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mercredi 21 février 2018

ALAIN BEAULIEU SONDE L’ÉCRITURE

ALAIN BEAULIEU nous offre un roman plutôt intrigant avec Malek et moi. Je dis bien roman, parce que j’ai pris la peine de vérifier plusieurs fois, me demandant tout au long de ma lecture, si j’avais affaire à une histoire vraie ou à une fiction. J’imagine que l’écrivain souhaitait semer le doute chez son lecteur, qu’il se demande qui est cette Nadine qui l’a choisi pour écrire son histoire. Un peu réticent, l’écrivain accepte de plonger dans l’aventure et une sympathie certaine se développe entre les deux, même s’il fait tout pour garder ses distances et s’en tenir au rôle de narrateur. Une histoire toute simple qui bascule rapidement dans une suite d’événements plutôt rocambolesques.

J’ai terminé ma lecture de Malek et moi avec bien des questions et peu de réponses. J’ai eu beau secouer le livre, me dire que c’était un roman, me répéter que l’auteur a tout inventé, je suis resté sur mon quant-à-soi. L’écrivain a réussi son coup en me déstabilisant de la sorte, en me laissant croire que la narratrice est une femme réelle avec une carte d’assurance-maladie et un NIP.
Pourtant…
Mon inconfort vient certainement de l’architecture du roman. D’un côté, les histoires de Nadine, ses relations impossibles avec ses parents, sa peine d’amour, son avortement, son départ du Québec pour oublier, son errance en Europe dans un anonymat total pour retrouver son soi, son équilibre et son regard sur le monde. De l’autre, un journal où Beaulieu décrit minutieusement ses rencontres avec Nadine, jongle avec ses questions et ses hésitations devant la jeune femme atteinte d’un cancer. D’un côté, une histoire qui ressemble à un polar où les poursuites et les rebondissements se multiplient et de l’autre, la lutte d'une jeune femme contre le cancer, l’approche de la mort. Et  un écrivain au milieu qui fait tout pour garder ses distances.

MALEK

Malek change tout. Un premier regard, un mot et tout bascule. Les amours doivent bien commencer quelque part. Nadine est séduite par cet homme même si elle comprend rapidement qu’il trempe dans des affaires louches. Trafiquant, mafioso, espion, terroriste, on ne saura jamais.

Je peux te promettre une chose Nadine, c’est que si tu te colles à moi, tu ne t’ennuieras pas. Faudra te préparer à bouger, accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps, le bousculer parfois un peu. Je suis souvent en déplacement, plus colibri que gros bourdon, aujourd’hui ici, demain là-bas, dans un avion supersonique ou à dos de chameau dans le Sahara, et ce n’est pas une image, je te jure. J’ouvre mon jeu pour toi, Nadine, pour que tu saches dans quelle galère tu montes si jamais tu décides de me suivre. Tu as planté ta flèche là, a-t-il ajouté en se tâtant le thorax, entre ma sixième et ma septième côte. (p.56)

C’est ce que demande Beaulieu à son lecteur : « accepter de ne pas tout comprendre, donner du temps au temps ». Je veux bien, mais je n’ai jamais réussi à m’abandonner et à lui faire confiance.
Cette alternance entre le témoignage de Nadine et le journal d’Alain Beaulieu a pour effet de casser le rythme et m’a empêché de m’accrocher à l’un ou à l’autre. Et il y a deux Nadine. La jeune femme amoureuse de Malek, celle qui fuit avec son amant et l’autre qui lutte contre une maladie mortelle. 
Quelle histoire ! Malek fuit pour des raisons qui restent floues. Plus, la police française recrute Nadine comme agent double. Tout le monde fait partie des services secrets à un moment donné. Alors pourquoi cette cavale ?
Et que dire de la fausse mort de la jeune femme organisée par la police ? En quoi elle met l’État français en danger ? Ça fait beaucoup de questions et peu de réponses. J’avoue avoir souvent perdu pied.
Elle rentre au Québec, s’installe à Saint-Fulgence, au Saguenay, dans une solitude assez terrible. Elle est morte officiellement, n’a plus de famille, de sœur et d’amis, n’est plus personne près des battures de l’Anse aux foins et rien ne dit qu’elle fréquente la Bibliothèque Nicole-Houde. L’auteure de La vie pour vrai aimait les polars et je me demande ce qu’elle aurait pensé de la présence de Nadine dans son village. Une belle occasion ratée de réfléchir à la perte d’identité, surtout que Nadine semblait vouloir échapper à tout en fuyant en Europe. Elle réussit son projet en rentrant au Québec avec un autre passeport, une autre vie.

ÉCRITURE

Beaulieu multiplie les leurres, s’amuse à déconstruire son récit pour s’attarder à sa démarche d’écrivain, aux hésitations qui secouent le créateur quand il plonge dans un ouvrage de fiction. Ce que nous lisons et prenons pour une aventure policière n’est pas la véritable histoire. Le travail de l’écrivain constitue le vrai sujet de ce roman. Assez étrange, je prenais la même direction dans Anna-Belle en 1972. Le narrateur retourne dans son village mythique de La Doré, amorce l’écriture d’un roman et vit un amour particulier avec Anna-Belle, un personnage de fiction. Il fait le vide autour de lui pour se plonger totalement dans l’aventure de l’écriture et il fantasme sur son personnage. Ma démarche était de l’ordre de l’imaginaire quand Alain Beaulieu tente de nous faire croire que tout est bel et bien réel.

Depuis que j’avais participé à une série d’entretiens dans le réseau des bibliothèques de ma ville pour parler de mon plus récent roman, un chapelet de questions plus ou moins existentielles me taraudaient l’esprit. La plupart concernaient mon rapport à l’écriture, comme si chacune de mes œuvres devait s’inscrire dans un grand dessein qui la transcenderait et lui donnerait un sens au-delà de ce qu’elle représentait en elle-même, à l’image d’une vie prédéterminée dont chaque épisode répondrait au plan liminaire. (p.85)

Le roman réside dans « ce rapport à l’écriture ». Pourquoi alors l’écrivain n’est jamais arrivé à me convaincre ? Même le journal m’a laissé sur ma faim, Beaulieu se contentant souvent de généralités, restant sur ses gardes. Même le suicide de Nadine m’a fait hausser les épaules.
Une idée intéressante, mais l’impression qu’il manque de la chair pour croire vraiment au personnage de Nadine, à cette cascade d’événements incontrôlables qui va dans toutes les directions. Comme si j’étais demeuré coincé entre la fiction et les préoccupations de l’écrivain. Et quelle écriture relâchée ! Je suis habitué à mieux chez Alain Beaulieu.
L'écrivain est assez habile pour relancer son récit, mais il oublie d’ancrer son personnage dans une réalité où le lecteur se sent à l’aise et peut y croire. C’est toute l’aventure de l’écriture après tout : convaincre un lecteur que tout est vrai même quand tout vient de l’imaginaire. Ça s’appelle l’art du roman. Je pense à Paul Auster qui nous plonge souvent dans des situations invraisemblables et impossibles, mais il a l’art de convaincre et nous le suivons.


MALEK ET MOI d’ALAIN BEAULIEU, une publication de DRUIDE ÉDITEUR.


mardi 13 février 2018

JEAN-YVES SOUCY, LE BEAU VIVANT

JEAN-YVES SOUCY vient de publier un récit qui m’a permis de découvrir des aspects que je connaissais peu de cet écrivain et éditeur. Bien sûr, je me doutais qu’il aimait la chasse et la pêche par ses romans, mais jamais au point de passer tout un été à explorer une rivière pour taquiner la truite de mer et le saumon. Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos nous attire dans le pays de la Côte-Nord, à Baie-Trinité plus précisément, là où lui et Carole, son épouse, s’installent pour toute une saison de pêche. Il y explorera la rivière Trinité dans tous ses méandres et ses fosses pendant que Carole travaillait à son roman La Gouffre.

Tout comme Jean-Yves Soucy, j’aime la forêt, les rivières et les lacs, les fréquente en contemplatif, m’attardant surtout aux arbres, à leur écorce, méditant devant de magnifiques épinettes. Que dire devant des pins aux troncs écaillés et les vastes parterres de fougères ? Rien ne remplace une promenade de plusieurs kilomètres à bicyclette dans le parc de Taillon où la forêt se montre dans ses plus beaux atouts. Le bonheur de surprendre un animal en liberté. L’orignal qui surgit toujours comme une illumination, l’ours que j’ai croisé à de nombreuses reprises, les castors qui nagent sans faire de bruit au milieu d’un étang qu’ils ne cessent d’explorer. Les loups plus discrets (je les ai surpris deux fois dans la forêt) et les perdrix qui font sursauter quand elles s’envolent dans un applaudissement étourdissant. Et cette multitude d’oiseaux qui s’approchent comme s’ils étaient curieux de vos gestes quand vous parcourez un sentier qui se glisse entre la montagne et un ruisseau. Je suis bien en forêt. J’aime m’attarder au soleil au printemps ou à l’automne pour me bercer avec le vent qui siffle tout doucement dans les pins. Et que dire du bonheur de voir surgir dans un ciel lumineux d’automne des centaines d’outardes ? J’en ai des frissons chaque fois. C’est une reconnaissance du temps et de la beauté du monde, un rappel que les saisons nous filent entre les doigts.
Jean-Yves Soucy partageait cette passion et aussitôt qu’il a pris sa retraite de l’édition, récupérant ses étés, il est parti avec Carole s’installer au bord de la mer à Baie-Trinité, dans une petite roulotte pour rêver et vivre en regardant autour d'eux, surveiller le jour finissant ou encore le soleil qui revient dans une marée de couleurs.

Trois jours après notre arrivée, Carole et moi commençons déjà à créer les habitudes qui modèleront notre quotidien ; à elle, la mer et la plage où faire de longues promenades, à moi, la forêt, la rivière et les lacs. Quand je reviens à la roulotte, je l’aperçois par la fenêtre devant la table, penchée sur le manuscrit du roman dont elle a eu l’inspiration lorsque nous avons campé durant une semaine au bord de la rivière du Gouffre, à Baie-Saint-Paul. (p.29)

Un roman que Carole Massé publiait en 2016 et que j’ai bien aimé. Comme tous les ouvrages de cette écrivaine minutieuse qui s’avance sur la pointe des pieds pour surprendre l’âme humaine.

RENCONTRE

J’ai connu Jean-Yves Soucy à la parution de son premier roman, Un dieu chasseur en 1976. Cette histoire est rapidement devenue un classique de notre littérature. Et Les chevaliers de la nuit en 1980 que j’ai lu et relu. Il m’est arrivé de le croiser dans les salons du livre. C’était toujours facile avec lui. Il me semble qu’il nous aurait fallu un peu de temps et certaines circonstances pour que nous devenions des amis. Mais je pense que Jean-Yves Soucy avait l’art d’approcher les autres facilement. Il le démontre bien dans son récit.
Tout un été sur la Côte-Nord, des jours de pêche et de plaisir. Un périple étourdissant où l’écrivain devient un guide. Son été du saumon a été une véritable initiation pour moi.
Et je me suis surpris à le suivre dans les fardoches le long de la rivière Trinité, à l’écouter m’expliquer la formation des collines, des rochers, à me pencher sur les petites fleurs qui poussent à l’ombre ou encore en plein soleil, à tâter les mousses du bout des doigts, à descendre dans une écore en m’accrochant aux arbustes pour atteindre le bas d’un rapide ou d’une chute.
Il est devenu un maître qui m’a expliqué la géologie, la flore de ce coin de pays, les animaux, les oiseaux, les comportements du saumon. Il m’a fait m’allonger sur un lit de pierre au milieu de la nuit pour me noyer dans le ciel, un vrai, celui que l’on admire dans toutes ses dimensions quand on ose s’éloigner des villes et de la pollution lumineuse. Il y avait aussi les champignons et les couleuvres qui se faufilaient en silence sous les courtes fougères. Enfin, tout ce qui vit, respire dans un coin sauvage qui n’est fréquenté que par les amoureux de la pêche.

Il ne suffit pas de contempler un paysage pour le « lire », il faut savoir ce qu’on regarde. Un paysage ne parle pas, sinon à l’âme et aux sens, ce qui revient au même. En se fiant uniquement à ses yeux, on ne voit que l’apparence, somme toute banane, du monde ; que c’est beau ! comme si tout était dit. Pour comprendre le monde autour de soi et vraiment goûter sa richesse, sa magie, l’intelligence doit d’abord lui donner un sens, ou plusieurs, complémentaires. Pouvoir nommer les choses et savoir quels phénomènes leur ont donné naissance suppose un certain bagage de connaissances préalables. (p.45-46)

Jean-Yves Soucy nous apprend une foule de choses sur notre pays et notre environnement. Il m’a fait remonter à la fonte des glaciers pour comprendre la formation de la côte, le bord de la mer de Goldthwait, les collines et les pitons rocheux qui ondulent à l’intérieur des terres. J’ai eu l’impression de suivre une sorte de frère Marie-Victorin qui connaissait le nom de toutes les plantes, le moment de leur floraison, les oiseaux de la forêt, les déplacements de l’orignal, les migrations des saumons et de la truite de mer. Une véritable encyclopédie qui vous faisait voir tout ce qui nous entoure d’un autre œil.
Dire que je réussis de peine et de misère à retrouver l’étoile Polaire dans le ciel avec la Grande Ourse et la Petite Ourse… Bien sûr, j’ai passé des nuits dans un sac de couchage, allongé sur le sable d’une plage du lac Saint-Jean pour surveiller les perséides qui enflammaient le ciel comme des allumettes. Des moments de grâce où je finissais toujours par m’endormir. Je me réveillais dans les frissons de l’aube, avec les cris des corneilles qui me demandaient ce que je faisais là. Je regardais cette merveille sans prendre la peine d’étudier la carte du ciel.

PÊCHE

La pêche était un véritable rituel pour Jean-Yves Soucy. Il scrutait les fosses et le lit de la rivière, ses méandres, la hauteur des chutes, la couleur de l’eau et des rapides, les arbres qui s’accrochaient aux berges, aux rochers qui effleuraient à peine dans le courant pour s’approprier le lieu, le comprendre, savoir où et comment les saumons se comportaient avec la poussée des marées. Il lisait littéralement la rivière ou le lac avant de s’y s’aventurer pour la cérémonie de la pêche.

Je ne tiens pas en place bien longtemps. En effet, au fil des semaines, j’ai retrouvé une bonne forme physique et je peux à nouveau marcher durant des heures, emprunter les sentiers qui grimpent dans les collines pour atteindre des lacs isolés, découvrir des paysages inédits, des points de vue qui m’incitent à la contemplation. Armé seulement de mon appareil photo, de jumelles et d’un carnet de notes, je cherche des plantes et des animaux que je n’ai pas encore aperçus dans la région, des traces du passage des glaciers. (p.142)

Un vivant formidable, un curieux de tout, un passionné qui a su entraîner ses filles dans ses aventures et même ses petits-enfants pour leur faire découvrir toutes les beautés et les leçons de la nature.
Un récit où il prend le temps de se souvenir de certains moments particuliers, des aventures qui se produisent quand on s’enfonce dans une forêt. La rencontre d’un ami d’enfance, un curieux hasard, lui rappellera que tout a une fin et que la vie, si belle et fascinante soit-elle, s’arrête un jour. Les retrouvailles avec Fernand, qui n’en a plus que pour quelques semaines à vivre, deviennent un moment fort de ce récit.
Surtout, il m’a envoûté avec la gestuelle du pêcheur qui devine où le saumon et la truite l’attendent. Et après, quand la ligne se tend, la lutte avec le grand poisson devient un moment d’épiphanie. L’affrontement de la vie et de la mort, ce grand jeu qui ne cesse de se répéter dans la nature. Pêcher, c’est apprendre à vivre et à comprendre surtout que notre présence est éphémère.
Jean-Yves Soucy m’a fait penser que j’ai peut-être raté quelque chose en négligeant la pêche. Et puis non ! J’ai vécu mes extases en forêt d’une autre manière. Quel bonheur de courir pendant des heures dans les montagnes derrière La Doré, sur des sentiers sablonneux, ou encore de m’arrêter pour boire dans une rivière qui dansait sur les pierres rondes ! Quelle joie de partir sur les chemins qui longeaient la rivière Ashuapmushuan ! Je respirais la forêt et les fougères par toutes les surfaces de mon corps. C’était bien plus qu’une course !
Et quelle chance de me retrouver devant un ours qui bondissait dans les fougères ! Ou encore de  me pencher sur les traces d’un orignal qui m’avait entendu souffler au loin. J’ai eu si souvent l’impression d’être immortel dans ces matins chauds de juillet où la course devenait une danse dans la lumière et les parfums âcres de la comptonie voyageuse.
Le récit de Jean-Yves Soucy est d’autant plus touchant qu’il est décédé juste avant que le livre ne paraisse. C’était un frère, j’en suis certain et il nous fait un très beau cadeau avec ce récit qui nous permet de découvrir une âme humaine curieuse qui savait s’ouvrir à la beauté de l’univers, un homme attentif à tous les êtres vivants qui l’entouraient.


LES PIEDS DANS LA MOUSSE DE CARIBOU, LA TÊTE DANS LE COSMOS de JEAN-YVES SOUCY, une publication de XYZ ÉDITEUR.


  

mardi 6 février 2018

L’HISTOIRE IGNORÉE DES INNUS

MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD nous offrent, avec Le peuple rieur, un autre regard sur le territoire du Québec et son passé. Certes, nous savons que le pays était habité par différentes nations autochtones, et ce depuis fort longtemps. Pourtant, les manuels d’histoire laissaient souvent entendre que tout a commencé pour de « vrai » au Canada avec l’arrivée des Français et de Jacques Cartier. Pourtant, l’Amérique a été fréquentée bien avant la venue des Français. Des pêcheurs basques et des Vikings rencontrèrent les Innus qui se déplaçaient sur leur immense territoire, le Nitassinan, qui couvrait une grande partie de la province de Québec. Un peuple nomade qui s’enfonçait dans les terres en hiver et qui se retrouvait près du fleuve et de la mer pendant la belle saison pour fraterniser, pêcher, chasser la baleine et commercer.

Je pense au petit garçon que j’étais en 1952 quand j’ai fait mon entrée à l’École numéro neuf, un matin de septembre. Une école de rang comme il en existait partout dans les villages et les paroisses. Elle se dressait à plus d’un kilomètre de la maison familiale, autant dire à l’autre bout du monde. Ce fut ma première grande sortie, mon premier contact avec les filles et les garçons du voisinage. Je garde en mémoire le plaisir que j’avais ressenti en recevant mes manuels scolaires. De véritables trésors. Ma première tâche a été de recouvrir mes livres avec un papier brun pour les protéger. Heureusement, ma sœur était plutôt habile dans ce travail et elle m’avait grandement aidé.
Et il y avait le manuel d’histoire d’un vert un peu délavé. J’avais du mal avec les couleurs parce que je suis un peu daltonien. Je l’ignorais à l’époque. Histoire du Canada de Farley et Lamarche. J’en garde précieusement un exemplaire. Il est un peu usé, mais en bon état. Un récit rédigé en 1935 et qui a connu plusieurs impressions et versions au cours des années. Mon exemplaire a été remanié en 1945, un an avant ma naissance. Peut-être le livre qui m’a fait le plus rêver. Toutes ces illustrations que je tentais de reproduire sur de grandes feuilles. Je me passionnais pour le dessin alors et avais toujours un crayon à la main. C’était une véritable obsession dans ma famille. Mes frères dessinaient comme des magiciens et je voulais tellement faire comme eux. Jacques Cartier, Champlain, Radisson et Des Groseilliers, le père Marquette et Joliette, Brébeuf et Lalemant, des noms qui ont rapidement fait partie de ma famille pour ainsi dire.

DÉCOUVERTE

La première partie consacrée aux Autochtones dans mon Histoire du Canada était rapidement expédiée. Huit pages dans un manuel de plus de 500 pages. Les auteurs en faisaient un portrait plutôt négatif. Ils sous-estimaient d’abord leur nombre. On sait qu’ils étaient plusieurs millions à peupler l’Amérique du Nord. Ils parlaient d’à peine 600 000 dans leur manuel. Dans leur esprit, les Indiens du Sud étaient les plus civilisés, particulièrement en Amérique centrale. Mais, plus on allait vers le Nord, plus les Blancs rencontraient des barbares. On ne parle jamais des Innus et on affirme que les premiers habitants étaient des sédentaires… Ils décrivent un individu têtu, orgueilleux, peu fiable, particulièrement cruel à la guerre et aux mœurs étranges. Les historiens passaient rapidement à la vraie histoire, celle de l’arrivée des Blancs et de la civilisation.
Je m’attarde souvent à l’illustration de la page 26 qui évoque Jacques Cartier à Gaspé. On voit qu’il vient de planter une croix immense, peut-être d’une dizaine de mètres de haut en plein cœur d’un village micmac. Une véritable gifle pour ces Indiens. Que feriez-vous si quelqu’un venait planter une croix devant votre maison ? Je n’étais pas conscient alors des propos racistes de mon manuel, des faits et des événements que l’on déformait pour justifier une guerre d’occupation et toutes les manœuvres d’usurpation.
Pourtant, les Indiens ont continué de me faire rêver avec l’arrivée de la télévision et des séries comme Le Dernier des Mohicans ou encore Aigle noir. Tous mes jeux tournaient autour des chasses et des entreprises des Autochtones. Je devins très habile dans la fabrication des arcs et des flèches, portais une plume de dindon sur la tête avec fierté, me prenais pour un grand chef et un redoutable chasseur. Les abords de la rivière aux Dorés devinrent mon territoire de découvertes et d’aventures. J’y écrivais déjà des romans dans ma tête.

VIDE

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard comblent un vide terrible avec Le peuple rieur, soit l’histoire unique des Innus qui étaient là avant l’arrivée des Européens et qui sont toujours là. J’ai grandi à quelques kilomètres de Pointe Bleue, qui est devenue Mashteuiatsh en 1985, sans rien savoir de ces Innus, de leur vie, de leurs territoires qui comprenaient la rivière Ashuapmushuan près de laquelle je passais mes étés. Nous vivions dans l’indifférence l’un de l’autre, sans véritables contacts. Une anomalie quand j’y pense maintenant, le résultat de siècles d’incompréhension et de méfiance.

De l’arrivée précise de tel ou tel explorateur, nul récit ne fait mention. Les Amérindiens étant des peuples sans écriture — mais non pas sans mémoire —, les nouveaux venus s’accordèrent le soin et le privilège de rédiger « leur » histoire. Tout au moins, d’inclure les indigènes dans cette épopée du Nouveau Monde, dont ils faisaient évidemment partie intégrante. Entre les lignes de l’histoire écrite, il nous faut donc imaginer… (p.78)

Les Innus ont dû développer des trésors d’imagination pour survivre dans un territoire étonnant. Nomades, chasseurs et pêcheurs, ils ont survécu en se déplaçant selon les saisons, se regroupant à des endroits précis en bordure de mer pour pêcher et chasser la baleine en été, fraterniser, célébrer des unions et faire du commerce avec d'autres peuplades. L’hiver, ils remontaient les grandes rivières pour retourner dans leurs territoires de chasse, dans le domaine du caribou et de l’orignal, du castor et de la loutre, loin à l’intérieur du continent. Une vie rude, particulière que Serge Bouchard a très bien décrite dans Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Une vie fascinante qui a inspiré grandement Gérard Bouchard pour la partie autochtone de son roman Mistouk.
Les premiers contacts avec les Européens, l’arrivée des Français, de Jacques Cartier et de Samuel de Champlain, les affinités plus grandes des arrivants avec les Hurons-Wendats, des sédentaires, donc plus civilisés dans l’esprit des conquérants que ces insaisissables chasseurs qui se déplaçaient sur le territoire selon une logique que les Français ne comprenaient pas.

HISTOIRE

Les auteurs racontent les premiers contacts souvent difficiles, les propos étonnants des missionnaires qui furent les premiers à décrire les agissements des Innus et leurs mœurs. Un regard toujours assez négatif, il faut le dire. Ils ne comprenaient pas leur pensée et surtout ces missionnaires avaient la vérité de Dieu dans leurs bagages. Tous ont cherché dès les premiers moments à sédentariser ces hommes et ces femmes, à en faire des Blancs et des paysans. Une bien triste histoire qui s’est répétée partout en Amérique. Thomas King en a long à dire sur le sujet et il raconte très bien les manœuvres des envahisseurs pour contrôler les Indiens, leur voler leurs terres dans l’Ouest du Canada et particulièrement en Colombie-Britannique.

Entre 1862 et 1879, ce sont les oblats Charles Arnaud et Louis Babel qui agirent en tant que responsables des Indiens de la Côte-Nord au nom du gouvernement — le père Arnaud avait d’ailleurs résidé aux Escoumins de 1852 à 1862. Ces missionnaires influents étaient les interlocuteurs, les dispensateurs des fonds de secours, les experts en reconnaissance des problèmes. Toutes leurs interventions, est-ce une surprise, tournaient autour de l’idée de sédentarisation, d’agriculture et de civilisation. Même si leur règne dans les affaires civiles s’acheva officiellement en 1979 — le Canada, désormais fédéré, avait voté sa Loi sur les Indiens et nommé un « agent des Indiens » pour les remplacer —, ils conservèrent la main sur toutes les décisions importantes jusqu’en 1911, c’est-à-dire tant et aussi longtemps qu’ils résidèrent à Pessamit. (p.244)

Une obsession qui traverse les siècles. Toutes les décisions et les manœuvres des Français cherchent à christianiser les autochtones pour en faire des Européens. La saga des pensionnats est un volet particulièrement honteux de cette approche raciste et inhumaine.

FOURRURE

Tout débute avec le commerce des fourrures qui deviendra rapidement l’activité la plus importante et lucrative en Nouvelle-France. Un poste de traite où les chasseurs et les trappeurs viennent échanger leurs fourrures contre des produits de première nécessité. Une exploitation éhontée des Innus et des profits énormes pour les grandes compagnies qui se découpaient le territoire sans jamais demander de permission aux vrais propriétaires. Cette chasse intensive transformera peu à peu la vie des nomades. Les chasseurs par nécessité deviennent des « trappeurs industriels » pour ainsi dire. Ils mettent ainsi les ressources en danger, particulièrement le castor qui se fait de plus en plus rare. Le pire était à venir, on s’en doute.
L’exploitation forestière devait donner presque le coup de grâce à la vie traditionnelle des Innus. Ces espaces immenses, particulièrement le Saguenay et le Lac-Saint-Jean qu’ils avaient toujours réussi à protéger des Blancs, furent envahis par des bûcherons qui construisirent des barrages, défrichèrent et s’approprièrent toutes les bonnes terres. Ce fut une véritable catastrophe pour les différentes nations du NitassinanPlus récemment, la construction des grands barrages a transformé le pays de façon irréversible en noyant des rivières et des territoires ancestraux.
Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard racontent cette terrible tragédie avec une foule de détails et d’anecdotes. J’ai pris plaisir à suivre le jeune anthropologue qu’était Serge Bouchard quand il est arrivé sur la Côte-Nord au début des années 1970 pour rencontrer ses premiers Innus. Il s’y fera des amis pour la vie. Il y retournera régulièrement pour étudier leur manière de vivre et de rêver le monde. L’anthropologue et l’écrivaine donnent aux Innus une histoire, leur histoire, mais ils nous offrent aussi une grande partie d’un passé que nous avons tenté de nier par toutes sortes de manœuvres. Il faut lire encore Thomas King et L’Indien malcommode pour voir les Canadiens signer des traités et les oublier avant même que l’encre soit séchée. Une tragédie et un racisme qui fait frémir. Juste l’existence des réserves est une honte et un témoignage douloureux de cette dépossession.

Tout le monde est surpris quand je dis que je raconte  aux Autochtones leur propre histoire. Et pourtant, les Québécois, les Canadiens connaissent-ils cette histoire qui est aussi la leur ? Je raconte l’Amérique d’avant, et puis celle d’après. J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. Je leur dis par quoi sont passés leurs ancêtres, de la souveraineté à la dépossession. Je parle aussi du présent. De la valeur d’une identité, d’une langue, d’une tradition. Partout, dans les salles de réunion, dans les gymnases, les écoles, sous les tentes, je vois des yeux grands ouverts, des yeux abattus, des yeux embués ; je sens l’intérêt, la curiosité, et toujours, vers la fin de mes causeries, une immense fierté. (p.289)

Ce que j’aurais aimé avoir un tel livre quand j’ai commencé à fréquenter l’École numéro neuf de La Doré. J’aurais rêvé encore plus, je le sais, serais peut-être devenu un Indien qui s’aventure dans la forêt et les montagnes, remonte la belle rivière Ashuapmushuan où j’ai vécu des moments de bonheur sur les plages de granite des chûtes à l’Ours et sur les bancs de sable, en haut des rapides, où nous avions une idée du paradis où seul l’orignal osait s’aventurer.
Le peuple rieur est un livre nécessaire que tous les étudiants devraient lire pour comprendre ce qui s’est véritablement passé au Québec et au Canada, ce que nous avons perdu aussi en niant ces populations qui avaient su s’adapter au climat et à une géographie particulière. Véritable tragédie, nous n’avons pas voulu voir ce Nouveau Monde, ces humains, les entendre et les écouter pour apprendre une autre manière de respirer et d’être. Notre histoire est une épopée, bien sûr, mais par toujours glorieuse.


LE PEUPLE RIEUR de MARIE-CHRISTINE LÉVESQUE ET SERGE BOUCHARD, une publication des ÉDITIONS LUX.