JE
FAIS TOUJOURS la même chose quand je reçois une nouvelle publication de Sergio
Kokis. Je mets de côté tous mes projets de lecture et me penche sur le nouveau
livre de cet écrivain que je lis depuis ses débuts en 1994. Désolé pour ceux qui
doivent attendre leur tour. J’aime secouer de grandes questions ontologiques
avec lui, discuter tout en dégustant une liqueur ambrée. Et je dois souvent arrêter
ma lecture pour ne pas être « enfirouapé » par ce formidable conteur.
Sergio Kokis
est demeuré plutôt fidèle au genre romanesque depuis Le pavillon des miroirs,
sa façon privilégiée d’aborder l’écriture après vingt-cinq publications. Bien
sûr, il a fait des excursions du côté du récit où il s’est permis de raconter
ses longues déambulations sur le chemin de Compostelle dans Le sortilège des chemins ou encore dans des
nouvelles. Et voilà L’innocent, une
autre publication qui vient toucher ceux et celles qui aiment les questionnements
existentiels.
Mon ami
Sergio Kokis ne rate que rarement son coup avec moi. J’écris ami, parce que je
connais l’écrivain depuis presque sa première publication et pour l’avoir
côtoyé à plusieurs reprises dans certaines manifestations littéraires.
Même que j’ai eu le plaisir d’être son chauffeur lors de l’une de ses visites
au Saguenay. Nous avons même dû affronter ensemble un certain matamore qui
voulait nous « casser la gueule » parce que nous étions tous les deux dans le
stand de XYZ Éditeur, au Salon du livre de Montréal et que nous occupions prétendument
sa place.
Pas que nous
nous fréquentions, non. C’est un ami au même titre que tous les écrivains que
je lis depuis des années.
J’étais un compagnon
de Gabriel Garcia Marquez et Günther Grass sans que jamais ils ne l’apprennent.
Un lecteur se fait des amis partout dans le monde, et ce à toutes les époques.
Je salue ces grands discrets à qui j’ai très peu parlé dans la vie. Monsieur Gilles
Archambault, Jacques Poulin dont je me languis depuis un bon moment,
Victor-Lévy Beaulieu qui m’a occupé pendant des mois avec les cathédrales que
sont James Joyce, l’Irlande, le Québec,
les mots ou 666 Friedrich Nietzsche. La liste pourrait s’allonger si je me
tourne vers Dominique Fortier, Larry Tremblay, Christian Guay-Poliquin, Éric
Dupont, Daniel Grenier et Daniel Canty.
AUDACE
Sergio Kokis
ose ce que peu d’écrivains font de nos jours, soit jongler avec des questions
philosophiques ou métaphysiques. Rares sont ceux maintenant qui osent
s’aventurer dans les hautes sphères de la pensée. Kokis a même convoqué Dieu en
personne dans Le maître de jeu.
Isidoro, frère
apothicaire et Alberto, barbier-médecin, discutent et abordent de grandes
questions qui pourraient les mener tout droit devant le tribunal de
l’Inquisition si leurs propos étaient ébruités. Parce qu’ils vivent à une
époque où la liberté d’expression n’existe guère. Il faut marcher droit et
suivre les enseignements des supérieurs, se faire le plus discret possible pour
avoir la paix. Ça ressemble à notre époque où les tribunaux de l’Inquisition se
multiplient sur les réseaux sociaux et que la censure se sert de «
l’appropriation culturelle ».
Et après la mort du frère Basilius, son confesseur et
directeur de conscience, frère Isidoro était sans aucun recours pour l’aider à
retrouver la paix. Comment pouvait-il continuer à croire en Dieu et à la sainte
Église, s’il fallait passer d’abord par le démon ? Parce que sans la main du
démon, ce miracle n’était qu’une vaste supercherie doublée affreuse cruauté.
(p.14)
Toutes ces
questions sont provoquées par l’arrivée d’un petit garçon au monastère, un
jeune garçon abandonné qu’ils ont accueilli et qui se comporte de façon plutôt
étrange. L’enfant est d’une très grande beauté physique et tout le monde veut le
protéger pour de bonnes ou mauvaises raisons. Un bambin silencieux, plutôt perdu
dans sa bulle et qui semble naviguer hors de la réalité du cloître. On dirait
de nos jours qu’il est « autiste » ou « asperger ».
Le jeune
démontre rapidement qu’il est capable de répéter tout ce qu’il entend. Il ferait
fureur maintenant en devenant animateur à la radio et en jonglant avec les
clichés et les formules à longueur de jour. Le jeune prodige répète tout ce
qu’il entend en classe ou lors des services religieux.
Mais il parlait un peu, au grand soulagement du frère
Isidoro. Qui plus est, le garçon se montra bientôt fort habile pour répéter de
mémoire de longues séquences verbales entendues soit à la messe, soit aux cours
de catéchèse. Évidemment, son jeune âge ne lui permettait pas de comprendre la
teneur de ce qu’il répétait. Isidoro était cependant encouragé par cette
mémoire d’allure prodigieuse qui, pensait-il, tôt ou tard serait au service
d’une raison naissante et tout aussi remarquable. (p.44)
À l’époque où
Sergio Kokis situe son histoire, en 1593, nous sommes au début de la
Renaissance. La raison tente de s’opposer à la foi aveugle, aux délires et aux
miracles que l’Église avait la fâcheuse habitude de dénicher un peu partout
pour édifier des fidèles qui en redemandaient.
Isidoro et
Alberto cherchent la vérité et ne se laissent pas emporter par leurs pulsions et
les racontars. Cette quête de la vérité revient souvent dans les ouvrages de
Kokis qui aime argumenter et développer de longues réflexions, montrer ainsi
l’envers et l’endroit d’une situation ou d’une question philosophique. Il décrit
ainsi son art de vivre où il aime aborder des sujets existentiels tout en
faisant bonne chère.
MÉMOIRE
En 1593, la
mémoire était considérée comme une manifestation du génie et tout
l’enseignement reposait sur la faculté de répéter des formules. Il en fut ainsi
jusqu’à une période récente. Je pense à mon enfance où il fallait mémoriser
toutes les questions et réponses du petit catéchiste pour avoir son certificat
d’adulte. Il était interdit de réfléchir à ce que l’on pouvait ânonner comme
des perroquets. Tout le contraire de la réflexion et de l’intelligence.
Les livres étaient
plutôt rares à l’époque d’Isidoro et seuls les maîtres pouvaient citer les
textes des philosophes et les commenter. Tiago possède cette faculté de pouvoir répéter tout ce qu'il entend à la première occasion. Les deux
amis se demandent si l’enfant est un prodige ou un idiot. Chose certaine, il ne
comprend rien aux textes qu’il répète et semble avoir un don pour tout mélanger.
Il avait, certes, quelques qualités, dont en particulier
une mémoire prodigieuse. Isidoro se rendit compte de cette aptitude un peu par
hasard et non sans stupéfaction. Il surprit un jour l’enfant en train de
réciter tout seul et en latin une série de psaumes. Même si cela paraissait
extraordinaire, il dut se rendre à l’évidence que le petit avait appris les
textes en l’écoutant marmonner à voix basse, comme c’était son habitude, durant
ses moments de lecture ou de prière. De toute évidence, Tiago ne savait pas ce
qu’il répétait, puisqu’il mélangeait de manière ludique les divers psaumes
entre eux, cherchant plutôt à accentuer les passages rimés, comme s’il
s’agissait de comptines. (p.59)
Sa grande
beauté physique et son innocence aveuglent à peu près tout le monde, surtout le
frère Ambrosio qui ne cache pas son amour des jeunes garçons et qui malgré ses
vœux se tient plutôt loin de la chasteté. Tiago devient malgré lui l’objet de
convoitises charnelles et un idéal de pureté et d’innocence.
Le jeune
garçon est fasciné par les sonorités et le faste des cérémonies religieuses. Il
adore le rituel de la messe et rêve de porter les habits de l’officiant en
répétant des formules.
Attiré par des
comédiens ambulants (toujours le spectacle) il n’hésite pas à les suivre et se
fait initier à la sexualité de façon violente par un couple. Il confond la
femme avec la Vierge, répète que Marie la mère du Christ l’a protégé dans son
délire éthylique. Il n’en fallait pas plus. Les moines tiennent leur miracle.
Les visions qu’on attribuait à Tiago et ses évocations de
la figure de Marie durant ces orgies étaient alors le simple délire d’un
scélérat. Un délire en cours de luxure, mêlant de manière blasphématoire le
saint corps de la mère du Christ à des pratiques lubriques. Comment donc, se
demandait-il, les autorités de la Sainte Inquisition avaient-elles pu être
aveugles face à cette question, au point de se laisser leurrer complètement et
d’y voir un réel miracle ? (p.147)
Les religieux
finissent par se rendre compte que Tiago délire et qu’il peut tout gâcher s’il parle
devant les invités lors de la grande fête qu’ils organisent. Ils prennent les
grands moyens pour le faire taire. Kokis décrit une scène d’une cruauté sans
nom et le pauvre idiot est muré dans une tour où il est forcé de devenir un
anachorète qui consacre sa vie à Dieu. Le pauvre innocent meurt de faim et de
froid.
QUESTION
Encore une
fois, Sergio Kokis se faufile derrière les déguisements pour secouer la
réalité. Cette fois, il s’attarde à la fabrication d’une image ou d’une icône
de sainteté. Un grand théâtre pour impressionner et manipuler la foule. Le
marketing n’est pas né avec la télévision et la radio. De nos jours, les
manipulateurs vivent dans le monde du cinéma et des communications où l’on crée
de véritables vedettes qui se révèlent souvent de bien piètres humains quand la
vérité finit par sortir.
Les
conversations entre les deux amis sont fascinantes. Surtout que Kokis jongle
avec tous les tabous de cette époque, aborde l’être, le savoir et le rôle de la
science.
Le sujet reste
très actuel parce que nous vivons dans un monde d’images, de slogans et que
les mythes se multiplient. Cette approche permet d’élire
des prestidigitateurs qui ne camouflent même plus leur cynisme, leur
incompétence et leur ignorance. Sergio Kokis demeure plus pertinent que jamais
en nous faisant faire un pas en arrière pour mieux évoquer le monde
contemporain. L’histoire ne peut que se répéter, c’est du moins ce que cet
écrivain démontre ici. Les gens aiment les icônes, les héros et nous sommes
capables maintenant d’en créer à la douzaine avec les moyens de communication. Sergio Kokis reste
lucide et j’imaginais son sourire chaque fois que je levais les yeux de la page
ou que je retournais une question du frère Alberto. Quel rafraîchissement dans
ce monde où « rire de tout » est devenu une obligation !
L’INNOCENT, roman de SERGIO KOKIS publié aux Éditions
LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 228 pages, 27,00 $.