MADELEINE MONETTE écrit depuis une quarantaine d’années et je la connais surtout par ses fictions. Je me rends compte, en feuilletant L’Amérique est aussi un roman québécois, qu’il y a des aspects de son travail que j’ignore. Elle a regroupé dans ce livre des textes rédigés pour des rencontres, des colloques ou encore pour des revues. L’ouvrage imposant comprend une partie essai où nous retrouvons ses questionnements sur l’art de raconter et sa propre démarche. Dans un deuxième temps, elle reproduit des entrevues qu’elle a accordées à différents médias. Radio-Canada, entre autres, des moments uniques, quand on prenait le temps de s’attarder au travail des auteurs et surtout, quand on leur laissait la parole pour qu’ils puissent s’expliquer ?
Madeleine Monette a connu un parcours atypique dans notre monde littéraire. Née à Montréal, elle se tournait vers l’écriture dans la vingtaine, s’installait à New York avec son compagnon, un Américain.
« Depuis 1979 je vis donc aux États-Unis, dans un lieu qui n’est pas d’abord un autre pays, mais un site de tensions. Si je n’ai fait que glisser vers le sud, sur la pente accueillante et douce du nord du continent, j’ai consenti comme jamais à mon américanité, aux risques et périls de ma francité. Dorénavant, il ne me serait plus facile de nommer, je ne pourrais plus ignorer les contradictions et l’opacité du réel, je ne me sentirais nulle part à ma place. » (p.29)
Départ en 1979, à la veille du premier référendum portant sur l’indépendance du Québec qui s’est tenu en 1980, un événement qui a mobilisé quasi la totalité des artistes et des écrivains du Québec. Madame Monette reste discrète sur ce tournant et ce n’est pas un sujet qu’elle aborde même si elle a toujours gardé contact avec Montréal.
Migration et immersion dans la grande cité de tous les possibles qui incarne le rêve américain. Elle vit son quotidien en anglais, mais sa langue d’écriture demeure le français. Elle publie au Québec et s’adresse avant tout à des lecteurs d’ici. Il y a là une situation intéressante, une sorte de tension entre les gestes de tous les jours et le moment où elle s’assoit devant sa table de travail.
Je pense à Jack Kerouac qui a rédigé d’abord nombre de ses romans dans un français un peu figé avant de les traduire en anglais, donnant un souffle et une couleur singulière à ses livres. Marie-Claire Blais a choisi de vivre une grande partie de sa vie aux États-Unis tout en écrivant en français. Ce choix a marqué son regard et permis la naissance de l’extraordinaire suite qu’est Soifs, un monument de notre littérature.
LIEU
Le territoire d’écriture de Madeleine Monette reste la ville, lieu où les ethnies se croisent, se heurtent, se confrontent et doivent trouver des terrains d’entente. Décor du monde contemporain où ceux et celles qui souhaitent se donner une autre chance s’installent spontanément. La plupart des émigrants au Québec se retrouvent à Montréal et il en est de même partout dans le monde.
« Un laboratoire de la modernité. Un champ d’expérimentation sociale, culturelle et économique, dont les erreurs surtout font la richesse. Un moteur de transformation, une mégapode dont la croissance fulgurante, les luttes tendues et les demi-succès, les réalisations souvent arrogantes ou inéquitables frayent les voies de l’avenir et redéfinissent le présent. Une figure de proue qui n’est pourtant pas exemplaire. » (p.61)
Belle description de ce New York mythique et fascinant, le prototype de la grande cité qui attire des gens de partout. La ville qui dicte les modes, les nouvelles tendances en littérature et en musique. Le fameux rapt, par exemple, vient des rues de New York.
ÉCRITURE
Madeleine Monette s’attarde beaucoup à sa tâche, à sa manière de construire une histoire et ses fictions. Une occupation de longue haleine dans son cas où chaque mot doit trouver sa place. Rien d’inutile ou de superflu. Tout est calculé pour donner une écriture sans aspérités et sans faux pas.
« Lorsque je conçois un roman, j’en prévois la composition comme je verrais de loin un tableau complexe, sans discerner tous les détails. Au fur et à mesure que je m’approche, c’est-à-dire au fur et à mesure que le travail avance, le tableau se précise sous mes yeux. Le dessin devient plus dense, la composition révèle les rapports les plus délicats, je saisis comment les diverses parties peuvent se faire écho. Mais bien sûr ce tableau, qui n’est au début qu’un désir de tableau, sombrerait sans l’écriture dans le flou et l’oubli. Avant l’écriture, il n’a pas plus de poids qu’un caprice. Qu’un rêve éveillé. » (p.93)
Elle ne néglige jamais les circonvolutions que son sujet provoque, l’ancrage de ses personnages dans leur milieu. Le point de vue narratif si l’on veut. Parce que Madeleine Monette est de ces écrivaines qui s’intéressent au monde qui l’entoure, à la vie des hommes et des femmes, à leurs préoccupations et leurs aspirations, leurs réussites comme leurs échecs.
CONSCIENCE
Rarement, j’ai lu une écrivaine qui réfléchit si justement à son travail et qui peut en parler avec autant de précision.
« Dans mes romans, l’histoire n’enchaîne pas nécessairement des événements. Elle déploie la subjectivité des personnages, souvent à travers des voix narratives qui s’apparentent au flot de la conscience, souvent à travers des œuvres d’art qui proposent d’autres voix, qui sont des créations au second degré issues de romans en abyme, de pièces de théâtre, de chorégraphies, de tableaux ou de poèmes fictifs. » (p.80)
Bien sûr dans une entreprise du genre, surtout dans les entrevues, il y a des redites où l’auteure s’attarde à certains aspects de sa démarche pour en préciser un angle ou une direction, ce qui permet de mieux comprendre son approche. Une belle façon de nous familiariser avec son travail et surtout de savoir dans quel monde on se risque en ouvrant l’un de ses ouvrages. Cela m’a donné l’envie de revenir à ses grands livres. Je pense à La femme furieuse ou encore à Amandes et melon.
AVENTURE
Une aventure passionnante pour qui s’intéresse au travail de l’écrivain qui veut, jour après jour, aiguiser son regard et traduire le milieu dans lequel il vit. La quête transforme autant l’auteur que celui qui se risque dans la lecture, surtout quand une œuvre s’attarde aux luttes que doivent mener des individus pour trouver leur lieu d’épanouissement.
Madeleine Monette cerne le pourquoi de cette occupation étrange qu’est la fréquentation des mots où l’on finit toujours par se tourner vers soi pour mieux évoluer et respirer dans sa société. Une plongée dans le réel, le travail d’une écrivaine qui tente de comprendre ses contemporains, de faire face à la mouvance des populations, aux mutations qui bousculent l’époque et nous poussent vers le précipice avec les changements climatiques. Une entreprise humaine, singulière, patiente et fascinante.
Voilà une belle manière d’apprivoiser la démarche de cette auteure originale et surtout de revenir sur ses livres pour les lire peut-être avec un regard différent.
Et le titre. Il faudrait bien l’expliquer. Selon Madeleine Monette, les écrivains du Québec s’aventurent de plus en plus sur le territoire de l’Amérique et l’intègrent dans leurs ouvrages.
« D’un mot à l’autre, ils saisissent les États-Unis d’Amérique, s’en excluent ou les parcourent sans hésiter, avec leurs vues souples et pénétrantes, racines au large dans leur sillage. Ils donnent à lire une Amérique réinterprétée ou revisitée, une Amérique qui est aussi un roman québécois, une fiction transcontinentale, où peuvent reprendre place les Amériques. Oui, l’Amérique est aussi un roman québécois. Un poème québécois. » (p.47)
Voilà qui est clair. Quelle riposte à ceux et celles qui répètent que notre littérature claudique ou encore qu’elle manque d’aventure ! La littérature francophone du Québec vit peut-être la plus grande équipée qui soit en racontant et décrivant une Amérique différente et française. C’est la plus belle aventure qui soit.
MONETTE MADELEINE, L’Amérique est aussi un roman québécois, GROUPE NOTA BENE, Montréal, 252 pages.
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