étonnante. 

Régulièrement, certains censeurs font des procès à des écrits que l’on corrige et adapte aux normes du jour. Les romans d’Agatha Christie sont l’objet de ce révisionnisme. Plusieurs livres sont carrément interdits. Nous sommes allés jusqu’à détruire des ouvrages dans les commissions scolaires de l’Ontario. Des publications aussi sulfureuses que Tintin et Astérix ont fini sous les dents de la déchiqueteuse. Ce n’est pas sans évoquer des périodes plutôt tristes de notre passé récent. La censure qui envoyait certains titres dans «l’enfer» du temps de mes études semble reprendre vie au Québec comme partout ailleurs dans le monde. Un phénomène qui rappelle de très mauvais souvenirs à ceux qui gardent en mémoire la montée du nazisme en Allemagne. Près de nous, le 31 mars 2019, des prêtres catholiques de la ville de Koszalin, en Pologne, brûlaient en public des livres de la saga Harry Potter qu’ils jugeaient sacrilèges. Et oui.

 

BANNISSEMENT

 

Dans la même veine, des personnages que l’on croyait des modèles sont déboulonnés. Claude Jutras, par exemple, a été banni du monde culturel et du cinéma québécois. Son nom que l’on avait accolé à des prix a disparu, comme certaines figures sous le régime de Mao qui s’effaçaient mystérieusement. 

Régulièrement, dans les médias, on fait un procès à des «héros» du passé et des monuments sont pris à partie par des manifestants. Signalons que la statue de John A, Macdonald a été décapitée à Montréal lors d’un rassemblement en 2020. 

Il y a aussi, depuis un certain temps, la «dictature» des minorités qui secoue nos sociétés. Il suffit de s’attarder à la publicité télévisuelle pour prendre conscience de cette mutation. Les Québécois blancs, hommes et femmes, y sont de moins en moins visibles. Comme s’ils avaient disparu de cette communauté ou qu’ils avaient migré sur une autre planète. Sans compter les orientations sexuelles qui s’imposent et s'affirment dans une langue étrange et singulière. Ce sont là les symptômes et des changement de valeurs qui secouent toutes les sociétés, de revendications et de comportements qui se font souvent sans réflexions et sous une impulsivité qui fait beaucoup plus de mal que le problème ou la situation que l’on veut corriger. 

 

«… notre siècle a perdu le sens de l’histoire qui triomphait depuis le XIXe siècle jusqu’au milieu du siècle suivant. Avec la “fin des grands récits”, le passé n’est plus un donné à transmettre à la façon d’un précieux héritage patrimonial. Il est devenu friable, objet de doutes, de critiques et de révisions, et parfois même de honte.» (p.9)

 

Ça me fait un pincement au cœur que de lire de tels propos. Surtout pour quelqu’un de ma génération qui a vécu la Révolution tranquille pendant son adolescence, vu la libération des femmes et la recherche d’égalité qui a bouleversé ma vie et des manières de faire. Une quête de liberté et d’affirmation personnelle avec une démarche collective qui s’est incarnée dans le Parti québécois qui a pris le pouvoir en 1976 et nous a menés à deux référendums sur la souveraineté.

 

DÉMARCHE

 

Pour étayer ses constats et ses dires, Gérard Bouchard se livre à une entreprise colossale que peu de gens ont osée. Pour saisir la pensée présente, il faut certainement visiter le passé de toutes les populations qui vivent dans les frontières connues du Québec. Une sorte de crochet de gauche ou d’uppercut à lord Durham qui proclamait, en 1839, que nous étions «un peuple sans littérature et sans histoire». Un regard dans le rétroviseur devient nécessaire pour comprendre ce qui agite notre société et le pourquoi de certaines revendications qui mobilisent des groupes bien différents. 

Monsieur Bouchard entreprend d’examiner un corpus de 103 livres d’histoire nationale qui ont été rédigés à des moments particuliers et qui ont servi à enseigner ou raconter le parcours des francophones au Québec entre 1804 et 2018. 

 

«En résumé, l’analyse sera restreinte aux mythes associés à l’époque française pionnière et à la façon dont ils ont été ultérieurement définis et redéfinis par les élites, et ce, jusque dans les manuels récents.» (p.134)

 

Tout s’amorce avec le début de la présence française en terre du Canada ou du Québec. L’arrivée de Jacques Cartier, les contacts avec les Autochtones, les agissements des conquérants qui s’emparent de tous les espaces au nom du roi de France. Bien sûr, les auteurs mettent en évidence les intentions mystiques et Dieu dans le vécu des nouveaux venus au Canada, même si dans le concret, l’Amérique dans l’esprit de la France était une colonie qui devait servir les intérêts de la métropole, apporter la richesse. La traite des fourrures représente peut-être le mieux cette vision avec les coureurs des bois qui étaient toujours en quête de nouveaux territoires de trappe et d’occasions d’affaires avec les Premières Nations. 

Les manuels de cette époque font beaucoup de place aux gens d’Église et aux idéalistes comme Maisonneuve et Jeanne-Mance. Pour les rédacteurs de ces manuels (surtout des religieux), l’empire français devait devenir un modèle de probité et d’intégrité. La population idéale s’incarnait dans les paysans qui louangeaient Dieu et obéissaient aux directives des prêtres. C’est du moins ce que j’ai appris dans mon Histoire du Canada de Paul-Émile Farley et Gustave Lamarche, deux clercs de Saint-Viateur. Une vision qui a perduré jusque dans les années 1960. Elle fut sérieusement questionnée alors par le fameux rapport Parent publié en 1966. Il s’agissait d’une véritable mutation de la pensée et on assistait à une laïcisation du passé. Pour la première fois, le mot «nation» passait dans l’ombre dans le document des réformistes. 

 

«Marquant une rupture radicale avec la tradition, il mit fin à la formule du récit lyrique, à la vocation patriotique et religieuse des manuels (tout en laissant la porte ouverte aux actes héroïques), et il introduisit des finalités comme l’objectivité, l’esprit critique, l’éducation à la citoyenneté (sans en faire une priorité), l’autonomie de l’élève (thème relancé par A. Lefebvre, 1973), l’intégration à la société, la promotion de la démocratie et du pluralisme (auquel tout un chapitre était consacré), l’ouverture au monde et la justice sociale, tout spécialement la dénonciation du racisme et de toute forme de discrimination.» (p.54)

 

Une description nouvelle des Autochtones s’impose et ils passeront de barbares (ce qui était le cas dans mon manuel) à des êtres de haute civilisation. 

 

CONTRADICTION

 

Étrange de constater comment, à partir du rapport Parent, les manuels d’histoire s’éloignent du présent et de la société en ébullition. Presque tous ignorent les luttes des femmes pour l’égalité, la reconnaissance de leurs droits et surtout le libre-choix de la maternité. Tout comme on parlera très peu des revendications syndicales qui ont changé le Québec contemporain.

L’idée de faire du Québec un pays tient pourtant le haut du pavé avec l’élection du gouvernement de René Lévesque et les deux référendums qui marqueront l’apogée de sa démarche. Étrangement, les différentes réformes tiennent peu compte de cette réalité dans les nouveaux modèles qu’ils proposent aux étudiants. 

Le maître devient plus discret et l’élève doit découvrir des faits et des éléments qui font en sorte qu’il puisse constituer sa propre histoire. Il me semble que cette approche est un peu singulière et qu’elle a donné des résultats plutôt désastreux dans l’enseignement du français où l’on a favorisé, à partir des années 70, l’expression, la parole au lieu de l’écrit et l'étude des textes. 

Gérard Bouchard signale des curiosités pour ne pas dire des aberrations dans ces projets de réforme et dans les manuels qu’il passe sous la loupe. La notion de nation disparaît, je l’ai déjà mentionné. Peut-être en réaction avec ce que ce mot signifiait pendant la Grande noirceur et le règne de Duplessis, surtout avec les excès vécus en Allemagne et en Italie. Des rédacteurs vont jusqu’à ignorer la déportation des Acadiens, la révolte des Patriotes de 1837. Même qu’ils gardent sous silence la tenue des deux référendums sur l’indépendance du Québec. 

 

CONSTATS

 

Après cette étude fouillée, Gérard Bouchard propose une approche pédagogique et concrète qui s’appuie sur les faits et les événements vécus par tous ceux et celles qui constituent la nation québécoise passée et présente. Ce récit doit signaler les décisions qui ont marqué le parcours de cette société qui s’est formée sur les rives du Saint-Laurent, doit aussi tenir compte des premiers occupants, des différentes nations autochtones qui peuplaient le territoire, des liens, des contacts, des échanges et des conséquences de cette invasion et de l’installation des Européens qui imposent leurs façons de faire et de voir. 

Il y a également les migrants venus d’Europe, la plupart du temps, et que l’on a occultés dans le récit historique. Chacun doit y trouver sa place dans une narration inclusive où le cheminement de chaque minorité enrichit le grand collectif et montre les caractéristiques des habitants du Québec. On s’est toujours peu attardé à décrire l’apport des Italiens, des Irlandais, des Polonais, des Africains, des Portugais, des Haïtiens et autres arrivants. Tous ont eu une importance considérable dans la culture et le vécu des Québécois. Gérard Bouchard tient compte de tous ces éléments et caractéristiques de ce peuplement qui constitue la «population» du Québec de maintenant. 

Monsieur Bouchard démontre très bien dans son survol que l’histoire reste fragile à certaines idéologies. L’omniprésence de l’église à partir de 1800 jusqu’en 1960 a profondément marqué le récit. Les clercs ignoraient les combats des femmes et leurs luttes, louangeaient leurs fonctions biologiques nationalisées d’une certaine façon dans ce que l’on a nommé «La revanche des berceaux»

 

«On en vient à la conclusion que les programmes officiels reproduisent mal les grands enjeux de la société. On en vient même à soupçonner qu’ils tentent parfois de les éviter autant que possible, en particulier les sujets susceptibles de heurter les sensibilités et de diviser — ceux-là justement qui demanderaient à être traités en priorité.» (p.208)

 

La chronique du passé qui tend vers une certaine objectivité ne peut être la somme de faits, sans explications ou commentaires, sous prétexte de neutralité. Le terme le dit. Nous parlons du parcours, de l’évolution et de la vie de femmes et d’hommes sur un territoire donné, des idées et des aventures de certains individus qui se sont démarqués et ont eu une influence considérable dans leur milieu. Le texte doit englober tous ces éléments, raconter ces aventures avec le plus de distance possible, sans devenir un manifeste qui promeut une idéologie comme l’a fait Léandre Bergeron dans son Petit manuel d’histoire du Québec où il militait pour l’indépendance. 

Alors, comment la présenter cette fameuse histoire?

Bien sûr, elle doit faire place au récit, à une trame qui permet de comprendre le vécu, les gestes et les décisions de ceux et celles qui nous ont précédés pour arriver à mieux éclairer le présent. Tenir compte des grandes valeurs que la société défend dans ses chartes des droits et libertés. Les principes d’égalité des hommes et des femmes, la liberté de pensée et de croyance. Relater simplement la vie des ancêtres avec leurs dérives, leurs défauts, leurs qualités, leur entêtement et leurs exploits. Peut-on ignorer le rôle du clergé dans l’aventure du Québec sous prétexte de devenir laïque? Le mot le dit, un traité d’histoire doit épouser le parcours d’une société avec ses composantes et ses caractéristiques, s’appuyer sur les récits des différents peuplements du territoire et raconter leurs liens, leurs oppositions, leurs ententes et la couleur qu’ils donnent au présent.

Après tout, ce manuel est souvent le premier livre que les étudiants vont lire, méditer pour comprendre qui ils sont dans leur milieu immédiat. L’ouvrage doit être attrayant, captivant, capable de susciter l’adhésion de tous et signaler des figures qui peuvent inspirer et servir de modèle. La narration historique, peu importe l’approche, relate toujours les gestes et la vie d’hommes et de femmes qui se partagent un espace, forment une société et utilisent une langue commune pour communiquer et vivre en harmonie le plus possible.

 

BOUCHARD GÉRARD, Pour l’histoire nationale, Valeurs, nation, mythes fondateurs, Éditions du Boréal, Montréal, 395 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/pour-histoire-nationale-3987.html

mardi 23 mai 2023

UN HÉRITAGE QUI N’EST PAS DE TOUT REPOS

IL N’Y A PAS si longtemps, lors du décès d’un proche, tout était réglé au quart de tour. Le cercueil, quelques jours au salon funéraire, l’exposition comme on disait, les obsèques et la rencontre des amis et de toute la parenté. La dépouille se retrouvait au cimetière, dans le lot familial. L’héritage allait au conjoint ou à la conjointe ou encore aux enfants. Ce n’est plus le cas. Les rituels entourant un décès à l’église sont devenus un peu désuets et prennent souvent des tournures étonnantes. Tout varie selon l’officiant ou les demandes des proches. Et il y a l’incinération qui vient compliquer les choses. Que faire des cendres? Où les déposer? Il y a le columbarium, cette forme de HLM qui fait penser aux cases postales. Rien de bien invitant. Que faire maintenant pour vivre pleinement ce moment et surtout quel cérémonial inventer? L’église tente de s’adapter à cette réalité, mais c’est souvent un peu curieux et vétuste. Sans rapport, comme on dit familièrement. La mort étonne, dérange. Que dire de l’aide médicale à mourir qui se faufile de plus en plus dans notre quotidien? Ça me fait étrange d’écrire ça parce que l’un de mes neveux, Dominique, atteint d’un cancer a eu recours à cette aide et a tout planifié avant le grand saut. Exactement comme Jacques Leroy, le père d’Ève.

 

Françoise Cliche dans Cimetière avec vue, quel beau titre, a eu la bonne idée de nous plonger dans le monde de l’héritière de Jacques Leroy! Sa fille doit exécuter certaines choses pour respecter les volontés de son paternel. Un homme directif, qui a tout planifié et tout prévu. Le père, un farceur incorrigible, un humoriste qui a souvent exaspéré sa légataire ne pouvait mourir comme la plupart des gens. Il la surprend comme s’il souhaitait lui faire une dernière blague. 

 

«Bonjour. Mme Ève Leroy, s’il vous plaît.»

Ça ne me plaît pas, mais je réponds tout de même, un peu par ennui, un peu par pitié pour le pauvre gars qui gagne sa vie de si triste façon.

«Oui, c’est moi.

— Mme Leroy, je veux d’abord vous offrir mes plus sincères condoléances, à vous et à toute votre famille. Je vous appelle afin de vous informer que l’urne de votre père est maintenant disponible. La crémation a été effectuée ce matin.» (p.13)

 

Il a bien gardé son secret. Atteint d’un cancer incurable, il a dit à tous ses amis et sa fille qu’il allait passer l’hiver en Floride, sous les rayons chauds et les palmiers, comme nombre de Québécois. Tout le monde le croyait là-bas, les pieds dans le sable, et la tête dans les nuages en train de surveiller le roulis des vagues ou encore le vol un peu lourd des pélicans. Sauf que tout cela était de la fiction. Il avait décidé de recevoir l’aide médicale à mourir dans le plus grand secret, sans prévenir Ève. L’appel maladroit d’un employé de la maison funéraire qui souhaitait se débarrasser des cendres, enfin presque, fait éclater la vérité. Une bien drôle de manière d’apprendre que son père est décédé. 

 

LA SUITE

 

Tout s’enchaîne alors. Le notaire, les conditions à respecter et dicter par Jacques. Ève hérite surtout, c’est une manière étrange de le dire, de son oncle Émile qui vit dans une résidence pour personnes âgées. Il est atteint d’Alzheimer et semble assez bien s’accommoder avec ses pertes de mémoire et ses absences. 

 

«Il m’invite à entrer. C’est l’Émile numéro 2, celui dont m’a parlé mon père, celui qui a remplacé l’Émile qui parlait peu et ne souriait pas. Me reviennent aussitôt en tête les mots que mon paternel a surlignés en jaune dans Les occasions manquées de Lucy Fricke : “Devenir gentil juste avant de mourir, c’est d’une méchanceté!” Mon oncle a sans aucun doute inspiré le choix de papa.» (p.71)

 

Ève, plutôt solitaire et irascible, déteste les surprises, mais le testament de Jacques la pousse dans une suite d’événements et de rencontres qu’elle ne pouvait prévoir. La comptable aime les chiffres et tout ce qui s’équilibre et est clair dans son esprit. Son géniteur a voulu que son départ n’ait rien de simple, de convenu ou encore d’ordinaire. Le notaire lui fait part de ses volontés et il a même des messages enregistrés pour elle. Le mort a décidé de ne pas laisser son héritière en paix et il s’impose, peut-être pour qu’elle lui fasse une petite place dans sa mémoire. 

Il y a des livres aussi avec des phrases soulignées en jaune qui sont de véritables énigmes. En plus des musiques que Jacques Leroy aimait et que sa fille découvre avec plaisir ou avec étonnement. 

 

BOUSCULADES

 

Le quotidien d’Ève change à partir de cet appel et de sa rencontre avec le notaire. Elle doit s’occuper de cet oncle, composer avec la direction de la maison pour personnes âgées, apprivoiser un homme tranquille, lui parler, le visiter régulièrement, combler sa solitude et peu à peu, participer aux grands et petits événements qui marquent la vie des résidents. Il y a aussi les voisins qui intriguent Ève et elle est bien capable de s’inventer des scénarios avec certains. 

 

«Les chaises sont disposées d’étrange façon, certaines en rangées bien ordonnées, certaines disséminées çà et là. Une vision insupportable, je meurs d’envie de tout replacer. L’arrivée des éclopés me fait comprendre les raisons de cet arrangement. Mon aversion pour les marchettes s’explique : je les déteste parce qu’elles engendrent le désordre. Aussi pour le grincement de leurs articulations et le bruit de leurs pattes lorsqu’elles avancent le long d’un interminable corridor. Le son des chaussures qui raclent le plancher ajoute à l’ambiance. Fermez les yeux et écoutez, frissons de peur garantis.» (p.164)

 

Ève sans le savoir reçoit le plus bel héritage qui soit. Elle est forcée de sortir de son petit monde où elle a l’habitude de s’enfermer pour s’ouvrir aux autres, à cet oncle affable et toujours discret d’abord. Et elle croise un préposé aux bénéficiaires comme on dit dans le jargon qui ne la laisse pas indifférente. Je n’irai pas à dire que le fameux père a prévu qu'Ève aurait un pincement au

cœur pour cet homme serviable, particulièrement généreux de son temps et de ses efforts avec les gens âgés. La fille doit devenir altruiste, ressentir de l’empathie pour ses semblables, oublier ses colonnes de chiffres et s’attarder devant ceux qui vivent, souffrent, aiment autour d’elle. Surtout, elle doit maîtriser sa mauvaise humeur et sa tendance à grogner contre tout ce qui vient bousculer ses habitudes, sa vie qu’elle voudrait contrôler comme un bilan d’entreprise. 

Voilà un roman que j’ai parcouru le sourire aux lèvres. On plonge dans un monde plutôt tranquille en apparence, celui des gens âgés, mais il y a une foule de rebondissements, d’événements inattendus et de surprises dans cette histoire ordinaire. Que faire des cendres d’abord? Ève cherche un cimetière agréable, parfait. Est-ce que cela existe? Moi qui aime fréquenter ces lieux, je n’ai pas encore trouvé un endroit où j’aurais envie de m’installer pour l’éternité. 

Voilà surtout un récit humain, tendre qui permet de réfléchir et de combattre des préjugés, de faire face aux contraintes que nous réserve la vie. C’est pour le mieux dans le cas d’Ève. 

 

«De retour à la maison, presque euphorique, je me sens d’humeur pour un bon Johnny Cash, celui classé dans les J; l’autre est un C. Mon père adorait Johnny Cash. Naïvement, je risque une nouvelle phrase jaune, la dernière m’avait beaucoup plu. Pour son adorable titre, je choisis le livre Les cowboys sont fatigués : “Quand le vent froid vous souffle sur la face et déchire vos paupières, qui peut dire d’où viennent les larmes sur votre visage?” Et voici que mon père et Julien Gravelle finissent de bousiller la journée que Francis avait gentiment réparée.» (p.235)

 

Il suffit de se laisser prendre par les aventures d’Ève, ses grognements et ses protestations. On découvre vite, malgré les apparences, que la fille a bon cœur. C’est le plus bel héritage que Jacques pouvait lui faire, la forcer à sortir de ses obsessions et de ses lubies pour se tourner vers les autres, s’oublier en donnant de son temps sans arrière-pensées. 

Et le sens de l’humour assuré de Françoise Cliche, qu’elle manie avec finesse tout au long de son récit, nous porte et nous retient. Curieux, parce que la lecture de ce roman m’a fait vivre un mélange de fiction et de réalité avec la mort de mon neveu. La vie et les livres permettent d’étranges coïncidences parfois. Assez étonnant, troublant.

 

CLICHE FRANÇOISECimetière avec vue, Éditions La Pleine Lune, Montréal, 280 pages.  

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/656/cimetiere-avec-vue 

jeudi 18 mai 2023

DANIEL GAGNON-BARBEAU A VÉCU L’ENFER

JE N’AI PAS été un fidèle de Daniel Gagnon-Barbeau et de ses publications. Je l’ai lu ici et là, me laissant entraîner par les chemins de lecture qui ne vont jamais en ligne droite. Et me voilà avec un petit livre dans les mains, un titre qui étonne : Dans les ténèbres de l’omerta. Un ouvrage où il s’attarde… Quel terme utiliser? L’écrivain nous pousse plutôt dans l’univers des enfants agressés, violentés de toutes les façons imaginables, de jeunes garçons qui sont livrés à des adultes sans âme, des proches, des parents malveillants en plus. Là encore, je ne trouve pas les mots pour qualifier ces démons. On a beaucoup parlé des sévices que les autochtones ont vécus, des petits kidnappés dans leur milieu, enfermés dans des pensionnats où ils ont enduré tous les outrages en plus de devoir enterrer leur origine et leur langue. C’est certainement la pire chose qui peut arriver à un garçon et une jeune fille qui commencent à peine à s’émerveiller des beautés du monde. Pourtant, on oublie souvent que des Québécois francophones ont subi un sort similaire, surtout dans des institutions d’enseignement où ils ont été violés, violentés et battus. Que dire des orphelins de Duplessis? Mon ami Bruno Roy m’en a tellement parlé.

 

Le mot qui m’a tiraillé tout au long de la lecture de Daniel Gagnon-Barbeau? Pourquoi? Pourquoi l’écrivain plonge dans ce récit insoutenable? Il faut parcourir tout le livre, cette «complainte» pour comprendre. D’abord, ce curieux mot pour qualifier le texte. On dit, selon Le Larousse, qu’il s’agit d’une chanson populaire racontant les malheurs d’un personnage. Un genre traditionnel important que j’aime beaucoup. Je pense surtout à La mort en camion interprétée par Michel Faubert. Un chant troublant parce que le défunt relate son histoire, son décès lors d’un accident. Il fait ses adieux à sa famille et sa mère.

Daniel Gagnon-Barbeau répond à la toute fin à cette question qui m’a fait hésiter souvent à tourner une page. 

 

«Dans la cinquantaine, j’ai retrouvé des souvenirs effroyables d’abus et de prostitution aux mains de mon père, ce qui explique peut-être l’intensité de ma révolte. Je me sens très proche du mouvement et des combats des “moi aussi”. J’admire leur courage de parler. Je me suis rendu compte alors que certaines scènes de mes romans étaient très proches des agressions dont j’avais été victime. Quelques scènes sont encore vives, celles par exemple dans des hôtels où nous étions vendus à des hommes, mais parfois, comme dans Loulou, j’étais jeté nu sur le corps d’une femme, d’une prostituée, simplement pour faire rire perversement mon père et mes oncles avec mon petit sexe d’enfant effaré et humilié devant eux par sa réaction involontaire.» (p.109)

 

Tous les mots de la langue française pour décrire l’agression, les abus pourraient être utilisés ici. Difficile d’imaginer un gamin souillé par son géniteur et forcé à se prostituer avec des adultes?

 

DÉFLAGRATION

 

Voilà un texte dense, rugueux pour ne pas dire étouffant. J’ai eu du mal à le suivre et à entendre tout ce que l’écrivain avait à raconter. Cette complainte est une véritable déflagration. Pourtant, je n’ai pu l’abandonner dans l’horreur, le dégoût et le découragement, dans ces eaux glauques et répugnantes. J’ai eu la sensation de m’enfoncer dans la vase avant de refaire surface une centaine de pages plus loin, à bout de souffle, d’espérance et de colère. Nommer les choses, dire les sévices devient une entreprise de survie pour l’écrivain qui doit y consacrer toute son énergie et son désarroi, s’accrocher aux mots pour repousser ce passé impossible, des scènes qui le hantent.

 

«En racontant l’abus, mais sans obscénité, peut-on faire comprendre le mal de l’intérieur, faire naître une émotion, peut-on vraiment donner forme à l’inexplicable et à l’abjecte violence?» (p.10)

 

La souffrance, l’avilissement, le pire que peut vivre un enfant qui ne demande qu’à faire confiance aux adultes et à profiter de tout ce que la vie peut offrir de merveilles. Un garçon livré aux instincts d’hommes dépravés qui les utilisent comme des objets, des choses malléables que l’on martyrise. 

 

«Il n’était pas rare que nous ayons le corps couvert d’ecchymoses et de morsures, particulièrement sur les cuisses et le bas ventre.» (p.9)

 

À noter que Daniel Gagnon-Barbeau n’emploie jamais le «je» dans sa narration et échappe ainsi à la tentation du drame personnel. Le «nous» permet d’englober le sort et les agressions subies par tous les jeunes qui ont été brutalisés par des adultes qui ont satisfait leurs fantasmes en tuant l’enfance et saccageant l’innocence.

 

DÉTRESSE

 

Un récit qui vous glace le sang et réussit à vous faire vivre la désespérance et la détresse de ces jeunes garçons que l’on traite comme des esclaves. Tous réduits au silence, sans jamais avoir le droit d’ouvrir la bouche ou de se plaindre. La loi de l’omerta pour que tout continue, que tout recommence jour après jour. Chaque phrase vous tourne à l’envers, vous donne envie de brailler. Comment des humains peuvent-ils descendre si bas?

 

«Certains d’entre nous ont connu une vie toute brève et sont morts avant de pouvoir parler. D’autres ont survécu, terrorisés et réduits au silence à jamais par leurs cauchemars et leurs maladies chroniques.» (p.11)

 

Comment garder confiance dans un monde qui se referme comme une huître, où le mutisme étouffe, où le cri, la parole et le hurlement sont interdits? Comment espérer un avenir où il est possible de rire, de s’amuser, de jouer, de s’inventer des rêves et des amitiés? Comment imaginer que la vie peut être différente, belle, heureuse avec des mains qui savent ce que sont les caresses et la tendresse?

 

«Aujourd’hui nous avons l’impression de revenir d’entre les morts, et nous nous demandons comment cela a pu arriver, comment nous avons pu réussir à survivre à ce monde tyrannique de bouches et de sexes voraces.» (p.13)

 


ÉCRITURE

 

Daniel Gagnon-Barbeau s’accroche aux mots avec un désir qui tient du désespoir. Il faut tout dire, tout dénoncer, tout décrire pour se débarrasser de l’abjecte et de la douleur, pour refaire surface dans et par les phrases. Mais comment exprimer ce qui ne se dit pas, comment peindre l’inavouable et l’impossible? Écrire pour respirer, pour se faire un petit espace dans sa tête et faire éclater la vérité au grand jour comme une grenade qu’on lance dans la foule. 

 

«En 2003, j’ai obtenu de la Cour supérieure du Québec une citation à comparaître contre mon père pour abus sexuels sur moi enfant. J’ai dû faire ce qu’on appelle “une plainte privée”, car la police et le procureur avaient refusé de m’entendre, protégeant toujours exagérément la réputation des abuseurs. Ma famille m’a ostracisé. C’est dire les difficultés que les victimes d’abus sexuels doivent affronter. Il n’y a pas eu de procès.» (p.110)

 

Révolté, les poings serrés, j’ai refermé ce témoignage désarmant. Comment cela est-il possible? Comment cela peut-il arriver dans une société que l’on déclare civilisée?

Cette complainte est le chant le plus terrible que j’ai pu parcourir au cours des dernières années. 

Je crois que vous ne serez pas nombreux à réagir ou à vous risquer Dans les ténèbres de l’omerta. Je vous connais mes lecteurs. Vous n’aimez pas ce genre de témoignage. Je vous comprends, mais nous devons savoir, entendre ceux et celles qui osent prendre la parole, dénoncer, accuser et décrire une enfance où tout leur a été enlevé. 

Il a fallu une immense détermination à Daniel Gagnon-Barbeau pour plonger dans cette entreprise qu’il a illustrée avec des éclaboussures à l’encre noire, des taches, des visages grugés, rongés, mordus et défaits, inquiétants et farouches, flottants entre la vie et la mort. 

Quel courage a cet écrivain et peintre touché à l’âme et dans son intelligence! Nous avons le devoir de l’entendre et surtout d’écouter sa détresse d’adulte qui reste fragile, si émouvant et vrai. Daniel Gagnon-Barbeau doit se débattre toutes les nuits dans des cauchemars qui le hantent. Il faut lui souhaiter des moments d’apaisement après cette confession qui a dû le laisser la tête vide et le corps épuisé. Voilà un écrivain de courage et de paroles. Un rescapé, un humain digne et admirable qui a vécu l’enfer.

 

GAGNON-BARBEAU DANIELDans les ténèbres de l’omerta, Éditions du Sémaphore, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/dans-les-tenebres-de-lomerta/ 

jeudi 11 mai 2023

MONSIEUR ARCHAMBAULT ME BOULEVERSE

J’AI TERMINÉ votre tout nouveau récit, Monsieur Archambault, avec un pincement au cœur. Comme si, dans le dernier paragraphe de La candeur du patriarche, vous me faisiez vos adieux. Je suis resté immobile, fixant les mots sans vraiment les voir. Oui, le regard brouillé, incapable de tourner la page. Bien sûr, il faut s’attendre à tout avec vous, Monsieur Archambault. Vous êtes né le 19 septembre 1933, tout juste avant la Deuxième Guerre mondiale et les horreurs du nazisme. Vous avez connu la mainmise de l’Église sur la vie de tous les bons Québécois de l’époque, Duplessis, sa mort, le 7 septembre 1959, la Révolution tranquille, l’arrivée de René Lévesque et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, les deux référendums sur l’indépendance du Québec et quoi encore. L’éclosion de la littérature québécoise, l’émergence d’écrivains importants et singuliers. Véritable témoin de l’histoire contemporaine, vous vous seriez bien passé de l’invasion de l’Ukraine et la perte de droits durement gagnés pour nombre de femmes partout dans le monde. Sans compter la fragmentation et la division des populations aux États-Unis, avec la folie d’un certain Donald. 

 

Il est vrai qu’à 90 ans, la route est beaucoup plus longue derrière que devant. Monsieur Archambault, vous êtes le premier à le savoir avec votre lucidité exemplaire. Vous le répétez dans La candeur du patriarche. Voilà peut-être votre dernière publication. Vous ne pouvez miser sur l’avenir et encore moins vous projeter dans le temps et l’espace. Ça me fait un coup au cœur d’écrire ça. Je souhaite tant un nouveau récit de vous, Monsieur Archambault, pour le parcourir le plus lentement possible, un de plus et encore un autre pour caresser chacun de vos mots et de vos phrases, m’arrêtant pour avaler une gorgée de café ou revenir sur une de vos affirmations. Je ne vous lis pas vraiment Monsieur Archambault, je flâne dans vos paragraphes, je rêve, je souris et je vous accompagne. 

Je vous écoutais dernièrement à l’émission de Stanley Péan qui a la bonne idée de vous inviter de temps en temps pour parler de musique et un peu de vos livres. Votre voix me plonge dans le temps. Je l’ai déjà écrit, j’étais un de vos fidèles à la radio et j’ai passé des nuits avec vous. Je me souviens particulièrement de l’aventure Lester Young. Des heures uniques, que la radio ne se permet plus ou n’ose plus imaginer. 

Voilà le paragraphe qui m’a figé et causé tant d’émotion. Je vous le murmure à l’oreille, Monsieur Archambault, espérant ne pas vous agacer.

 

«Je n’ai vraiment pas tout dit. Persuadé qu’un écrivain ne peut parler que de lui-même, j’aurai tenté à ma façon de proposer quelques pistes. Est-ce exagérer que de souhaiter quitter sans trop de complications un monde qui n’a jamais cessé pour bien longtemps de me paraître étrange, absurde et par moments fascinants?

Bon vent, Gustave!» (p.102)

 

Le Gustave en question est votre arrière-petit-fils à qui vous dites de faire sa vie comme il l’entend et surtout, de ne pas se laisser rabâcher les oreilles par le vieil homme que vous êtes devenu et qui refuse de prodiguer des conseils. Non, la sagesse n’est pas un don qui vient avec l’âge. Il y a des vieux cons et des jeunes étourdis, vous le savez.

 

CHANGEMENTS

 

Bien sûr, la vie et toutes les activités quotidiennes recroquevillent quand on a 90 ans. Le marcheur que vous étiez, Monsieur Archambault, doit se contenter maintenant de petites promenades autour de son immeuble. Vous avez le pas un peu hésitant et vous allez avec votre canne. Malicieux, vous choisissez vos parcours avec des bancs, pour des escales et y somnoler un instant. 

Même qu’en faisant une sieste sur votre balcon, un voisin vous a cru mort. Vous avez été réveillé par des pompiers et des infirmières qui ont déployé toute une panoplie de questions pour vérifier si vous étiez là, si vous saviez qui vous étiez. La date, l’heure, le jour, votre nom et votre prénom. Ils étaient prêts à vous expédier à l’hôpital pour subir une batterie de tests comme si c’était un crime de somnoler en plein air. Je vous rassure. Je me serais retrouvé souvent à l’urgence parce que j’ai la bonne habitude de siester sur ma terrasse ou encore sur la plage pendant l’été. Dormir dehors s’avère un sport risqué en ville. Monsieur Archambault, je vous invite à venir près du lac Saint-Jean. Nous pourrons nous allonger à l’abri des grands pins, sans être dérangés.

 

«Je ne comprends toujours pas pourquoi on s’énerve tant à mon sujet. Ai-je déjà l’air d’un homme à l’agonie? Je peux m’estimer chanceux, prétendent les jeunes femmes, d’avoir de si bons voisins. Mais des habitants de l’immeuble d’en face, je ne connais qu’une seule personne. Est-ce elle qui a sonné l’alarme, croyant qu’il y avait péril en la demeure? Le lendemain, elle m’a appris qu’il n’en était rien. Mais qui alors? Je ne l’ai jamais su.» (p.21)

 

Bien sûr, en prenant de l’âge, le vide se fait autour de vous. Je ne suis pas si avancé dans l’aventure de la vie humaine, Monsieur Archambault, mais beaucoup de mes amis ont disparu en laissant des espaces difficiles à combler. C’est peut-être cela le pire du vieillissement. L’impression que les proches et les connaissances s’évanouissent et que ceux et celles qui étaient des compagnons de route vous abandonnent. Des morts subites, attendues parce que la maladie est là depuis des années.

 

AMIS

 

Monsieur Archambault, vous avez perdu des compagnons très proches, des confidents, des camarades, des frères en quelque sorte. François Ricard et Jacques Brault étaient de ceux-là. Je comprends et sympathise.

 

«Quand Jacques Godbout m’a annoncé au téléphone la mort de François Ricard, j’ai eu le sentiment d’une profonde injustice. Pourquoi lui? Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. Je ne pouvais oublier qu’un cancer tenace le rongeait, mais j’avais toujours cru qu’il s’en sortirait.» (p.28)

 

Et les jours se suivent, assez semblables, sans heurts et sans soubresauts avec ses petites tâches, ses habitudes où vous discutez avec votre femme Lise décédée depuis une douzaine d’années. Les occupations quotidiennes sont de plus en plus épuisantes et exigeantes. Ce qui se faisait sans penser, machinalement il n’y a pas si longtemps, demande un effort maintenant. Vous écrivez, taquinez les mots, effleurant les touches de votre clavier, le seul bruit qui prouve que vous êtes toujours là dans votre appartement. Vous relisez certains auteurs, ou, sur un coup de tête, vous vous envolez vers Paris pour vous installer dans un quartier que vous aimez. Une petite promenade. Et une terrasse vous attend. Vous souriez et rêvez en prenant votre verre de muscadet.

Il y a aussi vos rencontres avec vos enfants et petits-enfants. Vous n’en ratez pas une et vous devenez celui qui écoute, se garde bien de faire la leçon aux jeunes qui foncent dans la vie avec une belle confiance. 

Nous étions ainsi à vingt ans. Nous partagions la certitude de pouvoir tout changer et d’être capable de tout faire même si je trimbalais bien des hésitations et des craintes dans mes bagages. Comme vous, Monsieur Archambault.

 

RÔLE

 

C’est bon de vous voir refuser le rôle du vieux sage, de celui qui, parce qu’il a duré plus longtemps que tous, donne des leçons à ceux qui suivent. Ce n’est pas votre cas, heureusement. 

 

«Est-ce à cause de cela ou est-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition pour ce rôle.» (p.61)

 

Que dire à mon petit-fils qui amorce une carrière de journaliste? Le métier n’est plus celui que j’ai pratiqué avec bonheur et enthousiasme. Ce journal de papier que j’aimais tant et que je lisais en sortant du lit a disparu ou presque. Et les plateformes qu’Alexis devra utiliser me sont inconnues.

Vous écrivez, faites la sieste, effectuez de petites promenades, vous attardez un peu quand le temps et le soleil le permettent, regardez autour de vous les gens qui se précipitent. C’est peut-être que vous ralentissez Monsieur Archambault, que vous avez le pas moins vif, que tout semble aspirer par la vitesse. Malgré tout, vous êtes notre éclaireur, celui qui va devant, il ne faut pas l’oublier.

Vous n’avez plus la cadence, la main sûre et le verbe haut. Vous devenez un regard et un témoin d’un monde qui court vers la catastrophe avec les changements climatiques. Heureusement, il reste l’écriture pour vous comme pour moi, ce fil qui nous rattache encore à quelques fidèles qui nous accompagnent dans nos petites audaces. Mes lecteurs, Monsieur Archambault, tout comme les vôtres, j’imagine, défilent de plus en plus dans les pages nécrologiques. 

 

HUMAIN

 

Encore une fois, c’est l’humain qui me fascine chez vous Monsieur Archambault, celui qui me parle à l’oreille, se moque de ses prétentions, de la renommée, de la célébrité qu’apportent les livres. Vous vous amusez quand un lecteur enthousiaste vous qualifie de génie. Bien sûr que cela vous fait plaisir, avouez-le. ! 

Monsieur Archambault, j’espère encore flâner dans un de vos récits. Ce serait une belle manière de fêter vos cent ans. 

Je ne vous connais pas personnellement, à peine. Vous êtes venu une fois à la maison, du temps que nous habitions Jonquière. Ce devait être pour un festival ou un salon du livre, je ne me souviens plus. Dominique Blondeau était là, la terrible discrète qui a disparu sans prévenir personne, partie comme une voleuse, comme on prend la fuite pour entrer dans la clandestinité. Je n’avais pas eu la chance de discuter avec vous parce que je devais aller à La Doré. Ma mère venait de décéder à 94 ans. 

Une belle occasion ratée. 

Heureusement, il y a eu la radio pour garder contact avec vous et vos publications. Monsieur Archambault, vous êtes dans ma vie depuis si longtemps que je ne peux imaginer votre départ. Pas encore, pas maintenant. Un autre livre, il faut me le jurer. Et vous n’êtes pas pressé de vous trouver un petit appartement rue de l’Éternité. 

 

ARCHAMBAULT GILLESLa candeur du patriarche, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/candeur-patriarche-3983.html 

samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/