LE PASSÉ PREND BEAUCOUP de place avec l’âge et
l’avenir devient un terrain vague où on s’aventure avec crainte, une route
étroite et peu fréquentée. Je n’en suis pas encore là, mais je sais que je
suis déjà sur ce chemin en perdant des amis et des illusions. Heureusement, Monsieur
Archambault continue à nous offrir ses textes, des propos qui me touchent et me
secouent très souvent. Presque des leçons, ou du moins, il s’en défendrait j’en
suis certain, des occasions de « souffler par le nez » comme répétait mon père.
Le voici avec un nouveau titre au nom évocateur : Tu écouteras ta mémoire, une phrase empruntée au romancier François
Nourissier.
J’ai arrêté de compter les publications de Monsieur Archambault
depuis fort longtemps. Les chiffres ne révèlent rien de la vie d’un insatiable coureur de mots. Ici, dans une centaine de courts textes qui ne
dépassent que rarement une page, il s’attarde à des sujets familiers, des préoccupations
et des questionnements qui viennent hanter son quotidien. Celui qui fréquente
les mots ne peut faire que ça : revenir sur ses pas, se pencher sur ses traces
pour voir s’il n’a pas oublié quelque chose, s’il n’est pas passé un peu trop rapidement
la dernière fois. Vivre est un dur métier et travailler la phrase une tâche exigeante
! Comment faire le tour de son monde ? Et la mort que l’on n’ose appeler par
son nom et qui se pointe le nez de plus en plus fréquemment. L’amour aussi,
cette embellie dans un été tellement désiré qui adoucit les déceptions et se
perd dans les couleurs du couchant. Les amitiés, les rencontres avec des
proches, des anciennes flammes, des météorites qui ont illuminé un moment avant de s’éloigner. Tout ce que l’on néglige
souvent dans la frénésie, quand l’ambition nous fait courir du matin au soir.
Arrive un âge où tout cela n’a plus d’importance. Le corps pèse de toute sa
pesanteur. La vie
s’apaise et arrête de s’affoler pour les grandes et petites questions qui
secouent l’humanité.
Tu as pauvre allure ce matin, encore quelques heures et elle sera
terminée, ton aventure. De la peine que je ressens, je ne saurais rien dire.
Mais qui me tiendra compagnie, maintenant ? Ceux qui me proposeraient d’aller
jusqu’au bout du monde n’auraient pour moi rien de bien convaincant. De toute
manière, je les entendrais à peine. (p.16)
On savoure le ton, le phrasé pour employer un terme de jazz.
C’est comme la musique pour piano de Claude Debussy que je reconnais dès les
premières notes. La fragilité de ce compositeur et sa puissance aussi m’émeut
chaque fois. Nous avons des rythmes et Monsieur Archambault possède les siens, avec
Lester Young qu’il aime particulièrement.
J’ai appris à me méfier un peu de ces propos qui semblent toujours
anodins et un peu décantés. Ce faux apitoiement, cette manière de prendre du
recul pour mieux cerner ce qui le tracasse dans une journée trop longue ou trop
courte.
CHEMINS
L’écriture est un exercice singulier qui permet de corriger
certains événements, de les modifier pour retoucher sa propre histoire. La
mémoire préfère les chemins de traverse et cherche souvent à nous étourdir. On
finit toujours par croire ses petits mensonges. Un écrivain est un maître dans
l’art de secouer la poussière, de retourner ses souvenirs et de reconstituer le
tout sans jamais suivre le plan original. Nous sommes des inventeurs de passé et
des bricoleurs de vie, d’une façon ou d’une autre.
C’est ce que j’aime avec Monsieur Archambault qui va maintenant
un peu dans toutes les directions et ouvre des tiroirs. Il en a le droit
depuis le temps qu’il courtise les mots et qu’il polit des phrases. Surtout
qu’il est passé de l’action, de la précipitation à la réflexion ou à une
certaine forme de méditation. Je l’imagine comme un jardinier au milieu de ses fleurs,
qui donne juste assez de soin pour qu’elles s’épanouissent et s’offrent
dans leur beauté. C’est ce que je fais quand je m’arrête devant mon bonsaï.
Nous nous connaissons depuis une trentaine d’années. Je l’ai si souvent étudié
que je crois le voir parfaitement dans ses ramifications, ses forces et ses
élans. Pourtant, il ne cesse de me surprendre, d’attirer mon attention sur une
petite ramure, une feuille, une direction qu’il semble vouloir explorer. Vous avez
compris. C’est l’arbre miniature qui dicte mes gestes.
Monsieur Archambault agit un peu comme ça maintenant, se laisse
guider par sa mémoire, bien sûr, mais aussi par les mots et les phrases qui lui
apportent des réflexions, des constats, des impressions, des moments où l’on
effleure un état de conscience peut-être.
TEMPS
Prendre le dernier tournant, c’est hériter de la solitude, de
jours trop lents, de nuits agitées, de matins hésitants, de distractions et de
petites douleurs physiques que l’on dissimule aux autres. On devient cachottier
avec le temps.
J’ai un caractère pour le moins variable, je ne tiens plus aux
deux ou trois idées qui ont longtemps guidé ma vie, je passe mes jours à
rêvasser, je râle, je me désintéresse petit à petit des livres que j’ai aimés,
je ne sais même pas parler de la mort qui m’attend. Pourtant, s’il fallait que
mon ami se décommande ce soir, je serais au désespoir. (p.19)
Je l’ai déjà écrit. J’aime cet écrivain que je fréquente depuis
si longtemps. Je suis du genre fidèle dans mes amours livresques. Il ne m’arrive
pas souvent de délaisser quelqu’un que j’ai rencontré au hasard de mes
explorations.
Monsieur Archambault en est aux miniatures, aux petits pas. Le voyageur
et animateur de radio est devenu un promeneur bien sage. Il emprunte un même
trottoir, s’arrête devant une idée qui le suit depuis des jours, des gestes futiles
et sans importance qui rendent la vie précieuse et unique.
Combien de fois j’ai flâné dans son carnet En toute reconnaissance ? Des citations qui ont retenu son regard
au cours des années. L’impression de faire ce parcours avec lui, comme si sans l’affirmer
vraiment, Monsieur Archambault nous faisait faire le tour de son univers
intellectuel. Tout doucement, sur la pointe des pieds. Quand on prend la peine
d’extraire un bout de phrase d’un roman ou d’un récit, c’est que cet auteur devient
comme son double. Il formule certainement ce que vous auriez souhaité écrire.
C’est un échange, un don, une appropriation même si ce mot n’a pas bonne
haleine actuellement.
TÉMOIGNAGE
Et là encore dans Tu
écouteras ta mémoire, il effleure à sa manière des questions qui ont épuisé
de grands penseurs au cours des siècles. La vie, la mort, l’amour, la perte de
l’amitié, tous les sujets les plus importants dans l’existence d’un homme et
d’une femme. Monsieur Archambault s’approche en ayant l’air de ne pas y
toucher. C’est ce que j’appelle du doigté, une habileté que j’admire, une
sensibilité unique. Oui, je l’avoue, j’envie un écrivain de la trempe de
Monsieur Archambault.
Le jour de ma mort, on pourra dire ce qu’on voudra. J’aurai eu un
parcours de vie d’une banalité confondante, j’aurai publié des livres à peu
près oubliés. J’imagine facilement que, comme maintenant, on parlera plutôt des
tragédies horribles qui ne manquent jamais de se produire un peu partout dans
le monde. Alors, mes livres, ce que j’ai pu être, mes grands et petits
mystères, ça compte autant que ma dernière paire de chaussures, celle que j’ai
remise hier au concierge avant mon entrée à l’hôpital. (p.83)
Il sait que nous avons la mémoire oublieuse. Nous sommes d’une
époque de l’ici et du maintenant. Bien sûr, le regard d’un écrivain qui a fait
de sa vie une quête, une recherche en s’appuyant sur les mots ne fascine pas ceux
qui se sont fait greffer « un téléphone intelligent » dans la main.
Et je me dis, Monsieur Archambault, il y a quelque part un individu
comme moi qui continue de vous fréquenter, qui se penche souvent sur vos
livres. Ils sont là à ma droite de ma table de travail, juste en haut de
l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui en impose par son extravagance. Tout un
rayon dans la section des A, juste à côté de Noël Audet et de Margaret Atwood.
Vous occupez un espace important dans ma bibliothèque. Monsieur Archambault, il
vous reste au moins un lecteur et pour cela, vous atteignez une forme
d’immortalité. Pas besoin de siéger à l’Académie française pour prétendre à ce
titre.
TU ÉCOUTERAS TA MÉMOIRE de GILLES ARCHAMBAULT vient de paraître
aux ÉDITIONS DU BORÉAL, 2019, 137
pages, 18,95 $.