mercredi 23 novembre 2022

SERGE BOUCHARD, MÉDECIN DES ÂMES

SERGE BOUCHARD offre, à titre posthume, les textes qu’il a d’abord lus en onde à C’est fouLa prière de l’épinette noire comprend 67 chroniques entendues pour la plupart à la radio de Radio-Canada, dites par l’auteur, étant un fidèle de son émission. Réflexions, récits, commentaires, tout se mélange dans ce livre qui questionne les agissements des humains, leurs travers, la nature, le beau et le bon, la forêt dont il ne se rassasiait jamais et qu’il a parcourue dans tous les sens, du moins jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. Des textes courts (à peine deux pages) que j’ai traversés comme un étourdi. Oui, en les enchaînant, glissant d’une chronique à une autre comme si je participais à une course à obstacles. Promis, je vais tout recommencer en prenant le temps de m’attarder sur chaque phrase, de jongler avec un paragraphe, d’aller le plus lentement possible, en retenant mon souffle sur une image particulièrement réussie qui vous fige tel un coucher de soleil qui n’en finit plus de durer. Refermer le recueil aussi, après chaque chronique, pour que les mots se déposent dans tous les sens possibles, comme des chocolats qu’on laisse fondre sur la langue, pour en relever toutes les saveurs.

 

C’était un rendez-vous le dimanche au soir, notre heure de recueillement et de méditation Danielle et moi avant de nous lancer dans une semaine de lectures, d’écriture et de sorties dans la forêt environnante. 

Côte à côte, sur un même sofa, nous écoutions les discussions de Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard sur des sujets qui venaient nous secouer, juste ce qu’il faut, nous faisaient sourire souvent ou encore nous surprendre dans un détour que nous n’avions pas prévu. Comme si nous étions tous les deux bien assis dans une auto et que nous partions sur la route de la pensée, pour rouler comme ça, nous abandonnant à la parole de Serge Bouchard qui savait si bien négocier tous les méandres de la réflexion. Son commentaire, nous l’attendions, toujours avant la fin de l’heure. 

Un moment de grâce.

Alors pas étonnant qu’en parcourant ces textes, j’entende Serge Bouchard, sa grosse voix de basse, pas pressée, un peu paresseuse, pareille à mon ami le porc-épic qui ne va jamais autrement que dans la plus belle des lenteurs. Une voix grave, qui traîne (pas du tout comme celle de ceux que l’on retrouve de plus en plus à la radio et qui se précipitent en oubliant de respirer), une voix qui nous donnait l’impression d’accompagner ce promeneur qui réfléchissait à voix haute et qui semait ses idées à gauche et à droite. Il nous surprenait toujours, nous forçant à nous arrêter, à respirer par le nez comme on dit. 

«Le problème, selon Sénèque, ce n’est pas la durée de la vie ou même le vieillir du corps; le problème, c’est le vécu de chacune de nos vies.» 

Que faire devant un énoncé semblable sinon le relire plusieurs fois, pour en déguster tous les aspects et la sagesse?

Autrement dit, se donner le temps d’ausculter tous les mots pour que la phrase se dépose en nous et vous touche l’âme. Parce que souvent, les chroniques de Serge Bouchard, provoquait un moment de bonheur, un plaisir intense d’intelligence que l’on ne pouvait savourer qu’en se faufilant entre deux gestes, deux pensées et peut-être deux vies. 

Je me souviens encore de ce texte qui racontait le plus vieil arbre de Montréal. Un petit bijou. Un chêne rouge de 370 ans, situé à Pointe-aux-Trembles, né juste après le débarquement de Jeanne-Mance et Maisonneuve sur son île. Un géant qui a vécu et subi toutes les affres et les folies du développement d’une grande ville qui devient une injure à la nature et au bon sens. 

Et j’ai pensé à ma chatte, trop vieille pour chasser maintenant. Quand elle avait encore l’agilité du corps et qu’elle réussissait à tromper un écureuil en jouant les indifférentes, elle se retirait sous les arbres pour bien déguster sa proie. C’est ce qu’il faut avec Serge Bouchard, s’écarter pour secouer chacun des segments de ses phrases et les goûter de toutes les manières possibles. 

 

L’AVENTURE

 

Tous les textes de ce recueil sont des moments de méditation où il faut retenir son souffle, fermer les yeux pour que tous les mots trouvent leur place et tombent là où ils doivent être. 

«C’est elle, la voix intérieure, qui s’exprime dans l’ordre de la mémoire du récit. C’est elle, cette voix, qui tente de donner sens à la trame narrative de toute une vie. Si je me permettais une parenthèse, je dirais que le pouvoir de la radio, que l’essentiel de la radio, tient à l’intimité de la voix. C’est-à-dire que son efficacité réside entièrement dans sa capacité de rejoindre le for intérieur de l’auditeur, de chaque auditeur.» (p.29)

Avis à ceux qui fouettent les phrases et bondissent comme si c’était une course à obstacles, qui mâchouillent et pédalent comme des enragés sur une piste qui ne mène nulle part.

Mettre du sens dans la vie, s’attarder aux idées qui ne se retrouvent guère dans les médias sociaux, étudier un geste qui arrive comme ça, une pensée qui se faufile dans un regard et qui permet de s’approcher du pourquoi et du comment de l’être humain. Cet être unique qui brandissait les mots pour comprendre ce qui l’entoure et trouver du divin dans le vol de l’hirondelle, une leçon dans les écorces du bouleau ou du mélèze qui se dépouille dans une fête à l’automne, offrant des moments de grâce à ce promeneur solitaire. 

Que ce soit l’orignal que le voyageur impénitent qu’était Serge Bouchard a croisé dans le parc de La Vérendrye ou une montagne d’épinettes qui capte toute la lumière dans le parc des Laurentides ou dans la réserve faunique Ashuapmushuan qui conduit à Chibougamau où il s’est rendu si souvent, le touchait.

 

BEAU HASARD

 

J’ai eu la chance de lire Le démon de la paresse dans la salle d’attente de la clinique médicale où j’avais un rendez-vous avec ma jeune médecin. Elle m’a accepté dans sa toute nouvelle famille depuis peu. J’ai ouvert mon livre pendant que quelques autres visiteurs regardaient devant eux ou encore étudiaient avec attention un téléphone greffé à leur main gauche. 

«La salle d’attente est faite pour attendre, c’est un sas incolore, où même les chaises s’impatientent, ce sont des chaises soviétiques. 

Je trouve deux magazines sur une table sans style. Ils sont vieux de six ans. Je n’arrive pas à y croire. Personne dans cette boîte n’a pensé à renouveler ces deux imprimés passés date. Je me demande : se pourrait-il que quelqu’un soit assis ici depuis six ans sans que personne ne le remarque? Y a-t-il un cadavre dans la salle? Y a-t-il quelque chose de plus déprimant qu’une vielle revue qui traîne?» (p.156)

Imaginez le sens que ces mots prennent quand vous les lisez dans une clinique médicale. L’impression de me retrouver dans la place même où Serge Bouchard a trouvé ses phrases. J’étais dans son texte, je le vivais, je le ressentais. L’anonymat des lieux, les chaises inconfortables et la télévision qui diffusait une émission pour enfants. 

C’était peut-être ce que j’étais devenu, un gamin dans cette salle, un tout petit vieux qui n’est plus certain d’avoir un corps qui lui appartient. Dans quelques minutes, je serais toute attente devant cette jeune femme qui, quoique très gentille, pas comme le grognon de Serge Bouchard, peut déterminer mon avenir. Oui, elle a plus regardé son ordinateur que moi. Comment je me sentais? Comment j’allais? Vivant, un peu tout croche, sûrement écrianché, effarouché par ce qu’elle pouvait me dire. Toujours cette impression qu’un médecin possède le secret de la vie et de la mort, qu’il décide si votre parcours continue ou s’il s’arrête là. Je suis un patient, que je me répétais. Un écrivain que l’on enferme dans un fichier, une case où tous mes ratés s’alignent comme les phrases que je tente de dompter quand je visite un roman que je n’arrive pas à rendre dans ses grosseurs. Est-ce que la liste de mes publications se retrouvait dans mon dossier

Je n’ai pas osé le lui demander.

Nous avons échangé quelques mots. La pandémie, son tout nouveau bébé, une petite fille, son expérience d’accoucher pendant le confinement et la distanciation. Gentille. Oui. Avec un beau sourire en plus. J’étais moins amoché tout d’un coup, plus vivant.

Et je me suis mis à rêver en sortant de la clinique. J’imaginais tous les livres de Serge Bouchard dans toutes les salles d’attente du Québec. Chez les dentistes, les médecins de famille, les ostéopathes et les acupuncteurs, les avocats et les élus. Partout où on doit tuer le temps, attendre en espérant son tour de comparaître pour recevoir sa sentence. Les chroniques de Serge Bouchard procureraient une bonne dose de bien-être, bien plus qu’une prescription sur un bout de papier pour chasser les emballements du cœur ou l’anxiété. 

«Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.» Je voyais très bien cette phrase écrite sur le mur de l’entrée, à la place de la télévision. Je ne consulterais pas uniquement pour materner mon corps, mais pour m’attarder un moment avec Serge Bouchard. Et tant qu’à y être, il y aurait aussi des écouteurs où le beau Serge, avec sa grosse voix, viendrait nous bercer et habiter notre attente. Parce que Serge Bouchard était un médecin à sa façon. Sa spécialité était de soigner l’âme, ce qui est sans doute le plus important. «L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité.». Avec de semblables réflexions, tous oublieraient leur tension, l’arthrite qui fige un peu les doigts. La solitude aussi, le mal du siècle, en mettant un peu de sens et d’humain dans la vie de ceux et celles qui doivent attendre.

 

BOUCHARD SERGELa prière de l’épinette noire, Éditions du BORÉAL, Montréal, 224 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-11534.html

mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

jeudi 10 novembre 2022

LE MONDE DÉLÉTÈRE DE PATRICK NICOL

J’ÉTAIS JUSTE À CÔTÉ de Patrick Nicol m’a secoué, me laissant souvent sur un pied. Cet écrivain possède l’art de dérouter. Un roman vrai, senti, attachant, ancré, vécu qui nous pousse à nous demander où nous en sommes dans ce monde tout écrianché. Un regard nécessaire, un constat qui peut déranger, mais le témoignage authentique d’un homme qui cherche et qui n’a pas toutes les réponses comme ces commentateurs qui se reproduisent dans les médias. J’ai aimé parce que ça claudique et boite, montre notre réalité qui va un peu tout croche. À lire absolument et pas seulement par les gens de ma génération, mais par tous ceux qui prennent la peine d’ouvrir un livre de temps en temps. 


Voilà un roman qui me dérange même si je ne suis pas de la génération de Patrick Nicol. Je comprends très bien son personnage qui, en prenant de l’âge, constate que tout se défait autour de lui, que tout bascule dans une forme d’absurdité et d’incohérence. C’est peut-être le propre du vieillissement que de perdre ses repères et de se retrouver dans la marge, de ne plus avoir le pas, encore moins avec les jeunes qui vivent sur une autre planète. Et le corps fait des siennes et des amis et des connaissances ont la mauvaise idée de mourir. Un frère, une sœur, des proches disparaissent et vous abandonnent dans une terrible solitude, vous donnant souvent l’impression d’être un naufragé. 

Un roman un peu tristounet que J’étais juste à côté de Patrick Nicol. C’est surtout un texte humain, senti, vécu et propre à secouer nos concepts. Le narrateur se demande où nous en sommes dans ce monde qui bascule irrémédiablement dans le chaos. La destruction de cette planète qui nous nourrit ne peut laisser personne indifférent. L’avenir est devenu un mot inquiétant en ce siècle où la Terre a le hoquet.

La sensation de plonger dans un journal intime en lisant J’étais juste à côté de Patrick Nicol. Le roman se présente en trois temps, 2012-2016, 2017-2018 et 2019-2021, soit une décennie. De l’effervescence de la révolution érable où Pierre marche dans les rues avec les jeunes. C’est la fête, le désir d’un avenir autre, de changer le monde peut-être. Et peu à peu, l’âge s’impose, des malaises physiques, l’impression que la vie est un échec et que les rêves s’étiolent. De l’enthousiasme à une sorte de fatigue intellectuelle et corporelle où tout se déglingue et devient difficile. 

Pierre enseigne au cégep, la littérature, les livres qu’il aime par-dessus tout et qui donne un certain sens à son existence. Il fait lire Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier et La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, deux romans qui nous plongent dans un passé récent, une quête de liberté et d’autonomie. Il écoute les commentaires étonnants de ses étudiants qui ne semblent pas parcourir les mêmes textes que lui. 

L’enseignant aime sa compagne même s’ils ne sont plus aussi proches qu’avant. Il jongle avec des questions qui remettent son travail en jeu, des décisions des gouvernements et les menaces qui deviennent de plus en plus présentes avec les changements climatiques. Sa vie prend des tournants prévisibles. Il boit un peu trop et doit penser à sa santé, faire un deuil de ses fantasmes. Que faire quand toutes ses certitudes s’effritent? Parfois, il regarde dans le rétroviseur et se demande ce qu’il a fait et surtout ce que sa génération a réalisé au cours de toutes ces années où il avait une société à construire et peut-être un pays.

«Nous avons contraint nos pauvres élèves, ces adorables gnochons, à bûcher sur les tirades de Phèdre, les portraits de La Bruyère, les borborygmes de Lautréamont. Étudiants en génie électrique, étudiantes en service de garde, aspirants techniciens et aspirantes techniciennes en inhalothérapie… Ils ont abordé la littérature comme on regarde un temple en ruine sur une île perdue dans le brouillard. C’est loin. C’est magané. Ils se sentaient prisonniers d’une bien triste galère, et l’envie était fréquente de laisser choir la rame. Personne autant que nous n’a découragé autant de gens de la littérature. Ils sont innombrables, les apprenants que nous avons largués, les apprenantes abandonnées sur quelque radeau de quelque Méduse, écœurés à jamais de la lecture, convaincu de l’inanité des artistes et de l’inutilité des intellectuels.» (p.57)

Il lui reste à durer jusqu’à la retraite, la grande libération.

 

ENSEIGNEMENT

 

Un constat qui garde sa pertinence. Quoi enseigner dans nos universités et dans les cégeps? Régulièrement, un gourou fait les manchettes en réclamant le retour des classiques. Il s’agit d’ouvrages français bien sûr. Nul auteur du Québec ne trouve grâce dans ces diatribes. Combien de fois j’ai demandé haut et fort un cours à l’Université du Québec à Chicoutimi consacré aux écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Histoire de découvrir cette région par les yeux des créateurs qui offrent toujours un point de vue original sur leur milieu et qui souvent étonnent les jeunes. Une manière de se dessiller les idées sur son proche environnement et sa réalité, de réfléchir à notre voyage vers l’avenir. J’ai même donné des ateliers pour cerner la littérature de ma région. Tout en liant des œuvres phares aux grands courants qui ont traversé les écrits québécois au cours des décennies. 

J’ai réclamé ce programme pendant plus de vingt ans et une professeure allumée, Cynthia Harvey, a entendu mon appel. Elle présente un cours depuis qui permet de cerner la réalité méconnue des écrivains et des écrivaines du Saguenay et du Lac-Saint-Jean avec leurs singularités. Et il semble que ça marche plutôt bien.

 

CONNAISSANCE

 

Patrick Nicol enseigne et a emprunté la route d’un peu tout le monde de sa génération. Né en 1964, en pleine effervescence de la Révolution tranquille, il a vécu la poussée du nationalisme et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976. Il n’avait pas l’âge de voter lors du premier référendum portant sur l’avenir du Québec en 1980, mais il a connu la déprime qui a suivi l’échec de la deuxième consultation, celle «des ethnies et de l’argent» en 1995. 

«À cette époque planait sur le pays un grave mécontentement. Nos jeunes sont ignares, criait-on, plus personne ne sait rien. La droite culturelle, Jean Larose en tête, s’alarmait. Il fallait exhumer Molière, libérer Voltaire de ses limbes, déterrer Racine qui ne demandait qu’à refleurir; il fallait culturer les jeunes au plus sacrant, sinon ce serait le vide, l’absence de référent, le désœuvrement postmoderne et l’animalité ressurgie. Sortons nos enfants des griffes de l’appétit commercial, disait-on, et de la manipulation idéologique, clamait-on. Pour ce faire, rien de mieux que de retourner en arrière (et tant qu’à y être on leur apprendrait à écrire). (p.54)

Les dérives ont été nombreuses au Québec. Par exemple, je me suis toujours demandé pourquoi certains enseignants et pseudorévolutionnaires brandissaient la contre-culture sur toutes les tribunes quand nous avions à la construire cette culture par la littérature, à en retrouver les fondements pour se propulser dans les années à venir. C’était tout à fait farfelu et irresponsable. Il fallait faire moderne à tout prix, même en perdant son âme et en dénaturant le rôle de l’université et des cégeps. On a mis la gomme en concevant des cours de création un peu partout, oubliant de former des lecteurs. Un peuple d’écrivains qui néglige la lecture me semble inquiétant. Dans un salon du livre, sur vingt visiteurs, quinze me disent qu’ils veulent publier et un ou deux avouent timidement qu’ils aiment les romans et les histoires d’ici.

 

OPTIMISME

 

Le monde s’effrite et il est difficile de demeurer optimiste quand on voit les images de la guerre en Ukraine ou encore les manœuvres des républicains aux États-Unis qui sont en train de détruire la démocratie pour installer l’ignorance, le mensonge, la fourberie avec un Donald Trump qui ment avec l’assurance d’un ayatollah. L’espoir qui nous faisait descendre dans les rues à vingt ans, l’envie de changer les choses en militant dans les syndicats me semble une époque révolue. Il nous reste des “likes” au lieu d’une réflexion soutenue.

 

NICOL PATRICKJ’étais juste à côté, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 208 pages.

https://lequartanier.com/parution/626/patrick-nicol-j-etais-juste-a 

mercredi 2 novembre 2022

LAMBERT SECOUE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE

KEVIN LAMBERT publie un troisième roman en quatre ans, un gros bouquin de plus de 350 pages, un texte dense et compact. J’ai compris l’intention de l’écrivain en lisant l’extrait de Soifs de Marie-Claire Blais, en introduction. Les sources sont là. Autant l’avouer, j’ai eu du mal avec ses deux premiers ouvrages. Tu aimeras ce que tu as tué et Querelle de Roberval, des livres qui ont retenu l’attention. Des passages formidables par le côté social et d’autres qui me révulsaient avec une brutalité sexuelle exacerbée. Bien sûr, on pouvait y déceler un clin d’œil à Jean Genet, un autre de ses écrivains fétiche, avec Victor-Lévy Beaulieu qui a souvent répété que la littérature permettait de tout dire. Tous le savent maintenant, je ne suis jamais partant pour ce genre d’aventure. J’ai lu ses deux premiers romans, mais me suis abstenu d’en parler. Comment accepter la rage et la violence de Querelle de Roberval où l’on tue et incendie des maisons en éjaculant à tout vent? J’ai déjà du mal avec les bombardements en Ukraine qui m’horripile. Alors, pas étonnant que je me garde loin d’une fiction où la folie et la démence s’étalent dans une sorte de frénésie malsaine.

 

Que notre joie demeure! On croirait surprendre un extrait d’un psaume. Là encore, le roman n’est pas facile, mais pour des raisons tout à fait différentes de celles évoquées en introduction. Surtout en première partie où Lambert fait un clin d’œil à Marie-Claire Blais, une formidable écrivaine et la créatrice d’une fresque unique. Je me demande ce qu’il aurait fallu faire pour qu’elle obtienne le prix Nobel de littérature. 

L’une de nos plus grandes. 

J’ai ressenti un certain agacement pendant les premières pages, parce que j’avais l’impression de m’avancer dans du Marie-Claire Blais, de plonger dans sa manière, ses belles et patientes phrases serpentines qui vous étourdissent et vous poussent dans un monde dont vous ne sortez jamais indemne. J’entendais la musique de Marie-Claire Blais, son pas, ses mots et son arrangement symphonique. Assez pour avoir du mal à suivre Lambert dans une fête où les invités se retrouvent dans une demeure magnifique, une merveille d’architecture. 

Le romancier nous entraîne d’une pièce à l’autre et nous faisons la connaissance de dizaines de personnages comme si nous butinions telle une abeille infatigable dans un jardin luxuriant ou un tableau de Brueghel l’Ancien. Une écriture d’un bloc qui se dresse tel un mur, étouffe presque, du moins oppresse. Il faut dire que le clin d’œil est particulièrement réussi. Il est vrai aussi que l’on peut tout en fiction, mais peut-on aller jusqu’à paraphraser un auteur que l’on admire?

«tous et toutes la haïssent, la craignent et la haïssent, mais toutes et tous s’arracheraient le cœur à mains nues pour le lui donner en sacrifice, le poser sur un autel à sa gloire, elle est bien davantage que ce visage, ce corps, ces os, c’est le sens de nos existences qui aurait pris chair, si on avait le choix entre Céline et la vie, on choisirait Céline pour laisser nos vies s’échouer dans le désespoir et la douleur qui sont leurs plus fidèles constantes, leurs traits les plus vifs et les seuls qui nous apparaîtront à l’heure de notre mort» (p.37)

Un malaise donc, mais pas assez pour repousser le livre. Kevin Lambert m’a retenu avec ses personnages qui flottent dans un monde irréel, vivent et respirent dans des merveilles d’architecture que nous admirons dans les revues spécialisées.

 

MONDE

 

Les personnages de Que notre joie demeure sont venus me happer peu à peu. Céline surtout, une architecte qui a réussi à imposer une manière de voir et à construire des œuvres d’art que l’on visite comme des musées. Une femme fascinante avec ses espoirs et ses contradictions. L’impression qu’elle me présentait des projets qui faisaient pâlir le fameux stade olympique qui a si souvent hanté les Québécois. 

Une discipline où l’on joue avec les formes, les couleurs, la matière et surtout la lumière qui devient une composante de ces immenses constructions. Des édifices qui permettent d’oublier les hideurs du monde et vous poussent dans une dimension où la ligne, les perspectives, les espaces vous élèvent en quelque sorte. 

 

FRESQUES

 

Nous voilà dans un monde où des hommes et des femmes se déplacent dans un avion privé et dirigent des milliers d’employés, métamorphosent les cités et notre habitat, bousculent des populations en les forçant à quitter un quartier de la ville où ils sont nés. Tout ça pour construire l’œuvre qui attirera tous les regards. Parce que les conditions de vie se transforment après l’achèvement de ces monuments qui deviennent des objets de curiosité et changent le tissu social environnant.

Céline souhaite doter Montréal, son lieu d’origine, d’un édifice qui marquera la métropole et sera une référence. Un projet où elle exprimera tout son talent, dans une ultime réalisation. 

Toute la troisième partie fait un clin d’œil à Marcel Proust, à sa quête et ses recherches. Cette fois, j’étais immunisé et cela ne m’a guère perturbé. Nous suivons la chute de Céline, avec la dégringolade de certains personnages de Proust en filigrane.

 

TOURBILLON

 

Au-delà de ses affinités littéraires, Kevin Lambert nous emporte dans un formidable tourbillon où nous devons réfléchir à l’architecture, le beau et le bon, les effets de ces projets grandioses sur les populations. La hantise de l’argent et du succès qui obsèdent tous les intervenants, les haines et les coups que l’on peut s’asséner dans les coulisses pour éliminer un compétiteur ou celui qui peut contrecarrer ses ambitions. Méditation sur l’art, les médias, les affaires, les responsabilités éthiques et sociales, le travail des journalistes qui eux aussi rêvent de gloire et de renommée. Tout est passionnant et vous happe sans que vous ne puissiez lever la tête. 

«il disait en ondes, “la madame à bas-culotte qui veut nous faire la leçon”, affirmant la phrase suivante qu’elle était une étrangère qui ne connaît pas les Québécois, le vieux fond fasciste et suprématiste du Québec s’est soulevé contre eux, voilà ce qui est arrivé, ce vieux fond fasciste qui motive la gauche bien-pensante actuelle, les nouveaux prêtres et les nouvelles dévotes de la vertu défendent le maintien de l’ordre, l’idéal moral, la punition, cette dangereuse idée de pureté qui répugne à Céline» (p.235)

Kevin Lambert n’a rien perdu de son mordant et il se montre sans pitié dans cet ouvrage étourdissant. C’est brillant, fabuleux et percutant dans ce Québec qui oscille entre la gauche et la droite et ne sait plus la direction qu’il faut emprunter pour assurer son avenir et défendre son identité. 

Kevin Lambert a écrit un grand livre. Un roman troublant, juste et nécessaire. Unique. Une fresque qui secoue les assises du monde, de la finance et de l’architecture qui transcende l’espace et le temps. La construction des cathédrales, au Moyen Âge, a eu des effets pervers sur des milieux de vie et les habitudes des gens. Ces monuments survivent et nous poussent vers le haut pour oublier nos misères et nos soucis quotidiens. 

Un grand roman, je le répète. Lambert se comporte en chef d’orchestre brillant. Un livre à relire certainement pour en découvrir toutes les dimensions et la beauté, comme si on s’avançait lentement dans un immeuble pour en surprendre toutes les perspectives et les jeux de lumière qui se modifient selon les heures du jour. 

Époustouflant.

 

LAMBERT KEVINQue notre joie demeure, Éditions HÉLIOTROPE, Montréal, 384 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/que-notre-joie-demeure/

jeudi 27 octobre 2022

MÉLANIE MINIER CONFRONTE LE PASSÉ

UN SALON DU LIVRE permet toujours de belles rencontres. Après deux ans d’absence, c’était le bonheur que de se faufiler dans la foule à Jonquière et de flâner dans les stands. J’y ai passé d’agréables moments avec Jean-François Caron, Mustapha Fahmi, Marjolaine Bouchard, Charles Sagalane, Hervé Gagnon et Guy Ménard. J’y ai fait des acquisitions aussi, le récit de Ève Michèle Tremblay, Le voyage de Madame Davenport, une aventure incroyable, une traversée du parc des Laurentides, en 1871. Et j’ai croisé Mélanie Minier, une écrivaine de Jonquière qui présentait un premier roman pour adulte et son livre jeunesse. Une rencontre sympathique, naturelle et spontanée. Quelques jours plus tard, je recevais Cascouia par la poste. Comme je venais de terminer le dernier opus de Keven Lambert, Que notre joie demeure (un autre achat lors de mon passage au salon) j’ai plongé dans cette histoire qui m’a poussé vers le lac Kénogami, dans une zone de Larouche. Un titre évocateur pour quelqu’un du Saguenay ou du Lac-Saint-Jean.

 

Rapidement, ce roman qui s’ancre dans un secteur de villégiature, tout près de la grande baie de Cascouia, m’a fasciné. Un lieu en mutation, comme partout autour des plans d’eau, où les chalets qui s’animaient pendant l’été deviennent des maisons que les propriétaires habitent à l’année. On parle d’étalement urbain. Plus simplement, les gens cherchent la paix, la tranquillité et un espace où respirer sans avoir les deux pieds sur le ciment ou un carré d’asphalte. De l’eau, un horizon le plus large possible et la chance de voir les saisons glisser l’une dans l’autre. De la qualité de vie avant tout, malgré les déplacements et les engorgements de la circulation. Mais à Larouche, ces inconvénients sont de la fiction.

Un univers familier, comme si ceux que je croise lors de mes promenades ou encore quand je vais au dépanneur, se retrouvaient dans ce récit. Je connais le milieu dans lequel Sarah Bouchard, le personnage principal de ce roman réaliste, tourne en rond. Un monde où des gens savent tout des voisins, mais se taisent. On parle peu ou pas, mais tous sont prêts à rendre service et à donner un coup de main. Des lieux fréquentés par Lise Tremblay on dirait. J’ai suivi Sarah sur la rue Saint-Dominique à Jonquière, cette rue où les estaminets se multipliaient à une certaine époque, quand j’habitais près la rivière aux Sables, du côté du mont Jacob. Des scènes surréalistes se répétaient. Les vendredis soir, en hiver, on voyait de jeunes femmes en jupes écourtées, bras nus et décolletés plongeants, cheveux au vent courir d’un établissement à l’autre par moins trente degrés Celsius. Une chorégraphie étrange. Les danseuses bravaient les engelures pour éviter de payer des frais de vestiaire.

 

RETOUR

 

Sarah revient dans la région après vingt ans d’exil à Montréal. Elle s’installe dans le chalet familial qu’elle a hérité à la mort de son père, il y a plusieurs années. Tout est à l’abandon. Pas facile d’arriver comme ça en plein hiver, dans une bâtisse où le froid et l’humidité se sont incrustés. Elle doit aller chez le voisin pour «emprunter» discrètement quelques bûches pour rallumer le vieux poêle. Sans compter les problèmes d’eau potable. Ça m’a rappelé la grande maison du rang Saint-Joseph à la Doré à mon retour de la ville. Pas de bois de chauffage, l’eau que l’on devait aller chercher au village et l’air et la neige qui se faufilaient au bas des portes. La glace le matin dans le bassin qu’il fallait casser. Et quand je trouvais un chicot sec dans la forêt toute proche, je le débitais et la chaleur finissait par se recroqueviller dans cette maison délaissée depuis des années. 

Tout va de travers pour Sarah. Elle rentre parce qu’elle n’en pouvait plus de la ville et peut-être pour se donner une chance de raccommoder son existence. 

«J’avais quitté le Saguenay pour Montréal il y avait maintenant quinze ans, déterminée à devenir quelqu’un. J’allais m’inventer une vie disciplinée, rangée; j’allais me faire des coiffures de madames de Chicoutimi, me mettre des tailleurs et des talons hauts comme on plaque le bonheur d’une autre sur soi. Dès que j’avais eu franchi le pont Jacques-Cartier, ma vie dans ma région natale m’était apparue tellement lointaine que ça avait été presque comme si elle n’avait jamais existé, comme si tout avait été effacé.» (p.13)

Nous plongeons dans le froid avec l’impression de s’allonger tout doucement dans les falaises et que l’air devient solide et palpable. 

 

FAMILLE

 

Tous les personnages de Mélanie Minier plaisantent sur tout en masquant les drames qu’ils vivent. 

Je m’étais réfugié dans cette maison de La Doré, pour écrire. Ce fut tout le contraire. Je n’ai jamais pu y secouer une phrase. Tous les soirs, quelqu’un poussait la porte et s’installait dans la berceuse devant le poêle. Et c’était parti jusqu’au milieu de la nuit avec les confidences. J’écoutais, accumulais des anecdotes, des récits qui m’ont servi plus tard. Tous inventant des histoires comme Wilfrid qui masque le réel et évite ainsi d’effleurer les points sensibles. Des hommes qui refoulaient tout et qui ravalaient comme on dit. Ils apportaient toujours une caisse de bière parce qu’il fallait l’alcool pour que des bouts de vérité sortent et qu’une larme coule.

Des drames, il y en a eu dans la famille Bouchard. Le père que tout le monde connaissait, un taiseux qui aimait les fêtes, est mort de façon tragique. Madeleine, la mère, une femme qui faisait tourner toutes les têtes, semble avoir plongé dans une terrible dépression. Michel-André Bouchard, le père de Sarah, a été retrouvé dans l’eau, au bord du lac. Rien n’est clair pourtant et la fille refuse de confronter ce drame parce que c’est elle qu’elle risque de trouver, la fuyante qui ne peut jamais s’abandonner et qui se sent toujours menacée. 

Des images surgissent, des moments de son enfance, son grand frère Vincent qui s’est exilé aux États-Unis sans jamais donner de nouvelles. La mère aussi qui reste une présence évasive. 

«Je me revoyais, à onze ans, entrer en hésitant dans la chambre sombre de ma mère, après la mort de papa. Une peur viscérale me lacérait le ventre chaque fois que je poussais la porte, ignorant l’État dans lequel je la trouverais. Je tournais la poignée lentement, jusqu’à ce que le mécanisme claque et que je ne puisse plus reculer. 

— Maman? Maman, tu dors?

Parfois, elle ne répondait pas et je la voyais ravagée. Parfois aussi, les bonnes journées, elle se retournait et me faisait signe de venir m’asseoir près d’elle, en tapotant une petite place circulaire sur le matelas. Je m’assoyais, raide et tendue.

— Tu pleures, maman? je disais, dans un filet d’air. 

— Maman est juste fatiguée.» (p.54)

Les souvenirs, que Sarah le veuille ou pas, parviennent à la secouer dans son présent. Elle finira par se surprendre dans le reflet d’une vitre, savoir pourquoi elle n’est pas capable de s’abandonner à la tendresse, pourquoi elle a décidé de revenir sur les lieux de son enfance. Et cet amour tout écrianché qu’elle a vécu avec Jimmy qui n’est pas cicatrisé. Un beau gâchis. 

«Ce soir-là, on fait l’amour en silence. Après, j’attends que Jimmy soit endormi et je retourne chez moi. Je n’y ai pas mis les pieds depuis un mois. Il veut que je sois à lui. Et moi je ne sais pas comment faire.» (p.36)

 

RÉNOVATION

 

Elle entreprend de rénover le chalet, à grands coups de masse dans les cloisons, dans une sorte de rage, pour effacer tout de son ancienne vie peut-être. Et des amis de son père surgissent pour donner un coup de pouce. Wilfrid et Hervé. L’un parle sans arrêt tandis qu’Hervé vide ses bières. Jean-Martin, le voisin arrive et les travaux semblent vouloir prendre la bonne direction. Sarah est dépossédée de son projet et tous s’en mêlent. Elle écoute et des bribes de son passé refont surface. C’était il y a quinze ans. Son père est encore là dans tous les esprits. Sa présence. Certaines fêtes. Et son frère qu’elle ne pensait jamais revoir, vient frapper à la porte. Tout le monde veut protéger Sarah, lui venir en aide et lui prodiguer des conseils.

La jeune femme est un véritable hérisson, incapable de tendresse, de gestes amoureux malgré sa terrible solitude. Jean-Martin l’attire, mais lui aussi couve un drame qu’elle finira par découvrir. Une autre voisine, Caroline, s’occupe seule d’un enfant autiste. Des éclopés, des poqués qui cernent peu à peu les tragédies qui ont bouleversé leur existence. 

Un roman vrai, des tranches de vie qui semblent découper dans le réel et qui sonnent tellement juste. Pas comme le vieux piano désaccordé de sa grand-mère que Sarah mettra bien du temps à apprivoiser. 

Un retour en région ne se fait jamais facilement, surtout quand on doit faire face à ses peurs, des malheurs et tout ce que l’on a cherché à oublier en fuyant en ville ou en se perdant aux États-Unis comme Vincent. 

Mathieu Villeneuve dans Boréalium tremens raconte une histoire similaire. David Gagnon doit lui aussi se coltailler avec des hantises, des secrets que personne ne veut effleurer, une maison à l’abandon qu’il pense rénover. 

L’écrivaine sait entretenir un certain mystère autour de Sarah, ses sautes d’humeur, nous dévoilant le drame d’une jeune femme qui se protège de tout par crainte de se faire mal. Peu à peu, la vie fait ce qu’elle doit. 

Des scènes d’une justesse formidable, d’une vérité qui m’a fait revenir dans mon village où tous se connaissaient et tentaient de vivre sans bousculer les autres, même s’il y avait des fanfarons qui se mêlaient de tout. 

Mélanie Minier a le sens du détail, d’un mot qui tombe et fait des cercles autour comme une pierre dans l’eau. Lentement, l’histoire de Sarah et la mort de Michel-André se précisent avec la poussée du printemps. Jour après jour, on finit par comprendre le geste du père, son problème avec le réel et, peut-être aussi, la mère qui s’est retrouvée coincée entre les deux meilleurs amis du monde qui l’aimaient. 

Un très beau roman qui nous emporte dès la première phrase. J’ai souri en écoutant Wilfrid, tendu l’oreille devant les énoncés jamais terminés de Vincent ou encore les regards de Jean-Martin. Tout vibre et palpite derrière le silence des villageois qui baissent la tête pour ne pas ouvrir des blessure qui ne sont pas cicatrisées. Une langue riche, des personnages fascinants et une appropriation du territoire qui fait plaisir. Mélanie Minier possède un sens rare du dialogue, de la description et mélanger le passé et le présent comme elle le fait nous permet de cerner son drame tout doucement. Un ouvrage qui m’a touché particulièrement, parce qu’il m’a rapproché de mes premiers romans dans lesquels je tentais, tout comme elle, de mettre la main sur des moments de ma vie pour en examiner toutes les coutures.

 

MINIER MÉLANIECascouia, Éditions LÉMÉAC, Montréal, 176 pages.

http://www.lemeac.com/auteurs/1787-melanie-minier.html