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mercredi 26 mars 2008

«Mademoiselle Personne», un beau roman

Marie-Christine Bernard entrait en littérature en 2005 avec «Monsieur Julot». Ce récit où elle racontait sa lutte contre le cancer a remporté le prix Abitibi-Consolidated du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
L’auteure se permettait une incursion dans l’érotisme peu après sous le nom de Marie Navarre, avant de se tourner vers la littérature jeunesse. «Les Mésaventures de Grosspafine» raflait le prix Jovette-Bernier en 2007. Un ouvrage plein d’humour.
Et voici «Mademoiselle Personne», une histoire d’amour et de passion qui se situe quelque part en Gaspésie, au bord de la mer ou du fleuve qui a vu naître l‘auteure. Céleste a eu la polio enfant. Elle en garde une démarche «houleuse» qui attire les hommes comme les flammes les papillons. Elle flotte sur le monde, se montre sans partage et capable de tout pour vivre l‘amour. Trois hommes se brûleront en l‘approchant. Comme si une malédiction s’accrochait aux frémissements de sa robe blanche.

Tour de force

Les personnages de Marie-Christine Bernard donnent leur version des faits tour à tour. Une forme de déposition pour cerner une vérité fuyante, expliquer leur rôle dans une histoire de violence et de passions aveugles.
«Chaque personne a son histoire. Chaque histoire se déroule toute seule dans le temps, petit fil ondulant dans le vide sidéral. Parfois les fils se croisent et tissent un bout de trame. Puis ils repartent, chacun dans sa direction. Ainsi se tricote la grande toile de la vie. Fascinant, n’est-ce pas ? C’est à partir de cette idée que j’ai écrit tous mes romans. J’ai toujours en tête cette image de motif dans le tissu. Lignes, couleurs, textures.» (p.19)
La romancière emprunte la forme de l’oralité comme dans «Monsieur Julot». Julien, le dernier amant, Will le capitaine perdu en mer, Émile l’éternel prétendant et Céleste, qui termine le récit comme il se doit, apportent leurs tics et leur façon de dire. Surtout, ils présentent leur version d’une histoire qui sort de la banalité. Ce n’est pas sans rappeler «Les fous de Bassan» d’Anne Hébert où les personnages prenaient la parole pour faire découvrir une facette de l‘histoire.
Le défi est grand. Le lecteur emprunte plusieurs fois le même sentier et la narration doit coller au personnage. Un ton, une parole singulière doivent retenir le lecteur et lui donner envie de continuer. Un défi d’écriture que Marie-Christine Bernard relève magnifiquement. Le puzzle se complète et à chaque témoignage nous faisons un pas vers ce drame qui a brisé Céleste.

Mademoiselle Personne

Figure exceptionnelle que Céleste, une femme qui se rebaptise Mademoiselle Personne parce qu’elle n‘existe plus depuis que Will, son amant, est disparu en mer. Un personnage qui pourrait facilement envahir le grand écran. Il a toutes les caractéristiques pour séduire le lecteur comme le cinéphile.
Et quelle façon de renouveler le langage de l’amour et de la passion. On se surprend à revenir sur sa lecture pour savourer chaque mot de ces moments brûlants comme des tisons.
«L’ombre la suivait d’un pas, comme de raison. Mais je ne l’ai pas vue entrer à la suite de l’autre. Je ne voyais plus rien. Comme lorsqu’on pénètre dans une pièce un peu sombre après avoir passé l’après-midi dehors en plein soleil, au mois de janvier. Le mot, c’est ébloui. Mais ce n’est pas assez pour justifier ce qui s’est passé par la suite. En fait, j’étais brûlé. Les yeux brûlés jusqu’à l’âme. Et je n’avais pas encore vu ses yeux, à elle. Juste une esquisse d’elle, avec sa petite robe blanche et ses cheveux tout ébouriffés qui lui faisaient une auréole pailletée d’or. Son mouvement vif et langoureux à la fois. Sa fuite de petite bête furtive.» (p.120)
Le lecteur est envoûté par cette Céleste qui attend pendant toute une vie, face à la mer qu’elle insulte ou cajole selon les pulsions du jour. Comment ne pas songer à Noël Audet et «L’ombre de l’épervier», cet autre grand roman de la Gaspésie qui a donné une télésérie inoubliable. La présence amérindienne, comme un chant, accompagne Céleste et l‘enrobe de mystères, donne une dimension incantatoire et mythique à ce roman troublant.
Avec «Mademoiselle Personne», Marie-Christine Bernard s’impose comme une écrivaine importante pour notre plus grand bonheur.

«Mademoiselle Personne» de Marie-Christine Bernard est publié chez Hurtubise HMH.

jeudi 20 mars 2008

Zhimei Zhang est une véritable héroïne

Alexandre Soljenitsyne secouait le monde, en 1962, avec «Une journée d’Yvan Denissovitch». Peut-être le premier ouvrage à montrer le visage de la dictature communiste. Il devait continuer son travail de témoin dans «Le pavillon des cancéreux».
Paul Bussières, un écrivain originaire de Normandin, dans «Olympia de la Havanne» démonte la mécanique du régime cubain où l’individualisme s’efface devant un État collectiviste. Une société où la délation et les pires trahisons permettent de s’approcher du pouvoir.
Encore aujourd’hui on cherche ses mots devant un témoignage comme celui de Zhimei Zhang, une Chinoise qui a vécu le régime de Mao. Ces récits prouvent que l’homme «est parfaitement capable d’être le mal» comme l’écrit Marie-Christine Bernard dans «Mademoiselle Personne». Certains croient que la situation change en Chine avec les échanges commerciaux et les missions économiques. Pourtant, le pays reste un régime totalitaire où la dictature répète les mêmes horreurs. Demandez aux Tibétains!

Libération

Zhimei Zhang était enfant quand Mao a balayé la Chine avec son armée pour «libérer le pays». Le père de la jeune Zhimei, descendant de riches propriétaires, avait étudié au Japon et travaillé pour les envahisseurs, occupant des fonctions importantes dans une banque et au gouvernement. Aux yeux des communistes, il était un traître. La famille Zhang sera persécutée et le père réduit à balayer les rues. Les enfants sont hantés par le passé de la famille. Ils deviendront la cible de fanatiques qui succèdent aux fanatiques en s’imposant par la violence et les pires outrances.
«J’avais bien essayé d’entrer dans le moule, d’arrondir mes angles, de confesser mes pensées les plus secrètes, j’avais fait des choses qui allaient à l’encontre de ma conscience et de ma personnalité afin de démontrer ma loyauté au système. Qu’y avais-je donc gagné? J’étais malgré tout toujours une paria à l’intérieur de ma propre culture : une femme divorcée qui avait des amis étrangers et de mauvais antécédents familiaux. Je ne serais jamais acceptée et mes enfants seraient également stigmatisés. Il m’avait fallu vingt ans de ma vie pour comprendre cela.» (p.11)
Ce terrible étouffement Zhimei Zhang le raconte avec sobriété dans «Ma vie en rouge». Un combat de tous les instants, une crainte qui marque chaque geste et chaque parole. Dans un tel environnement, le père, la mère, les enfants, le mari peuvent devenir des témoins qui prouvent que vous êtes un traître.
«Un professeur d’anglais fut incarcéré parce qu’à la maternelle, son garçon de cinq ans avait été surpris à dire que l’ancien chef d’État Liu Shaoqi était une bonne personne. Il fut accusé d’avoir enseigné à dire cela à son fils. Un professeur de science politique fut écroué pour une note griffonnée dans un livre à propos du jeune Mao. Le texte disait que Mao était un lecteur vorace. Il avait ajouté dans la marge: «Moi aussi!» Il fut puni pour avoir osé se comparer au Grand Timonier.» (p.180)

Volonté

Il est assez étonnant de voir comment l’État chinois a réussi à mobiliser des hommes et des femmes dans des campagnes ineptes. Une façon de trouver des suspects ou d’identifier les têtes fortes? Les absurdités succèdent aux aberrations.
«Une campagne pour nettoyer les villes infestées de vermine devint une véritable passion nationale durant l’été 1958. Puisqu’elle était la capitale, on s’attendait à ce que Pékin fût un exemple pour le pays. «À bas les quatre nuisibles!» disait le slogan du jour. Les moineaux, les rats, les mouches et les moustiques m’aidèrent à naviguer vers le prochain test de loyauté demandé par le parti.» (p.94)
Interrogations, flagellations, déportations dans les campagnes, travail physique dans des conditions incroyables pour «se rééduquer» auprès de paysans qui n’y comprennent rien, ne la casseront pas. Malgré les pires sévices, Madame Zhang n’oublie jamais son désir de liberté et d’avoir une vie personnelle. Ce que le régime de Mao ne permet d’aucune façon.
À cinquante ans, elle a réussi à émigrer au Canada pour tout recommencer et se refaire une vie. Une femme exceptionnelle qu’il faut saluer pour son courage et sa vie de combattante.

«Ma vie en rouge» de Zhimei Zhang est publié chez VLB Éditeur
http://www.edvlb.com/zhimei-zhang/auteur/zhan1003

jeudi 6 mars 2008

Noah Richler ressasse ses rancunes

Selon l’essayiste Noah Richler, dans «Mon pays, c’est un roman», pour qu’un lieu existe, il faut des mots et des fictions pour en dessiner la carte.
«Un lieu n’est qu’un paysage jusqu’au jour où des récits lui donnent vie et lui confèrent son identité – ou, pour reprendre une expression dans le vent, sa psychogéographie. La somme des histoires consacrées à un paysage donné ou racontées à partir de celui-ci crée l’impression d’un lieu qui n’existe que dans l’imagination, mais fonctionne à la manière d’une carte, car les lieux sont aussi réels que les personnes, même s’ils sont sans voix.» (p.21)
Richler a enquêté à Iqaluit, Calgary, Saskatoon et Saint-John de Terre-Neuve, visité «les pays du Canada» pour rencontrer des écrivains, des autochtones, des migrants récemment arrivés ou les descendants des fondateurs qui cernent le pays en écrivant. Il tente de déterrer des mythes fondateurs, rôde autour des explorateurs Knud Rasmussen et John Franklin pour expliquer la pensée des Canadiens, leur manière de concevoir la réalité et de l’appréhender.
Les regards changent selon le lieu de naissance. Un Inuit ne pense pas l’univers comme Lisa Moore de Terre-Neuve ou Margaret Atwood. Des différences, mais aussi des constances.

Le Québec

Tout se gâte quand Noah Richler débarque à Trois-Pistoles pour rencontrer Victor-Lévy Beaulieu et ses sept chiens. Pourtant le romancier et l’essayiste partagent un même regard sur la société et le rôle de l’écrivain.
«Jacques Ferron, affirme VLB, a résumé la question du lieu en une phrase. Il a dit: «En écrivant, je dessine la géographie de mon pays.» Je trouve la formule fantastique. Ce que Ferron veut dire, c’est que pour la dessiner, il faut d’abord la connaître. Et pour connaître la géographie de son pays, il ne suffit pas de connaître son histoire. Il faut la vivre à travers les gens qui l’ont déjà vue.» (p.372)
Si de tels propos sont acceptables à Victoria, Winnipeg ou Vancouver, ce n’est plus le cas à Trois-Pistoles. Serait-ce que «les concepts» changent selon les régions du pays ou la langue qui les formule? Les oeillères de Noah Richler s’étirent alors.
Victor-Lévy Beaulieu, malgré ses provocations et ses outrances, demeure un écrivain totalement ancré dans sa société et préoccupé par son avenir. Richler le ridiculise, gauchit les propos des jeunes écrivains qui, visiblement, n’ont pas lu le patriarche de Trois-Pistoles. Guillaume Vigneault, Nadine Bismuth et Mauricio Segura semblent plutôt mal à l’aise devant l’insistance du Grand inquisiteur.
Richler ressasse des clichés sur le passé antisémite des Québécois, les propos de Victor-Lévy Beaulieu sur les jeunes écrivains ou Michel Tremblay et ses hésitations devant la nécessité de la souveraineté. Le fils Richler semble avoir mal digéré son enfance montréalaise.
«À cette époque-là, mon père, le romancier et essayiste Mordecai Richler, a été le seul artiste canadien ou presque à oser s’attaquer aux séparatistes et à leur vision étroite. Son combat pour une société plus démocratique et plus tolérante lui a valu des attaques brutales. À cette époque-là, le simple fait de commander un «espresso» plutôt qu’un «express » était interprété comme une provocation.» (p.376)
Il oublie de rappeler les injures et les comparaisons humiliantes que son père secouait pour peindre les Québécoises.

Dommage

Si l’avenir du Canada passe par le dialogue, il faudra d’autres interlocuteurs que Noah Richler pour inventer un débat. Et les souverainistes ne sont pas ces fanatiques qui puisent leurs idées dans les textes de Lénine. Ridicule, pour ne pas dire stupide.
Dommage! «Mon pays, c’est un roman» donne le goût de lire plusieurs romanciers moins connus par les Québécois. Les considérations de l’auteur sur le Québec et les indépendantistes gâchent cet essai remarquable. Encore une fois, on constate que les «deux solitudes» sont bien vivantes au Canada. Pourquoi des discours de tolérance valent pour l’ensemble du Canada, mais pas pour les Québécois qui ne partagent pas le rêve d’un pays qui hésite «d’un océan à l’autre».

«Mon pays, c’est un roman» de Noah Richler est paru aux Éditions du Boréal.   

jeudi 28 février 2008

Pierre Gariépy est un véritable magicien

Il est risqué de s’aventurer de nos jours dans une histoire d’amour, de tenter de rivaliser avec les figures mythiques que sont Roméo et Juliette, Tristan et Isolde, Donalda et Alexis. Nous sommes plutôt à l’ère des passions fugitives, des élans qui durent moins que le temps des lilas.

Pourtant Sergio Kokis a réussi des pages magnifiques dans «Les amants de l’Alfama» et «Négao et Doralice». Daniel Castillo Durante a réalisé l’exploit dans «La passion des nomades» et «Un café dans le Sud». Les deux ont créé des figures inoubliables. Et maintenant Pierre Gariépy arrive avec «Lomer Odyssée»!
Un jeune homme, un enfant presque, quitte sa famille pour devenir marin. Il refuse de descendre dans les ports pendant les escales. Il a le don des mots et écrit des lettres pour les membres de l’équipage. Une manière de dire l’amour, la souffrance et d’entretenir l’espoir.
Un soir de garde, il surprend une prostituée sur le quai. Elle a été battue. Sa vie bascule. Il devine qu’il ne pourra plus la quitter.
«Je ne saurais jamais son âge, mais en découvrant de près son visage dans la lueur de mon allumette, j’ai bien constaté qu’elle était vieille, tellement plus vieille que moi. Mais j’ai bien vu aussi, à la lueur de ses yeux, que cela n’avait aucune importance et n’en aurait jamais aucune entre nous. Nous yeux avaient le même âge, et c’est tout ce qui comptait après tout. Elle n’a pas dit merci. Elle m’a juste dit Viens. Et je l’ai suivie, comme un apôtre, Dieu.» (p.19)

La Gueuse

La passion pousse La Gueuse et Lomer l’un vers l’autre, comme les vagues de fond qui viennent se casser sur la plage. Ils vivent le présent, buvant et mangeant jusqu’à rouler sous la table. C’est l’exultation de tous les sens. Ils finissent par s’épouser et connaître une nuit à secouer les colonnes du ciel, à retarder la montée du soleil.
«J’ai plongé en elle. Ma Gueuse, c’était la mer, tant ses chairs pendaient, flasques et fluides, et moi, j’adorais. Spongieuse, qu’elle était. Toute molle, c’était parfait, alors qu’en dedans elle allait être toute dure, j’en étais sûr. Comme une vierge, j’allais bientôt pouvoir le confirmer. Mais pas encore ; personne n’était pressé. Pas moi. Pas elle.» (p.63)
On voudrait que cette histoire continue jusqu’à épuisement de la vie, mais dans un port, quand sa Vierge est prostituée et qu’on côtoie tous les truands, le pire doit arriver.

Le drame

Une vengeance sur un proxénète engendre la violence, le viol et la mort. La Gueuse est assassinée et Lomer emporte sa bien aimée au large, naviguant sur le père de sa bien-aimée, un géant que l’on a empaillé et qui sert de radeau. Pour joindre sa douleur aux chants des sirènes peut-être.
«Un géant momifié, comme un Christ, dans des flots de diesel, et moi sur lui qui ramais, avec mon ange affalée dessus nous. C’était plus qu’un radeau, beau-papa, c’était un paquebot tant il était grand et confortable, presque luxueux tellement il était familial. On s’était rendu loin à bord de son père, ma Gueuse et moi. J’allais, entre les flots, déposer son corps adoré, pour qu’elle remonte, mon grand Amour, vers le soleil un jour, vers moi qui l’attendrais tout le reste de ma pauvre vie qui n’en valait plus la peine, pour qu’elle me revienne, mon âme. Je l’attendais.» (p.98)
Une manière de sublimer l’horreur, d’inventer une véritable scène biblique qui transcende la tragédie. Pierre Gariépy plonge dans un mythe qui subjugue et fascine. Tout est possible dans un tel récit, même l’espoir d’un recommencement.

Une fable

«Lomer Odyssée» est porté par une écriture qui transcende la crasse, la misère, la violence, le sang et toutes les bassesses humaines. La passion et l’amour transfigurent tout dans une forme d’extase mystique. La cadence ne se casse jamais et le romancier nous tient en apnée, à la limite du possible et de l’imaginaire.
Un délice pour le lecteur qui aime qu’un livre ne soit pas qu’une simple histoire et qui aime plonger dans les situations les plus folles. Une magie que la littérature peut offrir. Pierre Gariépy est ce genre de magicien.

«Lomer Odyssée» de Pierre Gariépy est publié chez XYZ Éditeur.

mardi 19 février 2008

Peut-on abolir le temps et redessiner sa vie?

Si, pour la plupart des écrivains, la langue est une matière qu’il faut dompter, certains tentent d’en défaire les composantes pour inventer un autre langage. Ce rêve hante nombre de créateurs. Une tentative où plusieurs écrivains se sont brisé les dents, il faut le dire. Suivre les traces de James Joyce ou Victor-Lévy Beaulieu n’est certainement pas souhaitable. S’enfermer dans un jargon plus ou moins heureux fait oublier la fibre même de l’écriture. Un écrivain publie pour communiquer avec ses semblables et témoigner de sa société et de son époque. Il ne doit pas s’empêcher pour autant de s’aventurer dans des sentiers peu fréquentés ou d’en ouvrir de nouveaux.
En lisant l’incipit de «Sweet, Sweet China», j’ai pensé tout de suite à «L’Inquisitoriale» de Michaël La Chance.
«Moi, je suis la première personne de toutes les histoires», écrit la romancière Felicia Mihali. «Là où il y a quelque chose à raconter, moi, le Narrateur éternel, je crée le monde grâce à la grammaire, aux artifices de la conjugaison, de la déclinaison et des accords».
Michaël La Chance lui fait écho à sa manière : «Car, sitôt sur papier, un mot est déjà une phrase, un appel de celui que j’étais à celui que je serai, quel qu’il soit. Il m’a fallu ce détour pour aller à la rencontre de celui qui écrit ces mots aujourd’hui.»
Les auteurs engagent souvent des dialogues sans le savoir. Peut-être que le travail du chroniqueur consiste à les écouter et à les mettre en présence les uns des autres.

Le temps

Michaël La Chance, écrivain et professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, tente de modifier notre regard sur la vie et notre façon de découper le temps. La poésie ne saurait être sans bousculer ce monde plus ou moins chaotique et incertain.
«Nous sommes encore, à notre insu, ce que nous avons été. Et aussi, à notre insu, nous sommes déjà ce que nous serons. Nos âges cohabitent, mais un empressement fiévreux nous fait étirer la vie comme ficelle, les brins cassés, effilochés, pour que nous ne ressemblions jamais à nous-mêmes sinon dans le resserrement factice de l’instant.» (p.13)
Contraction du moment pour inventer un présent autre. Pour y parvenir, La Chance retourne sur des lieux, évoque différentes époques de sa vie, des amours qui «revivent» par ce «souvenir activé». Il ramène ainsi le passé dans le présent comme un pêcheur qui ferre un poisson. Il abolit aussi le futur d’une certaine manière. Il n’y a de «vrai» que ces moments reconstitués.

Fragments

Michaël La Chance invente des artefacts qui ravivent une réalité avalée par les souvenirs. Il est aussi possible de s’approprier les textes des autres. «Je est aussi les autres» peut-on dire en triturant la formule de Rimbaud.
«Ma nymphe se fait un voile du frisson de l’onde. Je retire le voile et je me noie. Voilà ce qu’une telle beauté dit de la forme du monde, lorsqu’elle dit qu’en ce monde la beauté est possible. Je l’attends dorénavant dans les bras tordus des branches et aussi dans l’haleine des collines.» (p.33)
L’aventure de l’écriture devient alors une véritable quête qui tente de cerner la vie dans son essence. Des textes d’une beauté étrange s’imposent, de véritables moments de grâce. Une écriture qui se hisse souvent à des sommets, frôle parfois les aphorismes.
«Je marche sur la grève, retournant mes phrases, assurant mon pied sur les rochers. Le langage est un fauve fluide, un essaim de signes. Précipitant ses brisants contre l’aspérité du réel, il laisse l’écume blanche des mots sur nos lèvres.» (p.26)
Tout se fait et se défait chez Michaël La Chance. Comme le flux et le reflux de la vague qui réécrivent sans cesse le bord de la mer.
Un livre éclaté, exigeant, qui ramène inévitablement à soi, au rêve d’un récit reconstitué de sa vie. Lecture déroutante, envoûtante qui fait que l’on ravive des émotions lointaines, que l’on sollicite des souvenirs qui sont comme des nœuds que le temps ne peut dénouer. Il reste à les triturer, les magnifier ou encore, le plus simplement possible, les reconstituer par le langage.

«L’inquisitoriale» de Michaël La Chance est paru aux Éditions Triptyque.