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mercredi 7 décembre 2022

BIANCA JOUBERT CHERCHE SES ANCÊTRES

QUEL LIVRE que Couleur chair de Bianca Joubert. Une quête d’identité qui emprunte des sentiers ignorés par l’histoire, s’attarde au sort terrible réservé aux Premières Nations et aux esclaves noirs dans l’aventure de l’Amérique. Celle des Africains, capturés et réduits à l’état de bétail, transportés par bateaux, surtout vers les États-Unis, pour servir de main-d’œuvre dans les grandes plantations de coton du Sud. Cette question sera au cœur des différends qui ont mené à la Guerre de Sécession entre 1861 et 1862. La narratrice (on ne doute pas un instant qu’il s’agit de l’auteure) part à la recherche de ses aïeux, se heurte à beaucoup de silence et d’omissions. Une lointaine ancêtre micmaque, de ce peuple qui a occupé la péninsule gaspésienne, enfin les territoires de la côte est du Canada, a été adoptée par des Blancs et a eu des liens avec Louis Lepage, un Noir qui s’est installé au Québec en 1733, soit quelques années avant la conquête du pays par les Britanniques. Madame Joubert trouve la vérité en se penchant sur ses histoires familiales et en fouillant les archives. 

 

La recherche de ses racines n’est pas facile dans ce pays du Bas-du-Fleuve. Comment se faufiler dans le temps et l’espace, suivre les traces de ses prédécesseurs, leur migration et les bouleversements qui marquent leur vie? Son origine autochtone d’abord, les lointains ancêtres qui sont entrés en contact avec les Européens. Une aventure qui prend sa source dans le décès de sa grand-mère qu’elle veille aux soins intensifs.

«J’ai senti la mort venir, un peu plus près chaque jour, chaque fois plus arrogante que la veille. Je l’ai sentie rôder, s’approcher sur la pointe des pieds. Mais, elle ne venait pas seule. Elle ramenait toute la lignée en cortège, et avec elle des rêves qui remontaient de plus en plus loin dans le temps. Des songes qui n’appartenaient plus à ma grand-mère, qui allaient au-delà de sa naissance, dans le monde de ses ancêtres, où le soleil régnait sur tout et tannait les peaux.» (p.10)

Une recherche difficile parce que les traces des Micmacs ne se retrouvent guère dans les archives officielles. Une femme autochtone, en mariant un homme hors de sa communauté, perd son statut. Comment suivre le vécu de ces femmes qui disparaissent de l’histoire pour s’évanouir dans celle d’un époux où l’on gomme leur nom et leur origine

«J’étais partie pour aller vers le commencement. C’était trop tard pour reculer. Je ne suis pas revenue pour revenir, je suis arrivée à ce qui commence, comme dirait Miron. Je me suis acharnée à découvrir la vraie nature du passé, alors que je pouvais l’altérer à ma guise. Quand on déterre les souvenirs, il y a toujours le risque d’exhumer une hache de guerre.» (p.22)

 

DÉCOUVERTE

 

Une recherche minutieuse permet à Bianca Joubert de sortir de l’oubli des figures fascinantes dont la grande histoire n’a pas retenu les noms. Des mercenaires qui ont suivi les premiers explorateurs français en terre d’Amérique. Qui connaît Mathieu da Costa, un interprète d’origine africaine, escortant Samuel de Champlain dans sa remontée du fleuve Saint-Laurent. Un personnage nébuleux dont on ne sait pas beaucoup de choses, un véritable aventurier comme il ne s’en faisait guère à l’époque.

«Cet homme noir qui accompagnait Champlain au début du dix-septième siècle s’appelait Mathieu da Costa. Elle se souviendrait de son nom comme de celui de John Noel Cope, qui avait tué et dépecé vingt-cinq orignaux en une semaine, malgré son bras droit trop court et sa main qui ne comptait que trois doigts. Mathieu da Costa servit d’interprète pour l’explorateur Samuel de Champlain, vers 1603. L’Africain, polyglotte, parlait à la fois le français, le hollandais et le portugais. On pense qu’il parlait peut-être aussi le pidgin basque, un mélange de basque et de langues autochtones, dialecte usuellement employé dans les échanges de commerce en Amérique et compris par ceux qu’on appelait les Micmacs et les Montagnais.» (p.30)

Un personnage qui a joué un rôle important auprès de l’explorateur et qui est absent des récits du Canada. Du moins, je ne me souviens pas avoir vu sa présence dans les manuels d’histoire que nous fréquentions à la petite école et même dans des ouvrages plus élaborés. Et qui peut nous énumérer les noms de ceux qui constituaient l’équipage de Samuel de Champlain? On identifie les dirigeants ou les capitaines, ceux qui mènent les troupes. Tout s’arrête là. Je pense au fameux voyage de Lewis et Clark en 1804, où ces militaires et hommes politiques traversent le territoire américain jusqu’à l’océan Pacifique. Ils donnent l’impression d’être les premiers à s’aventurer sur ces terres autochtones, guidés par des Canadiens français qui sillonnaient le pays depuis fort longtemps et le connaissaient parfaitement.

 

ESCLAVAGE

 

Bianca Joubert, bien sûr, suit les méandres de l’esclavagisme en Amérique comme dans la Nouvelle-France qui n’a pas échappé au fléau. Oui, il y avait des esclaves un peu partout dans les sociétés dites civilisées de l’époque, même chez les peuples africains. Elle s’attarde à différents moments de la Nouvelle-France, retrouve les traces de personnages peu connus, tout comme la présence de ces serviteurs que l’on a gommée pour toutes les mauvaises raisons du monde. Elle fournit des preuves éloquentes puisées dans La gazette de Québec.

«À vendre, une négresse robuste, bien-portante et active, d’environ 18 ans, qui a eu la petite vérole, qui a été accoutumée au ménage, entend la cuisine, sait blanchir, repasser, coudre et très habile à soigner les enfants. Elle peut convenir également à une famille anglaise, française et allemande, car elle parle ces trois langues. Pour de plus amples informations, s’adresser à l’imprimeur.» (p.48)

Il y a eu des esclaves en Nouvelle-France, même si plusieurs ont tenté de nier ce fait. Les archives le démontrent. 

«Le pasteur Chiniquy disait donc vrai : on avait vendu des gens comme des bœufs ou des chevaux, ici même, sur cette terre. Des gens comme elle, des gens comme l’homme aux cheveux hirsutes. Ça cause de… leur couleur? Il valait mieux continuer de taire son nom.» (p.49)

On connaît maintenant les agissements et les entêtements de Charles Chiniquy, prêtre catholique d’abord, champion de la lutte contre l’alcool et l’ivrognerie, qui s’est converti au protestantisme et qui a dû s’exiler aux États-Unis.

Nous retrouvons aussi le premier bourreau de la Nouvelle-France, un homme de couleur, Mathieu Léveillé, individu mélancolique qui ne s’est guère mêlé à la population locale. Il est vrai que son métier l’éloignait des autres et l’obligeait à vivre en marge. Il a certainement croisé Louis Lepage, l’ancêtre noir de Bianca Joubert. 

L’écrivaine se permet de suivre certains personnages hors norme. Ceux que la grande histoire s’est fait un devoir de garder dans l’ombre. C’est le charme de ce roman qui nous pousse dans les moments importants de l’Amérique. La mort d’Abraham Lincoln par exemple, victime d’un comédien qui s’opposait à la libération des esclaves, la pendaison de Louis Riel et le refus du Canada de reconnaître la nation métisse comme fondatrice du Manitoba.

Bien plus qu’une généalogie familiale, c’est aussi un peu celle de tous les migrants qui sont venus s’installer au Québec pour toutes les bonnes ou mauvaises raisons du monde que ce récit. Un voyage dans le passé, en suivant les péripéties de ces petites gens et non pas celle des dirigeants, du clergé que l’on a imposé dans ces manuels d’histoire que je devais apprendre par cœur. Et il y avait tant de dates à retenir.

 

FASCINATION

 

Quelle entreprise passionnante et quel plaisir de lire les petites anecdotes qui font l’aventure d’un peuple! Madame Joubert parvient à nous réconcilier avec une autre histoire du Canada et du Québec, s’attarde aux mélanges des races et des grands tournants qui ont constitué la société que nous avons avec ses tensions et ses obsessions.

Nous avons même droit à une visite de l’île de Gorée où l’on regroupait les esclaves dans des enclos avant de les embarquer pour le plus terrible des voyages. Beaucoup n’arrivaient jamais à destination. La série Racines, qui a connu un franc succès à la télévision, raconte très bien ce côté obscur de l’Amérique.

Des récits que l’écrivaine évoque, des moments particuliers, moins glorieux, mais qui témoignent d’une réalité que l’on a tendance à glisser sous le tapis pour édulcorer le passé et en présenter une image souvent tronquée. Une belle façon de changer notre regard sur le parcours de nos ancêtres. Bianca Joubert fait là un travail essentiel et apporte un nouvel éclairage à certaines familles québécoises qui ont vécu la grande aventure du Nouveau-Monde.

 

JOUBERT BIANCACouleur chair, Éditions ALTO, Québec, 192 pages.

https://editionsalto.com/droits-rights/couleur-chair/ 

jeudi 1 décembre 2022

LA RÉVOLUTION VUE PAR HEATHER O’NEILL

HEATHER O’NEILL nous offre un ouvrage de 500 pages plein de surprises et de découvertes encore une fois. Perdre la tête nous connecte avec certains personnages de la Révolution française qui se profilent lors d’émeutes qui secouent Montréal dans les années 1880. On retrouve Louis Antoine, le roi du sucre, sa fille Marie qui séduit tout le monde et vit comme une régente. Un clin d’œil à Louis XVI et Marie-Antoinette certainement. Il y a Sadie qui s’avère le pendant du marquis de Sade et de ses œuvres sulfureuses. Mary Robespierre, une des nombreuses filles de Louis, qui cherche vengeance. Et pourquoi pas Danton? Tout ça reste à l’esprit quand on plonge dans ce récit d’amour, d’amitié, de colère et de rage où les riches et les pauvres se bousculent encore et toujours dans nos sociétés.

 

Une histoire en noir et blanc. Marie Antoine, la blonde aux yeux bleus, l’enfant gâtée par son père Louis qui lui passe tous ses caprices tout en gérant distraitement son immense héritage. Il multiplie les aventures avec les bonnes, ce qui n’est pas sans lui causer certains problèmes. Sadie Arnett, une jeune fille aux cheveux noirs et sombres, née dans une famille qui aspire à la fortune et qui tente d’y parvenir par les intrigues et la politique. Sadie, mal aimée par ses parents, se montre intransigeante, passionnée par les mots et l’écriture, la sexualité et la transgression. 

«Chacune de leur côté, Sadie et Marie s’étaient rendu compte, qu’elles se trouvaient souvent au parc autour de seize heures trente. Elles s’étaient débrouillées pour être en présence l’une de l’autre, sans jamais s’être adressé la parole. Des yeux, Marie fouilla les alentours à la recherche de Sadie, qu’elle aperçut à une certaine distance, assise sur son banc préféré.» (p.39)

 

Les deux jeunes filles deviennent des inséparables, s’installent dans leur bulle où l’une est le reflet de l’autre. Elles passeront par tous les soubresauts, entre la haine, la trahison, la colère, la rancune et la jalousie. 

Rapidement, elles ne vivent que pour elles, expérimentant les limites de l’amitié, se livrant à des occupations étranges, des provocations, des défis. Un duel, du théâtre, aura des conséquences tragiques.

«Elle traversa le labyrinthe en hurlant. Enfin, elle y fut. Debout entre les deux jeunes filles, elle ouvrit la bouche pour leur ordonner d’arrêter au moment précis où elles se retournaient pour faire feu. Les deux balles atteignirent la bonne, qui s’effondra, les paroles destinées à mettre en garde les fillettes contre leur bêtise envolées à jamais.» (p.10)

Bien sûr, la justice s’en mêle, mais avec l’argent tout s’arrange pour le meilleur et le pire. Marie accuse Sadie et leur destin semble se séparer à jamais. Les Arnett expédient Sadie en Angleterre, tout cela payé par Louis Antoine. Elle doit retrouver le droit chemin dans un couvent, y apprendre à être une jeune fille de bonne famille. Elle y peaufinera plutôt sa révolte, exerçant son pouvoir en écrivant des textes érotiques qui fascinent les pensionnaires. 

 

AVENIR

 

Sadie, en Angleterre, et Marie, à Montréal, se préparent à faire leur chemin dans la vie. Marie prendra la relève de son père et dirigera les raffineries de sucre. Si elle avait une vision romantique du monde lorsqu’elle était encore petite, tout changera quand elle héritera de la fortune familiale et deviendra une patronne sans cœur et sans pitié. 

Sadie entrera en écriture comme en religion, racontant des aventures sexuelles où les femmes ont le beau rôle. Une littérature subversive qui fera un malheur à son retour à Montréal, lui permettant aussi de se livrer à toutes les expériences, vivant dans un bordel et y exerçant son côté sadique. 

Pendant ce temps, Mary Robespierre, fille illégitime de Louis et de la bonne qui a été tuée par les enfants, ronge son frein et cherche la vengeance.

Je m’arrête là. Il faudrait des pages pour décrire les péripéties qui se multiplient tout au long de cette saga, pour s’attarder aux dizaines de personnages qui portent l’action. Un roman en entonnoir qui nous fait descendre dans une foule d’intrigues et découvrir peu à peu tous les liens qui unissent les intervenants qui font partie de la famille de Louis Antoine.

 

SOCIÉTÉ

 

Le côté fascinant de cet ouvrage? Les tensions entre le Montréal populaire, le Mile sombre, tout l’Est de Montréal, le refuge des ouvriers qui parlent français et le beau quartier, le Mile doré greffé à la montagne où les puissants vivent dans de vastes maisons, avec serviteurs, décident des destinées de la nation tout cela en anglais bien sûr. Deux mondes se côtoient, s’opposent, où les filles illégitimes de Louis Antoine (fort nombreuses) doivent se débrouiller.

«Elles grandissaient partout dans la ville. “Mary” étant le nom le plus répandu à Montréal, plusieurs des filles de Louis s’appelaient Mary. Contrairement à Marie, qui habitait le Mile doré, toutes les autres Mary travaillaient pour gagner leur vie.» (p.147)

Une histoire magnifique où les femmes, au cœur de l’action, mènent la révolte pour changer leur sort en s’appropriant leur corps et leur sexualité. 

Une insurrection pour réclamer la liberté, l’égalité, le droit de décider pour soi. Tout comme pendant la période trouble et mouvementée de la Révolution française. 

«Dès qu’elle eut lu le livre, George avait été persuadée que c’était une œuvre de génie. Elle aimait beaucoup que les deux personnages principaux soient des femmes passionnées. Aucune des deux n’était mariée. À ses yeux, elles constituaient des pionnières de la littérature. Elles partaient à l’aventure, comme Don Quichotte et Sancho Panza. C’était picaresque et drôle. Mais George savait aussi que les livres humoristiques étaient souvent les ouvrages les plus subversifs. C’était d’abord par la littérature que les gens devenaient libres. C’était par les livres que les idées nouvelles gagnaient la population.» (p.278)

Des personnages hors-norme, comme l’ombre et la lumière qui se repoussent, s’attirent, ne peuvent que se blesser. Un jeu sur la gémellité qui s’impose souvent dans les écrits de madame O’Neill. 

Nous avons là une réflexion sur le pouvoir, la richesse, l’ambition et la force subversive de la parole qui peut aussi servir à mobiliser les femmes pour changer les choses et faire en sorte que chacune dirige sa vie comme elle l’entend. 

Une question d’actualité, plus que jamais. 

On perd la tête en se retrouvant devant la justice comme Mary Robespierre ou en s’enfermant dans le rêve et le fantasme sans tenir compte des autres. Comment se libérer? Comment tout repenser en descendant dans la rue pour revendiquer des droits et le respect

Un roman fabuleux où Heather O’Neill joue de tous les instruments et nous éblouit par son imaginaire et sa dextérité. On perd la tête pour le pouvoir, l’argent, l’amour et la sexualité, la vengeance ou encore par idéal, parce qu’on veut vraiment changer le monde qui nous entoure, vivre mieux dans son corps et son esprit.

 

O’Neill HeatherPerdre la tête, Éditions ALTO, Québec, 504 pages. Traduction de l’anglais par Dominique Fortier.

 https://editionsalto.com/collaborateur/heather-oneill/ 

mercredi 23 novembre 2022

SERGE BOUCHARD, MÉDECIN DES ÂMES

SERGE BOUCHARD offre, à titre posthume, les textes qu’il a d’abord lus en onde à C’est fouLa prière de l’épinette noire comprend 67 chroniques entendues pour la plupart à la radio de Radio-Canada, dites par l’auteur, étant un fidèle de son émission. Réflexions, récits, commentaires, tout se mélange dans ce livre qui questionne les agissements des humains, leurs travers, la nature, le beau et le bon, la forêt dont il ne se rassasiait jamais et qu’il a parcourue dans tous les sens, du moins jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. Des textes courts (à peine deux pages) que j’ai traversés comme un étourdi. Oui, en les enchaînant, glissant d’une chronique à une autre comme si je participais à une course à obstacles. Promis, je vais tout recommencer en prenant le temps de m’attarder sur chaque phrase, de jongler avec un paragraphe, d’aller le plus lentement possible, en retenant mon souffle sur une image particulièrement réussie qui vous fige tel un coucher de soleil qui n’en finit plus de durer. Refermer le recueil aussi, après chaque chronique, pour que les mots se déposent dans tous les sens possibles, comme des chocolats qu’on laisse fondre sur la langue, pour en relever toutes les saveurs.

 

C’était un rendez-vous le dimanche au soir, notre heure de recueillement et de méditation Danielle et moi avant de nous lancer dans une semaine de lectures, d’écriture et de sorties dans la forêt environnante. 

Côte à côte, sur un même sofa, nous écoutions les discussions de Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard sur des sujets qui venaient nous secouer, juste ce qu’il faut, nous faisaient sourire souvent ou encore nous surprendre dans un détour que nous n’avions pas prévu. Comme si nous étions tous les deux bien assis dans une auto et que nous partions sur la route de la pensée, pour rouler comme ça, nous abandonnant à la parole de Serge Bouchard qui savait si bien négocier tous les méandres de la réflexion. Son commentaire, nous l’attendions, toujours avant la fin de l’heure. 

Un moment de grâce.

Alors pas étonnant qu’en parcourant ces textes, j’entende Serge Bouchard, sa grosse voix de basse, pas pressée, un peu paresseuse, pareille à mon ami le porc-épic qui ne va jamais autrement que dans la plus belle des lenteurs. Une voix grave, qui traîne (pas du tout comme celle de ceux que l’on retrouve de plus en plus à la radio et qui se précipitent en oubliant de respirer), une voix qui nous donnait l’impression d’accompagner ce promeneur qui réfléchissait à voix haute et qui semait ses idées à gauche et à droite. Il nous surprenait toujours, nous forçant à nous arrêter, à respirer par le nez comme on dit. 

«Le problème, selon Sénèque, ce n’est pas la durée de la vie ou même le vieillir du corps; le problème, c’est le vécu de chacune de nos vies.» 

Que faire devant un énoncé semblable sinon le relire plusieurs fois, pour en déguster tous les aspects et la sagesse?

Autrement dit, se donner le temps d’ausculter tous les mots pour que la phrase se dépose en nous et vous touche l’âme. Parce que souvent, les chroniques de Serge Bouchard, provoquait un moment de bonheur, un plaisir intense d’intelligence que l’on ne pouvait savourer qu’en se faufilant entre deux gestes, deux pensées et peut-être deux vies. 

Je me souviens encore de ce texte qui racontait le plus vieil arbre de Montréal. Un petit bijou. Un chêne rouge de 370 ans, situé à Pointe-aux-Trembles, né juste après le débarquement de Jeanne-Mance et Maisonneuve sur son île. Un géant qui a vécu et subi toutes les affres et les folies du développement d’une grande ville qui devient une injure à la nature et au bon sens. 

Et j’ai pensé à ma chatte, trop vieille pour chasser maintenant. Quand elle avait encore l’agilité du corps et qu’elle réussissait à tromper un écureuil en jouant les indifférentes, elle se retirait sous les arbres pour bien déguster sa proie. C’est ce qu’il faut avec Serge Bouchard, s’écarter pour secouer chacun des segments de ses phrases et les goûter de toutes les manières possibles. 

 

L’AVENTURE

 

Tous les textes de ce recueil sont des moments de méditation où il faut retenir son souffle, fermer les yeux pour que tous les mots trouvent leur place et tombent là où ils doivent être. 

«C’est elle, la voix intérieure, qui s’exprime dans l’ordre de la mémoire du récit. C’est elle, cette voix, qui tente de donner sens à la trame narrative de toute une vie. Si je me permettais une parenthèse, je dirais que le pouvoir de la radio, que l’essentiel de la radio, tient à l’intimité de la voix. C’est-à-dire que son efficacité réside entièrement dans sa capacité de rejoindre le for intérieur de l’auditeur, de chaque auditeur.» (p.29)

Avis à ceux qui fouettent les phrases et bondissent comme si c’était une course à obstacles, qui mâchouillent et pédalent comme des enragés sur une piste qui ne mène nulle part.

Mettre du sens dans la vie, s’attarder aux idées qui ne se retrouvent guère dans les médias sociaux, étudier un geste qui arrive comme ça, une pensée qui se faufile dans un regard et qui permet de s’approcher du pourquoi et du comment de l’être humain. Cet être unique qui brandissait les mots pour comprendre ce qui l’entoure et trouver du divin dans le vol de l’hirondelle, une leçon dans les écorces du bouleau ou du mélèze qui se dépouille dans une fête à l’automne, offrant des moments de grâce à ce promeneur solitaire. 

Que ce soit l’orignal que le voyageur impénitent qu’était Serge Bouchard a croisé dans le parc de La Vérendrye ou une montagne d’épinettes qui capte toute la lumière dans le parc des Laurentides ou dans la réserve faunique Ashuapmushuan qui conduit à Chibougamau où il s’est rendu si souvent, le touchait.

 

BEAU HASARD

 

J’ai eu la chance de lire Le démon de la paresse dans la salle d’attente de la clinique médicale où j’avais un rendez-vous avec ma jeune médecin. Elle m’a accepté dans sa toute nouvelle famille depuis peu. J’ai ouvert mon livre pendant que quelques autres visiteurs regardaient devant eux ou encore étudiaient avec attention un téléphone greffé à leur main gauche. 

«La salle d’attente est faite pour attendre, c’est un sas incolore, où même les chaises s’impatientent, ce sont des chaises soviétiques. 

Je trouve deux magazines sur une table sans style. Ils sont vieux de six ans. Je n’arrive pas à y croire. Personne dans cette boîte n’a pensé à renouveler ces deux imprimés passés date. Je me demande : se pourrait-il que quelqu’un soit assis ici depuis six ans sans que personne ne le remarque? Y a-t-il un cadavre dans la salle? Y a-t-il quelque chose de plus déprimant qu’une vielle revue qui traîne?» (p.156)

Imaginez le sens que ces mots prennent quand vous les lisez dans une clinique médicale. L’impression de me retrouver dans la place même où Serge Bouchard a trouvé ses phrases. J’étais dans son texte, je le vivais, je le ressentais. L’anonymat des lieux, les chaises inconfortables et la télévision qui diffusait une émission pour enfants. 

C’était peut-être ce que j’étais devenu, un gamin dans cette salle, un tout petit vieux qui n’est plus certain d’avoir un corps qui lui appartient. Dans quelques minutes, je serais toute attente devant cette jeune femme qui, quoique très gentille, pas comme le grognon de Serge Bouchard, peut déterminer mon avenir. Oui, elle a plus regardé son ordinateur que moi. Comment je me sentais? Comment j’allais? Vivant, un peu tout croche, sûrement écrianché, effarouché par ce qu’elle pouvait me dire. Toujours cette impression qu’un médecin possède le secret de la vie et de la mort, qu’il décide si votre parcours continue ou s’il s’arrête là. Je suis un patient, que je me répétais. Un écrivain que l’on enferme dans un fichier, une case où tous mes ratés s’alignent comme les phrases que je tente de dompter quand je visite un roman que je n’arrive pas à rendre dans ses grosseurs. Est-ce que la liste de mes publications se retrouvait dans mon dossier

Je n’ai pas osé le lui demander.

Nous avons échangé quelques mots. La pandémie, son tout nouveau bébé, une petite fille, son expérience d’accoucher pendant le confinement et la distanciation. Gentille. Oui. Avec un beau sourire en plus. J’étais moins amoché tout d’un coup, plus vivant.

Et je me suis mis à rêver en sortant de la clinique. J’imaginais tous les livres de Serge Bouchard dans toutes les salles d’attente du Québec. Chez les dentistes, les médecins de famille, les ostéopathes et les acupuncteurs, les avocats et les élus. Partout où on doit tuer le temps, attendre en espérant son tour de comparaître pour recevoir sa sentence. Les chroniques de Serge Bouchard procureraient une bonne dose de bien-être, bien plus qu’une prescription sur un bout de papier pour chasser les emballements du cœur ou l’anxiété. 

«Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.» Je voyais très bien cette phrase écrite sur le mur de l’entrée, à la place de la télévision. Je ne consulterais pas uniquement pour materner mon corps, mais pour m’attarder un moment avec Serge Bouchard. Et tant qu’à y être, il y aurait aussi des écouteurs où le beau Serge, avec sa grosse voix, viendrait nous bercer et habiter notre attente. Parce que Serge Bouchard était un médecin à sa façon. Sa spécialité était de soigner l’âme, ce qui est sans doute le plus important. «L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité.». Avec de semblables réflexions, tous oublieraient leur tension, l’arthrite qui fige un peu les doigts. La solitude aussi, le mal du siècle, en mettant un peu de sens et d’humain dans la vie de ceux et celles qui doivent attendre.

 

BOUCHARD SERGELa prière de l’épinette noire, Éditions du BORÉAL, Montréal, 224 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-11534.html

mercredi 16 novembre 2022

FELICIA MIHALI ÉTONNE ENCORE UNE FOIS

FELICIA MIHALI a souvent abordé le sujet de l’immigration dans ses romans. Le désir de partir, parce que son pays, la Roumanie ne pouvait plus satisfaire ses aspirations. Elle devait migrer pour rester fidèle à elle-même. Tout cela en revenant dans la Roumanie de Ceausescu, une des pires dictatures au monde, par la fiction. Ou encore en allant en Chine ou dans le Grand Nord québécois où elle a connu la solitude, le mal des espaces et des nuits qui n’en finissent plus. Des œuvres fortes, originales et troublantes. Cette fois, avec La bigame, l’écrivaine nous entraîne dans le milieu des immigrants qui arrivent à Montréal, s’inspirant de son installation au pays au début des années 2000 sans doute. Des ghettos se forment dans certains quartiers, des gens d’un même pays se regroupent et parviennent presque à vivre en autarcie, sans beaucoup de contacts avec les Québécois. Ils préservent des habitudes, des manières de faire, leurs goûts culinaires, leur musique et leur langue. Des comportements normaux que la société d’accueil doit comprendre sans nier ses propres façons de faire. Des refuges dans la ville où des individus refusent de s’intégrer, tandis que d’autres font tout pour passer inaperçus dans leur nouveau milieu.   

 

J’ai lu tout ce qu’a publié Felicia Mihali, me demandant souvent pourquoi elle ne faisait jamais les manchettes avec ses personnages singuliers. Parce que cette écrivaine est curieuse des autres, des manières de faire et de dire dans les pays où elle a séjourné. Elle l’a fait au Nunavik, en Chine, en Roumanie, au Québec et partout où son intérêt a donné naissance à une histoire, une expérience de vie précieuse et unique. Son contact avec les jeunes du Nord du Québec, par exemple, où elle a trouvé une façon de communiquer avec eux en leur enseignant le tricot.

L’écrivaine n’y va pas par quatre chemins cette fois. La bigame est un roman étonnant, souvent perturbant. Elle confronte la réalité des immigrants, leurs réactions dans leur nouveau pays au risque d’en écorcher plusieurs. C’est direct, sans fioritures, une manière qu’elle a toujours su porter dans ses ouvrages antérieurs, mais poussant plus loin encore. 

Cela demande beaucoup de courage.

Montréal que ses compatriotes venus de Roumanie doivent apprivoiser, avec tout ce qu’ils transportent dans leurs bagages et qu’ils doivent oublier pour se tailler une place bien à eux.

«La première chose qui te frappe en arrivant dans un nouveau pays est la révélation soudaine que ce n’est pas la carrière qu’il faut changer, mais la vie au complet, en commençant par la routine quotidienne : le bruit de l’ascenseur, le chien du voisin, le goût du pain, le lieu où l’on dépose les ordures, les magasins où l’on fait des achats, les arrêts d’autobus, les rames de métro. Avant de se déshabiller pour prendre sa douche, on vérifie encore s’il y a de l’eau chaude.» (p.11)

Tout ce que j’ai pu ressentir, jusqu’à un certain point, en décidant de m’installer pour un temps au Castellet d’Oraison en Provence. Tout était autre, même faire le plein de la petite Twingo que nous avions louée. Il n’y avait pas de problème de langue, enfin pas trop. Tout était différent et amusant. Il est vrai que nous n’avions pas l’obligation de nous trouver un travail et de nous intégrer à cette société. Nous étions des touristes, des voyeurs et des collectionneurs de vie. Et que dire des appareils ménagers qui gardaient leurs mystères en les utilisant quotidiennement

 

NARRATRICE

 

Tout passe par la narratrice qui a quitté la Roumanie pour changer de vie et devenir écrivaine. Il serait tentant de faire le lien avec madame Mihali, mais je reste prudent. Il faut toujours se méfier des apparences. 

Chacun migre pour des raisons personnelles. Le conjoint de cette écrivaine (elle a aussi été journaliste) l’a suivie, mais il n’entend pas s’intégrer à sa nouvelle société. Il refuse de travailler et passe son temps à courir les aubaines d’un bout à l’autre de la ville. Je n’ose pas me questionner sur ses réactions face au français que les Montréalais utilisent dans la vie de tous les jours. Chacun ses obsessions, ses passions et le monde continue à tourner un peu tout croche. 

«Je voulais devenir quelqu’un d’autre, sans savoir exactement quoi», affirme la narratrice. Écrivaine oui, étudiante en littérature à l’université, mais surtout femme au foyer où elle récure, frotte, prépare des plats traditionnels, s’occupe des objets qui se brisent parce que son mari ne semble pas réaliser qu’il a des doigts et qu’il peut s’en servir. Une active qui aime avoir le dessus sur son petit monde, un œil aiguisé qui décèle facilement les travers de ses amis, qui révèle tout ce que l’on dissimule la plupart du temps.

«C’est dans ce quartier ethnique que j’ai compris combien les immigrants sont racistes, plus que la société d’accueil. Les minorités développent souvent un type d’agressivité qui stimule la haine de la majorité. Elles haïssent les autres minorités parce qu’elles sont toutes en compétition : chacune proclame que ses souffrances et ses humiliations sont plus atroces que celles des autres. Elles veulent chasser les autres pour faire place aux leurs. Et plus les gens se haïssent, plus ils deviennent intolérants.» (p.13)

Des constats qui risquent de faire réagir les porte-parole des minorités qui se présentent toujours comme les victimes d’un racisme larvé pour ne pas dire autre chose.

 

INSTALLATION

 

Aron, le mari de la narratrice, est un cynique qui l’a séduite par sa parole, ses connaissances et sa culture. Il sourit à tout le monde lors des repas avec les amis, mais dans l’intimité, il devient féroce et se moque de leurs travers. 

Personne n’y échappe. 

Un couple traditionnel, même si la femme écrit, elle n’a guère de contacts en dehors du ghetto. La population francophone ou anglophone reste lointaine et Felicia Mihali ne se penche jamais sur cette réalité. La majorité est un peuple invisible. J’aurais aimé que la narratrice s’attarde à ses études, ses rencontres et ses réactions à l’université. Ses livres aussi, mais c’est son choix…

Et Roman arrive dans sa vie, un migrant comme elle. Tout le contraire de son mari Aron. Un homme d’affaires à l’aise, empathique envers ses concitoyens. Il fait tout pour les aider, particulièrement les écrivains et les artistes qu’il admire. Il tente de les faire connaître dans leur nouvelle société même si la plupart de ces gens sont des parasites qui grappillent tout ce qu’ils peuvent pour boire et manger. 

«Quel était le rôle de tels spécimens prêts à vous dédier une ode au prix d’une bouteille de vin? Quel était le sens de telles vies sinon d’alourdir les impôts payés par des citoyens comme lui qui voyaient leur salaire s’évanouir dans l’entretien des fainéants?» (p.42)

 

DÉPART

 

La narratrice finit par quitter Aron pour s’installer dans la luxueuse maison de Roman. Elle vit la passion et la jouissance physique qu’elle n’a jamais connue avec son homme premier. Elle abandonne Aron sans vraiment rompre les ponts. Son mari passe des heures au téléphone pour qu’elle le dirige dans la préparation d’un repas ou encore quand il tente d’utiliser la machine à laver. Elle n’hésitera jamais à se rendre dans son ancien appartement pour remettre les choses à l’endroit. Rapidement, malgré la passion et une existence tout à fait intéressante que Roman lui offre, elle se rend compte qu’elle a besoin des deux, qu’elle ne peut vivre sans l’un et l’autre. Faut-il deux hommes pour faire un être complet? Voilà où le titre de ce roman prend tout son sens.

Quelle belle allégorie de la migration

Si la narratrice est venue au Québec pour se faire une vie différente, elle a également emporté tout un passé et des manières de faire et de dire dans ses bagages. Elle peut se tourner vers sa nouvelle société et tenter d’y faire sa place, mais il y a un héritage qu’elle ne peut oublier ou effacer. 

«Je voulais garder Roman tout en gardant mon mariage, aussi dépourvu de confort qu’il fût. J’avais confiance en notre avenir, même si je ne disposais d’aucune preuve objective réelle. Ce qui m’inquiétait plutôt était l’avenir de ma relation avec Roman. Entre ses coups de fil et la cuisine pour mon mari, je lisais et regardais la télé. C’était bien, c’était assez, mais pour combien de temps?» (p.44)

Les personnages de Felicia Mihali ont souvent une attitude passive face aux difficultés du quotidien. Ils attendent que la vie arrange les choses, en bien ou en mal. C’était particulièrement fort dans Le pays du fromage ou encore dans son magnifique Dina.

Un roman fascinant et déconcertant que La bigame. L’impression d’entendre des propos que jamais personne n’ose dire sur les immigrants, leurs problèmes et leurs manières de composer avec le milieu où ils s’installent. Ça grince souvent et l’écrivaine est sans pitié envers ses concitoyens.

Un retour en Roumanie, pour les funérailles de la mère de la narratrice, donne lieu à des scènes surréalistes. Des moments incroyables qui m’ont abasourdi. Deux mondes qui se heurtent pour le meilleur et le pire. C’est hallucinant, dérangeant et absurde. Une confrontation de la tradition et du présent qui laisse la fille muette. Elle est devenue une étrangère dans son pays, une migrante de l’intérieur.

Un roman fort, passionnant, que tous les intervenants qui déblatèrent au sujet de l’immigration et qui en font souvent une simple question mathématique devraient méditer. Ça bouscule et change complètement notre regard. Monsieur Legault, notre premier ministre, lit tous les soirs pour oublier les aspérités de la politique, dit-on. Il devrait parcourir l’œuvre de madame Mihali. L’écrivaine devrait lui envoyer un exemplaire. Ça lui ferait voir une autre réalité.

Felicia Mihali est formidable dans ce roman et elle m’a encore surpris et ravi. Un sujet d’actualité, un regard percutant et unique. 

 

MIHALI FELICIALa bigame, Éditions HASHTAG, Montréal, 148 pages.

https://editionshashtag.com/product/la-bigame/

jeudi 10 novembre 2022

LE MONDE DÉLÉTÈRE DE PATRICK NICOL

J’ÉTAIS JUSTE À CÔTÉ de Patrick Nicol m’a secoué, me laissant souvent sur un pied. Cet écrivain possède l’art de dérouter. Un roman vrai, senti, attachant, ancré, vécu qui nous pousse à nous demander où nous en sommes dans ce monde tout écrianché. Un regard nécessaire, un constat qui peut déranger, mais le témoignage authentique d’un homme qui cherche et qui n’a pas toutes les réponses comme ces commentateurs qui se reproduisent dans les médias. J’ai aimé parce que ça claudique et boite, montre notre réalité qui va un peu tout croche. À lire absolument et pas seulement par les gens de ma génération, mais par tous ceux qui prennent la peine d’ouvrir un livre de temps en temps. 


Voilà un roman qui me dérange même si je ne suis pas de la génération de Patrick Nicol. Je comprends très bien son personnage qui, en prenant de l’âge, constate que tout se défait autour de lui, que tout bascule dans une forme d’absurdité et d’incohérence. C’est peut-être le propre du vieillissement que de perdre ses repères et de se retrouver dans la marge, de ne plus avoir le pas, encore moins avec les jeunes qui vivent sur une autre planète. Et le corps fait des siennes et des amis et des connaissances ont la mauvaise idée de mourir. Un frère, une sœur, des proches disparaissent et vous abandonnent dans une terrible solitude, vous donnant souvent l’impression d’être un naufragé. 

Un roman un peu tristounet que J’étais juste à côté de Patrick Nicol. C’est surtout un texte humain, senti, vécu et propre à secouer nos concepts. Le narrateur se demande où nous en sommes dans ce monde qui bascule irrémédiablement dans le chaos. La destruction de cette planète qui nous nourrit ne peut laisser personne indifférent. L’avenir est devenu un mot inquiétant en ce siècle où la Terre a le hoquet.

La sensation de plonger dans un journal intime en lisant J’étais juste à côté de Patrick Nicol. Le roman se présente en trois temps, 2012-2016, 2017-2018 et 2019-2021, soit une décennie. De l’effervescence de la révolution érable où Pierre marche dans les rues avec les jeunes. C’est la fête, le désir d’un avenir autre, de changer le monde peut-être. Et peu à peu, l’âge s’impose, des malaises physiques, l’impression que la vie est un échec et que les rêves s’étiolent. De l’enthousiasme à une sorte de fatigue intellectuelle et corporelle où tout se déglingue et devient difficile. 

Pierre enseigne au cégep, la littérature, les livres qu’il aime par-dessus tout et qui donne un certain sens à son existence. Il fait lire Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier et La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, deux romans qui nous plongent dans un passé récent, une quête de liberté et d’autonomie. Il écoute les commentaires étonnants de ses étudiants qui ne semblent pas parcourir les mêmes textes que lui. 

L’enseignant aime sa compagne même s’ils ne sont plus aussi proches qu’avant. Il jongle avec des questions qui remettent son travail en jeu, des décisions des gouvernements et les menaces qui deviennent de plus en plus présentes avec les changements climatiques. Sa vie prend des tournants prévisibles. Il boit un peu trop et doit penser à sa santé, faire un deuil de ses fantasmes. Que faire quand toutes ses certitudes s’effritent? Parfois, il regarde dans le rétroviseur et se demande ce qu’il a fait et surtout ce que sa génération a réalisé au cours de toutes ces années où il avait une société à construire et peut-être un pays.

«Nous avons contraint nos pauvres élèves, ces adorables gnochons, à bûcher sur les tirades de Phèdre, les portraits de La Bruyère, les borborygmes de Lautréamont. Étudiants en génie électrique, étudiantes en service de garde, aspirants techniciens et aspirantes techniciennes en inhalothérapie… Ils ont abordé la littérature comme on regarde un temple en ruine sur une île perdue dans le brouillard. C’est loin. C’est magané. Ils se sentaient prisonniers d’une bien triste galère, et l’envie était fréquente de laisser choir la rame. Personne autant que nous n’a découragé autant de gens de la littérature. Ils sont innombrables, les apprenants que nous avons largués, les apprenantes abandonnées sur quelque radeau de quelque Méduse, écœurés à jamais de la lecture, convaincu de l’inanité des artistes et de l’inutilité des intellectuels.» (p.57)

Il lui reste à durer jusqu’à la retraite, la grande libération.

 

ENSEIGNEMENT

 

Un constat qui garde sa pertinence. Quoi enseigner dans nos universités et dans les cégeps? Régulièrement, un gourou fait les manchettes en réclamant le retour des classiques. Il s’agit d’ouvrages français bien sûr. Nul auteur du Québec ne trouve grâce dans ces diatribes. Combien de fois j’ai demandé haut et fort un cours à l’Université du Québec à Chicoutimi consacré aux écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Histoire de découvrir cette région par les yeux des créateurs qui offrent toujours un point de vue original sur leur milieu et qui souvent étonnent les jeunes. Une manière de se dessiller les idées sur son proche environnement et sa réalité, de réfléchir à notre voyage vers l’avenir. J’ai même donné des ateliers pour cerner la littérature de ma région. Tout en liant des œuvres phares aux grands courants qui ont traversé les écrits québécois au cours des décennies. 

J’ai réclamé ce programme pendant plus de vingt ans et une professeure allumée, Cynthia Harvey, a entendu mon appel. Elle présente un cours depuis qui permet de cerner la réalité méconnue des écrivains et des écrivaines du Saguenay et du Lac-Saint-Jean avec leurs singularités. Et il semble que ça marche plutôt bien.

 

CONNAISSANCE

 

Patrick Nicol enseigne et a emprunté la route d’un peu tout le monde de sa génération. Né en 1964, en pleine effervescence de la Révolution tranquille, il a vécu la poussée du nationalisme et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976. Il n’avait pas l’âge de voter lors du premier référendum portant sur l’avenir du Québec en 1980, mais il a connu la déprime qui a suivi l’échec de la deuxième consultation, celle «des ethnies et de l’argent» en 1995. 

«À cette époque planait sur le pays un grave mécontentement. Nos jeunes sont ignares, criait-on, plus personne ne sait rien. La droite culturelle, Jean Larose en tête, s’alarmait. Il fallait exhumer Molière, libérer Voltaire de ses limbes, déterrer Racine qui ne demandait qu’à refleurir; il fallait culturer les jeunes au plus sacrant, sinon ce serait le vide, l’absence de référent, le désœuvrement postmoderne et l’animalité ressurgie. Sortons nos enfants des griffes de l’appétit commercial, disait-on, et de la manipulation idéologique, clamait-on. Pour ce faire, rien de mieux que de retourner en arrière (et tant qu’à y être on leur apprendrait à écrire). (p.54)

Les dérives ont été nombreuses au Québec. Par exemple, je me suis toujours demandé pourquoi certains enseignants et pseudorévolutionnaires brandissaient la contre-culture sur toutes les tribunes quand nous avions à la construire cette culture par la littérature, à en retrouver les fondements pour se propulser dans les années à venir. C’était tout à fait farfelu et irresponsable. Il fallait faire moderne à tout prix, même en perdant son âme et en dénaturant le rôle de l’université et des cégeps. On a mis la gomme en concevant des cours de création un peu partout, oubliant de former des lecteurs. Un peuple d’écrivains qui néglige la lecture me semble inquiétant. Dans un salon du livre, sur vingt visiteurs, quinze me disent qu’ils veulent publier et un ou deux avouent timidement qu’ils aiment les romans et les histoires d’ici.

 

OPTIMISME

 

Le monde s’effrite et il est difficile de demeurer optimiste quand on voit les images de la guerre en Ukraine ou encore les manœuvres des républicains aux États-Unis qui sont en train de détruire la démocratie pour installer l’ignorance, le mensonge, la fourberie avec un Donald Trump qui ment avec l’assurance d’un ayatollah. L’espoir qui nous faisait descendre dans les rues à vingt ans, l’envie de changer les choses en militant dans les syndicats me semble une époque révolue. Il nous reste des “likes” au lieu d’une réflexion soutenue.

 

NICOL PATRICKJ’étais juste à côté, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 208 pages.

https://lequartanier.com/parution/626/patrick-nicol-j-etais-juste-a