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vendredi 22 mai 2020

L’INTRÉPIDE SIMONE DE BEAUVOIR

YAN HAMEL ADORE la marche au long cours dans les lieux isolés. Il aime vivre la lenteur, le contact avec soi dans des «rêveries de promeneur solitaire» comme l’a dit un certain monsieur Rousseau. Je ne savais pas cependant que Simone de Beauvoir s’enfonçait dans les montagnes, se lançait dans des excursions éprouvantes, difficiles même, prenant des risques inquiétants. Elle était une randonneuse redoutable qui allait au bout de ses forces et parvenait souvent à épuiser la plupart de ceux qui osaient lui emboîter le pas.  

Je ne connais pas beaucoup l’œuvre de Simone de Beauvoir, ses livres et ses réflexions. Pourquoi je suis passé à côté de cette grande écrivaine ? Mystère. Tout lecteur dissimule des carences et je me rassure en répétant que je vais m’y mettre un jour. J’ai fini par rattraper des noms importants en chemin. Don Quichotte de la Manche de Cervantès par exemple que j’ai lu il y a seulement deux ou trois ans. 
Pourtant, j’ai effleuré les œuvres de Jean-Paul Sartre à l’université que l’on associe à Simone de Beauvoir. Suis-je victime d’un certain machisme ? La question se pose. J’ai lu La nausée et tenté de traverser l’Être et le néant de Jean-Paul. Je ne suis jamais parvenu à aller au bout. Le sentier était trop abrupt. Et il y a James Joyce qui fait saliver bien des intellectuels. Ma seule incursion chez cet écrivain reste Gens de Dublin. Jamais je n’ai réussi à dompter son Ulysse malgré de nombreux efforts. Oui, j’ai parcouru James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots de Victor-Lévy Beaulieu avec un immense bonheur, y consacrant plus d’un mois. Bon! Cessons ces jérémiades! De quoi il est question dans En randonnée avec Simone de Beauvoir ?

LA GRANDE SIMONE

Simone de Beauvoir a eu beaucoup d’importance pour nombre de féministes. Hélène Pedneault parlait de sa rencontre avec cette célébrité comme d’une épiphanie et répétait que c’était l’un des beaux moments de sa trop courte vie. Ces heures en compagnie de l’auteure du Deuxième sexe ont conforté sa démarche et sa carrière de journaliste. 
Yan Hamel adopte un point de vue original pour s’approcher de la philosophe. Il suit la marcheuse, la téméraire et l’audacieuse. Je n’aurais jamais pu associer l’effort physique à Simone de Beauvoir que la rumeur confine aux cafés de Paris, aux séances d’écriture et de discussions dans la fumée des cigarettes, devant un verre de vin rouge. Je suis même allé m’asseoir à sa table au Café de Flore.
Simone de Beauvoir disparaissait régulièrement, sans planifier ses longues évasions, sans l’accoutrement adéquat qui accompagne normalement les marcheurs. Sartre l’a suivi au début, mais il préférait s’arrêter en chemin pour noircir les pages d’un carnet. L’écriture était toujours plus forte que tout chez ce philosophe. Madame Simone s’enfonçait dans les montagnes pour aller au bout d’elle comme si c’était une question de vie ou de mort.

Elle aurait fait preuve d’une invincible opiniâtreté, aurait abusé d’une énergie apparemment inépuisable. Dans un mélange d’admiration et d’incrédulité, le lecteur l’aurait vue franchir à plusieurs reprises, entre le levant et le couchant, plus de quarante kilomètres en des itinéraires déraisonnables où le difficile aurait maintes fois cédé la place au périlleux. (p.32)

Yan Hamel en s’intéressant à la marcheuse, fait découvrir l’écrivaine, la philosophe, celle qui réfléchissait et qui a rédigé ses mémoires. Une entreprise particulière où elle corrige sa vie et la montre peut-être comme elle aurait souhaité qu’elle soit.

L’auteure avait écrit les trois premiers tomes de ses mémoires pour reprendre le contrôle de son image publique, mais rien n’y fit. On voulait qu’elle fût un pot de chambre du sartrisme : Pour une morale de l’ambiguïté et ses autres livres avaient été écrits par Sartre; en femme docile et passive, Simone de Beauvoir avait reçu ses affligeantes convictions de son gourou existentialiste. (p.11)

Madame de Beauvoir cherchait peut-être à reconquérir son identité que Sartre a toujours obscurcie. Une femme pleine de contradictions. Qui n’en a pas ? Et des comportements avec ses étudiantes qui feraient scandale de nos jours. Yan Hamel ne dissimule rien, mais reste fasciné par la randonneuse, lui le marcheur impénitent qui a emprunté certains de ses parcours, a eu le courage et l’audace de suivre les sentiers qui happaient l’écrivaine.

CASSE-COU

Il fallait une bonne dose de témérité et être casse-cou pour s’aventurer comme elle le faisait sur les sentiers de montagne, de partir sans bagages, se fiant au hasard et aux gens qu’elle rencontrait. Yan Hamel croit qu’elle a pu être agressée sexuellement lors de ces excursions. Beaucoup de ses textes effleurent le sujet même si elle n’insiste jamais sur les dangers de la promenade en solitaire.

Tandis que les mémoires montrent une femme qui a su, par la randonnée, prendre le contrôle de sa propre vie, ils montrent aussi une écrivaine qui n’a pas su, dans ses récits de randonnée, dénoncer ce qui est aujourd’hui connu sous le nom de culture du viol. Il faudra attendre encore quelques décennies pour qu’une intellectuelle-randonneuse comme Rebecca Solnit puisse confier sans ambages que, à l’instar de la grande majorité des femmes, elle a rencontré trop de prédateurs pour ne pas avoir appris à penser comme une proie. (p.142)

Cela ne l’a jamais empêché de faire comme les hommes qui peuvent flâner, voyager sans risquer leur peau. Le mâle prédateur est toujours aux aguets devant une marcheuse solitaire qui devient une proie facile ou consentante. 

UNE PASSION

 J’ai vécu une expérience assez difficile quand, en voyage avec ma compagne, nous avons descendu le Grand Cayon et l’avons remonté en une journée. La Angel Trail. Nous avons croisé des imprudents au bord de l’épuisement. Et nous n’en menions pas large lorsque nous avons réussi à atteindre le point de départ. Un coup de tête, un risque fou, une belle insouciance. Le lendemain, j’avais l’impression d’avoir couru le marathon.
La marche peut devenir terriblement exigeante quand on se lance sans préparation comme le faisait madame de Beauvoir, quand elle fonçait pour passer à travers son corps. Elle a failli y laisser sa peau à quelques reprises.

Bien qu’elle ait frôlé la mort à quelques notables reprises, Simone de Beauvoir est toujours parvenue à reprendre son sac et à repartir vers quelque route où une voiture salvatrice se trouvait à passer… Après avoir cherché refuge dans un chalet, dans une auberge, elle pansait ses plaies, écrivait une lettre à Sartre en se disant sombrement qu’elle avait perdu une journée! Les plus durs coups du sort ne furent, pour elle, que désagréments légers. (p.188)

Un contact physique avec le pays, une région, une montagne, soi-même. Madame de Beauvoir n’était pas une pèlerine qui ressasse sa vie sur les chemins de Compostelle. Elle allait au bout de ses forces pour se prouver qu’elle pouvait tout, pour dompter son corps comme les hommes ont appris à le faire. 

ÉCRITURE

Comme on s’en doute, l’écrivaine suivait la marcheuse. Yan Hamel s’attarde à des textes où elle décrit un coin de pays, son contact intime avec la nature. Des pages magnifiques où elle s’abandonne au plaisir de voir, de sentir avec son corps et à être là. 
Simone de Beauvoir ne pourra plus partir seule à la fin de sa vie pour vivre l’aventure. Elle se contentera de voyages organisés, de ressasser des clichés dans Les mandarins par exemple, de reprendre la propagande des gouvernements quand elle ira en Chine et en Union soviétique.
Il y a aussi ces jours atroces dans un hôpital, ce que l’on nomme un CHSLD au Québec, le lot de misère et de pertes de soi qu’apporte la vieillesse.
Yan Hamel imagine plutôt une fin grandiose sur une crête ou encore dans un coin à l’ombre d’un gros rocher, dans l’une de ces randonnées où elle a cru être invincible. Une mort dans un col, un ravin, près d’une montagne qu’elle adorait. 
Un livre passionnant. 
J’ai emboîté le pas, suivi Yan Hamel et madame de Beauvoir et me suis familiarisé un peu avec une œuvre foisonnante et intrigante, contradictoire et souvent étonnante selon l’essayiste. Chose certaine, Hamel m’a donné l’envie de lire cette écrivaine originale et aventureuse. Une humaine qui allait au bout de soi, affrontait ses peurs et ses craintes, même quand le prix à payer était peut-être une agression et le viol. Une femme remarquable et fascinante.

HAMEL YAN, En randonnée avec Simone de Beauvoir, BORÉAL ÉDITEUR, 222 pages, 25,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/randonnee-avec-simone-beauvoir-2708.html

vendredi 15 mai 2020

LA CERTITUDE D’ÊTRE IMMORTEL

L’IDÉE DE LA SOUVERAINETÉ du Québec bat de l’aile et ne semble plus avoir la ferveur des Québécois. Du moins, c’est ce que l’on répète dans les médias, même si un bon trente pour cent des Québécois, selon les sondages, y tiennent beau temps mauvais temps, pandémie ou pas. Il est vrai que l’échec de deux référendums en a échaudé plusieurs. Tout convergeait pourtant vers cette affirmation nationale depuis les années 60 et le début de la Révolution tranquille. L’idée stagne depuis un certain temps et les formations politiques qui prônent la souveraineté sont moins populaires que cette solution qui changerait tout, surtout depuis que l’on a vu François Legault et la Coalition avenir Québec prendre le pouvoir et étonner bien des citoyens.

Les élections du premier octobre 2018 ont provoqué une onde de choc dans le monde québécois. On assiste alors à un recul important, dramatique même du Parti libéral du Québec et du Parti québécois. Et la succession de Philippe Couillard et Jean-François Lysée dans les mois suivants n’a guère stimulé les militants de ces formations et encore moins le grand public. Les prétendants à ces titres prestigieux ne se sont pas bousculés. Sylvain Gaudreault est la figure la plus connue chez les péquistes et Dominique Anglade, avec les libéraux, devient la première femme à la direction de ce parti faute de combattants. Le plus étonnant est certes l’arrivée de l’humoriste Guy Nantel qui cartonnait dans les sondages avant la pandémie. Comment le PQ et le PLQ peuvent-ils se refaire une santé après cette catastrophe qui a mis le Québec sur pause et le débat idéologique au neutre ?
L’idée d’un Québec souverain a tiraillé le Canada au cours des cinquante dernières années, nul ne peut le contester. Qu’en sera-t-il au sortir de cette période où le gouvernement Legault se comporte en véritable État, prenant des décisions courageuses et pertinentes, montrant souvent la voie à l’hésitant et imprévisible Justin Trudeau.
Que se passe-t-il au Québec au-delà de l’apparition d’un virus indésirable qui masque tout depuis plusieurs semaines ? Pourquoi les Québécois semblent incapables de faire le pas qui leur permettrait de devenir un pays ? 
Jacques Beauchemin, dans Une démission tranquille, un essai paru avant la « grande retraite fermée » se penche sur « La dépolitisation de l’identité québécoise ». Qu’est-ce que le professeur de sociologie de l’Université du Québec à Montréal a constaté chez ses contemporains qui explique cette indécision chronique.  

HÉSITATION

L’idée du pays, d’une nation typiquement québécoise au sens le plus large, est-elle surannée ou s’il faut imiter François Legault qui parle et agit comme si nous étions souverains. Voilà qui est un peu étrange, même par temps de pandémie, même si on fait tout pour amoindrir le tiraillage systémique engendré par la fédération canadienne. Ottawa agit sans consulter, bouscule les décisions des provinces. Trudeau menace même de mettre en tutelle les Centres hospitaliers des soins de longue durée au Québec. 
Certains politiciens répètent que les gens en ont assez des vieilles chicanes. Pourtant, c’est là autre chose qu’une querelle de voisins ou un caprice. Nous parlons de la démarche des survivants de la Nouvelle-France, de la Conquête de 1760, des patriotes de 1837 et de la Grande noirceur. Pourquoi cette incapacité à concrétiser une logique qui s’est imposée au début des années 70 ?

VÉRITÉ

Jacques Beauchemin cherche des réponses. Comment expliquer ce qui se passe dans la tête des Québécois ? Pourquoi le Québec est incapable de devenir un état quand on se gargarise d’épithètes qui donnent l’impression que nous sommes un pays dans le pays, une société distincte avec ses institutions uniques en Amérique. Pas facile de séparer le vrai du faux, le clinquant du réel dans cette démarche étonnante et singulière qui tourne le dos peu à peu à l’élan des cinquante dernières années. 
Il est certain que le résultat des élections de 2018 au Québec peut faire illusion. Les formations politiques qui ont promu ou combattu l’idée de souveraineté depuis les années 70 sont maintenant en fort mauvaise situation. Plus, le Québec est scindé en deux. Le Parti québécois survit dans les régions et le Parti libéral du Québec est confiné à Montréal plus que jamais. Mais comment interpréter la poussée du Bloc québécois aux élections fédérales de 2019 ? Que dire de cette percée spectaculaire ? Faut-il y voir un dernier spasme identitaire ?
Au-delà de la politique au quotidien, peut-on déceler une manière de penser, trouver une explication à ce comportement un peu étrange du Québécois, cette propension qu'il a à faire du sur-place depuis tant d’années ?

IDÉE

Il n’y a pas si longtemps, la religion encadrait la population francophone d’Amérique et dictait la plupart de ses gestes. Il faut lire la biographie intellectuelle du père Georges-Henri Lévesque pour comprendre les déchirements qui ont précédé la Révolution tranquille, la  laïcité et le religieux qui ont donné naissance aux deux pôles irréconciliables que sont la souveraineté et le fédéralisme. 
Comment sortir de l’impasse ? Est-ce possible ? Quelques-uns imaginent un voyage dans le passé, le retour du Canada français afin de retrouver le souffle, la volonté de s’affirmer et de s’imposer dans une tentative de la seconde chance. Le Canada français s’ancrait pourtant sur la religion, la langue française et un passé glorieux.
Ce recours aux années cinquante prôné par certains me semble une belle utopie, une façon de réfuter la réalité. Trop de choses séparent les francophones du Canada et les Québécois de maintenant. Et un peuple ou une nation ne fait que rarement marche arrière. Il n’y a jamais de deuxième chance. Cette approche est une manière de fuir une question qui reste au cœur de la problématique du Québec. Pourquoi les Québécois n’acceptent pas la logique qui s’impose dans les soubresauts de leur histoire ancienne et récente ?
Est-ce que l’idée de souveraineté est indissociable de certains partis politiques ? Les conseillers indépendantistes ont concocté bien des stratégies pour amoindrir la portée de cette décision, ne voulant jamais la confronter. Que penser des entourloupettes autour de la question lors du premier référendum de 1980, de l’étapisme, de la souveraineté-association, du beau risque, de la société distincte ? Comment a-t-on pu imaginer par exemple que le Canada dirait oui à un Québec nouveau et croire que ce serait ce même Québec qui imposerait un tel bouleversement politique ? Le Parti québécois s’est buté élection après élection sur le jour du référendum, la question, une date qu’il n’a cessé de repousser. Il n’a su que proposer la nébuleuse des conditions gagnantes, le bon gouvernement et l’attente du moment jugé favorable, le vent qui souffle dans la direction voulue.

SURVIVANCE

Il semble que les Québécois ont la certitude de pouvoir survivre envers et contre tous. Ils se croient capables de résister à toutes les avanies politiques et sociales. « Nous sommes un peuple qui ne sait pas mourir ».  Les voix de Maria Chapdelaine retentissent dans un rapt pas si lointain. Il suffirait de faire le dos rond quand pleuvent les attaques et de faire comme si de rien n’était. On avale la pilule, plie l’échine, secoue la poussière sur ses vêtements et on continue de vaquer à ses occupations. C’est peut-être ce qu’a choisi de faire la Coalition avenir Québec. Faire comme si on était un pays, donner l’illusion d’être une nation quand nous ne le sommes pas. Cette idée d’être là pour toujours, malgré les menaces de l’anglicisation, la perte de pouvoirs, l’appropriation des fleurons économiques du Québec par des entreprises étrangères est-elle raisonnable ? Pourquoi sommes-nous convaincus d’être immortels ? Un vieux fond religieux certainement qui refuse de s’effacer et qui explique ce comportement étrange qui va au-delà du politique et du social. 
Jacques Beauchemin met le doigt sur nos contradictions, un fatalisme qui empêche le Québec de prendre une décision logique et cela malgré des efforts considérables pour s’éduquer, se développer et faire sa place avec sa culture. Sommes-nous un peuple « sans roman d’aventures » qui ne ressent jamais l’urgence de l’avenir? Une forme de résignation laisse entendre que tout va bien aller dans le meilleur des mondes ? Nous serions tous des Pangloss, le personnage heureux de Voltaire. Sommes-nous destinés à un paradis qui n’est pas de ce monde comme on nous l’enseignait quand j’étais enfant ? 
Jacques Beauchemin effleure ce qu’autrefois on nommait l’âme des Québécois. Sa réflexion va au-delà de la question du politique. Un état d’être qui mine l’esprit et fait perdre peut-être contact avec une certaine réalité. Chose certaine, il semble que pas un parti politique n’a trouvé la manière de concrétiser le pays, ce que la logique esquisse depuis des décennies. 
Voilà une réflexion nécessaire, même par temps de virus indésirable et de confinement. Parce que la vie continue, malgré la pandémie dans les CHSLD, le port du masque et les prochaines vacances.  Cette question va s’imposer encore longtemps, provoquer des vagues et des comportements étranges. Ce choix va toujours être là à moins de consentir à devenir une simple province comme les autres, de faire comme si nous étions invulnérables.

BEAUCHEMIN JACQUES, Une démission tranquille, BORÉAL ÉDITEUR, 216 pages, 24,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/jacques-beauchemin-13506.html

vendredi 8 mai 2020

ÉCRIRE ET SE METTRE AU MONDE

HANNA AURAIT AIMÉ partir avec Simone, sa mère, pour longer le fleuve Saint-Laurent jusqu’à Kamouraska, lieu de naissance de cette dernière. Prendre le temps de ressasser des événements, de se faire des confidences, de tisser les liens peut-être qui n’ont jamais existé entre elles. Simone a dit non. Elle refuse de voyager à rebours, de raviver la douleur. Parce que la souffrance était encore trop vive. Le passé, elle ne l’a jamais vraiment quitté, comme si elle était restée accrochée à une bouée toute sa vie.

Les parents demeurent des inconnus pour les enfants. La question m’a hanté après avoir refermé le magnifique roman d’Hélène Dorion. Hanna ignore tout de Simone, une femme silencieuse et toujours un peu ailleurs. Que sais-je de mes parents ? Du jeune homme de La Doré, chef de famille à vingt ans ? Ce vaillant qui disparaissait pendant des mois dans la forêt et qui, les dernières années, combattait la maladie de Parkinson, muet dans sa berçante, en retrait du village. Et ma mère, cette révoltée, toujours à apostropher le monde et ses environs, à combattre la modernité avec un entêtement inquiétant. 
Simone a aimé Antoine, un navigateur qui partait souvent sur le fleuve pour calmer des craintes et des souvenirs. Il retournait immanquablement au large de Rimouski, là où L’Empress of Ireland a fait naufrage en 1914. L’enfant était à bord de ce navire avec son père. Il l’a vu mourir, happé par une vague. La culpabilité du survivant, la certitude d’avoir volé la vie de son père en étant l’un des rescapés ne le quitte pas. 

Nous ne sommes que cinq à avoir survécu… Je devrais être reconnaissant de ces années qui me sont offertes en sursis, comblé d’avoir été adopté, entouré d’amis, et lorsque j’enlace Simone, je devrais être le plus heureux des hommes de n’avoir pas sombré. Mais je ne peux me libérer de l’étreinte de mon père juste avant qu’il ne me lance dans le corridor, happé au même moment par une lame qui défonce la porte de la cabine voisine de la nôtre. (p.144)

Simone s’est accrochée à cet amour, même si elle a fini par dire oui à Adrien, l’époux à qui elle a résisté pendant des années. Fidèle à Antoine disparu sur le fleuve, devant Rimouski, sur les lieux du naufrage qui a marqué l’imaginaire. Elle a surnagé, entre un mari et une fille, restant l’étrangère qu’elle était pour tout le monde, sauf peut-être pour quelques amies, quand elle prenait un verre et s’évadait un peu.

Simone s’efforçait seulement de survivre, de traverser les jours en accomplissant ses obligations de mère de famille, ses devoirs d’épouse, et en assumant ses responsabilités de fille et de sœur. Aujourd’hui je crois qu’elle n’avait qu’une hâte : rejoindre le bout de sa route. Mais je ne me le disais pas. Je ne pouvais ni ne voulais le voir. (p.23)

Hanna a toujours su que Simone camouflait un terrible secret en s’évadant dans les livres ou en écrivant dans ses carnets. Ces fameux cahiers qu’elle peut lire à la mort de sa mère pour saisir enfin celle qui fuyait, découvrir aussi les ratés de sa propre vie. 

L’ART

Connaître l’événement qui a fait plier les genoux de ses proches, les a emportés dans le rêve et dans des rencontres impossibles. Hanna trouve des explications en parcourant les notes de sa mère. Cette écriture la bouscule, lui permet de comprendre. Est-ce que la poésie et le roman peuvent devenir des substituts à la douleur qui empêche de regarder vers l’avenir ?

La vie d’un artiste se construit avec le chaos, on ne fait que parler d’ombre et de lumière qui s’interpellent, de choses vivantes et inertes, réelles et imaginaires qui se répondent. Ça semble plutôt curieux de dédier sa vie à l’art, surtout dans une société qui incite à la performance et au divertissement, mais c’est ce qui chaque jour donne sens à la mienne. (p.44)

Écrire, « laisser sa trace » comme chante Richard Séguin dans Retour à Walden. Hanna pose le doigt sur un amour que Simone a ressassé obstinément après l’avoir perdu à jamais au fond de l’eau. Un homme qui s’est toujours faufilé entre la mère et la fille. Tout comme cette grand-mère qui n’a pu oublier le jeune militaire parti à la guerre et qui n’est jamais revenu. Les morts laissent des cicatrices profondes dans l’âme des vivants. Surtout que la mémoire a la fâcheuse habitude de sublimer les gens et les épreuves. C’est certainement ce qui pousse les écrivains à vouloir faire le tri, à secouer le passé pour respirer dans un présent dégagé.

À travers le personnage d’une petite fille dont la mère est morte, et qui n’occupait aucune place dans sa famille amputée de ses racines, j’expulsais ma détresse d’enfant. Persuadée que quelque chose s’était figé là, j’ai glissé dans ce roman ce que je n’avais pu dire à cette femme qui n’a jamais incarné pour moi la figure maternelle. Je reprenais possession de moi-même dans un autre récit, imaginant une histoire qui comblait les failles de la mienne. (p.49)

Une sorte d’atavisme marque les femmes de la famille. Hanna comprend pourquoi elle aime les mots et pourquoi Julie, sa grande amie, reconstitue sa vie avec les couleurs et ses pinceaux. L’art est-il un essai désespéré de se réconcilier avec le monde, de secouer les tragédies personnelles, de se creuser un nid dans le présent ?
Hélène Dorion se penche sur l’écriture, la poésie, la peinture et certainement la musique qui sont autant de tentatives, souvent pathétiques, de guérir d’une blessure existentielle. Est-ce possible de muter en modifiant la réalité, de se donner d’autres yeux, de vivre et de rire dans le chaos qui nous cerne ? 

PÈLERINAGE

Hanna effectue un pèlerinage à Kamouraska et à Rimouski. Elle s’arrête à Pointe-au-Père et visite le musée qui rappelle la tragédie de L’Empress of Ireland. Elle respire dans les lieux qui lui ont volé sa mère, devant ce fleuve où l’homme qui aurait pu être son père a coulé. 
Les écrivains travaillent obstinément à repasser les mots, à cerner ce qui les fait claudiquer. Nous sommes tordus par les douleurs et les obsessions de nos parents. Le silence de Simone, sa dérive a poussé Hanna vers les phrases, à dessiner le vrai visage de cette étrangère et à tenter de replâtrer sa vie. Qu’est-ce qui m’a incité à prendre la plume, moi, le neuvième d’une tribu de garçons qui se tenaient loin des livres ? De quelles blessures suis-je né ? 
L’art est une chance de se remettre au monde, de s’affranchir des coups ou des malheurs que l’existence nous inflige. Victor-Lévy Beaulieu n’a jamais oublié l’arrachement à son Trois-Pistoles et sa migration à Montréal, comme Anne Hébert n’a jamais su effacer son confinement pour échapper à la tuberculose. Comment survivre à des drames collectifs qui finissent par devenir des tragédies personnelles. La vie est un fleuve calme ou agité qui emporte les morts et les douleurs. Sommes-nous des rescapés d’une catastrophe plus ou moins connue ? Des épaves à la dérive ?

LECTURE

Hanna a le bonheur de comprendre en se penchant sur les carnets de Simone. Elle peut enfin respirer avec elle, briser son silence. Les mots sont souvent un baume sur les ecchymoses de l’âme. Elle apprend les naufrages qui ont avalé sa grand-mère et sa mère, le drame qui la guette et qui peut encore la happer. 

Aujourd’hui je tourne autour d’elle comme autour de ma naissance, je tends l’oreille pour savoir de quel secret je suis née, et quelle est cette part manquante qui a répandu de l’ombre dans toutes les pièces de la maison. (p.139)

Qu’est-ce que j’ai voulu faire en publiant ? Témoigner en parcourant les lieux de mon enfance, en sillonnant les espaces que ma mère et mon père ont marqués par leurs regards. Est-ce que j’ai cherché à les habiller de phrases, à les faire respirer dans mes souvenirs ? L’écriture est-elle toujours un effort désespéré de réparation et de résilience ?
Peut-être que l’art est la médecine de l’âme. 
En retournant les mots, des gestes, les empreintes de ceux qui sont passés avant, nous tentons de cerner la place qui est la nôtre. Parvient-on à reconstituer des vies qui se sont recroquevillées dans le silence des cimetières ? Nous sommes peut-être tous des naufragés, victimes d’un fleuve qui va son chemin, indifférent aux morts et aux tragédies qui ont gâché l’existence de ceux qui sont restés sur la berge. 
Quel magnifique roman de tendresse et de compassion que celui d’Hélène Dorion. La poète et romancière effleure l’âme, les blessures qui ne guérissent jamais, bousculent ces inquiets du monde que sont les créateurs. Pas même le bruit d’un fleuve permet de nous arrêter dans un matin tranquille pour comprendre ce qui a constitué nos vies, de suivre les méandres qui habitent notre aventure, sans trop savoir comment survivre. Un livre qui aide à mieux respirer, une méditation sur l’art, la vie, la douleur et la résilience.

DORION HÉLÈNE, Pas même le bruit d’un fleuve, ALTO ÉDITEUR, 184 pages, 22,95 $.

https://editionsalto.com/catalogue/meme-bruit-dun-fleuve/

jeudi 30 avril 2020

OÙ IL EST LE PAYS DU BONHEUR

Y A-T-IL UNE GÉOGRAPHIE du bonheur ? Voilà une question qui a troublé Véronique Marcotte lors d’un séjour en Haïti, en compagnie d’écrivains du Québec. Une jeune femme, pendant une rencontre avec le public, lui a asséné cette énigme. Que répondre ? Où le bonheur prend-il ses aises ? Et pour quelqu’un qui vit en Haïti, demander où se cache le bonheur, c’est peut-être demander si l’avenir est possible. Est-ce que le paradis a pignon sur rue ? Est-ce que vous le croisez dans votre quartier en ce printemps de confinement physique et mental ? Les longs jours tranquilles suivront-ils les outardes, le retour à la vie dite normale, un soleil stimulé aux hormones et des dégâts de pissenlits le long des trottoirs ?

Adam et Ève Bonheur se sont installés en Amérique du Nord ou encore dans une région de l’Europe, bien sûr. Chez les Blancs, cela va de soi, dans un pays riche où sévit le wi-fi, le téléphone intelligent et la radio débilitante. Ils ont choisi une ville en bordure de fleuve où les magasins sont accessibles en tout temps. Le couple entretient jalousement sa pelouse, de grands érables et certainement une piscine. Ils ont leurs oiseaux de juillet et d’hiver qui volettent sous les mangeoires et leurs deux enfants, un gars et une fille, partent à l’école après avoir bien déjeuné. Un pays où la carte de crédit fait la loi, où l’on surveille son poids en comptant les calories, où l’on parle, après avoir vidé une bouteille de vin, de devenir végétalien. Ève et Adam travaillent tous les deux et peuvent s’offrir un bout d’été dans le Sud en janvier et des séjours à Paris quand ce n’est pas l’Asie pour connaître les frissons du dépaysement. Le bonheur est-il en pause sur cette planète coronavirus-19 ?
Véronique Marcotte est revenue de son voyage en Haïti avec cette question dans ses valises. C’est souvent comme ça que s’impose un projet. Une petite phrase malicieuse et la machine à écriture se dégourdit. Un contact particulier avec Haïti pour la romancière, mais aussi un coup de foudre. Assez pour postuler et chercher à profiter d’une résidence d’écrivain. Pas de meilleure façon de continuer l’expérience. Elle va s’installer dans une grande maison sous les arbres et taquiner le mot pendant le jour en attendant l’heure de l’apéro, ce moment qui penche vers une nuit chaude et ivre d’odeurs. 

AVENTURE

Véronique Marcotte part avec armes et bagages pour la belle aventure. Le choc est brutal. Rien ne se passe pas comme elle l’avait prévu. Se retrouver dans une vaste maison « en manque d’amour », avec l’impression d’être une tache blanche sur un grand tableau noir ne va pas de soi. Elle devient celle que l’on regarde, que l’on examine comme si elle était une curiosité. Madame V. est l’étrangère. Le terme « minorité visible » n’est plus un euphémisme. Elle le vit à chaque moment de la journée, chaque fois qu’elle ose s’aventurer hors des murs de la résidence. 

J’avais peur qu’on m’assaille, qu’on me pille, qu’on m’insulte. Je ne voyais pas les compatriotes de Paulo comme des brutes, je peux le jurer, mais je ressentais quelque chose qui ne se traduit pas autrement, quelque chose de viscéral. Et Paulo, toujours en souriant, m’a confirmé que si nous passions la nuit sur la route Nationale, derrière le camion de ciment renversé, il était fort possible que nous nous fassions voler nos affaires. J’ai jeté ma cigarette pour serrer contre moi le sac qui m’entourait la taille pendant que la petite posait sa tête sur mon épaule de Blanche effrayée. (p.66)

L’écrivaine ne parvient pas à trouver du temps et le silence qu’il faut pour dresser les mots. La maison est envahie par les voisins qui y viennent pour le wi-fi. L’intimité n’a pas le même sens en Haïti qu’à Montréal. Elle se lie avec une famille des environs, découvre l’histoire de Clara et Pierre. Clara est la fille d’une Québécoise. Une parenthèse pour Marine, la mère, qui est retournée vers son homme à Montréal. Un pas de côté pour celle qui ne voulait pas d’enfants. Jaco, son mari, un métis haïtien et québécois, ne saura jamais rien de l’incartade de son épouse. 
 
LE BONHEUR

Mais où est-il ce bonheur ? Madame V. décide de suivre cette famille au bord de la mer près de Jacmel. Elle va s’installer dans une petite maison et écrire. C’est le but de son voyage après tout. 
Le bonheur, elle le constate, tout le monde tente de l’inviter à sa table, mais le grand escogriffe a souvent des manières imprévisibles. Madame V. vit une passion avec Sue, une Américaine en exil. Une pulsion de vacances, quand tout bascule. Le même abandon que Marine a connu avec Pierre peut-être.

Ce soir-là, Sue me fait découvrir quelque chose au moment même où j’avais perdu foi en l’étonnement. Elle installe une jonction entre nos deux corps. Et moi je consens à cette suture. Je verrai plus tard quoi en faire, je verrai plus tard ce que ça fait d’avoir une femme comme Sue en plein cœur de charpente. (p.103)

Et l’histoire de Marine et Pierre, de Clara qui s’attache à Madame V. comme si elle était sa mère, se dévoile peu à peu. Bien sûr, tout le monde a menti à la fillette pour la protéger. Nous trichons tous pour masquer nos grandes et petites lâchetés. Que seraient notre société et nos vies sans les mensonges qui améliorent le réel et le rendent acceptable ?

FIN

Marine est atteinte d’une maladie terrible qui ne lui laisse aucune chance. La sclérose latérale amyotrophique va l’enfermer dans son corps. Un drame pour elle et son mari. Une fin atroce. Elle décide de choisir son moment, de partir volontairement. Jaco verse le poison, se fait complice. Nous sommes avant la loi pour l’aide médicale à mourir. La police enquête. Jaco ment bien sûr, comme sa femme avant, pour sauver sa peau. La vieille Aurore qui n’en a fait qu’à sa tête, une voisine, organise avec lui ses mensonges et sa défense. 

Il veut s’anesthésier. Sortir de cette fatigue. Il se sent seul. La seule personne avec qui il peut partager ce qu’il vit, c’est Aurore. Il n’a plus vraiment d’amis proches, son père est mort, et il est hors de question qu’il annonce à sa douce mère qu’il a tué Marine. Tâche de garder ton calme, mon fils. Jaco entend la voix de Josema, son accent créole qui roule comme une bille dans sa gorge, sa mère bien-aimée qu’il ne met au courant de rien pour l’épargner. (p.84)

Rien ne va plus en Haïti quand la famille de Clara apprend la mort de Marine. Là aussi, le mensonge a brouillé le quotidien. L’enfant correspondait avec sa mère à l’insu de son père qui se révèle peu à peu aux yeux de l’écrivaine. Il se comporte en petit despote et bat sa femme. 
Clara fugue. 
Madame V. et Sue se retrouvent au centre du drame malgré elles. Tout se précipite quand la vieille Aurore et Jaco débarquent en Haïti pour exécuter les volontés de Marine, régler un héritage qui fait délirer Pierre.

QUESTIONS

Une intrigue qui tient du thriller, un questionnement sur la vie, l’amour, le mensonge, le suicide, la mort assistée, la violence conjugale, le machisme, les enfants qui subissent la dictature d’un père, le vieillissement et notre responsabilité les uns envers les autres. L’appartenance aussi, le métissage, les racines, le pays, tout ça en filigrane dans une histoire à multiples facettes qui ne vous laisse pas un moment de répit. 
Véronique Marcotte est une magnifique conteuse et je ne pense pas, malgré toutes ses tribulations dans l’île de Danny Laferrière, qu’elle puisse pointer sur la carte du monde le lieu où Ève et Adam Bonheur se sont installés. Il faut regarder en soi et tenter de démêler le vrai et le faux qui empoisonnent nos vies pour arriver, peut-être, à une sorte de paix qui peut se répandre tel un virus. 
Un beau roman qui explore les liens que le Québec entretient avec Haïti, sans que nous connaissions réellement ce pays qui semble distiller la misère et le malheur. Madame V. l’apprend : le bonheur perturbe et se réfugie dans des lieux peu fréquentés, même en Haïti, quand tout se déglingue. La géographie du bonheur fait du bien, ce qui est rare et précieux en littérature.

MARCOTTE VÉRONIQUE, La géographie du bonheur, VLB ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.

https://www.quebec-amerique.com/auteurs/veronique-marcotte-512

jeudi 23 avril 2020

CE PAYS QU’IL FAUT RÉINVENTER

J’HÉSITE TOUJOURS DEVANT UN RECUEIL de poésie et retarde souvent le moment de m’y aventurer. La plupart du temps, après avoir pris une grande inspiration, je me lance et… c’est la déception. La poésie est rarement au rendez-vous. Je me bute à de la prose égrenée qui finit rapidement par me lasser. Quelques images ici et là me font penser à ces photos que l’on multiplie et que l’on ne regarde jamais. Pourtant, la poésie permet la mise en joue de l’univers, un affrontement et une remise en question de soi devant les autres, une manière de forer des trous dans les murs du silence. Une respiration aussi, un cri qui permet le retour à la vie. « L’art est une façon d’éclairer les contours du monde qui restent flous », écrit Hélène Dorion dans : Pas même le bruit d’un fleuve.

Kristina Gauthier-Landry est née à Natashquan, un bien lourd héritage après le grand monsieur Gilles Vigneault. Ce pays mythique, elle l’a quitté pour de bonnes ou mauvaises raisons. L’exil reste toujours une perte de ses lieux d’ancrages. La poète veut secouer ses balises par l’évocation, une forme de prière qui permet un retour à soi, de retrouver tout ce qui a été abandonné, repoussé dans un recoin de l’esprit. Les départs ressemblent souvent aux remous qui suivent un navire. Des vagues si lourdes d’abord qui, rapidement, deviennent un fil sur l’eau et puis plus rien. C’est certainement pour oublier cette distance, que les écrivains tirent sur ce filin invisible, tente de ramener l’enfance, les lieux où l’on se sent parfaitement en harmonie avec soi et les environs. 

Retourner au début
retrouver les entrailles
pour qu’un jour bien droites
telles des épinettes nous puissions dire

c’est ici que nous sommes nées (p.7)

Nommer la Côte-Nord, la dire dans sa réalité physique et dans sa mémoire, la faire respirer par les mots, la marcher comme aux premiers instants de ses émerveillements.
Kristina Gauthier-Landry s’investit dans une entreprise qui demande souvent toute une vie d’efforts et de patience. Comment saisir le pays, l’entendre dans sa tête, le voir comme s’il était en soi et hors de soi ? La poète s’accroche aux pierres, aux flancs des montagnes aplaties qui longent la côte, aux épinettes malmenées par les saisons pour retrouver ce temps d’avant. Elle respire avec les gonflements du fleuve qui portent les baleines, leurs souffles au large.

Mais où est la maison
j’étais pourtant certaine de l’avoir
laissée là (p.19)

S’abandonner et s’apercevoir que plus rien ne peut être pareil. Tout change et se modifie. Le pays déserté n’est jamais celui que l’on retrouve. Le lieu quitté se recroqueville dans un temps que seule l’artiste fréquente. Entreprise impossible et nécessaire qui fixe les contours de sa géographie. Sans cette quête, il n’y aurait plus de littérature et encore moins de poésie, pas l’œuvre de Gilbert Langevin, de Paul-Marie Lapointe, de Gaston Miron, Yves Préfontaine et Marie-Andrée Gill. 

Tu me berces toujours salée
avec tes chansons bleues de mer
les rideaux lourds font des vagues
qui ressemblent au temps
égrené au large (p.62)

Travail nécessaire pour vivifier la mémoire, retrouver la paix dans sa tête et son corps. Tâche exigeante que de retourner chaque pierre, de longer les caps, les pics, s’attarder devant des bouquets d’épinettes, ces témoins des siècles avec les oiseaux porteurs de messages, de souvenirs qui roulent dans les gonflements de la vague.

PRIÈRE

J’aime cette voix qui tient du murmure et de l’incantation, ce poème comme un caillou poli par des siècles de patience, ces images chaudes dans la rondeur de la main. 

Sur le chemin du ruisseau
devant la maison bleue
la mousse m’indique le nord
et les outardes aussi il me semble
murmurent ton nom (p.108)

Chant, poésie sensible, belle comme une larme ou une fleur de chicouté qui devient miracle dans un rond de la savane. Méditation devant les écritures gravées dans le granite, l’empreinte d’une sterne à l’ourlet du fleuve. J’aime cette respiration, ce sourire quasi effacé dans une photo jaunie. Ça sent la terre, la comptonie voyageuse, la mousse de caribou et les jours qui grésillent parfois en juillet. 
Et l’exilée se grise des appels des outardes quand elles reviennent dans les poussées du printemps. Prendre racine comme les épinettes qui retiennent les souffles du large dans leurs branches, s’installer dans toutes les dimensions de son être. Voilà la folle et belle entreprise de Kristina Gauthier-Landry.

En haut de la côte du morne
ça respire large
le fleuve en feu

toutes les beautés nous hurlent
torrentielles

je bouche mon nez mes yeux
du silence
au fond des choses (p.114)

Un appel, je l’ai déjà dit, une évocation qui permet de s’ancrer dans le présent, de faire la paix avec son passé et peut-être son présent.

GAUTHIER-LANDRY KRISTINA, Et arrivées au bout nous prendrons racine, Éditions LA PEUPLADE, 128 pages, 19,95 $.

jeudi 16 avril 2020

MARIE-CLAIRE BLAIS FRAPPE FORT

PETITES CENDRES OU LA CAPTURE de Marie-Claire Blais se présente comme un ajout à la fresque unique qu’est la suite des onze volumes de Soifs. Mêmes personnages, mêmes lieux, même manière de plonger dans l’époque contemporaine. Comment ne pas être subjugué par cette écriture qui m'a aspiré tel un fleuve au printemps, fais perdre tous mes repères dans des remous irrésistibles.

L’impression de se retrouver dans un trou noir où tout se compresse et se retourne sur soi, où le temps s’arrête et la lumière implose. Me voici près de Petites cendres qui se dresse devant un policier à cheval. Il veut protéger le vieux Grégoire qui a trop bu et qui laisse aller sa colère face au représentant de l’ordre, sa rage d’Afro-Américain qui a subi tous les sévices dans l’expérience américaine.
Je retiens mon souffle dans ce western, au moment du duel, sur la place désertée. Les trois s’affrontent comme dans les films de Sergio Leone. Je pense au Bon, la brute et le truand où les mercenaires se retrouvent dans le cimetière pendant que la caméra tourbillonne dans une musique de fin du monde.
Un geste, un soupir et tout bascule. 
Ce n’est plus la nuit, pas encore le jour. Les bars ferment, les fêtards rentrent ou s’attardent devant les établissements pendant que les marchands s’installent sur la place publique pour monter leurs étals. 
La ville est sur pause. 
Tout tourne autour de cette confrontation pendant les 200 pages de Marie-Claire Blais qui se dressent comme le mur d’une enceinte.

…Petites Cendres les observait de loin en pensant que de son coté de la rue le ballet que dansaient les ombres de Grégoire, du policier et la sienne glissant à pas feutrés au milieu d’eux, afin que Grégoire se détournât du policier, ne fut pas atteint par lui dans quelque fusillade précipitée, oui, c’était un ballet, une danse plus légère, on eût dit qu’ils dansaient tous les trois, leurs ombres s’effleurant à peine… (p.13)

On connaît la manière de madame Blais. Aucun paragraphe, pas de chapitres pour refaire surface et échapper à cette épouvantable tension. Pas un espace où se défiler. Le texte, véritable plaque tectonique, bouge lentement. Petites Cendres fixe le policier et celui-ci effleure son arme. Tout près, dans l’ombre, deux étudiants, après le bal des finissants, plongent dans la mer, dans un lieu dangereux et interdit. Deux garçons et une fille, des inséparables depuis toujours, s’éloignent sur la plage. Phili et Lou s’accrochent au grand jour. Les deux vont permuter, changer de sexe et s’aimer. Un couple en vacances rentre à l’hôtel en se tenant par la main. Deux amis n’arrivent plus à se tenir debout après la tournée des bars. Un vagabond grogne sous le porche. Mark, prisonnier de son obésité, voit tout, impuissant comme toujours, jamais là où ça compte.
 
DES VIES

Petites Cendres ressasse des souvenirs, ne peut répondre aux appels répétés de Robbie. L’incendie du bar Le fantasque a décimé ses amis. Que de rires pourtant, de plaisirs, de métamorphoses pour oublier la tragédie de soi et des autres. Tous morts d’avoir trop vécu, victimes de la xénophobie et de la haine.

… un gâteau d’anniversaire dont les chandelles flamberaient, le gâteau et ceux qui en soufflent les bougies, d’un seul coup de rage, d’où venait donc cette tempête de haine, nous en avons aperçu l’ombre dans ce garçon au foulard noir s’évadant par l’arrière du bar où l’attendait une voiture, donc il n’était pas seul, il appartient à une assemblée, un groupe, il est sans doute reparti au Moyen-Orient même s’il semblait être un des nôtres, dansant sur nos pistes de danse, flirtant au bar, il était là tel un espion, ayant depuis longtemps renié sa mère, la maltraitant, car ce n’était qu’une femme, c’est cette zone fatidique de la haine que sa mère avait quittée pour éduquer son fils ailleurs, le faire naître parmi nous, se disant que son fils serait un homme droit, pas un meurtrier de sa mère et de ses sœurs, comme l’étaient son mari Mohammed, ses frères, les oncles homicides… (p.37)


Tous rentrent après être aller au bout de soi, de leurs désirs et de leurs pulsions, cherchant l’être enfoui en eux et des instincts refoulés. L’heure où tout bascule. Le mendiant ne survivra pas à la nuit, Love sera violée par ses amis, la dame au bras de son mari a-t-elle renié l’artiste qui voulait s’envoler il y a si longtemps ? Les nageurs téméraires seront broyés par les vagues.

NUIT APOCALYPTIQUE

Marie-Claire Blais nous pousse dans ce plissement du jour, nous fait confronter le regard du policier qui se dresse devant Petites Cendres. Tous secoués par l’arrêt de la planète, culbutés par la passion, des rêves qui ne peuvent germer dans ce monde étouffant. 

… il ne s’agissait que d’un jeu dans la nuit, un jeu pour rire, et s’ils allaient la traîner dans la mer, l’océan, l’oublier là, couverte de sang et de sperme, ainsi ne pourrait-elle pas disparaître et on ne saurait rien de cette nuit de meurtre à deux, rien du tout, les vagues nettoyaient tout, pensait Love, qu’était-ce qu’une jeune femme violée pour deux envahisseurs qui se vantaient de leur crime qu’ils pourraient un jour de beuverie raconter à d’autre étudiants aussi veules… (p.73)

L’univers de Marie-Claire Blais est terrible de racisme, d’homophobie et de machisme. Une société de mâles blancs qui peuvent tout se permettre sans être importunés, un état d’injustice et de sévices chroniques qui frappent ceux qui cherchent à bousculer la norme. 
Humanité incapable de se régénérer et de trouver une manière de juguler le mal qui la ronge et la pousse vers le pire. Ville où l’on cultive le désir du sang et du viol en ingurgitant des drogues. Civilisation où des forces démentes broient ceux et celles qui lèvent la tête. 
Marie-Claire Blais ajoute un volet à la grande tragédie de maintenant. Constat brutal, difficile à accepter. Elle me bouleverse chaque fois, me sidère en heurtant mes croyances et ma sensibilité, l’idéal qui refuse de mourir en moi malgré les horreurs. Le soleil finira bien par s’arracher à l’horizon, je le souhaite, je l’espère et je le veux.

BLAIS MARIE-CLAIRE, Petites cendres ou la capture, Éditions du BORÉAL, 216 pages, 24,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/petites-cendres-capture-2729.html