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mardi 18 septembre 2018

GILLES JOBIDON ENVOÛTE ENCORE

GILLES JOBIDON, dans son septième ouvrage, nous entraîne dans la Chine lointaine qui reste une énigme pour bien des Occidentaux. L’écrivain, encore une fois, offre une véritable porcelaine que l’on découvre en prenant mille précautions et en retenant son souffle. Une incursion dans ce pays qui faisait rêver pendant les années 1800 alors que l’envers du monde était l’objet de toutes les convoitises européennes. Les jésuites n’ont pas voulu demeurer à la traîne et ils ont débarqué très tôt en Chine. Les premiers missionnaires sont arrivés en 1582. Ils voyaient là l’occasion d’assurer leur présence pour ne pas dire leur hégémonie sur la planète et l’église de Rome. Ces missionnaires, la plupart du temps, muteront au contact des Chinois.

Jacques Trévier, Français d’origine, voulait devenir un saint dans son enfance. Après ses études, être devenu membre de la compagnie de Jésus, il est parti pour ce pays de mystères et de légendes, ce continent fascinant et déroutant. Un peuple qui invente la poudre à canon, les feux d’artifice, s’appuie sur cinq points cardinaux, manipule la boussole et surtout produit un tissu d’une grande qualité grâce à la domestication des vers à soie ne peut que fasciner un esprit scientifique. Ces vers précieux sont au cœur du roman Soie d’Alessandro Barrico, un écrivain que Gilles Jobidon aime particulièrement.
L’ordre des Jésuites a été aboli par Rome en 1773 par le pape Clément XIV. Ces religieux étaient devenus trop puissants, trop dérangeants et trop indépendants pour le pape et quelques puissances politiques, dont la France. Les religieux sont abandonnés à leur sort dans les pays où ils sont en mission, particulièrement en Chine. Plusieurs choisissent de demeurer dans leur nouveau pays, se marient ou occupent des fonctions importantes, s’étant bien adaptés aux mœurs et coutumes de la cour de l’empereur où ils ont leur entrée. Ils se sont « enchinoisés » comme Pive qui est devenu adepte de l’opium. Trévier est conseiller à la cour impériale et occupe la fonction d’horloger, devient maître du temps, se passionne pour la lecture et les livres anciens, prend son temps pour former les artisans chinois à son art. Il est devenu un Chinois parmi les Chinois.

Trévier est l’un des ex-jésuites français disciples de Vinci, d’Ambroise Paré, de Copernic et de Galilée qui remplissent des fonctions artistiques et scientifiques à la cour impériale. Durant leur présence houleuse de plusieurs siècles en Chine, les jésuites s’occupent accessoirement de religion. Il a toujours été plus payant pour eux de se mêler d’art et d’astronomie. De physique, de chimie, de mathématiques, d’anatomie et de botanique. C’est-à-dire de politique. (p.20)

Et le voilà loin des tensions européennes, poursuivant une quête personnelle où il tente de trouver un absolu que ses croyances religieuses ne le lui ont jamais donné. Peut-être que la lecture des livres anciens, le contact avec une sagesse millénaire, va lui permettre de calmer ses doutes et de mieux saisir l’univers qui le fascine.

MISSION

L’empereur lui confie une mission d’une haute importance. Il doit aller dans l’île de Baël pour ramener un teinturier qui possède les secrets du noir et de toutes ses variantes. Ce savoir permettra à la dynastie d’assurer sa puissance pour les siècles à venir.
L’expédition se fera avec tout le battant des déplacements de la cour impériale. Pour devenir invisible, il n’y a rien de mieux que d’être la cible de tous les regards.
Trévier parvient à cette île mystérieuse en évitant tous les dangers et se retrouve devant une Noire albinos qui possède le secret tant convoité. Une femme plus noire que les Noirs et plus blanche que les Blancs. C’est le coup de foudre. Le solitaire, le lecteur impénitent, celui qui ne fait jamais d’écarts est totalement subjugué.

Elle se lève. Fait les trois pas qui la séparent de Trévier. S’agenouille devant lui. Pose sa chandelle. Regard, sourire désarmant. Le tout, avec une certaine lenteur. Comme si elle apprivoisait un faon. Et Jacques Trévier se laisse séduire. C’est-à-dire qu’il devient ce qu’il n’a jamais été, fou braque et d’une femme. Comme si sa résistance à se faire aimer ne demande pas mieux, à ce moment précis de l’histoire, que de connaître son Waterloo. (p.89)

Le grand secret, la connaissance de la matière et de la couleur, de la vie peut-être, redonnera un élan à l’empire qui menace de s’écrouler. Une femme comme une anomalie qui n’arrivera jamais à reproduire la fameuse couleur noire hors de son île. Autre approche, autre matière, autre lieu, comment savoir. Le même phénomène ne se reproduit pas de la même façon selon les endroits et l’environnement.

Comme elle obsède tous les teinturiers. Chez qui elle est l’alpha et l’oméga, la couleur-mère et la non-couleur. La perfection, la reine, la source, le fondement, l’origine, la quintessence, le début, le milieu et la fin. Et Trévier, caressant enfin la possibilité de réaliser son rêve ultime. Celui de dormir en paix sous un arbre sans se faire rôtir la couenne jusqu’à l’os. (p.44)

Cette femme est à la fois le noir et le blanc, la convergence de toutes les couleurs, une sorte de catalyseur pour ce savant qui n’a voulu vivre que par l’esprit et les connaissances scientifiques. Il découvre son corps, certaines pulsions, le désir, le plaisir des sens et le voilà totalement bouleversé.
Il vit un amour qui retourne le corps et l’esprit, une illumination aussi brève que tragique. Les amours fulgurants sont des flammes qui brûlent souvent les yeux et l’âme.

MUTATION

L’empire du Soleil levant est envahi par les Britanniques. Trévier voit les saccages, les massacres et la fin d’une époque. La convoitise pousse les envahisseurs à tous les excès. Harry Field, botaniste, voit là l’occasion de sa vie, la chance de passer à l’histoire.

Des yeux si verts qu’en le voyant, l’idée vient que ce n’est pas du sang qui coule dans ses veines, c’est de la chlorophylle. Les botanistes anglais le snobent en raison de son accent rocailleux et de son manque d’instruction. Leur problème, c’est qu’ils sont jaloux. Il a appris sur le tas, mais il possède cette qualité qu’une minorité de scientifiques mettent une vie à acquérir : l’intuition. (p.136)

Le scientifique cherche la plante rare, un thé unique qui lui permettra d’aller parader devant la reine et devenir enfin un notable dans son pays.

ABSOLU

Trévier a vécu une sorte d’illumination et tout perdu. Le voilà brisé, errant, vieux jésuite agnostique, mandarin sans empereur qui aspire à disparaître pour guérir ses blessures. Il retrouve la solitude qui a toujours été la sienne. C’est la seule façon de survivre aux blessures de l’âme, tenter de comprendre la vie après avoir touché un moment de bonheur fulgurant. La révélation peut-être…

Il se dit : un jour, tu te sens vieux et l’envie te prend de détourner les yeux de ce qui s’en va et que tu as aimé. Parfois tu te cramponnes au passé et tu comprends que la vie n’y est plus. Alors tu regardes ce qui s’agite autour de toi et tu sais que tu ne sais rien. (p.151)

J’ai goûté chaque phrase qui se désagrège pour ne laisser que quelques mots sur la page. Une écriture comme une fine pluie, le jeu des pétales de la rose sur le sol. Une musique lente et obsédante qui coupe le souffle. Gilles Jobidon possède une écriture qui a la délicatesse d’un papillon sur la plus belle des fleurs.

Sa seule envie est de trouver un lieu tranquille pour faire son travail de vieillard, qui est celui d’apprendre à se pardonner et ne pas en vouloir à la terre entière. (p.157)

Un livre rare, écrit comme une partition où pas une fausse note ne vient briser la mélodie. L’impression d’être poussé vers le beau, dans une sorte de récit aérien où l’on perd les notions de l’espace. J’aime l’écriture de Jobidon, son univers, sa manière de s’appuyer sur le réel pour aller vers une forme de perfection, la sérénité après les grands ravages de la passion et de l’amour. La sagesse est peut-être de se recroqueviller dans un regard, un soupir, se reconnaître dans l’abeille qui explore la fleur, le soleil qui s’amuse avec les ombres dans le jardin. Jobidon m’a permis de me glisser dans toutes les dimensions de mon être avec ce roman unique.
Comment ne pas revenir sur mes pas pour prolonger le plaisir, lisant souvent à voix haute pour la musique, pour faire vibrer le mot en le retournant comme une pierre précieuse ? Chaque phrase devient un gong qui vibre dans l’air du soir. 
Je ne voulais plus quitter ce texte fascinant, cherchais à abolir le temps avec Jacques Trévier pour m’imbiber de ses questionnements et ses réflexions. Un livre ? Non. Le bonheur ! Gilles Jobidon a peut-être trouvé avec la Chine une manière d’approcher le texte incantatoire. Presque de l’ordre de la prière.


LE TRANQUILLE AFFLIGÉ, un roman de GILLES JOBIDON, Éditions LEMÉAC, 2018, 168 pages, 21,95 $.



mardi 11 septembre 2018

VIRGINIE FRANCOEUR FRAPPE FORT

VIRGINIE FRANCOEUR ne laissera personne indifférent avec Jelly Bean, un premier roman qui permet une incursion dans un monde qui fait souvent les manchettes pour toutes les mauvaises raisons, ces lieux où de jeunes femmes dansent nues, se prostituent avec des « clients » qui se permettent tout. Ces faux Casanova savent faire rêver les filles naïves qui ont besoin d’argent pour leurs drogues, cherchent une forme d’anesthésie pour oublier leur réalité. Un monde d’illusions qui dure le temps d’un feu d’artifice. Oui, une plus jeune, une plus belle se dénude sous les projecteurs et celle qui captait tous les regards, il y a quelques mois à peine, est repoussée dans l’ombre.

J’ai  pris du temps avant d’adhérer à ce roman, à croire au personnage d’Ophélie. J’ai dû m’arrêter souvent, revenir sur quelques phrases avant de la suivre sans m'enfarger dans mes questions. Souvent, j’ai eu envie de traiter cette fille de nunuche et d’idiote. J’ai souvent pensé m’arrêter. Mais, j'ai continué, troublé d’une certaine façon, retenu par cette écriture singulière. Et comment abandonner Ophélie, Sandra et Djemila ?
Quelle réalité terrible, toffe pour ne pas dire autre chose. Des hommes qui peuvent se payer tous leurs fantasmes, des filles qui ne demandent qu’à s’étourdir dans de beaux vêtements, se prendre pour des vedettes quand tous les regards viennent sur elles comme des papillons qui les transforment en vierges incandescentes.
Et la naïveté d’Ophélie, sa candeur, sa « pureté » dans ce monde d’exploiteurs et d’exploitées me semblait étrange… Voilà un personnage ambigu, énervant et fascinant. Une Ophélie consciente, mais qui ne peut s’empêcher de jouer avec le feu. Elle a fait des études, est née du bon côté de Montréal, pourrait certainement faire autre chose que de servir des « drinks » à des hommes esseulés. Pourtant, dans ce bar, elle se sent belle et désirée, elle qui n’a jamais été à l’avant. Elle s’accroche à Sandra que les garçons approchaient comme si elle était l’incarnation du désir et de la sexualité. Une fille qui carbure à l’argent, aux drogues, rêve de s’installer avec Mario, un petit truand minable qui se joue d’elle. Elle ne veut surtout pas réfléchir, retourne les mots et les éventre pour s’inventer un monde différent.

ATTENTION

Ophélie est un personnage complexe, une mal-aimée qui cherche une façon de sortir de sa solitude peut-être. Elle n’a jamais accepté le départ de sa mère, a toujours été celle qui « n’existait pas » à l’école, celle que l’on ne voyait jamais avec ses jambes d’allumettes. Elle a toujours été une bonne élève pendant que Sandra vivait les grands spasmes de la sensualité. L’envers et l’endroit ces deux filles. Une Sandra qui n’a rien voulu apprendre à l’école, peut-être dyslexique, et Ophélie qui grandissait dans un monde qui aurait pu la lancer dans la vie. Comment de ne pas reconnaître Denis Vanier quand elle plonge dans ses souvenirs.

Avec ses grands yeux pers vers nulle part, il m’aidait à prononcer les mots des poèmes. Il disait que j’étais très intelligente, que je pourrais faire du théâtre si je continuais à réciter avec lui. Il croyait en moi et j’étais amoureuse pour la première fois. Pendant ce temps, mon père ne se doutait pas de cette amitié avancée avec son meilleur ami. Bien trop occupé à cruiser Josée. Elle, c’était la blonde de l’autre écrivain, le poète tatoué québécois qu’on appelait Langue de Feu. J’étais trop jeune pour comprendre, mais j’étais certaine que ce n’était pas normal, ce truc-là. Il ne la regardait pas comme… C’était plus doux avec elle. C’est peut-être pour ça que ma mère a foutu le camp… Ça m’avait décrissée d’aplomb ! (pp.97-98)

Et elle travaille dans ce bar, tout sourire pour les clients, ramasse l’argent. Que dire d’un homme qui paie le gros prix pour boire l’urine de la jeune fille ? Ophélie, ange de candeur et de naïveté, être éthéré se laisse envoûter par le clinquant et la lumière aveuglante des projecteurs. Un voyage à la Icare. En voulant toucher le soleil, la célébrité et l’amour, elle risque tout et la chute sera terrible.
Djemila surgit et disparaît, une escorte de haut vertige, un exemple à suivre pour toutes. Ses cibles sont des milliardaires âgés qui l’exhibent comme un trophée. Elle s’est fait payer un appartement à Montréal et vit dans le grand luxe. Difficile de ne pas songer à Nelly Arcand, à cet univers où tout est mensonge, apparence et exploitation. Djemila, la beauté parfaite sait où elle va et peut prendre tous les risques.

CHUTE

La drogue, la passion du jeu font que Sandra à dix-huit ans est sur la touche et doit se contenter de « passes rapides ». Elle ne veut surtout pas prendre conscience de sa déchéance. Comment se libérer de cette spirale ?

Sandra en arrache, veut de l’amour, prend du poids, tourne en rond en manque de tendresse. Elle se dégrade, mais ne lâche pas. Elle s’entête à prendre soin de moi, sa petite Ophélie baptisée à Sainte-Madeleine. Mes parents voulaient le meilleur pour leur fille unique, leur miracle de vie. Une éducation catho sivouplait : pensionnat pour filles, solution miracle ! Pauvres parents… S’ils savaient que les dealers livrent steady chaque jour à leurs filles adorées. (p.29)

Un humour vitriolique, un sens de la description exceptionnel, une écriture truffée d’anglais pour décrire l’aliénation de ces filles qui pensent se retrouver au bras d’un homme qui va les dorloter, ou encore en faire des vedettes en tournant des films pornographiques. Ophélie imagine se métamorphoser en recourant aux artifices.

Bientôt, j’aurai une poitrine siliconée et les choses vont changer. Oh silicone dream ! Big boobs pour Pedro mon cowboy. Grouille-toé mon Pedro, comme dirait Sandra, sinon je vais te la chanter, la chanson du bye-bye mon rodéo. Avec Cherry, tu vas l’avoir ta p‘tite vie western de Saint-Tite, pain blanc tranché sur le comptoir de cuisine de votre semi-détaché à venir, piscine hors terre dans la cour arrière avec juste assez de place pour le BBQ Canadian Tire. (p.135)

Prendre possession du réel, maîtriser le langage. Djemila l’a compris et c’est là un des secrets de sa réussite. Sandra dérive dans une langue écrianchée. Elle n’arrive pas à dire sa situation, à la cerner. Elle préfère surfer sur les hautes vagues de la drogue pour oublier, courir dans des romances.
Un roman dur, terrible de dépossession et d’aliénation, d’exploitation et de rêves impossibles. Personne ne sort indemne d’une pareille aventure.

Vodka en main, jelly beans et zopiclone en quantité monumentale, je sens mon corps s’engourdir… Trop tard ! Je sombre dans un trou noir. Faudrait que je fasse le 9-1-1. Je n’arrive pas à émettre un son. Sable mouvant. Je ne sais plus, c’est trop profond. J’entends une voix dans ma tête : « Ophé, j’te l’avais dit, c’est comme ça, la vie, on est BFF pour l’éternité… » (p.176)

Que dire de plus ! Virginie Francoeur démontre tout son talent en nous entraînant dans un univers glauque qui ne peut laisser indifférent. Une véritable douche froide.


JELLY BEAN, un roman de Virginie FRANCOEUR, Éditions DRUIDE, 2018, 184 pages, 19,95 $.



mardi 4 septembre 2018

DIMITRI NASRALLAH FRAPPE FORT

DIMITRI NASRALLAH présente un nouveau roman plutôt dérangeant. J’ai encore en tête les scènes de Niko, sa deuxième publication, qui suivait un jeune garçon qui fuit le Liban. Le père et le fils deviennent des errants dont on ne veut nulle part. Un roman d’une profonde humanité et d’une justesse criante. Toujours d’actualité, malheureusement. Avec Les Bleed, j’ai eu l’impression de devenir le confident de Vadim et Mustafa Bleed, des despotes qui font la pluie et le beau temps dans une dictature établie par le grand-père Blanco. On est dictateur de père en fils dans certains pays. Des élections sont déclenchées et ce qui devait être un bon spectacle pour les dirigeants tourne à la tragédie. Le peuple vote massivement pour l’opposition. Est-il possible de renverser la vapeur ?

Mahbad, un petit pays, sous la tutelle des Britanniques pendant des décennies, a fait son indépendance et Blanco, le libérateur, a imposé sa volonté. Son fils Mustafa a hérité du pouvoir. C’est au tour de Vadim de s’imposer et de tirer le plus de redevances possible de l’uranium, un minerai recherché par toutes les grandes puissances. La seule richesse du pays.
Vadim exerce le pouvoir en dilettante, plus passionné de course automobile où il excelle et les fêtes. Se restreindre à prendre des décisions au jour le jour, diriger un pays ne l’excite guère. Le père et le fils se détestent. Les deux s’espionnent, se surveillent, se tendent des traquenards. L’opposition, incarnée par Fatma Gavras, une militante de longue date, une femme proche des gens a réussi à mobiliser la population. Si l’héritier pensait pouvoir dormir sur ses deux oreilles et continuer sa vie de dandy, rien ne va plus. Une situation si souvent illustrée par les médias. Ces présidents sont réélus lors de scrutins truqués avec quasi cent pour cent des suffrages. On n’a qu’à penser aux élections où Vladimir Poutine rafle presque la totalité des votes.

Mais ce message ne laisse plus aucun doute dans mon esprit. Nous sommes en guerre, lui et moi, nous l’avons toujours été. Le sang que nous partageons aurait dû calmer nos ardeurs, mais au contraire, il n’a qu’accentué l’antagonisme. (p.59)

La situation risque de dégénérer au grand dam des puissances étrangères. La guerre civile n’est jamais bonne pour les affaires et les répressions sanglantes paralysent toutes les activités.
Ce qui était une formalité pour la garde rapprochée des Bleed tourne à la tragédie et au chaos. Vadim tente de fuir sa destinée, cette malédiction héréditaire qui l’oblige à endosser l’uniforme du dictateur. Son père Mustafa songe à reprendre du service et les stratagèmes se multiplient. Mahbad bascule dans une véritable course contre la montre.
Mustafa cherche une façon de manipuler les résultats de l’élection, discute avec le Général qui lui a toujours été fidèle et de bons conseils.

Le soir précédant les élections, j’ai passé du temps avec le Général. Lui et moi avons enfilé les verres de cognac et, quand le jour s’est levé, nous avons constaté avec tristesse que le moment tant redouté était enfin venu. Nous ne pouvions plus repousser ce vote bâclé, pas après les émeutes au centre-ville, pas après l’attentat à la bombe près du secteur des ambassades. Après le lever du soleil, les gens sortiraient de la maison en masse pour aller cocher leur petite case. Nous savions que l’intimidation ne fonctionnerait pas cette fois — peu importe le nombre de jeeps qui errent dans les rues, remplies de jeunes soldats débridés, le nez poudré de cocaïne, peu importe le nombre d’arrestations nocturnes de cousins des chefs de l’opposition — rien n’empêcherait les gens de voter contre mon fils. (p.106)

La population s’impatiente et les manifestations se multiplient sur la place de la Révolution. L’armée intervient et le sang coule.

PRÉTEXTES

Mustafa et le Général cherchent à contrer les demandes de l’opposition, à ménager les humeurs des puissances étrangères qui hésitent et peuvent larguer les dictateurs afin de protéger leur accès aux ressources. Vadim a fait l’erreur de tenter de conclure des ententes commerciales avec les Russes et les Chinois. Les Occidentaux le prennent mal, il va sans dire.

Notre territoire est minuscule, une province reculée de l’Empire ottoman qui s’est transformée en obscure colonie britannique et qui l’est restée jusqu’en 1961. L’histoire officielle raconte que Blanco Bleed — père de Mustafa et grand-père de Vadim — serait parvenu à négocier à lui seul un traité d’indépendance pour son peuple lorsque les autorités britanniques ont cessé de vouloir payer pour maintenir l’équilibre dans la région. Ce que l’on oublie de mentionner la plupart du temps, c’est que Blanco a alors été couronné en tant que premier président. Appartenant à une rare élite formée à l’extérieur par une éducation internationale, il dirigeait les développements miniers des montagnes Allégoriques que les Britanniques ne voulaient pas abandonner. (p.127)

Dimitri Nasrallah nous plonge dans la tête des Bleed. Le père et le fils se confient et je me suis surpris à les suivre dans leur pensée, leur manière d’envisager la situation, à comprendre leurs hésitations, leurs frustrations, surtout du côté de Vadim qui ne s’est jamais senti aimé par son père et qui a été abandonné par sa mère. Très particulier d’avoir la sensation de partager la vision de certains tyrans et  leur réalité.
Il y a aussi la version des journalistes et des opposants. Une lecture a l’envers et l’endroit de la situation qui devient explosive. Les réseaux d’information nous ont habitués à ces descriptions neutre et froide des tensions qui déchirent certains pays, se contentant souvent de montrer les attentats et les larmes des victimes. Le journal La Nation, un organe longtemps dirigé par le président, prend ses distances. Et il y a aussi le blogue de Kaarina Faasol qui va au fond des choses. Nasrallah pense peut-être que les médias traditionnels ne suffisent plus à la tâche ou qu’ils sont dépassés par les événements qui secouent la planète. La liberté de penser et de dire doit trouver d’autres canaux pour atteindre les gens et les conscientiser.

OPPOSITION

Mustafa et le Général tentent de minimiser les gestes de Vadim qui reste rongé par ses peurs, ses craintes et ses frustrations. L’homme est un émotif qui ne sera jamais à la hauteur de son père qui a gouverné comme un animal à sang froid qui calcule tout, n’hésite jamais à commettre les pires atrocités. Tout comme Mustafa n’a jamais été capable de se mesurer à Blanco, son père. Dans une dictature, le fils ne se sent jamais à l’aise dans les habits du père.
Les dirigeants tentent de sauver leur peau. Le chef de l’armée organise l’enlèvement de Mustafa pour accuser l’opposition et justifier la décision de ne pas donner les résultats du scrutin. Fatma Gavras doit fuir en Angleterre pour ne pas être assassinée ou pire, emprisonnée et torturée. Des conseillers interviennent, des ambassadeurs tentent de calmer la donne. Le vrai pouvoir n’est pas dans les mains de ceux que l’on pensait. Les dirigeants sont interchangeables et le Général n’hésite jamais à sacrifier ses alliés quand la situation l’exige.

HORREUR

Beaucoup de dirigeants peuvent être cruels, sanguinaires, fourbes, obsédés et capables des pires atrocités pour se maintenir au pouvoir et s’approprier toutes les richesses d’un pays. La vie des individus dans ce grand puzzle ne compte pas. Les despotes, on peut les larguer s’ils nuisent aux affaires et n’arrivent plus à servir les intérêts des multinationales. On l’a vu avec Kadhafi en Libye. Les jeux politiques et les intérêts financiers sont d’une férocité qui donne des frissons dans le dos.
L’écrivain fait de nous des confidents de ces despotes. Nous finissons par les comprendre et les aimer presque. C’est ce qui m’a le plus inquiété dans ma lecture. Je me suis souvent demandé ce qui se passait, surtout avec Vadim qui s’oppose à son père et fonce vers la mort dans son bolide, défiant tous les dangers pour se prouver peut-être qu’il est libre et capable de diriger sa vie comme une automobile. Le dénouement est difficile à tolérer. Une scène d’une barbarie sans nom. Le Général est l’incarnation du mal, du mensonge et de la traîtrise. Le véritable monstre, ce ne sont pas les Bleed, mais bel et bien ce militaire anonyme et sans visage.
Le roman de Dimitri Nasrallah perturbe parce qu’il rend la pensée des fous acceptable et qu’il nous entraîne dans la logique de la cruauté. L’écrivain arrive presque à nous faire accepter les pires horreurs.
On ne peut aimer ce roman, on le subit comme un fléau, coincé dans un étau où respirer devient un cauchemar. Il faut imaginer que des millions de gens doivent résister aux décisions d’illuminés qui se croient investis d’une mission, aux manœuvres des grandes entreprises qui s’appuient sur les despotes pour mâter des populations et s’approprier leurs richesses. La politique n’est qu’un terme poli pour masquer les tractations des exploiteurs et de ces multinationales qui jouent à la bourse pour satisfaire une poignée de privilégiés qui cherchent encore et toujours des profits. Dimitri Nasrallah m’a souvent fait perdre pied et croire qu’il pouvait y avoir de la graine de dictateur en moi. C’est toute la force de ce récit singulier et troublant. Il touche le côté sombre qui dort en chacun de nous.


LES BLEED, un roman de DIMITRI NASRALLAH, Éditions LA PEUPLADE, 2018, 272 pages, 23,95 $.