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lundi 11 novembre 2019

MICHAËL LA CHANCE CHANGE DE VIE

« LE MARDI 30 OCTOBRE 2017, il m’est arrivé un accident : l’éclosion brutale d’une fleur de sang dans mon cerveau. » Que voilà une belle manière de dire, pour l’écrivain et enseignant Michaël La Chance, qu’il a vécu un accident cérébral, un AVC autrement dit. Un peu de sang et toutes les fonctions cognitives s’enrayent. Comme si le cerveau perdait ses balises et n’arrivait plus à se situer dans l’espace, à composer avec une certaine réalité. J’imagine que pas un cas n’est semblable et que chaque individu réagit différemment après un accident vasculaire cérébral. Michaël La Chance a vécu ce « dérèglement de tous les sens » et pour un intellectuel, c’est la pire chose qu’il puisse ressentir dans son corps et son esprit. Dans Une épine empourprée, l’écrivain témoigne de cette expérience cognitive et sensitive unique.

Un poète, par réflexe, devant une maladie ou un traumatisme crânien, tente de se guérir par les mots. Un sportif le fera en bougeant et en se lançant dans des exercices où le corps trouve des repères. Le penseur, le philosophe, après un AVC, ne peut que s’aventurer sur la glace mince des idées pour retrouver son regard et son entente avec le monde qui l'entoure.
La vision n’est plus la même. Les mots font le dos rond, pire, deviennent des corps opaques ou transparents. Les gens autour bougent dans une autre dimension, surtout au moment où Michaël La Chance fait son entrée à l’hôpital de Chicoutimi. Étrangement, il a la sensation physique de respirer dans le poème de Parménide, comme s’il était le texte, ou qu’il plongeait dans un tableau qu’il a examiné des centaines de fois.

Soudain je regardais les choses comme une énigme, les êtres naturels comme des prodiges. J’étais devenu ma propre énigme, plus précisément, j’entrevoyais mes facultés, pour peu qu’elles me permettaient de respirer et de penser, de parler et de marcher, comme des mécanismes précieux et fragiles. (p.5)

Le monde de l’artiste, ses amours littéraires et picturales prennent corps dans cet environnement qui lui échappe et le pousse dans une sorte de bulle où il est le commencement et la fin.

Autre remarque : j’ai vu l’enfer, c’est un champ de fleurs dont les têtes oscillent dans la brise, mais dont des racines s’agitent dans une pulsation douloureuse. Vu rétrospectivement, c’est un miracle que je n’aie pas cédé. Je me suis tourné vers la peinture de la Renaissance, je me suis appuyé sur le poème de Parménide, comme nous le verrons, sans doute pour me préserver de l’angoisse. J’ai pu halluciner que j’entrais dans l’énigme du monde, qu’une révélation métaphysique (de l’Un) m’était accordée - tout cela pour nier que j’étais diminué, peut-être handicapé. (p.23)

Expérience singulière que celle-là. Il s’avance dans l’écrit de Parménide, ce philosophe et poète grec né six siècles avant Jésus-Christ, le vit de l’intérieur. Le choc est terrible. Des images le hantent. L’Annonciation de Sandro Botticelli et le tableau de La Vierge annoncée de Gérard David. Il plonge dans cette révélation, vit peut-être un retournement du monde qui le bouscule et le transforme, ce que sentait et cherchait l’artiste.

Le sens des mots est miné d’incertitudes et pourtant il n’y a de sens que dans le vertige hypnotique dans lequel nous entraînent les mots. (p.8)

Tout se mélange. Son entrée à l’hôpital, les tests, les interventions des infirmières, la présence de la neurologue. Les scènes se superposent avec ce qu’il a vu des centaines de fois dans les musées. La vie de Michaël La Chance a toujours été une aventure dans « le chantier des mots » et des épiphanies devant certaines œuvres d’art.

Ce que fit la neurologue, la Dre Théodore, qui a pris ma main droite, et qui s’est assise à côté de moi. J’ai été surpris par la proximité entre son visage et le mien, comme si elle devait rentrer dans ma bulle pour me rejoindre, son front devait presque toucher le mien pour me parler, tant j’avais, à ce moment-là, régressé en moi-même. (p.27)
 
L’espace est envahi, comme si le passé, le présent et peut-être bien l’avenir se télescopaient dans une ronde étrange où les frontières deviennent poreuses. Il est à l’hôpital et certainement sous le soleil de la Méditerranée, encore l’enfant qui s’amusait dans l’eau. Peut-être aussi qu’il est un compagnon de Parménide ou l’ange qui se courbe devant la madone qui attendait cet instant depuis toujours.

PERCEPTION

Son ouverture au monde est perturbée et le cerveau cherche à se situer dans l’espace. Tout le faisceau des connaissances et des facultés cognitives se mobilise pour saisir une réalité semblable et différente. Il voit double et arrive mal à garder son équilibre quand il se redresse. Il tente de suivre une ligne droite, mais il est aspiré par la courbure du temps.

Mon accident vasculaire me laisse désorienté, en recherche d’un chemin ; il me laisse disloqué, mais j’apprends à naviguer ma vie. Je recherche une affirmation plus fondamentale, jusqu’au moment où j’aperçois que la parole qui dit l’être participe déjà à ce dernier d’une façon plus profonde et intime qu’elle le soupçonne. La parole porte une affirmation fondamentale dans son fondement, une affirmation qui précède toutes les affirmations. (p.51)

Le voilà naufragé vulnérable et dépendant, conscient qu’il dérive peut-être dans un texte ancien et dans certaines peintures de la Renaissance. Il vit l’acte de la connaissance dans toutes les dimensions de son corps, la révélation au moment où l’ange vient bousculer la vie de la madone. Témoin d’un moment de grâce, vivant le dévoilement, la mutation, la communion qui happe la conscience et va bien au-delà des mots.

ÉCOUTE

Michaël La Chance, pendant ces jours, reste prisonnier de son corps. Il perçoit autrement ce qui a été conception abstraite et connaissance objective jusqu’à maintenant. Il s’accroche à des mots pour ne pas être aspiré par le trou noir de sa pensée.
Le poète et philosophe pénètre les couleurs, entend les conversations des infirmières comme des messages codés peut-être. Tout prend un autre sens et se dévoile.

Dans l’état halluciné qui était le mien, que ce soit mes proches ou des soignants, des personnages historiques, anges ou démons, tous étaient reliés à moi par des degrés de bienveillance. Les spectres du passé veillaient sur moi autant que les vraies personnes. (p.28)

Il y a quelque chose de l’ordre de la « vision » dans ce que Michaël La Chance expérimente, dans ce moment de conscience où la pensée devient palpable. Il est peut-être l’ange annonciateur ou la madone qui comprend que sa vie se transforme. Il surprend un état qui l’emporte au-delà des mots et des concepts, du langage et des couloirs de la connaissance. Voilà que l’AVC devient une expérience passionnante que j’oserais qualifier de quasi mystique.

Après un accident de cette nature, la mécanique prend du retard, l’esprit va de l’avant quand le moral est bon. « Ça ira ! », se dit-on, mais le corps ne suit pas vraiment. On dit « ça va », mais on corrige sa trajectoire, on dissimule ses défaillances. Je pose mes pieds au sol autrement, parce que l’esprit n’est plus un ciel d’idées. J’abandonne une part de moi-même, une autre part fait preuve d’audace et pourtant s’effraie de rien. Il y a une part de soi qui a abdiqué, une autre partie se veut triomphante. (p.72)

Un texte qui bouscule nos façons de voir et de sentir notre environnement, de respirer et de s’approcher de l’humain dans ses gestes et ses quêtes. Une occasion de « dévoiler le langage » et des concepts qui deviennent souvent des « pierres creuses » avec le temps. Surtout, il trouve une dimension autre aux mots, saisit des tableaux et perçoit les pulsions des artistes qui vivent une forme de transe dans leur travail.
Un texte physique qui sollicite la vue, l’ouïe, le toucher et qui fait sauter les verrous de la conscience. Un récit parfois un peu difficile, mais terriblement émouvant et surtout, un état d’être qui m’a particulièrement remué. Je suis convaincu que Michaël La Chance ne sera plus tout à fait l’homme qu’il était après cette expérience. Il a connu une forme d’illumination et pendant un certain laps de temps, il a pu respirer de l’autre côté des mots et s’aventurer dans la texture d’un tableau.

Le cerveau, créature bienveillante, m’a protégé tout au long de ma vie, je lui sais gré, de ne pas m’avoir trop amoché. Une gratitude que je dois à ceux qui sont dans ma vie, et aussi ceux qui veillent en moi, car notre vie actuelle nous est prêtée par des morts. Nos petits dieux bienveillants nous donnent des chances, sans attendre en retour d’être remerciés. Ils ne demandent que cela, que nous saisissions les chances qu’ils mettent à notre portée. (p.90)

À lire et relire certainement. Un récit qui peut devenir un compagnon, comme ces bréviaires qui accompagnaient quotidiennement les religieux, il n’y a pas si longtemps.


LA CHANCE MICHAËL, UNE ÉPINE EMPOURPRÉE, Éditions du TRIPTYQUE, 2019, 158 pages, 16,95 $.



lundi 4 novembre 2019

MARCELLE GAUVREAU SE LIVRE


L’AN DERNIER, LE FRÈRE MARIE-VICTORIN surprenait avec Lettres biologiques, sa correspondance intime avec Marcelle Gauvreau, une collègue de travail, amie et grande confidente. J’ai beaucoup aimé ces textes qui révélaient un aspect inconnu, pour ne pas dire caché de la vie de l’auteur de La flore laurentienne. Il ne manquait que l’autre versant, les écrits de Marcelle Gauvreau, pour avoir le profil complet de cet échange épistolaire qui échappe aux normes de l’époque et qui étonnent encore de nos jours. Lettres au frère Marie-Victorin livre la pensée d’une femme d’exception qui cherche à voir le monde avec des yeux différents, à comprendre ce qui se passe dans son corps et sa tête quand l’excitation sexuelle se produit. Une approche scientifique assez inusitée.

J’étais très curieux de découvrir les propos de Marcelle Gauvreau et d’avoir un portrait complet de cette correspondance unique dans l’histoire du Québec. Voilà qui est chose faite avec cette publication. Je ne crois pas malheureusement que cet apport important et essentiel retiendra autant l’attention des médias que Lettres biologiques. L’effet de surprise étant atténué, le lecteur sait à quoi s’attendre. Pourtant les missives de la scientifique sont nécessaires pour avoir une idée précise de la vie de cette femme, mieux comprendre cette démarche singulière dans une époque où ce genre de propos pouvaient offenser nombre de biens pensants et des censeurs. De cet amour interdit aussi, il ne faut pas avoir peur des mots. Et encore maintenant, peu de gens ont la curiosité de se pencher sur leur sexualité, de vouloir l’étudier le plus objectivement possible et être conscients des manifestations psychologiques et physiques qui secouent le corps et l’esprit lors de certains « moments d’extase ».
Dans les années 30 et 40, le Québec était contrôlé par l’Église qui taisait cet aspect de la vie et qui voyait dans la sexualité un phénomène nécessaire qui ne pouvait s’exercer que dans les liens sacrés du mariage et dans le but de perpétuer l’espèce. C’était surtout une approche politique de survivance qui voulait « prendre sa revanche » sur le conquérant anglophone par les naissances. Nous pouvons mesurer maintenant les dérives de cette pensée, les souffrances que cette ignorance élevée au rang de dogme a pu avoir dans les relations de couple. Dans les milieux scolaires, des adolescentes en pleine mutation physique ne savaient plus comment se comporter et pouvaient imaginer les pires maladies quand elles vivaient leurs premières menstruations. Que dire aussi de cette « chasteté obligatoire » des religieux qui a poussé certains vers des dérives épouvantables.

PATIENCE

J’avoue que la lecture de Marcelle Gauvreau a mis plusieurs fois ma patience à l’épreuve. J’ai même dû faire preuve d’entêtement pour traverser certaines missives. Le langage utilisé par la scientifique, quand elle s’adresse à son correspondant, a fini par m’agacer. Elle répète qu’il est « son petit papa », qu’elle est sa chère fille respectueuse. Un jeu un peu puéril. Bien sûr, c’est là une manière de minimiser ses propos, de parler de l’amour qu’elle éprouvait pour cet homme, une façon d’aborder ses sentiments en les sublimant. Je ne sais pas si j’ai l’esprit tordu, mais j’ai cru trouver la description de l’acte sexuel dans une lettre de Marcelle.

N’ayez crainte, mon cher Ami ! Loin de déflorer ma pensée, vous l’ornez et l’enrichissez de connaissances toujours élevées, lors même que ces connaissances touchent à la biologie sans voiles. S’il en était autrement, oui, certainement que je vous dirais : « Halte-là ! Vous me faites mal ! » et je refuserais de vous écouter. (p.125)

Façon astucieuse d’aborder des sujets personnels et intimes. Ces facéties langagières s’imposent à mesure que la confiance grandit entre les deux correspondants. Le fameux mot « papa » apparaît pour une première fois en août 1936, soit à peu près trois ans après l’écriture des premières lettres.

Montréal, 20 août 1936

Mon cher papa Victorin,
Merci, merci pour votre mot si réconfortant du 13. Vous êtes l’ami le plus sympathique du monde, et vous savez si votre sympathie me va au cœur ! Un seul mot de vous peut ranimer mon courage. (p.61)

Je ne veux pas m’attarder à ces moqueries qui témoignent du caractère de cette femme qui, toute rationnelle qu’elle était, pouvait se montrer espiègle.

MISSIVES

Madame Gauvreau prend plusieurs jours à écrire des rapports détaillés, un peu lourds et répétitifs, s’attardant aux sensations et aux douleurs qu’elle éprouve lors de ses menstruations ou encore quand elle explore son corps et qu’elle décrit ses plaisirs. Heureusement, les confidences qu’elle soutire à ses amies mariées viennent pimenter le tout. Ça permet de respirer et de découvrir des couples qui vivaient leur sexualité avec bonheur dans cette période où le péché se glissait partout. Ma mère parlait des « maudits hommes » quand elle faisait allusion à la sexualité avec mes tantes. C’était assez révélateur. L’orgasme, le plaisir, je pense qu’elle n’a pas connu, même pas le mot. Les relations, entre les hommes et les femmes de cette époque, la plupart du temps n’avaient rien de bien excitant et de jouissif. Heureusement, il y avait des exceptions.
Bien sûr, on sent l’emprise que les croyances religieuses occupaient dans la vie de Marcelle Gauvreau et du frère Marie-Victorin dans cette forme de journal intime qui veut tout dire et exprimer.

En effet, ce n’est pas seulement par les lettres échangées qu’ils trouvent le moyen de le vivre, comme dans la liaison clandestine classique ; c’est aussi et surtout par la science, par un désir mutuel de savoir qui est bien plus fort que celui de jouir. Cette libido sciendi, comme l’appelle saint Augustin, les pousse par exemple à pénétrer jusque dans les secrets maritaux des amies de Marcelle, qu’elle interroge en confidence pour répondre aux enquêtes de son correspondant. (p.10)

REGARDS

Marcelle Gauvreau décrit parfaitement l’ignorance et la peur des jeunes filles quand elles vivaient leurs premières menstruations et le silence qui entourait ce phénomène pourtant naturel. Tout ce qu’elles inventaient pour dissimuler l’apparition du sang, les changements d’humeur et échapper à la curiosité des frères et des proches.
Monde de superstitions qui permet d’imaginer les pires maladies et qui a traumatisé les plus fragiles. Bien sûr qu’un tel silence existait autour des éjaculations nocturnes du côté des hommes, mais peut-être que c’était plus accepté et moins tabou. Bien des mâles avaient trouvé le moyen d’en faire un exploit et un sujet de vantardise.
Marcelle Gauvreau et le frère Marie-Victorin militaient pour l’éducation sexuelle et la connaissance des phénomènes du corps dans la mesure du possible, mais ils devaient le faire avec une grande retenue, on le comprend. Dire que cette question a fait les manchettes encore tout récemment. Ça démontre comment Marcelle Gauvreau et son correspondant étaient différents dans leur époque, ouverts et curieux.

RUMEURS

Pas étonnant que certaines rumeurs circulent et que la proximité du frère Marie-Victorin et de Marcelle Gauvreau fasse jaser, particulièrement au Jardin botanique de Montréal qui était en train de devenir ce lieu magnifique si cher à Nicole Houde, l’écrivaine, qui s’y réfugiait régulièrement. C’est là l’une des grandes réalisations du scientifique qui a dû imposer cette idée qui n’était pas encore installée définitivement dans les esprits de plusieurs politiciens.
La sœur de Marie-Victorin, mère Marie des Anges, s’inquiétait et souhaitait que les deux s’éloignent pour réfléchir à leur situation et prennent les décisions qui auraient fait taire les rumeurs.

Oui, vous pouvez quelque chose. Vous pouvez prier, vous immoler, et je ne serais pas surprise que le bon Dieu vous demande quelque gros sacrifice, quelque renoncement difficile, en vue de cette grande œuvre. (p.265)

Que de louvoiements et de délicatesse pour aborder le sujet ! Malgré certains désagréments qui heurtent surtout Marcelle, ils continueront à travailler ensemble et les fréquents voyages du frère à l’étranger, particulièrement pendant la saison froide où il s’exile à Cuba pour se livrer à différentes expériences, permettent de calmer les médisants. Pendant ces absences, Marcelle s’ennuie et trouve refuge dans ses longues missives.
Bien sûr, l’amour existe entre cette femme et cet homme. Tous les deux en sont conscients et ils l’expriment à mots couverts d’une lettre à l’autre. Le jeu de Marcelle, « ses formulations enfantines », est très révélateur en ce sens.
Et à force de s’observer, de décrire le désir sexuel, les pulsions où Marcelle se décuple comme si elle était une sujet de laboratoire, on peut imaginer qu’il est tout à fait naturel d’expérimenter un contact physique pour arriver à en parler avec plus d’assurance et de précision.

Date mémorable. Ce jour-là, sans penser à mal et sans aucun péché, votre petite fille M. est devenue une femme, menue il est vrai, mais une femme quand même ! Cher père, je ne pourrai jamais vous remercier assez d’avoir opéré cette métamorphose. Je vous répète que ma conscience est en paix, que j’apprécie extraordinairement votre confiance, et que je continue de vous aimer comme avant, de la plus pure affection. J’ai trouvé quand même dans la connaissance directe de la chair masculine un intérêt inexprimable qui a sans doute mieux balancé mon intelligence avide et mon petit corps sensible. (p.222)

Il est clair que l’exploration scientifique a été physique entre les deux, au moins cette fois.
Malgré certaines longueurs, un ton souvent un peu agaçant, je ne peux qu’admirer ces originaux, bien en avance sur leur temps et qui préfigurent la Révolution tranquille dans un monde de croyances et d’ignorances érigées au rang de doctrines. Ça nous permet de nous faufiler dans une époque mal connue et encore mystérieuse sous bien des aspects. Une lecture importante pour ceux et celles qui veulent en savoir plus sur ces figures d’exception, la société qui a donné le Québec de maintenant avec ses peurs, ses tabous et ses audaces. Il y avait des esprits innovateurs et libres dans cette  période que nous avons peut-être baptisée un peu hâtivement « La Grande Noirceur ».


GAUVREAU MARCELLE, LETTRES AU FRÈRE MARIE-VICTORIN, Éditions du BORÉAL, 2019, 288 pages, 29,95 $.



https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lettres-frere-marie-victorin-2680.html

lundi 28 octobre 2019

ÇA DONNE FROID DANS LE DOS

ÉLISE TURCOTTE, AVEC L’APPARITION DU CHEVREUIL, nous entraîne dans un drame que nombre de femmes vivent quand elles prennent la parole, débattent sur les réseaux sociaux et dénoncent les travers de notre société, les agressions qu’elles subissent depuis tant de temps. Pas une journée sans ces attaques verbales et souvent physiques, des comportements étranges et méprisants, de facéties des Boys clubs. On l’a vu tout récemment avec Martine Delvaux à Tout le monde en parle. Les commentaires d’un pachyderme en particulier sur la page Facebook de l’écrivaine ratatinent les propos et constats de madame Delvaux à la taille et à la rigidité d'un pénis. Nous en sommes là à l’ère de l’intelligence artificielle et des communications instantanées. Nous sommes encore et toujours là dans ce monde barbare.

Le mouvement Moi aussi a fait en sorte de rendre publiques « les manœuvres » de certaines têtes d’affiche, de dénoncer des comportements aberrants et intolérables, des agressions quotidiennes et des situations d’abus qui se répètent. Pointer du doigt ces prédateurs qui s’en prennent à toutes les femmes de leur entourage est devenu quasi banal. Il en a toujours été ainsi. Je me souviens des propos et des gestes de certains de mes oncles quand ils avaient un « verre dans le nez », des cas d’incestes, de viols et de violences physiques que l’on taisait dans mon enfance. La société alors fermait les yeux et le curé donnait sa bénédiction à ces rapaces qui se précipitaient pour communier le dimanche à la grand-messe.
Des têtes sont tombées, des vedettes qui se croyaient au-dessus de tout, des mâles alpha dominants, des chefs de meute qui se permettaient n’importe quoi ont écopé. Il était temps, il sera toujours nécessaire de parler. 
J’ai publié Le réflexe d’Adam en 1996 pour me questionner sur les violences de certains hommes et l’éducation des garçons. Marc Lépine entres autres et affirmer que les féministes ont fait de moi un individu meilleur. J’ai heurté un mur, un silence douteux, même que certaines chroniqueuses à la radio de Radio-Canada m’ont ridiculisé. Elles en avaient assez des « hommes roses ».
L’apparition du chevreuil est venu me couper le souffle, comme une torpille qui explose dans vos pensées et vous laisse honteux d’appartenir à cette espèce de mâles, à ce monde que l’on dit civilisé. Malgré toutes les dénonciations, il y a toujours une bête qui rôde sur les trottoirs des villes, un gars en rut dans une campagne qui cherche à profiter des fillettes et à imposer ses lubies et ses folies.

NARRATION

La narratrice est romancière, féministe et se fait une obligation d’intervenir sur les réseaux sociaux pour dénoncer des situations et des propos inacceptables. Elle est la cible de plusieurs commandos du phallus, comme bien des femmes qui osent prendre la parole, poursuivie, agressée verbalement et menacée. Sa vie devient un enfer et la peur s’installe dans son quotidien. Pour échapper à cette folie, elle se réfugie dans un camp en pleine forêt pour retrouver un peu de sérénité, écrire, respirer sans craindre d’entendre les pas du chasseur. Une sorte de thérapie par le silence, la solitude, la paix des arbres en un début d’hiver qui efface tout. Les lieux de villégiatures alors sont abandonnés aux bêtes et au froid qui se faufile partout, à la neige qui permet de se replier et de faire face à ses « peurs et tremblements ».

Cette fois, à mon corps défendant, j’y suis à la fin de l’automne. On m’a poussée à partir. Je m’exerce maintenant à faire taire les voix qui squattent mon cerveau. La Toile, la politique, les phrases de l’un, les commentaires de l’autre, les réponses autoritaires, les attaques camouflées, les menaces, l’ordre, les conférences, les animaux blessés, les mouvements de terreur, les ovules qu’il me reste, le corps entier. Cordes, bois, cuivres, rejouez ! (p.9)

J’ai dû prendre une grande respiration avant de plonger dans ce texte qui secoue la peur, la méfiance de tout, l’hésitation et l’incertitude qui fait que le monde n’est jamais certain, que le danger peut surgir avec la poussée du vent dans les arbres.
Voici l’écrivaine aux prises avec ses frayeurs, des réflexes qu’elle n’a pas su laissés en ville. Seule avec son ombre, son carnet, son stylo, sa bouteille de vin qui parvient à la calmer un peu quand la nuit lèche les fenêtres.
Je ne comprenais pas trop au début pourquoi cette femme pouvait être si méfiante et qu’elle sursautait au moindre bruit. Facile de penser que le personnage est une névrosée. Peu à peu pourtant, nous nous faufilons dans son vécu. Un homme a terrorisé sa famille par ses propos et ses comportements, s’en prenant particulièrement à elle, la féministe, celle qui ose parler et lui tenir tête. Le prédateur a imposé ses courtes vues et il cherche à triompher de celle qui résiste envers et contre tous.

Je regarde le camion s’éloigner. C’est l’heure de l’apéritif. Cela me rassure. Comme l’épisode restant d’une télésérie de choix, comme le roman policier assez fort pour me permettre de flotter. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît : il faut trouver la dose parfaite de mots, de meurtres, de survie, et de liquide. Une once de trop et le passé revient, me rappelant que je suis, moi aussi, un personnage qui déambule entre les scènes d’un malheur invisible. (p.39)

Nous accompagnons l’écrivaine au bord de la crise, apprenons la vie épouvantable de sa sœur qui a été détruite comme toutes celles qui ont cru à un gourou et qui se sont livrées corps et âme à un séducteur qui promettait de changer le monde, de vivre par l’amour, le partage et l’amitié. Le beau-frère possède la vérité dans une époque où, affirme-t-il, les féministes décident de tout et écrasent les hommes. Un matriarcat sournois qu’il combat à l’intérieur d’associations masculinistes qui veulent retrouver le temps béni où le mâle dominait tous les aspects de la société, ne laissant aucune place à la femme sauf pour les besoins du sexe, pour « se soulager ».

TERREUR

Peu à peu, j’ai ressenti l’univers se refermer sur l’écrivaine. Le beau-frère a mis toutes ses énergies à la déstabiliser, la terrorisant sur les réseaux sociaux en prenant différentes identités, en l’espionnant et en piégeant même son téléphone.
L’obsédé n’est jamais loin. Il a réussi à trouver où elle s’est réfugiée et il va finir  par frapper. Elle le sent, elle le sait, elle le devine. Une femme traquée a cet instinct de comprendre que sa vie est en danger et que le tueur rôde.

Personne ne me croira, mais c’est ce qui se passe ; quelqu’un m’a suivie jusqu’ici. Ou peut-être que non, peut-être que c’est un voisin, l’homme à la maison de riches, ou un autre, un ami d’Aron. Sauf que je ne vois aucun véhicule. Pas de traces de pas non plus, mais il vente si fort qu’elles s’effaceraient aussitôt formées. Même l’allée déblayée n’est déjà plus visible. (p.51)

Le beau-frère squatte une cabane avec son fils dont il a perdu la garde et qu’il a kidnappé. Il en veut à celle qui résiste, celle qui pense, la grande responsable de tous ses déboires. Ces dictateurs ne savent qu’accuser les femmes pour leurs échecs et leurs incapacités à se prendre en main. Une rebelle devient le bouc émissaire idéal.

ÉTAU

Peu à peu, l’étau se resserre et le beau-frère la surprend dans son refuge. Elle ne peut compter que sur elle puisqu’il n’y a personne dans le secteur. Surtout avec la neige qui les coupe du reste du monde.
Élise Turcotte rend palpable cette peur irrationnelle et instinctive devant un prédateur qui laisse courir sa rage.

Oh, la voici la rançon. C’est la même depuis le début, j’aurais dû le savoir. Que rien n’est jamais réglé dans les affaires de famille. C’est comme une mafia, le non-dit revient avec ses armes. Parfois de nouvelles proies, parfois les mêmes, jusqu’à plus soif. Me taire, ne pas répondre, ne pas réagir. Mon œil vibre, je vais faire une erreur. Mais ce n’est pas dans ses plans immédiats. (p.81)

La crainte au corps et au bord de la crise de nerfs, la romancière vit la hantise, la mort avec le froid qui envahit le chalet, ne parvenant pas à faire du feu correctement dans le foyer. Elle doit faire face, qu’elle le veuille ou non, libérer le fils de sa soeur et sauver sa peau.
Un texte terrible d’angoisse qui vous met devant les plus grandes violences. Tout part de la famille qui se fait tolérante et complice de ces obsédés, qui tente souvent de minimiser certains propos et de ne jamais prendre les moyens qui s’imposent, de poser les gestes qui vont tout changer.
Un texte haletant, une écriture qui se casse, étouffe, une bourrasque qui entre dans la peau. Toujours là, d’actualité malgré les milliers de dénonciations et les grands principes que nous ne cessons d’agiter comme des fanions. Il suffit de dériver sur les réseaux sociaux pour se heurter à des propos intolérables, aux assertions démentes de certains mâles qui veulent en découdre avec les femmes pour retrouver le paradis perdu du prédateur qui a saccagé la planète. C’est terrible de penser que ça existe encore en 2019, mais il semble que l’humain n’évolue jamais aussi rapidement que ses fameuses technologies dont il est si friand pour imposer ses lubies et ses pulsions suicidaires. Ça donne froid dans le dos.


TURCOTTE ÉLISE, L’APPARITION DU CHEVREUIL, Éditions ALTO, 2019, 160 pages, 21,95 $. 

https://editionsalto.com/catalogue/lapparition-du-chevreuil/