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vendredi 26 juin 2020

HÉLÈNE VACHON NOUS ENVOÛTE

HÉLÈNE VACHON propose une douzaine de nouvelles chez Alto. Dans Le complexe de Salomon, l’écrivaine passe de la tragédie au rire, de cette belle «légèreté de l’être», pour évoquer monsieur Kundera, au drame. Cette écrivaine donne un souffle singulier à la nouvelle, à l’art du texte court, au formidable pouvoir de l’humour. Un sourire, un temps de réflexion, une situation un peu étrange montrent les travers des humains qui adorent se compliquer la vie, vivre toutes les émotions imaginables.

J’ai toujours du mal à rédiger une chronique quand je referme un livre que j’ai particulièrement aimé. Les mots m’échappent on dirait et je dois résister à la tentation de bondir partout comme un chien fou qui se laisse emporter par les odeurs et les bonheurs de l’errance. Mon plaisir de lecture m’aveugle peut-être, m’empêche de mettre la main sur les expressions qui conviennent au travail de l’écrivain qui a su si bien me remuer. Comme si je n’arrivais qu’à balbutier en voulant cerner les nouvelles d’Hélène Vachon. Le complexe de Salomon m’a fait m’agiter tel un colibri qui va d’une fleur à l’autre, s'éloigne et revient dans la frénésie du bourdon qui mesure les lilas. Et certaines phrases résonnent comme des invitations à la contemplation et la réflexion. 

Nous sommes les enfants du silence. Nous n’attendons pas de la vie qu’elle nous donne tout. (p.33)

Ou encore un propos vous titille, vous laisse muet, incapable d’ajouter quoi que ce soit.

Les grandes tragédies commencent presque toutes par une question anodine. Il vaut mieux les tuer dans l’œuf, les tragédies comme les questions. (p.65)

La sensation de m’asseoir devant un coucher de soleil qui prend toutes les parcelles de l’horizon et s’éclate dans un dégât de couleurs aveuglantes. Oui, la beauté, la justesse peut causer une cécité temporaire et ce n’est pas du tout douloureux.

RHÉTORIQUE

Ce titre à connotation biblique coiffe l’avant-dernière nouvelle où Salomon, un avocat, se met dans tous ses états pour tirer les choses au clair. Malgré sa rhétorique de plaideur, il ne parvient qu’à embrouiller tout le monde. Comme quoi les discours et les raisonnements ne viennent jamais à bout des problèmes les plus simples, surtout quand on s’enferme dans une logique qui nous pousse inexorablement vers l’absurde. L’homme fait son spectacle, effarouche les témoins qui se demandent s’ils ont un fou ou un type dangereux devant eux.
Que d’émotions dans ce recueil trop bref! Parce que j’aurais aimé faire un bout de chemin avec madame Vachon qui m’a touché profondément dans une ultime nouvelle tout à fait remarquable. Désenchantement est un cri, un arrêt sur l’exil, la vie en se rapprochant des derniers moments de Stefan Zweig, l’auteur autrichien bien connu pour ses romans et ses pièces de théâtre. Ayant dû fuir le nazisme en Autriche, il met fin à ses jours au Brésil qui l’a accueilli. Une densité rare, des phrases qui résonnent tels des gongs. J’ai parcouru ce texte à plusieurs reprises, examinant les mots dans toutes leurs rondeurs. 

Le devoir de l’intellectuel est de parler à travers son œuvre, l’écrivain est libre, il a le droit de rester en marge, de s’extraire d’un monde qui ne le satisfait pas, de perdre de vue tout ce qui n’est pas son œuvre parce que là, et là seulement, est son salut. (p.96)
 
Étourdissant, puissant et dérangeant. De quoi méditer en ce temps de pandémie où il faut se renouveler, paraît-il, faire autrement. En tournant peut-être le dos à l’œuvre pour se perdre dans les méandres de l’informatique et s’enivrer des prouesses de ces appareils dits intelligents

PERCUTANT

Tout dérange dans Le complexe de Salomon qui passe du sourire aux larmes presque. Que dire à Alyssia, la fille effacée devant son époux qui se perd dans les méandres du cerveau? D’autant plus que sa mère en mène large et prend tout l’espace autour d’elle. L’épouse esseulée entreprend d’attirer l’œil de son chercheur de mari en recourant à la chirurgie esthétique. Une tragédie qui touche les femmes qui veulent transformer leur corps pour correspondre à un idéal. Une réflexion originale sur les caractères culturels que l’on ne peut s’approprier sans provoquer des effets pervers.
Heureusement, Hélène Vachon sait ménager son lecteur et m’a permis de reprendre mon souffle avec des nouvelles qui se révèlent quand même troublantes quand on gratte le vernis. Ce texte par exemple où un jeune de dix-sept ans doit faire euthanasier son chien. Si son compagnon est rendu à bout de forces, lui n’en est qu’au début de son aventure. Le temps se mesure bien différemment chez les êtres vivants. Et les animaux sentent peut-être quand ils doivent quitter, que la vie leur a donné tout ce qu’elle avait à offrir. Les humains sont-ils les seuls à croire qu’ils peuvent continuer au-delà de toute espérance et ne jamais céder leur place?

Le chien lève sa grosse tête, ses yeux imprécis se posent sur le garçon immobile. Pousse la porte, allez! Jérémie tressaille, je ne peux pas, dit-il. Mais oui, tu peux. Le chien s’assoit devant la porte et attend, il attendra le temps qu’il faut. (p.62)

Que dire de l’entrevue avec un vieil écrivain sourd comme une pierre? L’émission dérape et devient loufoque, tragique, montre encore une fois que le factice ne donne jamais de bons résultats. Il suffit de si peu pour que tout se détraque et bascule dans l’absurdité.

REGARD

Hélène Vachon aime ses semblables, même si elle a un don pour déceler leurs travers et leurs qualités. J’ai ri en suivant cet auteur qui cherche à se défaire de ses romans invendus et n’y arrive jamais malgré des prouesses d’imagination et des tentatives qui se retournent toutes contre lui.  

Curieusement, au lieu de se désoler, au lieu de penser même la vermine ne veut pas de mes livres, l’écrivain se dit mes livres sont ininflammables, insubmersibles et imputrescibles. Il en déduisit, avec un embryon de joie au cœur et toujours aussi peu de logique, qu’ils traverseraient les ans. (p.43)

J’aime ces phrases sculptées qui tombent comme des aphorismes que l’on ne peut changer et que l’on répète en baissant la tête.

… le pays perdu ne se rattrape jamais, toute ressemblance est un leurre, surtout quand ce qu’on a perdu a les dimensions d’un continent. (p.94)

Souvent, Hélène Vachon m’a laissé songeur devant un énoncé qui vient vous ébranler dans ce que vous êtes et pouvez être. Ça touche le cœur et l’âme. J’aime quand les nouvelles s’éloignent de l’anecdotique pour effleurer le souffle qui rend vivant et fait prendre conscience du monde et de ses pièges. 
Un recueil tout à fait remarquable.

VACHON HÉLÈNE, Le complexe de Salomon, Éditions ALTO, 104 pages, 18,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/complexe-de-salomon/

vendredi 19 juin 2020

TROUVER LE MYSTÈRE DE LA VIE


ANDRÉE LABERGE rompt le silence après huit ans. C’est peu et en même temps c’est une éternité dans la vie d’une écrivaine. Surtout dans une époque où il faut demeurer dans l’actualité, capter l’attention des médias qui aiment s’étourdir autour des mêmes vedettes. Peut-être que les véritables écrivains, ceux de la nécessité du dire, les pisteurs de sens évitent ce jeu et la course aux clics sur Facebook. Andrée Laberge est de celle qui publie après avoir fait le tour de son sujet, quand son projet est parvenu dans les dimensions qu’il doit prendre. Et certains textes demandent du temps pour arriver dans «leurs grosseurs» comme le répète Victor-Lévy Beaulieu. 

Je lis Andrée Laberge depuis 2001. Cette écrivaine, qui veut voir au-delà de l’événement et du maintenant, bouscule quand elle tente de toucher l’essentiel, ce qui compte dans nos jours et donne un équilibre. Ce genre de fiction est toujours venu me chercher et me conforter dans ma vie de dévoreur de livres et de souffleur de mots. Jamais le propos n’est banal avec madame Laberge qui s’attarde à nos étranges comportements. C’était le cas particulièrement dans La rivière du loup où elle nous enfermait dans un monde de fureur, secouait les liens qui unissent un fils et un père dans leur catastrophe familiale. Un roman bouleversant, parfaitement maîtrisé qui méritait amplement le prix du Gouverneur général en 2006.
Dans L’espoir de la beauté, elle m’a entraîné dans une réalité que je connais mal même si le sujet fait les manchettes régulièrement. Les droits des handicapés, des gens à mobilité réduite qui n’ont pas accès aux édifices publics ou encore qui se butent à des situations souvent insurmontables. Le quotidien de ceux et celles pour qui chaque geste est un exploit qui exige un effort de volonté incroyable. Des femmes et des hommes atteints de maladies dégénératives, qui demandent l’aide à mourir comme l’ont fait récemment Nicole Gladu et Jean Truchon. Des individus brillants, articulés qui deviennent prisonniers de leur corps qui se referme tel un étau. Chaque mouvement relève de l’aventure et leurs jours dépendent des intervenants qui s’occupent d’eux pour le meilleur et le pire. J’ai eu le privilège de côtoyer des amis touchés par l’ataxie de Friedreich. Après avoir fait des efforts terribles pour rester autonomes, ils ont dû se résoudre au fauteuil roulant, de plus en plus incapables de subvenir à leurs besoins essentiels. Des vivants condamnés par une génétique déficiente qui couraient derrière des désirs qui sont souvent demeurés inaccessibles. 

COUPABLE

C’est le cas du personnage d’Andrée Laberge. Très tôt, il a compris qu’il ne serait jamais comme les autres. Son corps lui obéissait mal et rapidement il a eu de la difficulté à marcher et à garder son équilibre. Il s’est évadé dans le rêve, la poésie, se faisant troubadour pour jongler avec les mots, tromper la réalité et attirer l’attention. En plus de se noyer dans les excès et l’alcool pour oublier ses angoisses, la peur qui le hantait dès qu’il retrouvait un moment de lucidité. 

Tu éclates en sanglots. Comment peux-tu continuer à vivre comme ça, coincé dans ce corps de limace? Un corps flasque qui se traîne, qui dégénère, qui fuit de partout, qui laisse ses traces humides malodorantes. Tout ça à cause d’un gène défectueux qui a transformé tes jambes en bois mort, tes bras en faibles branches qui ploient sous le poids de quelques feuilles, tes poumons en minces sacs d’air qui te font une respiration asthmatique. (p.27)

Le voilà donc confiné à son appartement, entre un lit et un fauteuil roulant, attendant des intervenants qui se succèdent pendant le jour. Incapable de bouger, de marcher, à la merci des autres pour ses soins corporels, d’une voisine à l’oreille fine qui devine rapidement quand quelque chose ne va pas. «Le son voyage», ce qui permet à la femme de se glisser doucement dans l’intimité de ce dernier. 
Il a pensé en finir, mais il y a ses rêves, l’imagination, son esprit que personne ne peut dompter et qui se moque des forces gravitationnelles pour filer dans l’espace à la vitesse de la lumière, remonter le temps, toucher l’élan premier de l’univers. Il peut s’attarder dans le déclic du big bang, assister au premier hoquet du cosmos. Une manière de chercher un sens à ce qui est, de se griser de cette extraordinaire beauté qui échappe souvent à l’entendement humain. Peut-être même, se retrouver devant Dieu, à la frontière, au commencement et à l’aboutissement de tout. Andrée Laberge nous lance dans un voyage qui coupe le souffle.

Alors tu fonces, tu plonges, en plein cœur du big bang, dans l’immense purée chaude de l’Univers primordial. Tu remontes jusqu’au chaos originel, à la source du Grand Tout, à une nano poussière du temps zéro. Si Dieu existe, c’est ici qu’il se trouve. Sinon où? Tant pis pour la crainte de ne pas en revenir, la peur qu’il n’y soit pas et d’être happé à tout jamais par le vide existentiel. Tant pis pour l’effroi de le dénicher, terré là-haut comme un coupable, un irresponsable qui s’en lave les mains. S’il existe, il est plus que temps qu’il rende des comptes, décides-tu. Il y a des limites à ce qu’un homme peut supporter. (p.19)

Voilà une formidable manière d’échapper aux forces gravitationnelles, à l’implosion de ce corps qui se détruit lentement. Il y a aussi des moments du passé qui reviennent comme des météorites. Les folles nuits de sa jeunesse, ses cuites avec les amis, ses jeux de ménestrel, ses poésies quand il revêtait sa cape de chevalier du rêve et de la parole. Il a connu l’amour, mais la maladie et son angoisse l’ont fait fuir. Sa vie sociale se réduit à la visite de son frère hanté par l’argent, d’un ancien copain qui débarque sans prévenir. Parfois, sa voisine qui voit tout à travers les murs comme Dieu peut le faire s’il existe quelque part dans un recoin de l’univers. Il écoute de la musique, regarde les informations, retient son souffle devant le cadavre d’un petit garçon échoué sur une plage, en Méditerranée, mort avec sa famille qui tentait de fuir la folie meurtrière des hommes. 

RETOUR À SOI

Un jour ou l’autre, il faut revenir vers soi, cesser de s’étourdir et de se mentir surtout. Notre rêveur fait face à ses dépendances, à sa lâcheté qui a fait fuir cette femme qui était prête à tout pour lui. Il la retrouve et la vie lui accorde une dernière chance peut-être. Les astres parcourent des circonvolutions précises dans l’espace et finissent toujours par visiter les mêmes lieux. Le temps se recroqueville et il est peut-être possible de réparer ce qui a été gâché, de faire la paix avec soi et ceux qu’il a blessés. Voilà une terrible leçon d’humanité, une belle manière de toucher le vrai et de répondre aux grandes questions qui hantent les hommes et les femmes depuis la naissance de la conscience de soi et des autres.

Quand la conscience est-elle apparue dans l’univers? Qu’est-ce que la vie? Comment a-t-elle évolué, ailleurs, dans l’Univers? Si la vie surgit de l’Univers, l’Univers est-il vivant? Si la vie est conscience, l’Univers est-il conscient de lui-même? Et si l’Univers est conscient, l’Univers est-il Dieu? (p.182)

Les questions que secoue Andrée Laberge ne font jamais les manchettes de l’actualité. Pourtant, ce sont des sujets qui donnent une direction à l’existence, permettent de se connecter à la beauté qui nous cerne.

ESSENTIEL

L’espoir de la beauté est un roman formidable qui nous place devant l’essentiel et nous permet de démonter les pièges que nous inventons pour contrer nos angoisses et nos peurs. Pourquoi sommes-nous toujours en fuite dans cet univers en expansion? Pourquoi la réalité, l’intelligence nous pousse souvent à nous étourdir dans des occupations futiles et destructrices
Ce roman est un trou noir. 
J’ai suivi cet homme dans ses grands et terribles problèmes existentiels. J’ai aimé cette quête de sens dans une vie qui s’impose comme un véritable châtiment. Il faut échapper à son moi, franchir les horizons et s’évader dans l’immensité du cosmos pour se pencher sur des images captées par les puissants télescopes pour abolir les frontières, prendre conscience de l’incroyable beauté du monde, faire oublier nos lubies et nos dépendances. S’appuyer sur la poésie qui est la clef du rêve et permet d’aller au-delà du langage, de parler à l’âme et au cœur. 
Un roman formidable qui cherche du sens dans une époque qui a perdu la boussole et nous pousse irrémédiablement vers la catastrophe. Étrangement, il semble que ce soit une pandémie qui va retarder un peu l’implosion de la planète que nous saccageons avec une joie féroce. Un travail nécessaire qui bouscule nos références et déstabilise. Et les véritables handicapés ne sont peut-être pas ceux qui se déplacent en fauteuil roulant et attendent les proposés aux bénéficiaires qui sont souvent leurs seuls contacts avec la société et leurs semblables. 

LABERGE ANDRÉE, L’espoir de la beauté, Éditions de la Pleine Lune, 224 pages, 22,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/515/lespoir-de-la-beaute

vendredi 12 juin 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER AU TEMPS

QUEL BEAU TITRE POUR un recueil de nouvelles que La mémoire des cathédrales! Voilà la bannière que dresse Caroline Guindon pour son entrée en littérature. Dix-neuf textes qui bousculent juste ce qu’il faut, nous arrêtent en cours de lecture pour réfléchir au propos de l’écrivaine. Cette auteure sait se moquer du temps et de l’espace, de nos travers et de certitudes qui n’en sont peut-être pas. Madame Guindon, pour mon plus grand plaisir, mélange la gravité et le sourire.

Bien sûr, je me suis attardé à la nouvelle qui donne son nom au recueil. Une histoire un peu étrange où une jeune femme, Tasha, note les propos d’un professeur devant ses étudiants. Le scénario se répète depuis des années. Le virtuose de la parole trouve un écho dans le travail discret de cette femme. La mémoire du maître depuis des années, rate un cours. Un malaise. La secrétaire est enceinte. Le spécialiste, livré à lui-même, abandonné à ses admirateurs, perd de son lustre et de son éclat. Sans Tasha, il n’arrive plus à atteindre les sommets où il avait l’habitude de pirouetter en donnant le vertige à ses auditeurs. 
Voilà une belle réflexion sur le mythe, la légende qui entoure certains individus. Dépendent-ils de ceux qui «prennent des notes», immortalisent leurs propos et les poussent dans la dimension de la mémoire? Comme si l’écriture de la jeune femme était nécessaire et permettait au professeur de briller de tous ses feux. Est-ce que la secrétaire ajoute une valeur aux considérations du maître? Qu’est alors l’éloquence, la communication, le texte, la parole enchanteresse
Voilà qui m’a fait me retourner vers ces monuments (les cathédrales) construits souvent dans une ferveur qui laisse sans voix de nos jours. Des chefs-d’œuvre d’architecture qui expriment la foi et une dimension de la vie que nous avons remplacé par le culte des objets et des gadgets. Victor Hugo a écrit Notre-Dame-de-Paris, un roman magnifique qui porte le nom de cette œuvre d’art qui a traumatisé le monde entier en étant la proie des flammes. Notre-Dame-de-Paris est un symbole, une aventure littéraire, un joyau qui nous entraîne dans les méandres de la religion, de l’architecture, de l’art et de la spiritualité. La cathédrale nous fait découvrir ce qu’il y a de meilleur chez les vivants. Ces immenses temples témoignent de la quête de ceux et celles qui cherchent à atteindre une forme d’immortalité en se libérant de la course du temps. C’est peut-être ce qu’avait en tête Caroline Guindon en rédigeant les textes de ce recueil. Comment donner une dimension épique à des gestes qui occupent toute la grisaille du quotidien?

INTENTION

Des artistes, des écrivains, certains enseignants se dépassent et se hissent au-delà du réel et de la monotonie de leurs occupations. Pour laisser une trace peut-être de leur passage et de leurs actions. Atteindre et toucher les autres, connaître le vertige de la pensée et de la réflexion. Voilà le sens premier du texte : témoigner et garder en mémoire. Le professeur se surpasse devant Tasha qui immortalise ses propos. Comme quoi l’écriture permet de se faufiler dans une dimension particulière, surtout quand un lecteur se manifeste et donne vie à ses mots. Sans ce regard, un récit n’existe pas. Une manière d’échapper à ce qui semble banal et un peu gris.

C’est un sourire maternel et doux, indulgent. Car Tasha sait bien qu’il se trompe : il a amassé un patrimoine immense auquel il tient plus que tout au monde. La preuve : quand elle n’est pas là pour le recueillir et le figer dans ses notes expertes, le pauvre homme est contraint de faire face à sa propre mortalité, à la puissance de l’oubli, de l’insignifiance, et devient un simple maître, méthodique et linéaire, transparent — une invisible cathédrale. (p.20)

Tous les personnages de Caroline Guindon cherchent un refuge où ils pourront exprimer toutes les dimensions de leur être. La femme qui ne trouve plus le poème en accouchant. La poésie lui permettait de transcender son quotidien, le terrible fiasco de sa fin prévisible à plus ou moins long terme. Peut-être aussi que l’acte d’écriture masque d’une certaine façon l’aventure d’être et de respirer… Qui sait? La pire chose que peut vivre l’humanité est d’être victime d’un virus, d’une pandémie qui emporte ses références et nous pousse hors de tout ce qui donne du sens à nos occupations et nos gestes. 

vermillon. écru. turquoise. ocre. V-E-T-0! crache soudain l’acrostiche sur un de reproche. Isabelle est née le jour de la publication de mon dernier recueil de poésie. Isabelle aura huit ans en mai, et je suis en panne de poèmes, justement, depuis huit ans, certains jours, j’en pleure, (d’exaspération, de honte.) d’autres, je me console en composant de long courriels imaginaires, j’écris à la directrice de la jolie collection Pluri-elles : je lui demande si elle est intéressée par la publication de mots encadrés dans des enluminures rococo, car la panne, comme l’ordi, abuse de l’hospitalité de notre à manger et… (p.25)

EXPLORATION

Le lecteur passe du terrain des Cubs de Chicago, le Wrigley Field (les cathédrales de maintenant) à un concert intime, à une photographe qui surprend de bien étranges choses dans son travail. Comme si elle redonnait souffle aux clichés du célèbre Curtis qui a capté des moments de la vie indienne, se faisant le témoin d’une civilisation qui a disparu devant l’avidité des envahisseurs. 
L’image et le texte révèlent des aspects de notre existence qui s’effilochent souvent dans nos agitations. Des scènes qui deviennent des arrêts nécessaires à la mémoire de l’humanité. Toujours ce désir de laisser une trace, de parvenir à une autre dimension où tout prend une couleur différente. Peut-être aussi que par l’œuvre d’art nous arrivons à saisir des liens, à revivre des instants en les embellissant et en leur donnant un vernis qui les protège de l’oubli. Parce que la vie d’un homme ou d’une femme se termine dans une terrible indifférence, un repli du temps qui avale tout. L’art permet de faire passer le personnel et l’intime dans une dimension où l’autre parvient à se reconnaître.

Mes enfants me le répètent à tour de rôle. Ils sont là tous les trois — ainsi qu’un vague conjoint —, venus remplir des cartons en prévision du déménagement vers le centre d’hébergement, ce lieu entre deux mondes où la mémoire ira finir de se dissoudre. Ils s’étonnent de me voir envelopper la vieille bonbonnière dans du papier de soie et la placer auprès des objets à conserver. Mon fils cadet, le grand blond donneur de conseils, dit qu’il serait mieux que je m’en défasse et suggère de n’en conserver qu’une photo. (p.62)

Un arrêt sur ce qui s’incruste et disparaît, ce qui échappe au temps, biffe le plus important comme le plus banal. Cette mémoire, ce témoignage que sont les cathédrales qui nous rappellent une époque, une vision que nous avons perdue en courant derrière le bonheur des choses et des objets.

RÉFLEXIONS

Des nouvelles souvent étonnantes, belles de réflexions et de questions qui secouent le regard et la pensée, vous ébranlent un peu dans vos certitudes. Des textes qui nous entraînent dans des endroits peu familiers comme le Wrigley Field, terrain mythique où les Cubs de Chicago cherchent la gloire depuis des décennies. Ou encore dans un cours où l’on dissèque la prose en éliminant toutes sensations et émotion, oubliant l’aspect littéraire qu’il est impossible de réduire à des chiffres. Madame Guindon se moque de certains spécialistes qui tentent d’enfermer un texte dans des colonnes pour en faire un bilan-comptable. 

À tant compter sur les mots, sur leur poids et leur nombre, on comprend rapidement que l’organisation d’un recueil de nouvelles, c’est-à-dire l’ordre dans lequel chacune d’elles apparaît dans l’ouvrage, et donc l’ordre dans lequel elles seront lues, doit s’établir en tenant compte des sommes totales des mots que contient chaque nouvelle. L’avènement et l’ubiquité de nos traitements de texte rendent d’ailleurs le décompte des mots tellement facile, tellement évident, qu’il serait ridicule de ne pas en jouir pleinement. Le mot ridicule, dans la phrase précédente, était le 491e mot de notre propos d’aujourd’hui, 491 est, par ailleurs, un nombre premier de Sophie Germain. (p.70)

Tous les personnages cherchent une autre dimension à leur vie, ce qui est le propre de la création et de l’écriture, du vivant qui a besoin d’une direction et de témoins. 
Un recueil étonnant comme cette nouvelle où des adolescents croient que leurs parents ont disparu sans laisser d’adresse. Une formidable allégorie qui montre le repli sur soi des jeunes à cet âge où ils traversent une frontière avant de se risquer dans le monde des adultes. Comme quoi nous ne voyons que ce que nous prenons la peine de bien regarder.
Une écriture vive, souple, surprenante même qui m’a intrigué dans Instantanés. De belles émotions qui font voir l’espace que nous habitons d’un autre œil, y déterrant des mythes, des légendes et une dimension qui permet à l’humain de s’incruster dans le temps, de croire qu’il peut devenir immortel.

GUINDON CAROLINE, La mémoire des cathédrales, LÉVESQUE ÉDITEUR, 160 pages, 24,00 $.

https://levesqueediteur.com/livre/133/la-memoire-des-cathedrales

vendredi 5 juin 2020

UN CLERC DANS LA MODERNITÉ

JULES RACINE ST-JACQUES présente Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, un essai remarquable qui fait le tour de la pensée de ce père dominicain né à Roberval en 1903. Un homme qui a marqué son époque, influencé et formé nombre de dirigeants connus dans l’histoire récente du Québec. Il a été la figure dominante de la faculté des Sciences sociales de l’Université Laval de Québec pendant de nombreuses années en plus de participer très activement à la formation de multiples coopératives. Comme quoi le père Georges-Henri Lévesque est bien plus que le nom de la bibliothèque de Roberval où j’ai vécu des moments formidables.

Fils de Georges Lévesque et de Laura Richard, quatrième d’une famille de quinze enfants, Albert Georges-Henri Lévesque s’orientera vers la vie religieuse, comme plusieurs de ses sœurs. Il choisira l’ordre des Dominicains, la confrérie des penseurs qui aimaient intervenir dans la société et faire une certaine différence.  
Jules Racine St-Jacques s’attarde aux questionnements de l’homme, à ses actions et à son militantisme, surtout aux idées qu’il prône. C’est pourquoi l’on parle de «biographie intellectuelle». 
Le jeune homme fera des études en sociologie chez les prêcheurs, approfondira ses connaissances en France et en Belgique. Surtout, il découvrira lors de son séjour en Europe, l’intervention directe, des gestes concrets sur le terrain pour secouer et modifier la vie des gens. Il préférera le regard des Belges à celui des Français qu’il trouve trop théorique. 

POINT DE DÉPART

La crise économique de 1929 a laissé des traces et surtout démontré les faiblesses du Québec sur cet aspect négligé. Beaucoup y ont vu une illustration des méfaits du capitalisme et de la spéculation. On pourrait répéter de tels propos en parlant de l’époque contemporaine où le mondialisme, le libre-échange, l’abolition des frontières ont mené plusieurs états au bord du gouffre. 
Le père Lévesque entend changer la situation et sensibiliser les Québécois aux affaires, favoriser leur prise en mains à son retour d’Europe. Il s’impliquera dans les coopératives de travail et de consommation, particulièrement dans le secteur agricole où ce modèle a été très important. 

Georges-Henri Lévesque, pour sa part, croit trouver dans le coopératisme une manière de synthèse de ces différentes préoccupations. Plus qu’une modalité d’association économique sur le mode du capitalisme, la coopération est pour lui une véritable philosophie de vie susceptible de révolutionner l’ordre libéral, capable tout à la fois d’extirper la «race» canadienne-française de son état d’inféodation économique et de sauver les âmes catholiques de la perdition certaine à laquelle les voue le libéralisme. (p.134)

Le Québec est un terreau propice pour ces regroupements et c’est là une manière pour le jeune dominicain de mettre en pratique les doctrines sociales de l’Église et les encycliques publiées par différents papes qui touchent le quotidien d’un grand nombre de croyants et de travailleurs. Voilà une façon aussi de contrer la montée du socialisme, surtout du communisme que l’on voit comme l’ennemi le plus dangereux. 
Le formidable intérêt de cette «biographie intellectuelle» est de s’attarder aux courants de pensée et aux idées qui ébranlaient les sociétés dans les années trente jusqu’à l’époque contemporaine. 
Racine St-Jacques en prend large et décrit minutieusement le terrain sur lequel le père Lévesque s’aventure. Il commence d’abord par faire l’histoire des dominicains pour bien montrer l’idéologie de ces religieux qui ont toujours sympathisé avec les dirigeants et le pouvoir, influençant les décisions politiques et économiques. 

Entre le discours à leur sujet et la réalité de leurs ambitions, il y a toutefois un fossé que les dominicains s’emploieront à combler en apposant leur marque sur l’Église grâce, notamment, à leur activité intellectuelle. Investissant, en conformité avec la mission plusieurs séculaires de l’ordre, le champ du savoir, tout particulièrement l’enseignement supérieur, les dominicains s’établissent rapidement comme un pôle incontournable de la vie intellectuelle au Canada français. (p.94)

Inutile de dire que ces démarches provoqueront des tiraillements à l’intérieur de l’Église. Le haut clergé au Canada restait attaché au thomisme même si certains dogmes ne pouvaient répondre aux exigences de la modernité. 

MODERNITÉ

Au Canada, plusieurs membres du clergé se méfient des théories d’Albert Einstein et de Charles Darwin qui ébranlent les certitudes de la Bible, surtout le mythe de la création avec Adam et Ève. Le père Lévesque, tout en demeurant croyant, pense que l’Église doit se tourner vers la science et les connaissances objectives. 

Georges-Henri Lévesque propose donc d’humaniser l’économie, c’est-à-dire de remplacer en son cœur, le profit par l’humain. Ce principe n’est pas abstrait ni artificiel. Il est au contraire consubstantiel à la nature véritable de toute activité économique, qui consiste à «adapter les biens matériels aux besoins humains». Le sociologue dominicain posait la pierre d’assise d’une conception de l’économie à la fois moderne et catholique. La ligne directrice de son action était tracée. Il n’en déviera jamais. (p.174)

L’église adhère à la pensée de Lionel Groulx alors qui est la figure dominante et fort populaire. Selon lui, la foi est indissociable de la langue française. Le père Lévesque se butera rapidement à cette conception. La question religieuse et le français deviennent un enjeu. Le dominicain prône la déconfessionnalisation des coopératives pour inclure tout le monde. Cela lui vaudra une opposition de plusieurs cardinaux, particulièrement de Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve. Le penseur aura même droit à un procès à Rome où il devra justifier son travail et son militantisme. Georges-Henri Lévesque heurtait les convictions et le conservatisme du clergé d’alors. 
Comme responsable des études sociales à l’Université Laval de Québec, il prône une approche rationnelle d’abord, fait confiance à la connaissance des faits tout en demeurant religieux. Il s’active, s’implique, devient rapidement un incontournable avec les conséquences et les remous que cela provoque.

Ainsi, l’acte fondateur même de l’École témoigne d’un esprit ambivalent, aussi soucieux d’orthodoxie doctrinale qu’ouvert à l’empirisme scientifique. Dès sa refondation, l’École porte en elle-même le germe d’un changement paradigmatique. Édifiée sur cette ambivalence entre discours scientifique positif et discours philosophique normatif, elle se développera tout au long du décanat du père Lévesque dans cette tension entre raison et foi dans l’enseignement et la pratique sociologiques. (p.282)

La grève dans le secteur de l’amiante a secoué le Québec tout comme l’engagement de Georges-Henri Lévesque dans la Commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, des lettres et des sciences au Canada qui cristalliseront bien des choses. Maurice Duplessis dénonce cette intervention canadienne et défend l’autonomie des provinces, particulièrement en éducation. Le dominicain croit qu’Ottawa doit investir dans les institutions de haut savoir. Ce sera la fracture. François-Albert Angers ira jusqu’à traiter le père Lévesque de traite. Duplessis coupe les subventions à l’Université Laval. Le religieux est honni dans plusieurs milieux québécois et applaudit partout au Canada. Il s’éloigne définitivement des nationalistes québécois et se rapproche des libéraux d’Ottawa. Surtout, il partage le concept du multiculturalisme que prônera Pierre Elliott Trudeau pendant les années où il détiendra le pouvoir. 
Ce livre fort intéressant, bien documenté, illustre les grands débats qui ont animé la Révolution tranquille. Le travail considérable de Jules Racine St-Jacques fera plaisir à ceux et celles qui se passionnent pour l’évolution du Québec et le développement des idées. Un essai qui illustre nos hésitations, le bourbier politique dans lequel les Québécois s’enfoncent depuis la Révolution tranquille qui secouait tous les espoirs. Jacques Bauchemin parle de démission tranquille. Le Robervalois d’origine a fait sa marque dans le monde et l’époque contemporaine. 
J’aurai eu le bonheur de le croiser brièvement alors que le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui a rendu hommage peu avant son décès en l’an 2000. Des retrouvailles émouvantes pour plusieurs qui retrouvaient leur enseignant, le maître qui a été un guide dans leur vie et leur carrière.

RACINE ST-JACQUES JULES, Georges-Henri Lévesque, Un clerc dans la modernité, BORÉAL ÉDITEUR, 492 pages, 32,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/georges-henri-levesque-clerc-dans-modernite-2734.html

vendredi 29 mai 2020

L’AVENTURE DE LA VIE ORDINAIRE

FRANCINE NOËL COMPLÈTE un cycle biographique qui s’est amorcé en 2005 avec La femme de ma vie. L’écrivaine s’attardait alors à sa mère, Jeanne Pelletier, une femme remarquable qui a dû tracer son chemin et subvenir à ses besoins seule. Elle récidivait en 2012 avec Le jardin de ton enfance où elle s’adressait à son petit-fils qui devenait la continuation du monde. Dans L’usage de mes jours, elle tente de s’approcher de ce père qu’elle a si mal connu. Paul Noël est demeuré un véritable fantôme dans la vie de celle qui s’imposera comme enseignante et romancière. 

Le paternel de Francine Noël n’a jamais été présent, restant un étranger qui surgissait de temps en temps, une énigme, un personnage fuyant. Les premières années de la jeune fille se sont construites autour de sa mère, une combative qui a dû jouer tous les rôles, travaillant pour subvenir aux besoins de son enfant unique. Le père s’étant rapidement disqualifié pour ce rôle. 
Si vous ne l’avez pas encore fait, découvrez La femme de ma vie. Jeanne Pelletier est une figure fascinante, un modèle de courage et d’indépendance.
Encore une fois, l’écrivaine revient sur les étapes de ses premières années, les directions qu’elle a prises. Madame Noël s’attarde à certains moments du primaire et après, au fameux cours classique qui était la seule voie pour celui ou celle qui voulaient parfaire ses connaissances à une certaine époque. 
Née en 1945, Francine Noël a vécu la fin d’un Québec où l’église surveillait tous les gestes des femmes et des hommes, guidait les enfants dans l’apprentissage de la vie. Même quand on ne prenait pas très au sérieux les admonestations du clergé, on ne pouvait échapper aux diktats des curés qui se faufilaient dans tous les aspects du quotidien. La distanciation était difficile à respecter à cette époque révolue.
La mère de Francine Noël n’était pas une bigote, mais elle devait se conformer à certaines exigences pour ne pas attirer l’attention. Jeanne ne pouvait compter que sur elle, mère célibataire avant le temps. Paul Noël, le père était occupé à ne rien faire, n’ayant aucun métier à part une certaine passion pour le cinéma. Et la famille Noël semblait cultiver la différence en vivant à l’écart d’un peu tout le monde.

AVENTURE

La fillette se débrouille au primaire malgré certains problèmes de socialisation et après, elle sera pensionnaire, ce qui faisait certainement l’affaire de sa mère qui travaillait du matin au soir. La jeune Francine entreprend sa scolarité chez les sœurs de Sainte-Anne, dans un couvent de Lachine. Une institution marquée par le catholicisme (comment pouvait-il en être autrement), des rituels, des fêtes religieuses, l’éveil aux arts et à la vie de groupe. Un beau vent de liberté surtout, beaucoup de place pour la curiosité et l’expérimentation.

On a dénoncé les mauvais traitements infligés dans les pensionnats à des milliers d’enfants au cours du XXe siècle. Parmi eux, des orphelins et des Autochtones, victimes de sévices corporels et de viols à répétition. Je n’ai rien vu de tel à Lachine. Des vexations morales à l’occasion, jamais de châtiments corporels, pas de harcèlement sexuel et de nombreuses dérogations aux règlements. Des échappées. Des répits. (p.40)


Pas de violences, de gestes déplacés avec ces religieuses. On connaît les débordements de certains ordres d’enseignants avec les jeunes. On l’oublie souvent, mais des sœurs et des frères ont effectué parfaitement leur travail sans être des prédateurs et des agresseurs. J’ai étudié dans un collège dirigé par les frères Maristes et jamais je n’ai eu à me défendre ou à me plaindre de leurs agissements.

LA SCÈNE

La jeune fille s’impose dans les matières qu’elle aime, négligeant ce qui l’intéresse moins, les sciences et les mathématiques, on le devine. Ce sera surtout le théâtre et la littérature qui retiendront son attention. 
Après son cours classique, elle sera comédienne, jouant dans des productions importantes et remarquées. Certaines circonstances feront qu’elle poursuivra sa formation et deviendra enseignante à la nouvelle Université du Québec à Montréal, la tête de pont des constituantes qui transformeront les régions du Québec. 

Notre université s’ouvrait à tous et toutes, de tous les âges et de toutes les strates de la société, y compris les moins nantis et les travailleurs. C’était le mythe de Prométhée à l’œuvre, le savoir serait répandu dans la population et partagé, les étudiants cesseraient d’être de simples consommateurs, ils, elles auraient voix au chapitre sur les contenus des cours et les processus d’apprentissage, il y aurait dialogue, liberté de paroles, liberté. Nous avions l’élan des bâtisseurs et l’optimisme de notre génération de Nord-Américains. (p.132)

Un passage à Paris pour un doctorat, une réflexion portant sur l’œuvre de Samuel Beckett, un homme de théâtre remarquable et un romancier percutant. Un peu étrange comme coïncidence. Beckett me fascinait quand j’ai amorcé des études à l’Université de Montréal où j’ai croisé Francine Noël. Nous étions dans les mêmes salles de cours, c’est certain. Ce qu’elle raconte, je l’ai vécu. Une belle occasion ratée. Je me tenais loin de tous alors et ne fréquentais personne. Beckett me hantait pourtant et j’ai longtemps rêvé d’incarner Vladimir ou Estragon, d’En attendant Godot, ces désespérés de la vie. C’est par le théâtre que je suis arrivé à la littérature tout comme Francine Noël. 
ENSEIGNEMENT

Elle enseignera pendant plus de trente ans, trouvant le moyen de se démarquer avec des publications qui la font connaître d’un large public et en fait une figure importante de la littérature du Québec. Dans Maryse, elle esquisse des personnages attachants que nombre de lecteurs adopteront et reconnaîtront comme des membres de leur famille. Des héroïnes ordinaires qui empruntent le pas des femmes d’alors, vivent une révolution sexuelle, le féminisme qui modifie tous les rapports. 
Francine Noël raconte simplement sa vie, ses études, ses découvertes, ses aventures fort nombreuses, ses ruptures aussi, et des colères qu’elle a du mal à contrôler. Pas question de céder non plus devant les mâles de l’UQAM qui semblent toujours en chasse. 

Tout s’ouvrait devant moi, sauf l’amour. Ce n’était pas faute d’hommes dans mon entourage, le corps professoral étant majoritairement masculin et hétérosexuel. Le Peace and Love triomphait et ces messieurs profs se bousculaient à ma porte, convaincus que je n’attendais que ça, qu’ils me baisent, le mot baise était surutilisé, ils confondaient l’amour libre, la libération des peuples colonisés, le recours aux psychotropes et la révolution culturelle, toutes les révolutions, dont ils se faisaient des hérauts. (p.134)

Le féminisme, elle y a adhéré naturellement et spontanément. Sa mère Jeanne lui avait démontré qu’elle ne devait compter que sur elle pour subvenir à ses besoins et réaliser ses rêves. 
Impulsive, imprévisible souvent, colérique et n’en faisant qu’à sa tête, elle deviendra maman d’un garçon tout en continuant d’enseigner.

Pourtant, je n’aimais pas les enfants, je n’étais pas censée les aimer. Adolescente, j’avais gardé quelquefois des garçonnets gavés de télé et de bonbons, et j’avais hâte qu’ils s’endorment pour retourner à mes livres. Je n’avais jamais pris un bébé dans mes bras et jamais eu la pulsion de le faire, ils étaient de petits paquets hurlants et puants. (p.191)

Son succès suscite l’envie de bien des écrivains connus qui se montrent méprisants, condescendants, cruels même. Elle ne nomme personne, mais j’ai reconnu une figure importante du monde de la littérature. Écrivain, éditeur, il savait être terrible de méchanceté à ses heures. (Il a eu la même attitude avec Danielle Dubé, ma compagne, quand elle a remporté le prix Robert-Cliche avec Les olives noires.
Un témoignage fascinant qui fait revivre le glissement du Québec vers la modernité, nos hésitations identitaires et les abandons des années 2000. Francine Noël nous raconte le parcours d’une résistante, d’une créatrice passionnée qui n’accepte jamais les conventions et les moules. Je n’ai pu lâcher ce gros livre, retrouvant une partie de mon cheminement, suivant cette femme remarquable de la vie ordinaire. 
Et j’émets un regret en terminant. La conjuration des bâtards est un grand roman qui n’a pas connu le succès qu’il aurait dû avoir. Une vision de l’Amérique, des préoccupations écologiques plus importantes que jamais, le Québec d’après les deux référendums et la fuite vers la mondialisation. Une œuvre percutante à retrouver et à méditer, le meilleur peut-être et le plus ambitieux de cette écrivaine qui a marqué l’imaginaire de toute une génération. Un roman mal lu et qui garde toute sa pertinence.

NOËL FRANCINE, L’usage de mes jours, LEMÉAC ÉDITEUR, 400 pages, 34,95 $.

http://www.lemeac.com/auteurs/263-francine-noel.html