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mercredi 11 janvier 2023

L’APOCALYPSE SELON J.S. DESROCHERS

MÊME SI JE LIS souvent deux ou trois livres par semaine, il m’arrive encore d’être dérouté par un écrivain, par ses propos ou par la forme de son ouvrage. Jean-Simon DesRochers avec Le monde se repliera sur toi m’a un peu désemparé. Oui, l’impression de plonger dans un immense puzzle avec les pièces éparpillées ici et là sans avoir une idée de l’ensemble à reconstituer. Tout cela présenté par segments, comme un journal daté avec la ville où l’action se déroule. J’ai voyagé ainsi du 24 septembre au 25 décembre sans connaître l’année des événements racontés. C’était hier et peut-être demain. Quatre mois à faire des bonds dans l’espace, des escales dans des cités, allant et revenant dans une frénésie qui témoigne certainement du monde contemporain, du moins de celui d’avant la COVID où des individus se déplaçaient constamment pour leur travail. Ces nomades passaient plus de temps dans les avions et les hôtels que dans leur lieu de résidence s’ils en avaient un. Au lecteur de rassembler le tout. Et j’avoue avoir eu du mal à suivre certains personnages qui surgissent, disparaissent et s’imposent au détour d’une page. J’aurais dû avoir la bonne idée de noter les noms par ordre d’apparition dans le récit pour m’y retrouver, dresser aussi une liste des villes pour avoir une carte du territoire visité.

 

Bien sûr, j’ai aimé l’écriture, le rythme surtout qui bouscule constamment. Un solo de guitare qui vient vous secouer et vous pousse plus loin. Et puis hop, on change de lieu et de décors, de personnage. Nous sommes devant les tourments d’un homme ou d’une femme que l’on croisera après un tour du monde ou la traversée de la rue. Certains reviennent et d’autres semblent s’évanouir dans la nuit du récit comme dans tous les romans où il y a des pivots et des figurants. 

«Les mauvais matins de Noémie gardent les relents de la récente crise qui a ébranlé sa vie comme celle des autres sur la planète, une période d’intenses claustrations répétitives où son sens de la discipline parvenait à organiser les siens, son ex-mari et surtout leur fille, enfin, sa fille, dont elle assume désormais l’essentiel de la garde.» (p.11)

Une séparation, un drame personnel dans le grand tout des tragédies mondiales… C’est peut-être là le fil qui relie ces passages, ce qui m’a permis de poursuivre ma lecture, de chercher des liens pour comprendre le projet de DesRochers, m’attarder à la toile qui soutient les fragments. C’est une manie chez moi. Je m’accroche à l’ancrage et la situation sociale que dissimule souvent une histoire qui peut paraître banale. 

Le monde se repliera sur toi, présente la fuite, les couples qui se brisent, un homme qui ne prend pas ses responsabilités avec sa fille, une société perturbée, mutante, toujours en train de se faire et de se défaire malgré les élus qui nous chantent à cœur de jour qu’il faut la stabilité et la continuité. Les partis politiques en font même des programmes. Économie, performance, compétitivité, progrès quand on sait que nous devons imaginer la décroissance, tant du nombre des individus sur la planète que notre consommation effrénée. Allez donc expliquer ça à notre super-ministre Pierre Fitzgibbon.

«Zoé avait sciemment cessé de croire en l’avenir, tant le sien que celui du monde; dérives autoritaires, disparition de la vie privée, existence ou non du deep state et de ses ramifications, accroissement exponentiel des écarts de richesse, extinctions de masse, échec annoncé de l’accord de Paris, crise climatique en mode accéléré, la condamnation à mort de l’humanité avait transformé son vieux rêve de suicide en une réalité nécessaire dépassant sa propre personne.» (p.75)

Comment se donner un élan quand on ne croit plus au futur, que la planète est en rogne et que les tornades frappent avec une violence inouïe; que dire devant les pluies diluviennes qui noient la Californie, les feux de forêt, les sécheresses et les pénuries de plus en plus fréquentes avec les pandémies? La Terre n’est plus fiable et on prévoit la montée des océans, des bouleversements climatiques et la migration de peuples entiers. Les frontières deviennent poreuses et certains pays de l’hémisphère nord doivent se transformer en refuges. 

Tout cela est particulièrement angoissant et on peut décrocher comme Zoé, se dire qu’il n’y a plus d’avenir, que la vie n’en vaut pas la peine. 

 

CONSTANCE

 

Tous les personnages que l’on rencontre dans ce tour du monde en 90 jours ou presque souffrent de solitude chronique, d’un manque de tendresse et d’empathie, de chaleur humaine et d’amour. Personne n’arrive à toucher ses proches qui semblent prisonniers d’une bulle. Tout comme ces individus que l’on croise partout maintenant, ces mutants scotchés à leur téléphone intelligent qui vivent dans une dimension où personne ne peut les atteindre. Tous voulant des contacts pourtant, des paroles, du sexe et une présence sans jamais se présenter devant l’autre. 

Roman terrible où plusieurs personnages ont le goût de la mort plutôt que de la vie. Ils s’abandonnent à l’effroyable tentation de l’acte terroriste où le but est de tuer le plus grand nombre de gens en s’immolant. Tout comme l’envahissement de l’Ukraine démontre que la Russie cherche à frapper la population, à détruire les installations nécessaires et à faire souffrir les Ukrainiens en les privant de tout ce qui est essentiel à la survie. Voilà une guerre d’extermination, il ne faut pas avoir peur des mots. C’est épouvantable d’être témoin de gestes semblables dans un monde que l’on dit civilisé et éduqué. L’impensable, l’inimaginable, la pire fiction s’est incarnée aux États-Unis avec Donald Trump à la présidence. Une régression pour l’humanité. Que comprendre de ce qui se passe au Brésil avec les partisans de Jair Bolsonaro qui refusent le verdict du plus grand nombre de votants?

 

VITESSE

 

Roman étourdissant parce que tout va vite, nous pousse d’un pays à un autre sans jamais s’attarder. Cette vitesse qui est en train de nous tuer et de tout saccager. Et comment retrouver un peu de silence et de sagesse dans cette course sans fin? Comment réfléchir quand un texte s’effiloche après quelques lignes? Pourtant, nous sommes tous liés, de plus en plus, dépendants et responsables. Un geste malheureux au Japon a des conséquences à Montréal et à Paris.

«J’ai rien senti. J’ai compris qu’elle était morte. Ça peut arriver n’importe quand, n’importe où. On le sait, même si on veut pas y penser. Je sais que je devrais me sentir triste ou en colère, mais c’est comme gelé en dedans. J’aimais ma mère. J’ai plein de souvenirs d’elle, beaucoup de photos aussi. Mais quand je les regarde, je comprends que c’est le passé, que c’est loin. Peut-être que je vais ressentir des choses, un jour… Je comprends pas ce qui est arrivé en dedans de moi. Mon père dit que c’est comme si j’étais tombé en safe mode, comme un ordi. J’aimerais ça vous dire que ça m’inquiète ou que ça me fait peur, mais je sens vraiment rien. Désolé d’être aussi bizarre…» (p.95)

Roman fascinant qui joue sur le déséquilibre, pose la question de soi, du monde, de l’avenir de l’aventure humaine qui peut se terminer dans tous les dérèglements et les folies qui frappent la planète. Et je ressasse la citation précédente. Ne rien ressentir, ne rien éprouver devant les désastres qui malmènent les continents et ceux qui nous entourent. Se sentir ailleurs, être sur «pause» comme mon ordinateur quand je m’éloigne pour aller chercher un café. C’est ce qui explique peut-être les rages de certains individus qui prennent d’assaut les parlements pour tout casser ou encore qui pousse un marginal, avec ses armes, à tirer sur la foule et à faire le plus de morts autour de lui. Tout cela pour être vivant, pour dire j’existe… Du moins, je l’imagine. 

Jean-Simon DesRochers vous laisse sur le carreau avec des réponses que nous devons chercher en soi et peut-être aussi en se tournant vers ses proches pour changer des manières de faire devenues obsolètes. Le constat n’est guère rassurant. Un véritable tsunami que ce roman où le monde se replie sur soi pour vous avaler. Comme s’il fallait repartir à la conquête de soi et de cette planète pour croire que l’avenir a encore un peu d’espace, que l’humain a toujours sa place dans cet univers virtuel, d’algorithmes et d’interfaces. Voilà un écrivain percutant et particulièrement de son temps.  

 

DESROCHERS JEAN-SIMONLe monde se repliera sur toi, Éditions du BORÉAL, Montréal, 256 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/monde-repliera-sur-toi-2854.html

jeudi 5 janvier 2023

UNE ÉPOPÉE COMME IL NE S’EN FAIT PLUS

IL Y A DES LIVRES, que l’on quitte avec la certitude d’avoir parcouru un continent, traversé une époque avec des femmes et des hommes qui luttent pour survivre et se faire une petite place sur la planète Terre. Pendant des jours, j’ai vécu les espoirs, la souffrance, la folie de ces travailleurs perdus dans une montagne de Roumanie qui se frottent à des questions qui n’obtiennent jamais de réponses. La sensation de m’échapper de mon temps, des agitations médiatiques de maintenant et de mes projets souvent futiles. Il est plutôt rare, dans cette profusion de publications, d’avoir l’occasion, en parcourant un roman, de se pencher sur la présence de Dieu, l’athéisme, la vie éternelle, les affres de la mort, de la maladie, l’amour, la beauté de certaines œuvres d’art qui élèvent et rendent l’esprit plus léger. Tout cela est possible dans Iochka de Christian Fulas, écrivain roumain que La Peuplade traduit pour une première fois. Une épopée comme il ne s’en fait plus avec une foule de personnages étrangement attachants.

 

Des événements sont venus perturber mes habitudes de lecture pendant ma traversée de Iochka. J’en étais à la page 150 et ce fut la panne d’électricité qui a touché mon secteur et toute la région. Une semaine sans les soins d’Hydro-Québec, à se tenir près du foyer pour se réchauffer tout en inventant des façons de cuisiner dans ces jours devenus plus courts brusquement. Comme si je retournais dans le plus lointain de mon enfance où toute la journée demandait des gestes pour assurer notre confort. 

Iochka vit dans une maison où le poêle à bois est l’objet central, sans électricité. Ilona, sa femme et lui s’en portent plutôt bien, en harmonie avec la nature, découvrant les plaisirs dans les dimensions du corps de l’autre.  

Ce personnage quasi centenaire nous fait traverser le siècle, la guerre, les camps de concentration chez les Russes, la dictature de Ceausescu, l’une des pires à avoir existé. Un marginal qui s’adonne à ses tâches quotidiennes qui méritent toujours son attention. Il y a l’amitié avec les travailleurs qui construisent un chemin de fer qui ne va nulle part, un chantier qui ne progresse pas, à l’image de ce président du pays qui se vautre dans l’absurde. Comme dans toutes les dictatures, Ceausescu n’a aucun projet sinon de garder le pouvoir et de satisfaire ses lubies. 

Dans la montagne, la communauté invente la solidarité et le partage en se tenant à l’écart des manœuvres politiques. 

«Possible qu’ils oublient, mon Iochka, mais ils doivent bien voir plus loin que nous, à moins qu’on se trompe, et que c’est nous autres qui sommes bêtes et ne pouvons rien savoir? Restons bêtes ici, dans notre monde à nous et qu’ils nous laissent tranquilles, vivre nos petites vies, lui a répondu alors Iochka, offusqué, t’entends ça, se pointer sans crier gare dans la vallée, effrayer les gens et leur raconter qu’ils ne savent pas ce qu’on construit et que brusquement ce putain de truc, doit absolument nous intéresser nous autres.» (p.146)

Iochka tient à ses habitudes et à son quotidien paisible, aux gestes qu’il répète jour après jour et qui s’adaptent aux saisons. Il se contente, la plupart du temps, d’écouter ses amis, de sourire devant les affrontements du pope et du médecin qui se saoulent autant de mots que de verres d’alcool dont ils ne se privent jamais. Il aime bien Vasilé, le contremaître du chantier, une force de la nature et ancien militaire comme lui, le médecin qui s’occupe de la maison des fous que l’on a construite dans la vallée, le pope qui vit seul dans son ermitage de la montagne où il tente de s’entendre avec Dieu. Tous se débattent dans ce présent qui les lie à ceux qui les ont devancés et à ceux et celles qui suivront.

«Son père, le père de son père, le père du père de son père et tant d’autres hommes, tous avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, une armée de gens plus grande évidemment que celle qui passait sous ses yeux, tout ce monde d’où il venait semblait passer près de lui en ces instants et, de même qu’il ne connaissait pas ces gens-là, il n’avait jamais connu non plus ses proches qui l’avaient précédé et il était très probable qu’il ne connaîtrait pas non plus ceux qui viendraient après lui…» (p.33)

Et la vie va avec ses joies et ses douleurs, suit les méandres de la rivière qui coule devant la maison, emportant les saisons, les jours et les années. 

 

LIENS

 

Des liens forts se tissent entre ces gens qui demeurent loin de la ville, des citadins et des manœuvres politiques. Ils se retrouvent à l’occasion ou encore pour différentes petites fêtes. Les hommes boivent avec excès, souvent, s’enivrent pour trouver la parole et se lancer dans des joutes où chacun tient son rôle comme il se doit. Tous les prétextes sont bons pour ouvrir une bouteille et se jeter dans une discussion qui reprend ce qui a été dit la veille et qui se prolongera le lendemain. Parce que les humains sont ainsi faits. Ils ne savent vivre que ce qu’ils ont vécu et que l’avenir porte toujours les habits du passé. Les champions du verbe sont le pope qui se déplace avec Dieu sur sa moto et le médecin qui ne croit en rien, sauf peut-être en la fraternité humaine. Un personnage qui m’a fait souvent fait penser à Albert Camus qui a suivi des individus qui aidaient leurs semblables tout en se butant à l’absurdité de la vie. Je mentionne Le Mythe de Sisyphe ou encore à La Peste où Rieux se sacrifie pour ses proches sans s’accrocher au destin ou à un grand plan divin.

«Et comme ils savaient que le temps est unique, comment le démultiplier? Comment pouvaient-ils avoir compris ces temps multiples s’ils n’en étaient qu’un seul et si rien, en dehors de ce seul temps, ne pouvait se montrer à l’esprit? Le temps de la parole était celui de la zizanie, le temps du silence, celui de la paix.» (p.84)

Christian Fulas s’attarde souvent aux vertus du silence, celui de Iochka et Ilona qui communiquent par un mot, un regard. Le corps dit tout à l’autre, ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin. Pas de discours qui mènent presque toujours à la confrontation et à la discorde. Le couple parle peu, presque jamais, mais se comprend parfaitement. Il suffit d’une main sur l’épaule, d’un effleurement, d’un sourire pour traverser les jours en prenant son temps, en ralentissant ses gestes pour ressentir son bonheur.

 

ÉPOQUE

 

Un roman fabuleux qui m’a secoué avec ses questions et l’empathie humaine qui s’exprime da la plus belle des façons. Je me suis recroquevillé dans la lueur d’une petite lampe, incapable de quitter Vasilé, Iochka, Ilona, Iléana, le pope et le médecin, avec tout mon temps, attentif au pétillement du bois dans le poêle et au silence qui prenait toute la place maintenant avec l’arrêt de ces appareils devenus inutiles. Que faire de tous nos bidules électroniques quand le noir s’impose sur le pays

J’ai pensé souvent aux Ukrainiens pendant ces heures, me sentant si près d’eux en coupant les arbres qui encombraient le chemin et qui nous empêchaient d’aller au village. J’imaginais les bombardements et le sifflement des missiles… J’ai découvert aussi la solidarité et l’entraide avec des voisins qui étaient là pour tout.

Et puis, j’en suis arrivé à la dernière phrase, avec la lampe qui vacillait. J’ai pris des jours avant de me risquer à mettre des mots sur cette traversée que propose Fulas. Toute la période de Ceausescu et de ce régime politique absurde où les gens devaient se débattre dans la misère. Felicia Mihali a bellement parlé de cette époque qu’elle n’oublie pas dans plusieurs de ses ouvrages. Le pays du fromage et Dina entre autres.

J’ai attendu la fin de ma petite noirceur imposée par les vents et la neige pour écrire sur ces Roumains qui ont affronté de terribles tempêtes qui ont duré toute une vie et plus même. Et que dire des Ukrainiens maintenant qui voient leur village réduit en charpie par les missiles?

Un récit incroyable, une prose qui va comme la rivière qui se perd dans les méandres et les cascades, les jours qui se suivent dans la montagne et qui résistent au temps et à la démence des hommes. Une histoire formidable de justesse, d’empathie, de questionnements sur la nature humaine et la folie qui couve en chacun de nous. 

Un roman terrible que je vais certainement relire pour retrouver ce silence en moi et autour de moi, me bercer avec le vent qui dans l’une de ses colères s’en est pris au plus gros des pins, celui que je saluais tous les matins pour me rassurer depuis que nous vivons sur les rives du lac? Un arbre long comme une vie qui s’écroule dans un fouillis de branches et d’aiguilles, répandant son odeur de sève forte qui enivre et imbibe l’air partout pour me dire que la vie continue, que la vie ne meurt jamais. 

J’ai mis des jours à me sortir de Iochka, avant de commencer à ramasser les branches. Je voulais m’habituer à ce trou devant la maison, à ce ciel qui s’est rapproché depuis que le plus beau des pins blancs s’est couché dans un fracas de fin du monde. Iochka aussi me laissait un peu tout croche. Cette lecture m’a rappelé les grandes questions humaines, celles qui importent et ne perdent jamais de leur pertinence depuis Aristote et Platon. Un voyage dans le temps. Inoubliable. 

 

FULAS CHRISTIANIochka, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 568 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/iochka

mercredi 21 décembre 2022

RIOUX ET SES FRAGMENTS DU MONDE

LES LIVRES d’Hélène Rioux sont un puzzle où chacune de ses publications fait référence à l’un de ses ouvrages précédents. Un personnage un peu effacé, secondaire, se glisse dans une histoire plus récente pour prendre toute la place. L’écrivaine donne ainsi une autre dimension à ses Fragments du monde. C’est encore le cas avec Inventeurs de vies. La romancière et traductrice renoue avec Stefan Dimov, l’homme de compagnie d’Ernesto Liri, compositeur célèbre, qui vivait ses derniers moments dans le calme et la réclusion. Le musicien quasi centenaire voulait revoir l’Italie dans Nuits blanches et jours de gloire. On retrouve l’héritier du vieil artiste, devenu auteur dans cette publication, qui prend bellement sa place dans cet immense casse-tête.

 

Stefan Dimov rédige des biographies. Il ne choisit pas les vedettes, mais des gens de l’ombre, des oubliés. Il leur imagine une destinée ou encore un chemin singulier, mélangeant le réel et la fiction, ce que tout écrivain doit faire. Il ose même inventer une fille à Lénine et à la faire se faufiler dans le passé. Cette fois, il s’intéresse à Federico Garcia Lorca, à un inconnu surtout, tué avec le poète et dont les autorités n’ont pas retenu le nom.

«L’histoire est une grande vague. Elle emporte avec elle d’innombrables fragments restés sur le rivage, cailloux, insectes, coquillages qui se retrouvent au fond de l’océan ou dans le ventre des poissons. Elle ne fait pas de quartiers, elle est sans états d’âme. Et c’est pour ça que j’écris mes livres.» (p.36)

Le biographe quitte sa Bulgarie pour un séjour plus ou moins prolongé en Espagne afin de se documenter pour son projet. Il doit sentir les lieux d’abord, le pays, avant d’ancrer ses héros. Surtout cet homme qu’il va sortir de l’ombre et placer à l’avant-scène. 

«Andalousie, avril. Assis sur un banc devant la mer, je réfléchis au destin de mon personnage. Date de naissance inconnue. Je vais donc l’inventer — de toute façon, je les invente toujours. Je décide qu’il verra le jour le 19 août 1903. Trente-trois ans le jour de sa mort, un lugubre anniversaire — je me demande encore pourquoi je l’ai choisie. Mais je peux toujours la changer. J’ai tous les droits.» (p.37)

Lorca a été exécuté dans un lieu discret, à l’aube, le 18 août 1936, avec quelques résistants, certainement pas des amis ou des intimes. Les hommes de Franco tuaient sans discrimination et sans se soucier des liens qui peuvent unir les individus. Lorca devait être éliminé avec les autres, même si on ne sait à peu près rien de leurs activités. Parce qu’ils étaient là et qu’ils ont peut-être prononcé un mot de trop ou fait un geste qui a attiré l’attention des franquistes. 

Le biographe cerne son personnage, minutieusement, mais le hasard peut changer les habitudes de l’écrivain et brouiller les pistes qu’il avait décidé de suivre pendant sa recherche. 

 

RENCONTRE

 

Stefan croise une femme comme cela arrive en voyage, une Montréalaise, seule, un peu étrange, frénétique, comme si elle était hantée par quelque chose de terrible. Il l’invite à prendre un verre et voilà que rien ne peut être pareil. Cette rencontre le pousse dans des moments intenses qui le marqueront de manière indélébile.

«Ou bien ce sont mes regrets qui me tourmentent, mes remords, car j’en ai. J’ai beau me répéter que j’ai fait ce que j’ai pu, que je ne pouvais pas faire autrement ni davantage, je sais que je n’ai pas été à la hauteur. Insuffisant, inadéquat, incompétent. Je me déçois, aujourd’hui encore, dans ce rôle que j’ai si mal joué.» (p.12)

Cette femme amorçait sa carrière, il y a des années, et a vécu l’horreur. Sa fille Fanny, une adolescente un peu rebelle, têtue qui cherchait à s’affirmer, à prendre ses distances d’avec sa mère et son père, disparaît pendant un voyage en Floride pendant la période des Fêtes. Fugue, enlèvement, on comprendra neuf mois plus tard. La police retrouve son corps mutilé dans un boisé de Géorgie. La pauvre a été battue, violée, défigurée. L’atrocité fauche Florence Jordan, la frappe en plein cœur, dans son âme pour ne plus jamais la lâcher.

 

ÉTRANGE

 

S’amorce une relation tumultueuse entre Stefan et Florence. Il se confie. Elle lui raconte la tragédie et lui enjoint de rédiger la biographie de sa Fanny, de lui inventer une vie, de lui donner une existence normale avec l’amour, de beaux enfants pour se guérir, cicatriser peut-être. 

Il refuse. 

Elle lui demande alors de se pencher sur l’histoire du tueur, pour comprendre ce qui peut se passer dans la tête d’un pédophile qui s’attaque à une jeune fille pour les torturer de toutes les manières imaginables. Pourtant, Stefan se méfie. Qui est cette voyageuse instable qui semble devenir une autre à chaque rencontre.

«Le soir, chez moi, je cherche Marguerite ou Margot Jordan, dans Internet en précisant le lieu : Montréal, Québec. Je cherche même Daisy. J’en trouve quelques-unes, une dentiste, une chanteuse — Daisy —, deux avocates, mais aucune n’a écrit un livre sur les femmes et l’amour missionnaire. Il y a pourtant une Florence Jordan, auteure d’un essai. La mission des femmes, justement. Je la reconnais sur la photo, qui la montre il y a vingt ans.» (p.42)

S’amorce une corrida où chacun se défend contre les attaques de l’autre. Florence n’abandonne pas, n’arrive pas à oublier ce meurtre qui a cassé sa réalité et l’a laissé à la dérive, coupable, perdue, incapable de refaire surface. Stefan peut inventer une vie à sa fille ou imaginer celle du tueur. Comme s’il suffisait de dire oui et que tout allait tomber en place.

Le biographe refuse de plonger dans cette douleur, cette folie qui risque de le happer. Pourtant le drame le hante, même après la disparition de Florence, son départ. Elle lui a laissé le journal de Fanny et un carnet de notes. 

 

QUESTIONNEMENT

 

Hélène Rioux, encore une fois, me perturbe avec ce roman. Stefan Dimov s’imaginait donner une existence à une victime du régime franquiste, à un inconnu, mais il y a Fanny, la fille de Florence. Je n’ai pu m’empêcher de songer à ces jeunes victimes emportées par des prédateurs, ces corps retrouvés, défigurés et meurtris. Je pense à ces femmes autochtones disparues et jamais retracées. À André Pronovost qui, dans Visions de Sharron, raconte la fin horrible d’une adolescente tuée et découverte dans un boisé. Il en a fait un roman formidable. 

Hélène Rioux bouscule nos certitudes et nos affirmations. Qu’est le réel, qu’aborder, qu’inventer quand on décide de s’aventurer dans un récit? Et peut-on le faire sur commande, sous une impulsion? Qu’est-ce qui sépare le vrai de la fiction

Hélène Rioux nous propose de fréquenter des figures tragiques et c’est comme si elle avait rédigé chacun des chapitres en écoutant les chansons de Léonard Cohen qui coiffent les étapes de ce roman.

On peut s’inspirer de l’horreur, de la folie et de la démence de certains individus qui font les manchettes. Mais que fait-on quand on se lance dans une telle aventure? Les écrivains inventent des vies qui deviennent plus réelles que celles des gens que l’on côtoie tous les jours. Il y a des personnages de notre littérature qui sont des figures connues de tous. Je pense à Donalda dans Les belles histoires ou encore au survenant de Germaine Guèvremont. Il y a aussi Émilie Bordeleau des Filles de Caleb.

Je claudiquais en sortant de ce roman, hanté par Florence Jordan, cette femme qui a dégringolé au plus profond des enfers et qui ne pourra jamais s’en extirper malgré ses voyages, ses fuites et ses longs séjours à l’étranger, les masques qu’elle tente de plaquer sur son visage. Comment survivre à l’horreur, comment s’imaginer une existence quand on a connu un feu qui vous a brûlé le cœur et l’âme? L’écriture peut-elle servir de pansement ou d’antidépresseurs

Hélène Rioux m’a troublé singulièrement avec ses questions. 

«J’aurais pu l’écrire. Je l’écrirai peut-être un jour.» (p.147) Inventeurs de vies se termine sur cette terrible question. C’est ce que je me demande souvent quand je réfléchis à mon travail. Tout est possible, tous les chemins sont avenants, mais qu’est-ce qui fait que l’on prend une direction, que l’on refuse toutes les invitations pour s’enfoncer dans une forêt que personne n’a explorée

Hélène Rioux a tellement raison, les écrivains sont des «inventeurs de vies». La vraie, la concrète, celle de tous les jours, ne suffit pas et il faut en imaginer une autre pour respirer, pour se dépasser et accomplir de grandes choses. Et peut-être aussi que l’écrivain et l’écrivaine finissent par se créer un monde où ils se sentent mieux. Parce que le réel les embête et les empêche de rêver. La fiction alors, pour eux, est le refuge de la dernière chance, le lieu de l’embellie où ils peuvent devenir celui ou celle qu’ils aiment surprendre dans un miroir. 

 

RIOUX HÉLÈNEInventeurs de vies, LEMÉAC, ÉDITEUR, Montréal, 150 pages.

 http://www.lemeac.com/catalogue/2964-inventeurs-de-vies.html

mardi 13 décembre 2022

CAROLINE GUINDON RETROUVE BERLIN

GENEVIÈVE EST de retour en Allemagne, à Berlin, où elle retrouve sa grande amie Hannah Stein, une sœur, un double qui partage tout ou presque avec elle. La jeune femme a pris une année sabbatique, pour recoller les morceaux après la mort de son père, Jacques. Un peu perdue, on la surprend dans un moment où elle est dépassée par certains événements et où des vagues existentielles la ballottent. Grande marcheuse, elle arpente les trottoirs de la ville, croise des gens, des proches, réalise qu’il faut des arrêts pour se retrouver, méditer sur les directions que peut prendre sa vie. Et il y a les hasards des jours, les musées où le temps s’arrête, où elle peut confronter ses questionnements avec ceux des artistes. Caroline Guindon ajoute une suite à son roman Cythère paru en 2021. Un ouvrage qui détonnait un peu dans notre littérature contemporaine.

 

Geneviève retrouve le Berlin de son enfance, se sent un peu perdue dans l’appartement trop grand d’une de ses tantes. Elle veut faire le point, prendre une direction qu’elle pourra garder dans les jours à venir et dans sa carrière. 

«Depuis le début de l’été, je vis seule, loin de tous mes repères de jadis, dans une maison trop grande pour moi. Afin de combattre la solitude et le sentiment de me dissoudre ici, je compose en pensée des lettres à mon père et je personnifie les objets. Tout le jour, ces derniers posent sur moi leur sage regard de choses, de bien-pensants. Certains, parfois, émettent quelque jugement ou sarcasme : hier, une pile de magazines me demandait si, à la contempler aussi studieusement (désespérément, grinça-t-elle), je ne me sentais pas enfin un peu plus d’“actualité”.» (p.23)

Elle marche, souvent et longtemps, pour disperser dans son sillage des moments qui l’oppressent. La mort de son père encore toute récente et la fuite de sa mère qui a abandonné mari et enfants pour s’installer au bout du monde, près de la mer, sans jamais donner de nouvelles. 

Sillonner la ville, découvrir des lieux avec son corps, son souffle et les battements de son coeur, s’attarder auprès d’amis dans un bar ou à une terrasse, repartir après avoir bu un verre et se réfugier dans un musée, face à des œuvres qui permettent de saisir où elle en est dans les soubresauts de sa vie. Là, devant un concept ou un questionnement, elle risque de trouver un peu de soi dans le travail d’une autre, de se surprendre dans sa vulnérabilité et ses forces. Des places de mémoire où il est possible d’échapper à l’agitation pour se recueillir et comprendre les remous provoqués par ses proches et elle-même.

«Dès mon entrée dans l’aile du musée qui lui était consacrée depuis le début de l’été, résoudre l’énigme que posait Vie? Ou théâtre? m’avait semblé important. Ces quelques heures que je venais de passer auprès des images et des textes de Salomon ne m’avaient cependant pas permis de trancher. Au moment où elle en faisait un récit illustré qui la distanciait d’elle-même, Charlotte avait-elle eu le sentiment de tourner sa propre vie en ridicule — en théâtre? Sa vie d’abord banale, bourgeoise, puis d’un tragique qui, semblait-elle suggérer, frisait le grotesque? Avait-elle plutôt voulu évoquer par ce titre une simple dichotomie entre le vécu et l’art, entre les événements et le ressouvenir? J’aurai besoin d’une longue promenade pour arriver à démêler cet écheveau embrouillé.» (p.142) 

Il y a toujours sa belle amie, Hannah Stein, qui peut tout laisser tomber, même une aventure amoureuse, pour lui venir en aide, l’écouter, lui parler, lui tenir la main et peut-être la sortir du sillage de ses tempêtes intérieures. 

Il faut prendre le temps pour se recentrer après les grandes émotions, surtout le décès d’un être proche. Des heures précieuses avec Hannah lui permettent de plonger dans son enfance, de raconter la fillette qui allait devenir son ombre, son double presque, celle avec qui il était possible de tout dire et de tout partager. C’est encore le cas. Hannah, plus assoiffée de vivre que jamais, plus audacieuse, ne la quitte pas.

 

SOUVENIRS

 

Des souvenirs reviennent, des événements douloureux et aussi de petits bonheurs. Le passé s’impose en déambulant dans la ville. 

L’histoire terrible et traumatisante du nazisme, des Juifs que l’on a cherché à biffer de la surface de la Terre, le plus horrible et incroyable moment de notre aventure humaine. On pense avoir tout dit sur l’holocauste et pourtant tout est encore à raconter. Toujours, quelles que soient les époques, quelqu’un tente de prendre la place de l’autre, de l’écraser dans son corps et son âme, quand ce n’est pas en provoquant les pires catastrophes. Comment la guerre folle et brutale de l’Ukraine est-elle possible maintenant? Comme si nous étions incapables d’évoluer, de réfléchir, de faire un pas, de nous sortir de la rage, l’envie, la rancune et la soif de domination. Sommes-nous condamnés à imiter Sisyphe qui pousse sa pierre en haut de la pente et la laisse aller jusqu’en bas, avant de recommencer

 

BASCULE

 

Geneviève s’attarde au café d’un ami, retrouve un peu de chaleur, sa bonne humeur, le plaisir d’être vivante quand elle est renversée par des cyclistes qui fuient la police. Traumatisme crânien, hôpital, petite mort et retour à la vie tout doucement, comme si elle échappait au gouffre de l’amnésie, se donnait la chance de tout recommencer et de voir autrement. Hannah, si vive et capable de l’entraîner dans les plus folles aventures, est là, bien sûr. 

Geneviève se rétablit et continue d’écrire des lettres, pour dire tout ce qu’elle n’a jamais pu confier à son père, même si personne ne les lira. 

Souvenirs, rencontres, temps de réflexions, œuvres d’art qui viennent bousculer et la toucher dans son vécu. 

Encore une fois, Caroline Guindon, nous propose une belle leçon de vie, une quête où elle tente de cerner des gestes et des peurs, des souffrances et des moments de bonheur. Un arrêt où l’on quitte le navire pour plonger dans son sillage. 

Les humains marquent la petite comme la grande histoire. Il faut prendre le temps de comprendre ce que tout cela veut dire et ce que cela remue en nous. C’est une question de survie. Ces vagues que nous provoquons, nous devons les ausculter pour en saisir l’ampleur avant qu’elles ne s’effacent et disparaissent. La vie est aussi oubli, perte, volontaire ou pas. 

Nous ne pouvons vivre constamment dans le doute et les tempêtes intérieures. Certains choisissent la fuite comme la mère de Geneviève ou d’autres, Charlotte Salomon surtout, font face à la mort en souriant. En vivant, on peut s’égarer et négliger ceux à qui on pensait tenir le plus. Il faut de ces jours où l’on s’abandonne, marche et tourne en rond pour se centrer. Caroline Guindon le fait encore une fois de façon admirable et donne du sens à la grande aventure de la vie qui peut sembler absurde par bien des aspects.

 

GUINDON CAROLINESillages, LÉVESQUE ÉDITEUR, Montréal, 264 pages.

 

https://levesqueediteur.com/livre/sillages/

mercredi 7 décembre 2022

BIANCA JOUBERT CHERCHE SES ANCÊTRES

QUEL LIVRE que Couleur chair de Bianca Joubert. Une quête d’identité qui emprunte des sentiers ignorés par l’histoire, s’attarde au sort terrible réservé aux Premières Nations et aux esclaves noirs dans l’aventure de l’Amérique. Celle des Africains, capturés et réduits à l’état de bétail, transportés par bateaux, surtout vers les États-Unis, pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations de coton du Sud. Cette question sera au cœur des différends qui ont mené à la Guerre de Sécession entre 1861 et 1862. La narratrice (on ne doute pas un instant qu’il s’agit de l’auteure) part à la recherche de ses aïeux, se heurte à beaucoup de silence et d’omissions. Une lointaine ancêtre micmaque, de ce peuple qui a occupé la péninsule gaspésienne, enfin les territoires de la côte est du Canada, a été adoptée par des Blancs et a eu des liens avec Louis Lepage, un Noir qui s’est installé au Québec en 1733, soit quelques années avant la conquête du pays par les Britanniques. Madame Joubert trouve la vérité en se penchant sur ses histoires familiales et en fouillant les archives. 

 

La recherche de ses racines n’est pas facile dans ce pays du Bas-du-Fleuve. Comment se faufiler dans le temps et l’espace, suivre les traces de ses prédécesseurs, leur migration et les bouleversements qui marquent leur vie? Son origine autochtone d’abord, les lointains ancêtres qui sont entrés en contact avec les Européens. Une aventure qui prend sa source dans le décès de sa grand-mère qu’elle veille aux soins intensifs.

«J’ai senti la mort venir, un peu plus près chaque jour, chaque fois plus arrogante que la veille. Je l’ai sentie rôder, s’approcher sur la pointe des pieds. Mais, elle ne venait pas seule. Elle ramenait toute la lignée en cortège, et avec elle des rêves qui remontaient de plus en plus loin dans le temps. Des songes qui n’appartenaient plus à ma grand-mère, qui allaient au-delà de sa naissance, dans le monde de ses ancêtres, où le soleil régnait sur tout et tannait les peaux.» (p.10)

Une recherche difficile parce que les traces des Micmacs ne se retrouvent guère dans les archives officielles. Une femme autochtone, en mariant un homme hors de sa communauté, perd son statut. Comment suivre le vécu de ces femmes qui disparaissent de l’histoire pour s’évanouir dans celle d’un époux où l’on gomme leur nom et leur origine

«J’étais partie pour aller vers le commencement. C’était trop tard pour reculer. Je ne suis pas revenue pour revenir, je suis arrivée à ce qui commence, comme dirait Miron. Je me suis acharnée à découvrir la vraie nature du passé, alors que je pouvais l’altérer à ma guise. Quand on déterre les souvenirs, il y a toujours le risque d’exhumer une hache de guerre.» (p.22)

 

DÉCOUVERTE

 

Une recherche minutieuse permet à Bianca Joubert de sortir de l’oubli des figures fascinantes dont la grande histoire n’a pas retenu les noms. Des mercenaires qui ont suivi les premiers explorateurs français en terre d’Amérique. Qui connaît Mathieu da Costa, un interprète d’origine africaine, escortant Samuel de Champlain dans sa remontée du fleuve Saint-Laurent. Un personnage nébuleux dont on ne sait pas beaucoup de choses, un véritable aventurier comme il ne s’en faisait guère à l’époque.

«Cet homme noir qui accompagnait Champlain au début du dix-septième siècle s’appelait Mathieu da Costa. Elle se souviendrait de son nom comme de celui de John Noel Cope, qui avait tué et dépecé vingt-cinq orignaux en une semaine, malgré son bras droit trop court et sa main qui ne comptait que trois doigts. Mathieu da Costa servit d’interprète pour l’explorateur Samuel de Champlain, vers 1603. L’Africain, polyglotte, parlait à la fois le français, le hollandais et le portugais. On pense qu’il parlait peut-être aussi le pidgin basque, un mélange de basque et de langues autochtones, dialecte usuellement employé dans les échanges de commerce en Amérique et compris par ceux qu’on appelait les Micmacs et les Montagnais.» (p.30)

Un personnage qui a joué un rôle important auprès de l’explorateur et qui est absent des récits du Canada. Du moins, je ne me souviens pas avoir vu sa présence dans les manuels d’histoire que nous fréquentions à la petite école et même dans des ouvrages plus élaborés. Et qui peut nous énumérer les noms de ceux qui constituaient l’équipage de Samuel de Champlain? On identifie les dirigeants ou les capitaines, ceux qui mènent les troupes. Tout s’arrête là. Je pense au fameux voyage de Lewis et Clark en 1804, où ces militaires et hommes politiques traversent le territoire américain jusqu’à l’océan Pacifique. Ils donnent l’impression d’être les premiers à s’aventurer sur ces terres autochtones, guidés par des Canadiens français qui sillonnaient le pays depuis fort longtemps et le connaissaient parfaitement.

 

ESCLAVAGE

 

Bianca Joubert, bien sûr, suit les méandres de l’esclavagisme en Amérique comme dans la Nouvelle-France qui n’a pas échappé au fléau. Oui, il y avait des esclaves un peu partout dans les sociétés dites civilisées de l’époque, même chez les peuples africains. Elle s’attarde à différents moments de la Nouvelle-France, retrouve les traces de personnages peu connus, tout comme la présence de ces serviteurs que l’on a gommée pour toutes les mauvaises raisons du monde. Elle fournit des preuves éloquentes puisées dans La gazette de Québec.

«À vendre, une négresse robuste, bien-portante et active, d’environ 18 ans, qui a eu la petite vérole, qui a été accoutumée au ménage, entend la cuisine, sait blanchir, repasser, coudre et très habile à soigner les enfants. Elle peut convenir également à une famille anglaise, française et allemande, car elle parle ces trois langues. Pour de plus amples informations, s’adresser à l’imprimeur.» (p.48)

Il y a eu des esclaves en Nouvelle-France, même si plusieurs ont tenté de nier ce fait. Les archives le démontrent. 

«Le pasteur Chiniquy disait donc vrai : on avait vendu des gens comme des bœufs ou des chevaux, ici même, sur cette terre. Des gens comme elle, des gens comme l’homme aux cheveux hirsutes. Ça cause de… leur couleur? Il valait mieux continuer de taire son nom.» (p.49)

On connaît maintenant les agissements et les entêtements de Charles Chiniquy, prêtre catholique d’abord, champion de la lutte contre l’alcool et l’ivrognerie, qui s’est converti au protestantisme et qui a dû s’exiler aux États-Unis.

Nous retrouvons aussi le premier bourreau de la Nouvelle-France, un homme de couleur, Mathieu Léveillé, individu mélancolique qui ne s’est guère mêlé à la population locale. Il est vrai que son métier l’éloignait des autres et l’obligeait à vivre en marge. Il a certainement croisé Louis Lepage, l’ancêtre noir de Bianca Joubert. 

L’écrivaine se permet de suivre certains personnages hors norme. Ceux que la grande histoire s’est fait un devoir de garder dans l’ombre. C’est le charme de ce roman qui nous pousse dans les moments importants de l’Amérique. La mort d’Abraham Lincoln par exemple, victime d’un comédien qui s’opposait à la libération des esclaves, la pendaison de Louis Riel et le refus du Canada de reconnaître la nation métisse comme fondatrice du Manitoba.

Bien plus qu’une généalogie familiale, c’est aussi un peu celle de tous les migrants qui sont venus s’installer au Québec pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons du monde que ce récit. Un voyage dans le passé, en suivant les péripéties de ces petites gens et non pas celle des dirigeants, du clergé que l’on a imposé dans ces manuels d’histoire que je devais apprendre par cœur. Et il y avait tant de dates à retenir.

 

FASCINATION

 

Quelle entreprise passionnante et quel plaisir de lire les petites anecdotes qui font l’aventure d’un peuple! Madame Joubert parvient à nous réconcilier avec une autre histoire du Canada et du Québec, s’attarde aux mélanges des races et des grands tournants qui ont constitué la société que nous avons avec ses tensions et ses obsessions.

Nous avons même droit à une visite de l’île de Gorée où l’on regroupait les esclaves dans des enclos avant de les embarquer pour le plus terrible des voyages. Beaucoup n’arrivaient jamais à destination. La série Racines, qui a connu un franc succès à la télévision, raconte très bien ce côté obscur de l’Amérique.

Des récits que l’écrivaine évoque, des moments particuliers, moins glorieux, mais qui témoignent d’une réalité que l’on a tendance à glisser sous le tapis pour édulcorer le passé et en présenter une image souvent tronquée. Une belle façon de changer notre regard sur le parcours de nos ancêtres. Bianca Joubert fait là un travail essentiel et apporte un nouvel éclairage à certaines familles québécoises qui ont vécu la grande aventure du Nouveau-Monde.

 

JOUBERT BIANCACouleur chair, Éditions ALTO, Québec, 192 pages.

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