FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail
d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a
surpris avec Le tarot de Cheffersville,
un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné
pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé
par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages
de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des
jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires.
Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes
où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour
ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où
la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.
Augusta, un personnage de Sweet,
Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu
le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la
réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la
plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la
connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme
enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher
longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait
comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses
résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011
avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du
Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement
bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous
sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront
des immigrés dans les grandes villes.
Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains.
Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement
son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans
une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le
subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a
abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil
d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes,
de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se
fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)
Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie
mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante
Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce
curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les
fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans
ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous
sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec
leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils
tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de
récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme
et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils
viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là
pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir.
Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.
La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui
explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle
des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones
feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des
réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même
milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des
enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient
leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient
humilier à l’école par les enfants des
boss blancs. (p.117)
Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur
isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord,
cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer
dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui
cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu
d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.
CARTES DU TAROT
En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable,
ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux
propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement
un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un
aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent
avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers,
tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui
reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros
avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de
ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.
Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont
vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine
cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles
corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans
sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le
douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une
profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange
de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre
causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)
Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes
prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un
rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire
qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand
une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.
DÉROUTANT
J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces
fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent
plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire
autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens
de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les
motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des
satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre,
n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle.
Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que
tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous
sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos
parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous
avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.
Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche
légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux.
Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du
traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent
encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au
vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)
Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse
devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre.
Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec
des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon,
pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour
ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent
dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de
l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali
tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts.
L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec
ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté
quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que
Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.
MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.
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