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samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/

mercredi 26 avril 2023

VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET DE RETOUR

J’AI BEAUCOUP aimé le premier roman de Virginie Blanchette Doucet, 117 Nord, publié en 2016. Une histoire qui oscillait entre l’Abitibi, le lieu des origines et Montréal. Un tourbillon pendant un certain temps avant de se poser tout doucement. Une migration se fait toujours de cette façon, surtout quand on bouge à l’intérieur de ses frontières. Le mal du pays secouait souvent Maude qui revenait en Abitibi, roulait pendant des heures dans le parc de La Vérendrye afin de retrouver Francis, un monde qui s’effilochait. La jeune femme dérivait dans sa tête et dans son corps. Comment ne pas penser à Victor-Lévy Beaulieu? Plusieurs de ses personnages ne cessent d’aller et venir entre Montréal et Trois-Pistoles. Cette fois encore, les héros de Virginie Blanchette Doucet sont des migrants, des perdus qui ne restent pas en place et cherchent un coin où ils pourront respirer. C’est le cas de Neil. Il a quitté son lointain Manitoba pour fuir, pour oublier certainement, pour se refaire une vie. En route, il a croisé Judith et ils ne se sont plus lâchés. Cela n’empêchera pas les descendants de revenir dans la maison du grand-père Dave pour comprendre l’histoire de cette famille qui hante un peu tout le monde. Roman de dépossession, de quête qui nous pousse dans les grands vents qui portent les migrateurs du Nord au Sud et peut-être aussi l’inverse. 

 

Un lourd passé, un père attentif et la mère de Neil qui a connu un destin tragique. Une femme qui ne s’est jamais occupée de son fils, happée par un étrange mal qui la faisait s’enfuir, boire, sillonner son coin de pays, tenter de toucher une liberté qui ne cessait de fuir devant elle. Qu’il le veuille ou non, Neil est marqué par son enfance, la disparition d’Alana qui l’a traumatisé. Il part pour oublier certainement, pour contrer une fatalité atavique qui risque de l’étouffer et de le pousser dans les pires excès. Pour sortir de soi surtout, échapper à ce drame familial qu’il ne peut chasser de son esprit. L’homme va à grandes enjambées, vers le bout du monde, dans un pays qui devient l’envers de son lieu d’origine. Ostéopathe, il peut guérir les corps, mais il en est autrement des blessures de mémoire, celles que l’on cicatrise dans un terrible et lent processus. Bien plus, Neil et Judith accueillent des éclopés dans leur ranch, le temps d’une convalescence. C’est le cas de Leslie. Arrivée avec un mal à la hanche, elle n’est jamais repartie. Elle est devenue en quelque sorte un membre de la famille tout en restant particulièrement discrète.

 

«Neil ne laisse rien dans son assiette qui soit comestible. Il s’empiffre, gobe les yeux de la truite en claquant la langue, fait craquer sous ses dents les nageoires. Combien de verres a-t-il bus avant de revenir? Judith voit à quel point Leslie est fascinée par l’appétit de Neil. Elle aussi, ça l’attire, cette voracité. C’est son mari. Il parle et il mange comme il respire. Il avale l’espace. Alyssia, Ivan sont comme lui.» (p.23)

 

L’alcool, une fatalité héréditaire qui a emporté la mère de Neil. Tout comme Neil qui vide verre après verre, tente peut-être de noyer un souvenir ou un mal-être qui n’est jamais loin. 

 

QUÊTE

 

Des dévoreurs, de mère en fils et en fille. Des mangeurs d’espace qui ne peuvent s’empêcher de bouger. Ils sont là le matin, et, où seront-ils le soir? Des instables comme la mère de Neil qui fuyait pour revenir au milieu de la nuit, plus morte que vivante. Fascinée par cette route qui finira par la tuer, qui happera Neil qui s’est arrêté dans l’envers de son monde. Elle saisira aussi Alyssia qui fera le chemin inverse pour passer de longues semaines près de son grand-père afin de comprendre peut-être les pulsions qu’elle sent en elle. Tout comme sa grand-mère Alana qui ne pouvait tolérer les contraintes, le servage que demande un enfant. Il y a une rage, une révolte dans ces femmes qui risquent de frapper comme un ouragan qui emporte tout. Un mal de l’âme héréditaire qu’il est à peu près impossible de combattre et de maîtriser, sauf par le mouvement, la folle tentative de sortir de soi, pour s’arracher au tourbillon en devenant soi-même une tornade inépuisable. 

 

«Elle l’admire cette femme, sans l’avoir jamais rencontrée. Alyssia aime ce qui s’est transmis d’Alana en elle. Cette façon de vouloir tout faire, tout voir, de ne jamais s’arrêter. Alyssia, contrairement à Dave, veut de cette intensité dans sa vie. Et savoir la vérité, contrairement à Neil. Son père vit confortablement dans les méandres de son imaginaire, mais Alyssia brûle d’envie de savoir. Après quelques mois chez Dave, il est évident pour la jeune femme que son grand-père retient certaines informations.» (p.187)

 

Des instables, des possédés, je dirais, acceptant difficilement les scénarios du quotidien et qui cherchent à bondir dans une autre dimension. Ils refusent les habitudes, les gestes répétitifs qui finissent par vous avaler et vous anesthésier. C’est certainement ce que souhaitait fuir Alana en buvant tout ce qu’elle pouvait pour noyer le feu en elle, se laissant emporter par les méandres des routes et les chemins du Manitoba qui vont partout et nulle part. Comme quoi, on a beau s’étourdir, on ne réussit jamais à s’échapper de soi.

Un roman intense, râpeux, fascinant et bousculant. Les héritiers d’Alana et de Dave sont habités par des démons. Ils doivent bouger, pour s’arracher à soi et à la succession des jours, pour secouer tous les enfermements et les obligations. C’est le cas d’Alyssia, de son fils Ivan, dont elle ne s’est à peu près jamais occupée, laissant la tâche à ses grands-parents qui finira sur la route comme sa grand-mère. 


J’ai eu l’impression de marcher sur une corde raide. Tout comme Leslie qui refait sans cesse un parcours périlleux et changeant sur la rivière Hakoho, elle qui ne peut oublier qu’elle a été chassée de sa communauté. Une force l’attire et elle tentera le tout pour le tout. Comme si le danger, le risque était plus fascinant que l’amour, le quotidien rempli de gestes simples, mais combien importants. 

Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans des situations où tout peut basculer. Les personnages s’en sortent souvent, parfois non. L’alcool est omniprésent, nécessaire pour l’apaisement, pour traverser les heures, aller vers une histoire autre, pour échapper à la grisaille, faire de ses jours une aventure et un exploit en quelque sorte. Les héritiers d’Alana sont habités par une fureur qui m’a fait penser aux héros d’Erskine Caldwell qui, dépossédés et errants, foncent comme des désespérés à toute vitesse sur les routes, risquant leur vie à chaque courbe.

 

L’EXTRÊME

 

Des hommes et des femmes habités par des flammes, une intensité qui les brûlent et fascinent ceux et celles qui les côtoient. Judith est subjuguée par Neil et Alyssia tente de faire basculer sa vie, négligeant Ivan qui ne peut être qu’une entrave. Des passionnés, des porteurs d’orages et de tempêtes qui risquent de se heurter à la mort, à une fatalité qu’ils ne peuvent mettre au pas. 

Les champs penchés vous emporte comme le souffle d’un grand vent qui soulève la poussière dans une plaine trop sèche, où la neige qui efface tous les espaces du Manitoba, des personnages qui déstabilisent leurs leurs, laissent des souvenirs que l’on tait, que l’on voudrait oublier, mais qui finissent toujours par refaire surface. C’est le cas d’Alana qui fascinera sa petite-fille Alyssia qui aime se confronter avec la vérité pour mieux saisir les élans qui la bousculent et dérangent. 

 

«Alyssia comprend de tout ça qu’il est surtout important de se défendre, dans la vie. Dans les soirées alcoolisées d’Alana jeune adulte comme dans sa fuite définitive, dont il lui semble chaque fois se rapprocher un peu plus, Alyssia voit une forme de liberté, entière, pas volée à personne. Cette liberté l’inspire, la soulève. Si sa grand-mère pouvait se sortir de tout, à son époque, résister à l’envie de revenir sur ses pas, Alyssia aussi ira là où elle voudra aller, quand elle le voudra.» (p.189)

 

La rebelle, la belliqueuse, celle qui refusait toutes les contraintes est morte de la façon la plus banale qui soit, dans son auto alors qu’elle était saoule. Ivan répétera le geste. 

Les héros trébuchent souvent, se noient dans les remous d’une rivière dans un moment d’inattention ou quand ils cherchent à se faufiler au-delà des forces humaines pour se prouver qu’ils sont indestructibles et capables de tout, d’échapper à la lourdeur et la pesanteur qui occupent la plupart des vivants. Je suis sorti ébranlé de cette histoire pleine d’excès, de fuites, de colère et de rage. 

Oui, les géants meurent de façon tragique et il n’y a rien de bien glorieux à perdre la vie dans une carcasse de tôle et de caoutchouc, derrière un volant où l’on s’est imaginé un court instant que l’on pouvait se soustraire à l’attraction terrestre. Tout comme on peut danser sur les remous d’une rivière avant que les vagues ne se redressent pour vous avaler. 

 

BLANCHETTE DOUCET VIRGINIELes champs penchés. Éditions du Boréal, 2023, 312 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-champs-penches-3958.html 

mercredi 19 avril 2023

LISE DEMERS RESTE TRÈS PERTINENTE

LISE DEMERS raconte, dans l’avant-propos de son roman Le poids des choses ordinaires, qu’il y a vingt ans, pas une maison d’édition n’avait voulu de son manuscrit à la fois politique et contestataire. Un ouvrage qui nous plonge dans les coulisses du gouvernement et de l’enseignement supérieur, qui permet de suivre les manœuvres que certains individus sont prêts à faire pour atteindre les plus hauts sommets. Le pouvoir est un aimant puissant qui finit par piéger à peu près tout le monde, même ceux qui désirent changer les façons de faire en restant intègre et fidèles à leurs principes. Un ministre sur son déclin, redresseur de torts dans sa jeunesse, un professeur d’université qui a su se faufiler dans toutes les instances de l’état, un journaliste sans compromis, une comédienne célèbre devenue une icône, voilà les personnages qui se croisent, se confrontent, s’aident, s’aiment et s’accompagnent pour le meilleur et le pire dans cette histoire pleine de rebondissements. C’était il y a vingt ans, c’est aujourd’hui et demain.

 

Ça ne m’étonne guère que l’on ait refusé ce manuscrit, il y a vingt ans, parce que les éditeurs du Québec se sont toujours montrés frileux en ce qui concerne les questions politiques et les contestations sociales et ouvrières. Et ce n’est pas d’hier. Historiquement, rappelons le sort réservé à Marie Calumet de Rodolphe Girard, à La Scouine d’Albert Laberge ou encore au roman de Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés. On peut ajouter à cette liste Pierre Gélinas. Les vivants, les morts et les autres a été ostracisé et banni en 1959 à cause de son incursion dans les coulisses du syndicalisme et des militants communistes. 

La vie de ces audacieux, la plupart des journalistes, est devenue un enfer après la parution de leurs ouvrages. Ils ont perdu leur emploi et certains ont dû s’exiler pour survivre. Le clergé les avait marqués au fer rouge et quand un évêque lançait un anathème contre une publication au début du siècle dernier, c’était la misère assurée pour son auteur. Une bien triste histoire pour ces écrivains qui osaient s’aventurer dans la marge et montrer les travers et certaines habitudes des Québécois d’alors ou des Canadiens français. 

 

FICTION ET POLITIQUE

 

Tout comme il est difficile de mettre la main sur les ouvrages qui font revivre les grands événements qui ont secoué notre société et qui l’ont traumatisée jusqu’à un certain point. Je pense à la révolte des patriotes de 1837 qui n’a guère trouvé d’échos à l’époque dans notre milieu fictionnel. Curieusement, c’est un Français bien connu, Jules Verne qui a traité de cette insurrection dans Famille-sans-nom publié en 1889, un roman qui nous plonge dans cette révolte. L’auteur de Voyage au centre de la terre et du Tour du monde en 80 jours n’hésite pas à parler de génocide envers la population francophone du Canada. Il a fallu Louis Caron pour revenir sur cette période dans Les fils de la liberté. Cette trilogie s’attarde aux troubles de 1837, à la résistance de Louis Riel et des métis dans l’Ouest canadien en 1869, enfin à la crise d’Octobre en 1970. Les publications qui se penchent sur ces événements sont exceptionnelles. Et, qui s’est aventuré du côté du référendum de 1980 et 1996. 

Même de nos jours, les écrits littéraires abordent rarement de front les luttes pour la syndicalisation et l’indépendance du Québec. Bien sûr, on trouve certains ouvrages, mais mettre le doigt sur des histoires qui racontent ces périodes traumatisantes est peu fréquent. Peu d’auteurs ont l’audace d’un Louis Hamelin qui a replongé dans la crise d’Octobre avec La constellation du lynx. Des sujets qui demeurent un peu tabou et que l’on mentionne toujours du bout des lèvres en ressassant les clichés que les politiciens ont su nous enfoncer dans le cerveau. Si c’était l’Église qui agissait comme frein avant la Révolution tranquille, c’est maintenant certains chroniqueurs qui rendent ces sujets inoffensifs en répétant que cela n’intéresse plus personne. Pourtant… Et avec la dictature du «moi» et du «je» de plus en plus omniprésente dans les médias, on ne risque pas de voir cette tendance se modifier dans les années à venir. 

 

ÉDITIONS

 

Lise Demers face à ces refus et cette incompréhension a fondé les Éditions Sémaphore pour publier ce premier ouvrage de cette maison qui fête ses vingt ans cette année. Un texte dérangeant et particulièrement percutant. Un roman qui aborde la question identitaire des francophones du Québec, les concessions que les politiciens font devant les grandes puissances d’argent, les chercheurs universitaires qui se faufilent dans les coulisses du pouvoir pour rafler toutes les subventions et qui acceptent des montants importants des entreprises privées. Ils perdent ainsi toute autonomie et en arrivent à détourner la mission des institutions de haut savoir au profit des multinationales. Cette situation s’est répandue partout au cours des dernières années. Plus que jamais, ces sujets sont d’une actualité brûlante et il faudrait y ajouter le lobby des pétrolières et des GAFAM qui font la pluie et le beau temps dans notre monde des communications. C’est pourquoi l’idée de republier ce roman pour marquer les vingt ans de cette maison d’édition est un événement.

 

«Loin de s’immoler, Vincent avait abdiqué et sauvegardé sa réputation quelque peu amochée en remerciant certains de ses collaborateurs. Les moins impliqués dans l’affaire avaient écopé, les autres, aussi habiles organisateurs politiques que magouilleurs, avaient dégusté leurs marrons chauds. Paul Royer démissionna de son poste et devint conseiller juridique chez Valmont avant de prendre le contrôle de la compagnie. Vincent s’était tu, se découvrant un amour immodéré pour le jeu entre initiés. Son silence, solidarité ministérielle oblige, lui valut honneur et nouveau ministère.» (p.42)

 

Je songe à ces enquêtes que tous réclament à grands cris et qui accouchent de pétards mouillés. La Commission Charbonneau, par exemple, et le scandale des commandites qui ont fait échouer le référendum de 1995. Et ce n’est pas du côté américain que l’on peut se rassurer quand on voit les magouilles et les manœuvres d’un certain Donald. 

 

JEUNESSE

 

Le poids des choses ordinaires n’a pas pris une ride. Lise Demers n’hésitait pas à se faufiler dans les dessous de la politique, à décrire les stratagèmes de certains qui se ferment les yeux et se bouchent le nez, cautionnant des atrocités sans nom. 

Tout cela incarné par quatre amis d’enfance qui ont emprunté différents chemins pour se hisser dans les hautes sphères du pouvoir et de la recherche universitaire. Tous, sauf un, qui consacre sa vie à débusquer les manœuvres des élus. Un scribe qui dénonce les agissements des figures connues en pratiquant un journalisme d’enquête de plus en plus nécessaire et important dans notre information spectacle. Ces amis sont liés par un secret, un drame dont ils ont été témoins et des


complices d’une certaine façon, alors qu’ils étaient des adolescents. Une histoire qui les unit, les étouffe, fait en sorte qu’ils ferment les yeux la plupart du temps pour se protéger. Comme quoi certains événements peuvent vous marquer et orienter un parcours d’adulte. Heureusement qu’il y a Édouard, le journaliste, la conscience, l’incorruptible qui est là pour révéler les choses et briser ce pacte. La vérité finit par éclater et elle est horrible, mais les mystificateurs trouvent rapidement le moyen de s’en sortir et de rebondir. Personne n’est imputable dans le milieu politique et de la recherche.

La quête des faits masqués par les harangues et les mascarades que sont devenues les conférences de presse est encore et toujours une nécessité dans notre monde qui ressasse des mythes et des discours sur le progrès et la prospérité qui nous poussent vers la destruction de la planète. 

 

QUÊTE

 

Il y a les écrivains, heureusement, pour raconter des vérités que personne ne veut entendre, des idéalistes que l’on refuse dans les maisons d’édition, que l’on rejette du revers de la main parce qu’ils risquent de perturber et qui sait, peut-être de compromettre certaines subventions. Pire, les journalistes ne s’attardent que très rarement à ce genre d’ouvrage. Lise Demers a eu raison de s’entêter et de publier ce livre il y a vingt ans et c’est un devoir que de le ramener dans l’actualité même s’il n’y aura pas beaucoup de bruit autour de l’événement. Elle ne sera pas invitée à Tout le monde en parle et, encore moins, au spectacle de ce Monde à l’envers

Que ça fait du bien de lire ça dans une époque où l’humour est devenu une pandémie qui squatte tous nos médias! Lise Demers maintient cette petite flamme qui permet de communiquer en envoyant des signes lumineux qui nous guident. C’est heureux parce qu’il faut garder l’espoir, croire que l’on peut effleurer la vérité même si cela se fait le plus souvent dans la plus terrible des discrétions. Je ne peux que penser à cet opposant Vladimir Kara Mourza, dissident et opposant à la dictature de Poutine qui vient d’être condamné à vingt-cinq ans de prison. Le poids des choses ordinaires est une flamme qui indique que la littérature doit servir à dénoncer et à démasquer tous les mensonges, se dresser devant les manipulateurs. Oui, ces auteurs risquent de payer chèrement leur quête, mais ils doivent continuer. «Nulle part, aucun régime n’a jamais aimé ses grands écrivains, seulement les petits.» - Alexandre Soljenitsyne.

 

DEMERS LISELe poids des choses ordinaires, Éditions du Sémaphore, Montréal, 208 pages.

 

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-poids-des-choses-ordinaires-2/

 

mardi 11 avril 2023

MARIE-HÉLÈNE POITRAS SAIT ENVOÛTER

UN TITRE PLUTÔT intrigant pour cette nouvelle publication de Marie-Hélène Poitras. Galumpf. Je me demandais ce que cela voulait dire jusqu’à ce que je lise l’histoire du même nom, soit la dixième du recueil. Il s’agit de la transcription phonétique du cri ou de l’appel d’une bête. «Mais le morse avait encore quelque chose à ajouter. C’est à lui que revenait le mot de la fin. “Galumpf, galumpf, galumpf”. Les derniers mots du grand Livre des mots.» Madame Poitras fait allusion à la publication de Richard Scarry qui date de 1963 et qui donne la chance aux enfants de découvrir les beautés et les attraits des mots en compagnie d’animaux curieux. Le tout agrémenté de nombreuses illustrations. 

 

Nous avons ici un florilège de douze textes, d’histoires comme on dit au début, parus au fil du temps dans des revues. Nous voyageons ainsi de 2006 à 2022. Des nouvelles remaniées bien sûr (quand un écrit trouve-t-il sa forme parfaite et définitive) pour leur fournir peut-être une direction et créer un lien qui permet au lecteur d’aller d’une étape à une autre sans trop s’égarer. 

J’avoue avoir été pris de court avec Depuis que les églises ont des trous dans le ventre. Un couple de jeunes, des errants peut-être, des marginaux certainement, se glissent la nuit dans un temple devenu un chantier. Des travailleurs vont transformer l’édifice en condos comme on le fait souvent avec ces bâtiments magnifiques. Pire que tout, l’actualité nous démontre que l’on démolit ces monuments situés au cœur des paroisses une fois sur deux. Le plus horrible, garder la façade pour la plaquer sur une atrocité de tôle et de briques. Le sort réservé à nos églises fait les manchettes régulièrement. Le plus souvent, on laisse ces temples à l’abandon et arrive ce qui devient inévitable. Quand l’édifice est délabré et dangereux, en proie à la vermine, les grues et les bulldozers surgissent et tout est saccagé en une journée. J’ai encore dans la gorge la destruction de la magnifique église Fatima de Jonquière. Une œuvre d’art signée par l’architecte Léonce Desgagné, construite en 1963 et rasée en 2017. Un temple original qui reprenait plus ou moins la forme d’une tente et qui se dressait tout blanc dans un quartier résidentiel. Avec des vitraux de Jean-Guy Barbeau que mon ami Harold Bouchard a sauvé in extremis. 

Heureusement, il y a des réussites comme La maison de la littérature de Québec. Des gens ont donné une nouvelle vocation à cette splendeur que l’on a rénovée et préservée avec goût. Un miracle. La plupart des édifices religieux, nos seuls châteaux, sont abandonnés et détruits. Comment ne pas signaler le travail des dizaines de bénévoles à La Baie, à Saguenay, qui voulaient transformer l’église Saint-Édouard en bibliothèque? Ils ont même ramassé des milliers de dollars pour appuyer le projet et les élus n’ont rien trouvé de mieux que de dire non et de laisser encore une fois ce magnifique témoin de l’histoire de ce coin de pays se dégrader encore un peu plus jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de le conserver parce que trop coûteux. Il faut lire L’habitude des ruines de Marie-Hélène Voyer pour comprendre l’indifférence et l’indigence que nous démontrons au Québec envers notre patrimoine bâti. C’est à brailler.

 

«Dans vingt minutes, les travailleurs de la construction vont se pointer et ils nous chasseront comme si on était des junkies dolents, nuisibles, contaminés par l’hépatite, l’herpès, le sida. Nous, les amoureux des églises éventrées, on prendra alors nos jambes à notre cou pour aller je ne sais où.» (p.15)

 

Amoureux des églises, de ces places de recueillements, de silence, de méditation où le temps se recroqueville dans une lumière tamisée. Je comprends, même si je ne suis pas pratiquant et croyant. J’aime les lieux qui échappent à toutes les turpitudes du monde et au bruit des moteurs qui hantent nos vies, peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Et ce n’est certainement pas ces nouveaux espaces de culte qui ressemblent à des salles paroissiales «drabes» qui vont les remplacer. Cette nouvelle illustre bien un drame qui bouscule notre actualité régulièrement. Qui peut croire maintenant que la devise du Québec est : «Je me souviens.»

 

LE GROS CHIEN

 

Faut dire que Marie-Hélène Poitras m’a happé avec son deuxième texte. Si j’avais eu quelques hésitations au début, là je me suis laissé séduire par la belle gang qui habite un quartier tranquille de Montréal. Tous vivent comme en dehors de la ville et de ses agitations. Il y a la ruelle, de grands arbres, de petites cours où chacun cultive ses herbes et ses légumes. Tous se parlent, se visitent, se croisent, se rencontrent, s’entraident et sont amoureux des chats qui vont d’une maison à l’autre, agissent tels des ambassadeurs chargés de maintenir les liens entre tous. Oui, les félins finissent par se tolérer, malgré le mauvais caractère de certains. Je m’y sentirais à l’aise parce que j’adore ces bêtes et qu’ils ont toujours été présents dans ma vie. Tout est calme et volupté jusqu’à ce surgisse un gros chien au bout de la rue. Un mastodonte qui tient plus du poney que du canin. Miss Soleil, la petite fille, ne parvient pas à le maîtriser et, c’est dans sa nature, Steeve, c’est le nom du chien, fonce quand il surprend une moustache ou une oreille. 

 

«Le chien. Un animal spectaculaire, une splendeur — c’en est à couper le souffle. Je ne connais rien aux chiens et m’intéresse peu à eux, mais celui-là est différent, ça crève les yeux. D’emblée je pressens qu’il appartient à un autre territoire. Il n’arrivera peut-être jamais, contrairement à nos chats, à s’épanouir dans la domestication.» (p.21)

 

Une enfant abandonnée ou presque. Le père est parti dans le Nord, on ne sait où, et la mère œuvre dans un hôpital. Nous le savons maintenant. Une infirmière n’est pas maître de son temps. Elle travaille sans arrêt et la petite fille est laissée seule à la maison. Des horaires brisés pour cette mère monoparentale, des heures supplémentaires obligatoires, n’arrangent jamais les choses. Ce drame se vit partout dans notre grande province. Tous les gens du quartier décident d’avoir un œil sur Miss Soleil et son animal. Voilà un récit touchant, une belle histoire d’amour et d’abandon, d’empathie et d’entraide. J’étais crinqué pour faire face à toutes les autres nouvelles. 

 

MAGIE

 

Je pourrais m’attarder et épiloguer sur tous les textes de Marie-Hélène Poitras parce qu’elle a l’art de nous plonger dans un monde particulier et de nous entraîner dans une intrigue qui vous happe littéralement. Je signale le dernier moment : Écrire, monter où l’auteure accole l’écriture et l’équitation. Un petit bijou d’intelligence qui nous fait réfléchir au métier de dresseur de phrases. Tout ce qu’il faut savoir pour apprivoiser un cheval et surtout le maîtriser, l’un s’abandonnant à l’autre, devenir en somme une entité qui court et franchit les obstacles. Une communication unique avec la bête tout comme le contact avec le langage doit être fort et intense quand vous décidez de plonger dans une fiction, que vous devez trouver votre manière, la cadence et respecter votre souffle. 

 

«Écrire, monter… Dans les deux cas, l’excellence s’acquiert avec le temps. Un écrivain et un cavalier sont souvent en meilleure posture à quarante ans qu’à vingt. Ian Millar avait soixante-cinq ans lorsqu’il a participé aux Jeux de Londres en 2013. Monter à cheval relève d’une science du raffinement des commandes qui se bonifie avec l’expérience.» (p.170)

 

Belle manière de terminer ce recueil qui vous pousse dans plusieurs directions, mais où il est toujours question d’empathie, d’humanité, de liens avec les autres et ses semblables, de contacts vrais et sentis qui sont si difficiles à établir dans une société qui carbure à la vitesse, où la solitude est de plus en plus présente. Et ce n’est pas l’enfermement dans les réseaux sociaux, l’envers de la communication et de la compassion, qui va arranger les choses. 

Un bouquet de fraîcheur, que ce Galumpf qui joue juste ce qu’il faut avec nos émotions pour nous retenir. J’en aurais pris encore parce que Marie-Hélène Poitras fascine dans ces textes intimes où j’ai eu l’impression qu’elle me lisait une histoire tout doucement en me soufflant dans l’oreille. De quoi rêver et se sentir bien pendant des heures. Un petit bijou d’intelligence et de tendresse.

 

POITRAS MARIE-HÉLÈNEGalumpf, Éditions Alto, Québec, 192 pages. 

https://editionsalto.com/livres/galumpf/

mercredi 5 avril 2023

SE METTRE EN FORME, OUI, MAIS ENCORE…

 JE NE SAVAIS, devant Mise en forme, un récit de Mikella Nicol, à quoi m’attendre. La jaquette, légèrement floue, baigne dans le rose avec la jambe d’une jeune femme qui s’étire dans un mouvement un peu compliqué. Avais-je là l’histoire d’une sportive qui veut nous convaincre des bienfaits de la santé physique ou qui aimerait vous vendre une nouvelle méthode d’entraînement? Je retourne le volume sans jeter un œil sur la quatrième de couverture, parce que je ne le fais jamais avant d’avoir lu l’ouvrage. La photo est reprise en «réel» à l’intérieur. Le mouvement demande une belle souplesse et un certain équilibre. Plus loin, après les identifications, je me bute à une introduction. Ça m’agace. Quand on sent le besoin d’expliquer un texte, c’est que ça manque de clarté. Décidément, je suis pas mal tatillon. Autant arrêter là mes manies pour lire ce que cette auteure, que je ne connais pas, me propose. 

 

Encore un peu méfiant, j’aborde la préface en ne soulignant rien. Ce n’est pas dans mes habitudes. Mon marqueur jaune est toujours alerte et prêt à mettre un bout de phrase en évidence. Je m’attarde pourtant, sur un paragraphe à la toute fin de ce court préambule. Ça peut servir, et me voilà prévenu de ce qui m’attend. Je me sens rassuré même si toute lecture reste une découverte, une exploration de l’univers des écrivaines et des écrivains qui ne cessent de m’étonner et de me bousculer.

 

«J’ai pensé qu’en nouant ces fils ensemble, ceux qui rattachent l’industrie du fitness aux violences faites aux femmes, je trouverais l’issue de toute une époque de ma vie. Pour tracer les contours de ma relation à l’entraînement, il me fallait l’inscrire dans un contexte, une vie. Il fallait que les vérités de cette existence passent par un corps, celui qui se sépare, qui écrit, qui circule dans la ville, qui pourra. Le point de départ était ma chambre : là où avaient lieu le travail du texte et celui du corps. Cette chambre que hantent les disparues par féminicide.» (p.10)

 

La chambre, ce lieu à soi, l’espace où écrire et faire ses exercices. S’entraîner. Voilà qui n’est pas pour me rebuter. J’ai toujours concilié ces deux activités pour traverser les heures, mais bien différemment. L’enfermement dans mon pavillon, un retrait du monde et des soubresauts de l’actualité, pour me livrer tout entier au surgissement de la phrase dans la première moitié de ma journée. Le sport vient après, au grand air, dans la forêt environnante avec le jogging, le vélo et le ski hors-piste pendant la saison des neiges. Un refuge pour les mots et le grand espace, face «au vent mauvais» et aux arbres qui m’offrent des heures de bonheur. L’un ne va jamais sans l’autre dans ma vie. Marathonien et auteur de gros romans, il y a là une parenté évidente. Curieusement, je n’ai à peu près jamais parlé de ma passion pour la course à pied sauf dans mes récents ouvrages. L’écriture et le sport sont des activités qui se ressemblent. Je pense au magnifique texte de Marie-Hélène Poitras dans Galumpf, son dernier livre, où elle compare l’écriture à l’équitation. 

Un bonheur d’intelligence. 

Des heures où l’on est tout dans sa tête et dans une immobilité quasi complète et plus tard, un abandon, une plongée dans le mouvement et l’espace. Et combien de fois j’ai trouvé une solution à un problème d’écriture en courant dans un sentier bordé d’épinettes ou en pédalant dans un parterre de fougères? Comme si le corps en action devinait la direction que mon histoire devait prendre après avoir tourné en rond. Une question de rythme, de concentration certainement, de plaisir à garder une cadence qui vous permet de filer bien et longtemps comme d’écrire le plus justement possible en ayant dans son oreille la petite musique tant recherchée qui porte la phrase. 

 

SYMBOLE

 

Tout cela à la fois dans une chambre pour Mikella Nicol, ce lieu de l’intime, du sommeil, du rêve où elle passe sa journée toute seule. Une sorte d’enfermement dans une cellule (imaginons les religieuses cloîtrées) où elle se sent bien, toute dans son univers et sa tête. C’est fort bien d’avoir une vie à soi, mais il faut aussi oser l’extérieur et nous livrer aux séductions du monde. Bien sûr, on songe à Virginia Woolf qui réclamait une chambre à soi pour avoir droit à sa pensée et à ses projets, pour être une femme qui vit et s’exprime dans toutes les dimensions de son être.

 


«
Négligeant tout ce qu’il est possible de faire dans ces lieux clos, j’ai choisi les chambres de mes appartements selon un seul critère : la surface nécessaire à l’entraînement. C’est le coin que je délimite en premier, le seul qui compte.» (p.23)

 

C’est tout de même étrange. Pourquoi se réfugier dans une chambre en oubliant les autres pièces de la maison? En fait, la narratrice pourrait très bien vivre dans une cellule et tout serait parfait. 

 

ACTIVE

 

Madame Nicol pratique ce que l’on nomme le fitness. J’ignorais tout de cette activité physique et j’ai dû effectuer des recherches pour savoir de quoi il est question. Il y a bien des définitions, mais je retiens celle-ci. « Retrouvez la forme avec un entraînement pour femmes – l’application de fitness féminin ! Suez pendant sept minutes par jour pour porter un bikini. » 

Transpirez pour avoir enfin la silhouette idéale. Je pensais trouver quelque chose comme pour me sentir bien, être bien dans ma peau, respirer, avoir plus de résistance, perdre du poids, mais pas pour défiler en maillot de bain.

Une série d’exercices assez difficiles et des efforts soutenus pour enfiler ce mini-vêtement sur une plage et attirer les regards de tous les baigneurs.

J’ai reculé devant une pléthore de vidéos où l’on vous propose des routines avec des haltères pour la musculation qui permettent de dessiner le corps idéal, tout comme celui des belles jeunes femmes qui dirigent les séances avec le plus charmant des sourires.

 

QUESTION

 

Mikella Nicol est un peu accro au fitness. Elle vient de rompre au début du récit avec son compagnon et se retrouve avec un amant qu’elle veut séduire et garder. Être en couple semble essentiel pour elle. Pour y arriver, elle doit correspondre à une image que l’on se fait de la femme, de celle qui capte les regards et fait tourner les têtes quand elle s’avance dans une foule. Cette silhouette idéale tant convoitée, que l’on vante de toutes les manières possibles et imaginables dans les publicités.

 

« En s’engageant à atteindre les standards de la beauté, la femme délaissée redéploie son capital de séduction ; elle s’affine pour dévoiler son noyau, son cœur, pour que l’homme comprenne enfin ce qu’il a perdu. » (p.30)

 

Nous sommes loin de l’effort pour nous sentir bien dans son corps, pour nous donner un plaisir de vivre. Ici, on transpire, on peine dans des exercices violents pour devenir le modèle idéal. Nous sommes dans un genre de commerce qui tient autant de l’industrie des vêtements que du maquillage, de la chirurgie esthétique que de la forme et la santé.

L’écrivaine entreprend de réfléchir à cet entraînement qui l’épuise et risque de la blesser un jour ou l’autre. Faut-il être une image, pour séduire, être semblable à ces monitrices parfaites qui font tout sans une goutte de sueur ?

La narratrice se rend vite compte qu’elle est manipulée et qu’elle est comme droguée. Nous savons tous que la pratique d’un sport intensément crée souvent une dépendance à l’effort et que certains peuvent faire le vide autour d’eux pour assouvir cette passion. Ça devient obsessif, je peux en parler. J’ai frôlé tout ça en m’entraînant pour le marathon.

Madame Nicol s’attarde au drame de Nelly Arcand. La jeune femme, en voulant se mouler aux standards de la beauté, en souhaitant correspondre à l’image parfaite de la séductrice, est allée jusqu’à commettre l’irréparable. Une tragédie épouvantable.

 

QUESTIONNEMENT

 

Le récit glisse vers un questionnement fort pertinent. Quelle femme idéalise-t-on dans les médias et les revues, à qui elle doit ressembler pour être séduisante même quand elle travaille derrière une caisse dans l’épicerie du coin. Une image de perfection qui fait rêver ?

Rapidement, le propos se transforme. L’écrivaine se penche sur l’inquiétude qui taraude ses sœurs dans la vie de tous les jours. La crainte et le danger qui sont toujours là au moment où elles rentrent à la maison le soir en s’aventurant dans une rue peu passante ou encore lorsqu’elle s’accroche à un compagnon pour voyager. Les femmes vivent en territoire occupé qu’on le veuille ou non dans nos sociétés et la peur leur colle au dos. Le texte devient percutant, vrai, réfutant l’idéologie que fitness propose et des efforts que fait cette industrie pour enfermer les filles dans des images qui les étouffent quand elles ne les tuent pas.

La réflexion de madame Nicol nous pousse devant des absurdités, des réalités que nous regardons tellement souvent que nous ne les voyons plus.

Voilà un cri du cœur d’une jeune écrivaine qui en a assez de souffrir pour être belle et qui n’est jamais certaine de pouvoir être elle-même dans cette société des hommes. Elle brise l’image dans Mise en forme et c’est fort troublant.

Un cadeau d’intelligence et de questionnements qui, encore une fois, nous aide à mieux voir un problème terrible qui ne semble jamais pouvoir se résoudre. Nous n’avons qu’à penser aux féminicides qui hantent les nouvelles pour comprendre combien la réflexion de Mikella Nicol est importante, vitale même. Notre société où les barbares s’imposent n’a rien de rassurante. Surtout avec un Donald Trump qui rugit en répandant la bêtise et le mensonge.

 

NICOL MIKELLAMise en forme, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 160 pages.

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