Souvent, les écrivains, en rédigeant un journal ou un carnet, questionnent jusqu’à l’obsession l’acte d’écrire. Comme s’ils avaient du mal à s’abandonner au plaisir du mot et à la jubilation de la phrase. Ils résistent, jonglent avec cette question et donnent souvent l’impression de tourner le dos à une œuvre importante qui jalonne leur parcours.
Je pense à André Major qui, dans «L’esprit vagabond», retourne cette question dans tous les sens, se nourrissant des réflexions des écrivains qui reprennent le même exercice dans leurs journaux.
Pierre Chatillon dans «Île était une fois», un carnet au nom évocateur, oublie les tourments existentiels et assume pleinement le plaisir de l’écriture. Comme s’il faisait de sa vie un conte pour déjouer le temps en explorant l’imaginaire. Il donne le ton dans une courte présentation.
«J’aime le mot île. Tout petit dans la rivière d’une phrase. Avec son i aussi jaune que celui du mot lumière. Son accent circonflexe évoquant la cime d’un sapin. Son l qui s’élance avec l’élégance d’un peuplier. Son l dont la sonorité s’envole comme celle du mot aile. Son e qui le féminise de telle sorte qu’il pourrait devenir un adorable prénom de femme : Île Beaulac, Île Larivière, Île Desruisseaux ou simplement Îlabelle. Et quelle belle histoire que celle qui débuterait par : « Île était une fois…» Je rêve de l’écrire, cette histoire-là.» (p.11)
Nous n’avons plus qu’à nous abandonner au voyage, à courir dans le temps et l’espace.
La musique
Surtout, Pierre Chatillon a une manière exceptionnelle de nous entraîner dans l’univers des musiciens qui l’ont accompagné depuis son adolescence. Mozart, Debussy, Bach, Beethoven, Schumann et Schubert. Il se faufile dans les poèmes symphoniques, une sonate, un lieder, accroche des mots aux portées musicales, fait vivre un mouvement ou une voix. Magnifique! De quoi retourner à nos disques pour redécouvrir «La mer» de Debussy ou «Le Requiem» de Mozart. La musique devient concrète et palpable.
«Dès le début du premier mouvement intitulé De l’aube à midi sur la mer, le salon de ma maison se remplit d’eau salée sans que j’en souffre le moindrement. Au contraire, j’y respire à l’aise et m’y abandonne avec béatitude. Un vers du Bateau ivre de Rimbaud me revient à la mémoire: «Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/ De la Mer.» C’est exactement ce que j’éprouve. L’eau est d’une grande limpidité. Ma lourde chaise berceuse en merisier laminé y flotte dans un état d’apesanteur, ainsi que le téléviseur, la lampe sur pied et le divan. Les portraits de musiciens, tantôt suspendus au mur, circulent eux aussi comme des poissons.» (p.12)
Bien plus, certains compositeurs viennent cogner à la porte de son chalet du bord du grand fleuve pour partager avec lui des moments précieux. Il suit Beethoven dans la forêt, nous plonge au cœur de la Symphonie pastorale.
«C’est là que, pour la première fois, j’aperçus Beethoven. Il était facile à reconnaître, marchant les mains derrière le dos, soliloquant à voix haute, griffonnant sur un calepin, secouant avec mécontentement son abondante chevelure en broussaille, frappant parfois dans le vide avec son poing. Il était à peine plus âgé que moi. Ayant constaté que sa surdité croissante allait mettre un terme à sa carrière de virtuose, il venait de rédiger le Testament d’Heiligenstadt et d’échapper de peu au suicide.» (p.103)
Des nouvelles, ici et là, renvoient à la fiction. Comme si le réel et l’imaginaire étaient les deux facettes d’une même aventure. Le poète se révèle un amoureux de la vie, des femmes, de la nature et de la poésie. Une ode à l’amour même si le temps se fragmente et se fait plus court à mesure que les années filent.
Chatillon ne cesse de réinventer sa vie dans un carnet époustouflant. Une belle communion avec la poésie et la musique, des poètes qui ont cheminé avec lui pendant des années et qui le remuent encore. Rimbaud, Baudelaire et Shelley particulièrement.
Pour qui aime la poésie et la musique, les plages chaudes du Sud, les endroits sauvages, les couchers de soleil, les amours qui retournent l’être et brûlent l’âme.
«Île était une fois» de Pierre Chatillon est paru chez XYZ Éditeur.