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jeudi 13 janvier 2022

LE PARCOURS ADMIRABLE DE JACQUES POULIN

JE ME SUIS OFFERT UN grand plaisir au début du mois de décembre en achetant Œuvres complètes de Jacques Poulin. Un beau volume de 1586 pages qui regroupe ses quatorze romans parus entre 1967 et 2015. Soit, de Mon cheval pour un royaume à Un jukebox dans la tête. Il y a là le parcours d’une vie. Je pense surtout au travail patient et assidu de cet écrivain discret pendant cinquante ans. Poulin, il le répète souvent dans ses ouvrages, ne noircit jamais plus d’une page par jour, avec repos complet le samedi et le dimanche. Une matinée chargée, un arrêt vers midi, pour grignoter et encore un effort pour terminer la journée. Bien sûr, ses personnages transgressent ces règles et je soupçonne Poulin de l’avoir fait de temps en temps. Le bon vieux Jack Waterman va jusqu’à se lever la nuit parce qu’une phrase le tracasse et qu’il ne veut pas la voir disparaître comme une jeune femme au coin de la rue. Un labeur patient où l’énoncé s’impose et coule lentement pour constituer un paragraphe. Tout peut s’enrayer souvent. L’écrivain peut figer sur un mot pendant une semaine, incapable qu’il est de glisser vers un autre. Tout comme il nous décrit minutieusement la curieuse installation qui lui permet de se livrer à sa passion. Une planche à repasser sur laquelle il place une boîte à pain. Il travaille debout, à cause d’un mal de dos récurrent et pour bouger dans la pièce, consulter les dictionnaires qui l’entourent et qui restent là sur les tables comme des coffrets à bijoux.

 

J’ai découvert Poulin avec Le vieux chagrin en 1989. Il faisait à ce moment-là son entrée dans la prestigieuse maison d’édition Actes Sud qui a fait rêver bien des auteurs québécois par la qualité de ses publications et le soin apporté à la présentation de leurs livres. De véritables œuvres d’art. C’était son septième roman. Je l’ai donc croisé au milieu de son parcours. Je l’avais ignoré pour je ne sais quelle raison. Je l’ai souvent répété, les chemins de la lecture sont étranges et imprévisibles. 

Ce fut alors un coup de foudre. J’ai adopté Poulin comme l’un de mes écrivains favoris et je me suis précipité à chacune de ses publications qui venaient me surprendre tous les trois ans à peu près. Trop préoccupé par les nouveautés, j’ai toujours remis la découverte de ses premiers ouvrages. 

 

PARCOURS

 

Jacques Poulin a publié ses premiers livres aux Éditions du Jour, entre 1967 et 1970. J’y faisais mon entrée en 1971 avec L’octobre des indiens et il migrait alors chez Leméac, ratant peut-être des occasions de faire connaissance même s’il ne semble pas avoir fréquenté ses collègues. Et que dire du mal qu’il pense des auteurs qui campent on dirait dans les émissions littéraires à la radio et à la télévision? Je n’ose imaginer ce qu’il peut dire de Dany Laferrière, par exemple. 

Je ne l’ai rencontré qu’une fois à un Salon du livre. Je ne me souviens plus si c’était à Montréal ou à Québec. Il m’avait dédicacé Le vieux chagrin de sa petite écriture qui semble flotter sur le papier : «À Yvon, avec mes salutations, Jacques Poulin, nov 89». Il m'avait laissé pantois. Il se faisait rare tout comme Gabrielle Roy, une femme qu’il respecte. Son rêve aurait été de devenir une sorte d’écrivain fantôme comme Réjean Ducharme, j’imagine. 

Je l’ai déjà raconté. Au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean, au conseil d’administration, nous étions une bande de joyeux lecteurs et des admirateurs de Jacques Poulin, surtout notre président, Guy Ménard, qui en parlait souvent. Nous l’avons recommandé au prix Athanase-David à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il obtienne cet honneur en 1995.

Quelle aventure que de plonger dans les histoires de Poulin, de s’y abandonner pendant des heures, ne m’arrêtant que pour lever la tête et prendre conscience du monde qui existe encore autour de moi. Comme si je m’étais retiré dans un chalet de l’île d’Orléans qu’il aime tant pour me gaver de ses ouvrages, voyageant de son premier roman au tour dernier, bondissant de phrase en phrase, me glissant dans des univers qui s’interpellent, se recoupent, se relancent, s’entraînent l’un vers l’autre comme les glaces qui se défont et se bousculent au printemps quand le fleuve Saint-Laurent se libère de l’hiver. 

 

UNITÉ 

 

Les ouvrages de Poulin font preuve d’une remarquable unité de lieu. À peu près tous ses récits nous entraînent dans la ville de Québec, un secteur délimité par la rue de la Fabrique et Saint-Jean, tout près de la Place d’Armes et du château Frontenac. Avec vue sur l’île d’Orléans de son appartement, le fleuve et en arrière-plan, les Laurentides qui nous mènent dans Charlevoix et plus loin encore. Cette description s’impose régulièrement dans ses livres. Il y a bien des échappées vers l’ailleurs, mais on revient toujours à ce lieu, à cet ancrage si l’on peut dire. 

Il s’installera dans l’île Madame pour Les grandes marées, l’île d’Orléans avec La traduction est une histoire d’amour, la Côte-Nord dans La tournée d’automne et l’Amérique, la traversée du continent avec Volkswagen Blues, un périple sur la piste de l’Oregon, celle qu’empruntaient les émigrants qui pensaient tout recommencer en Californie et le long du Pacifique. Il y a une exception : Faites de beaux rêves. L’auteur nous entraîne à Mont-Tremblant, à la périphérie d’un rond de course automobile de Formule 1. 

Québec reste le cœur de ses romans, le lieu où les personnages reviennent malgré des échappées aux États-Unis et en France. En ce sens, l’œuvre de Poulin fait preuve d’une unité de temps et d’espace propre aux tragédies anciennes.

 

JACK 

 

Toutes les intrigues ou histoires de ses livres tournent autour de Jack Waterman, l’alter ego de Poulin, baptisé par son frère Théo. Jack, le prénom anglicisé de Jacques, et Waterman, du même nom que la fameuse plume. Lewis Edson Waterman (1837-1901) a conçu ce stylo avec réservoir d’encre interne. Il a fait breveter son invention en 1884 et cette nouveauté a changé la façon d’écrire. C’est presque aussi important, sinon plus, que la dactylo et l’ordinateur qui a tout bouleversé à la fin du siècle dernier. 

Poulin ne mentionne jamais s’il utilise ces stylos dont certains spécimens peuvent être plutôt dispendieux. On peut même aller jusqu’à payer 325 $ pour certains modèles. Je ne sais ce que serait devenue la phrase de Poulin avec un Samurai Prestige de Dupont qui se vend 66000 $. Le bon vieux Jack n’aurait pu trouver un mot avec un tel bijou, j’en suis convaincu. Et qui peut se permettre un tel outil, certainement pas un écrivain avec ses droits d’auteur.

 

FAMILLE

 

Petit Frère n’est jamais loin. Il fait même la narration de quelques volumes. Je signale particulièrement L’homme de la Saskatchewan. L’autre, Théo, l’exubérant, celui qui prend toute la place dans Faites de beaux rêves disparaît et devient l’objet d’une quête mythique dans Volkswagen Blues. Petite Sœur rôde avec son sourire, s’impose dans Les yeux bleus de Mistassini ou encore travaille auprès des femmes en difficulté.

Des filles surprennent le vieux Jack qui se laisse toujours attirer. Limoilou s’installe dans plusieurs de ses fictions, tout comme la Grande Sauterelle qui croise l’écrivain dans Volkswagen Blues et qui effectue un retour en force dans l’avant-dernier roman. Il y a constamment une jeune femme dans les récits de Poulin qui vient tout bousculer et mobilise tout le monde. Limoilou, Petite Sœur, Marine, Mélodie, Pitsémine (la Grande Sauterelle). Cette métisse devient l’image fantasmée de la féminité chez Poulin. Grande, mince, libre, avec des jambes interminables, elle se laisse toujours tenter par la route. Ce type apparaît pour la première fois dans Faites de beaux rêves et il s’imposera dans les livres suivants. Elle se nomme Jane alors et vient de Chicoutimi, du Saguenay, une région qui surgira souvent dans les histoires de l’écrivain.

 

Elle s’excusa, passa par-dessus les jambes allongées de Théo et se dirigea vers la clôture. C’était une grande fille mince aux jambes fuselées et très longues; elle portait un short kaki et une chemise fermée seulement par un nœud à la hauteur de la ceinture. (Faites de beaux rêves, page 313)

 

La Grande Sauterelle portera presque uniquement des shorts comme vêtements et plusieurs personnages féminins auront un malin plaisir à exhiber leurs interminables jambes. Elle s’en amusera au billard où elle s’avère une redoutable joueuse qui utilise tous ses attraits pour remporter la mise.

 

— Moi, les gens m’appellent la Grande Sauterelle. Il paraît que c’est à cause de mes jambes qui sont trop longues.

Elle releva sa robe jusqu’aux cuisses pour lui montrer. Ses jambes étaient vraiment très longues et très maigres. (Volkswagen Blues, page 526)

 

ÉPREUVE

 

La trame des romans de Poulin est un peu récurrente. Une jeune femme vit des difficultés et voit sa vie aller tout de travers. Elles ont connu les foyers d’accueil et l’abandon, des périodes dépressives et pénibles, menacées souvent par des hommes troubles et inquiétants. Elles surgissent dans la routine de Jack qui comme un bon chevalier ne manque jamais de venir à leur rescousse et de les aider à refaire surface même si cela perturbe son travail et qu’il doit mettre ses phrases de côté. 

Le petit monde de l’écrivain est toujours fragile. Dans Les grandes marées, le narrateur se réfugie dans l’île Madame pour vivre dans la paix en traduisant des bandes dessinées. Peu à peu, son territoire est envahi et la vie devient impossible. Tout cela grâce à un mécène qui le visite en hélicoptère une fois par semaine. (Difficile de ne pas faire le lien avec Paul Desmarais) Il doit fuir. C’est toujours la trame de Poulin. Il fait un bout de chemin dans un lieu et à la fin, c’est un nouveau départ. Ne reste que cette séparation, la solitude avant qu’un événement ou une autre jeune femme ne vienne capter le regard de Jack et l’entraîne dans une aventure. 

 

SOLITAIRE

 

Les personnages de Poulin, particulièrement Jack, sont des cowboys qui, après une immersion dans la société, après avoir risqué leur peau presque, partent tout doucement vers une autre errance en abandonnant tout derrière eux. Ils se retrouvent un peu souffrants, esseulés et hésitants, mais capables de bondir dans une nouvelle expérience même si c’est de plus en plus difficile avec le temps.

Un monde rassurant et connu qui peut dérailler au moindre mot. Pour résister, Poulin s’accroche au quotidien à la lecture, aux amis fidèles, la famille toujours importante et prête à intervenir, les chats qui deviennent les témoins de ses réticences et de ses jongleries. Chanoine, dans Jimmy, engendre une sorte de dynastie qui passe d’un livre à l’autre. Matousalem, Petite Mine, Vieux chagrin, Charabia, Chop Suey qui vit dans le vieux Volks et suit Pitsémine, Misère, Famine, Chaloupe et Mine de rien. Sans compter les vagabonds qui vont et viennent comme certains personnages autour de Jack. Je pourrais les comparer aux familles de chats qui ont traversé ma vie. À commencer par Mao, l’ancêtre et sa compagne Chloé, Piquot et Sancho, Curieuse, Ranpanpan, Clin d’œil, Mon et Boule, Profil, Turlu, Théo, Boucar, Boulaine, Mara et Pashka.

 

ACTUALITÉ

 

Tout cela n’empêche pas les personnages de Poulin de subir les soubresauts de l’actualité québécoise. L’auteur observe tout sans pour autant devenir un militant ou s’engager à ce que je sache. La montée du courant extrémiste, l’action directe du Front de libération du Québec (FLQ) est sa seule incursion dans le monde politique. Il le fera dans Mon royaume pour un cheval. Le mouvement souverainiste est là avec le Parti québécois, mais en fond de terrain, telle une trame. 

Reste la conscience aiguë de l’histoire des francophones en cette terre d’Amérique qui a été le lieu du rêve et de l’utopie, une aventure niée et effacée par le conquérant, comme l’ont fait Lewis et Clark en cherchant le passage vers le Pacifique. 

Ils ont été guidés par des Québécois qui avaient fait ce voyage de nombreuses fois et des autochtones, dont la fameuse Sacagawea, la Shoshone, l’épouse de Toussaint Charbonneau. Poulin mentionne le nom de ces coureurs de continent, et ce bien avant que Serge Bouchard ne publie ses «remarquables oubliés». 

C’est ce qui explique peut-être son souci de la langue française, de l’expression juste, de la traduction qui colle à Jack tout au long de son travail. J’aime bien aussi la présence partout de la vieille chanson française. Jack chérit particulièrement Guy Béart, Léo Ferré, Barbara, Yves Montand, Germaine Montero et de nombreux autres. Il dresse même des listes de ses mélodies préférées.

Le sport reste important, surtout le tennis que Jack pratique régulièrement avec un robot qu’il ne peut déjouer dans Les grandes marées ou avec son frère cadet. Il est souvent question aussi de hockey et de baseball. 

Un vrai connaisseur. 

Que dire des problématiques qui constituent la trame de presque tous les romans de Poulin et qui ont fait les manchettes de l’actualité des années plus tard? Celui des filles en maison d’accueil, des résidences pour femmes violentées, des conjointes agressées par des hommes peu recommandables, du suicide chez les jeunes et les gens âgés qui voient leurs facultés s’amenuiser. Jack y songe dans Les yeux bleus de Mistassini et ira même jusqu’à se procurer une arme pour mettre fin à ses jours. Comme si Poulin effleurait la question de l’aide médicale à mourir avant l’heure, du droit de choisir en toute liberté le moment de partir. 

 

SOLIDARITÉ

 

La solidarité entre les humains est toujours à l’avant-plan dans l’univers poulinien. Jack n’hésite jamais devant quelqu’un qui perd ses références et ne sait plus où diriger ses pas. Il prendra des risques, aime jouer au détective en suivant un individu dans la ville comme l’auteur le fait avec ses personnages de fiction pour mieux comprendre leurs agissements et leur manière de penser et de voir la vie.

Quelques livres accompagnent Jack tout au long de son parcours. Il y a Ernest Hemingway surtout, le modèle et l’idole, Raymond Carver, Gabrielle Roy qui intrigue dans Les yeux bleus de Mistassini. Le tout saupoudré de multiples réflexions sur l’écriture, le style, la petite musique que doit porter le texte. Tout ça est au cœur des ouvrages de Poulin qui se fait bibliothécaire ambulant dans La tournée d’automne.  

 

La fille avait une longue expérience en tant que lectrice de romans et elle possédait une qualité rare : elle pouvait établir une multitude de rapports non seulement entre les livres d’un même auteur, mais aussi entre ceux d’auteurs différents et qui n’avaient rien en commun à première vue. Cette qualité, Jack l’appréciait d’autant plus qu’il échafaudait lui-même une théorie suivant laquelle les œuvres littéraires étaient, contrairement aux apparences, le fruit d’un travail collectif. (Les yeux bleus de Mistassini, page 1089)

 

La librairie est un lieu important dans l’univers de Poulin tout comme les cafés. Ses modèles sont Shakespeare and company à Paris et City Lights de Lawrence Ferlinghetti à San Francisco. Tout se passe dans une librairie ou presque dans Les yeux bleus de Mistassini qui tient du magasin général avec le poêle à bois pour se réchauffer, prendre un café et discuter de livres et d’aventures certainement.

 

EMPATHIE

 

Il faut reconnaître le caractère humain et empathique de l’œuvre de Poulin. Les liens forts et toujours présents qui soudent les membres de la famille de Jack et ceux qui viennent s’y greffer selon les rencontres de l’écrivain. Des femmes surtout se faufilent dans cet espace pendant un temps, obligeant le romancier à abandonner son travail pour secourir une jeune fille, un éclopé ou un caléchier qui inquiète dans Chat sauvage. Alors, se serrant les coudes, le petit groupe parvient à aider Limoilou qui a flirté avec le suicide. Tous contribuent à sortir le personnage de sa douleur et à faire croire en un monde meilleur. Une tâche qui se fait avec doigté, chacun trouvant son autonomie en pouvant compter sur quelqu’un toujours là, capable d’empathie, de partage comme dans Un jukebox dans la tête où le vieux Jack écoute et raconte des moments de sa vie à Mélodie. Le roman est un long dialogue où la jeune femme se confie tout comme l’écrivain qui s’attarde à son parcours. Quasi une histoire d’amour qui restera chaste et respectueuse. C’est souvent le cas chez Poulin. Ce qui importe avant tout, c’est la liberté de l’un et de l’autre, ses désirs, ses envies et ses choix. C’est pourquoi il y a toujours un noyau dur autour de Jack. Son frère et sa sœur qui interviennent discrètement et l’aident à réaliser ce qu’il chérit le plus au monde, écrire. On pourrait aussi s’attarder aux relations un peu troubles entre frère et sœur, c’est assez étrange et questionnant.

Certains s’échappent de ce noyau, mais ils en paient le prix. Théo, le pivot de Faites de beaux rêves part aux États-Unis, sur les traces de Jack Kerouac. Il se retrouve amnésique et grabataire à San Francisco, ayant perdu sa langue et son identité. Une aventure terrible et signifiante. Ceux qui «ont fait l’Amérique» ont fréquemment abandonné le français et leurs croyances en vivant avec les autochtones et en coupant avec leur lieu d’origine. Ils fonçaient vers l’avenir sans un regard derrière. 

Le jeune frère souffre souvent de la prestance de Jack, en particulier dans ses désirs, comme s’il devait emprunter ses traces pour trouver sa personnalité. Il est amoureux des femmes que Jack a adorées. La Grande Sauterelle et Marine entre autres. Peut-être qu’il y a un guide dans une famille et que les autres doivent suivre le chef. L’allusion à Henri et Maurice Richard est très émouvante en ce sens. Comment être soi quand son aîné a fait rêver tout un peuple et est devenu une idole?

 

NOMADISME

 

Les héros de Poulin doivent payer le prix de cette liberté difficile à protéger et faire souvent des choix déchirants. La Grande Sauterelle joue un rôle important dans Volkswagen Blues et reviendra dans Lhomme de la Saskatchewan pour faire une fois de plus un bout de chemin avec Jack et son entourage, surtout avec le jeune frère. Pourtant, elle décide de renouer avec la route à la toute fin, étant aspirée par le lointain. Tous se retrouvent inévitablement seuls à la fin de chacun des épisodes, je dirais, sans enfants et sans conjoint ou conjointe pour partager leur quotidien et leurs petites misères. Tout comme le travail de l’écrivain ne peut se faire que dans la solitude et l’isolement. Il n’y a pas de place pour une compagne dans la vie de Jack qui a vu son épouse partir avec Superman.

Cette liberté reste exigeante dans un décor qui change peu ou pas. Ce qu’il y a d’immuable, c’est la cité, ses parois, son regard sur le Saint-Laurent. J’aime le soin que prend Poulin à décrire la ville de Québec, son quartier, avec la vision du fleuve, de l’île d’Orléans et des Laurentides. Nous avons presque l’impression d’être toujours dans le même roman. La ville, les couleurs dans le couchant, les murs qui absorbent la lumière du matin, les pas des chevaux qui avancent sur les pavés, l’odeur du crottin aussi, le bruissement des feuilles. 

La ville de Québec, cette présence française en Amérique, permet de partir et de prendre la direction de l’Ouest dans Volkswagen Blues. Le pays de Charlevoix et de la Côte-Nord dans La tournée d’automne. Avec toujours le plaisir de la route que l’on ressent et vit dans le vieux Volks retapé qui affronte les dénivellations et se moule à l’espace comme s’il était une bête. C’est précis, vibrant et physique. 

Une quête de liberté qui s’ancre dans le paysage et l’histoire, une recherche exigeante, angoissante même quand Jack commence à se questionner sur les conséquences de l’âge. La mort le hante et il se sent usé à 60 ans. Il y a également la perte d’identité qui vient le frapper de plein fouet dans L’homme de la Saskatchewan. La dernière rencontre avec son frère Théo le marquera aussi de façon indélébile.

 

PORTRAIT

 

C’est tout un portrait du Québec contemporain que Poulin esquisse, un Québec qui a du mal à se définir et qui se laisse facilement séduire par certaines ombres, des fantasmes et des rêves qui peuvent l’avaler et le détruire comme l’a été Théo dans sa frénésie de se brancher sur l’Amérique. Une recherche d’identité qui marque les déplacements de la Grande Sauterelle qui ne sait pas qui elle est avec son origine innue et blanche. Tous les personnages doivent se situer les uns par rapport aux autres. Jack face à Théo et Petit Frère devant l’écrivain et sa sœur. Cette quête traverse tout l’univers de Poulin avec ses rêves, ses obsessions, ses passions pour l’Amérique, la littérature et la culture étasunienne, l’aventure toujours à vivre et à recommencer. 

Une recherche d’ancrage dans le passé pour mieux survivre dans le présent d’une société qui a la fâcheuse habitude de rejeter en bloc de grands pans de son cheminement. Un Québec qu’il décrit amoureusement dans une œuvre d’une remarquable homogénéité, dans ses peurs, ses angoisses, son combat pour préserver la langue française, l’expression juste sans être contaminé par l’anglais. Résister pour ne pas être des traducteurs de soi-même. Victor-Lévy Beaulieu parle de trahison dans certains cas. «Le sort des traducteurs c’est de finir par se traduire qui, selon son étymologie ancienne, signifie “se trahir”.» (La vieille dame de Saint-Pétersbourg, page 138.)

 J’ai eu souvent l’impression que Poulin vivait avec des voisins, des amis qui ne dérangent jamais. Et tous sont là, toujours prêts à donner un coup de main quand le besoin se fait sentir. C’est ce qui rend ses personnages si attachants et si familiers.

Que dire des dialogues qui prolifèrent chez cet écrivain? Ses romans sont truffés de longues discussions, de conversations, de confidences qui tiennent de l’oralité, de la langue que l’on utilise dans l’intimité, quand vient l’heure de parler bas pour dire le vrai et le juste. Des petites phrases pour aborder des sujets souvent très sérieux sans avoir l’air d’y toucher. Le plus naturellement possible, parfaitement accordé. Ça permet de faire progresser la trame narrative qui risquerait d’être un peu statique et contemplative sans ce recours. Parce que le dialogue, c’est le mouvement, le contact avec l’autre, la vie. 

Poulin est comme le chat qui hypnotise l’oiseau qu’il pourchasse. Il s’avère très difficile de se détacher de ses histoires et de ses personnages quand on a décidé de s’avancer dans l’un de ses livres.

 

PHRASES

 

En 1967, Jacques Poulin amorçait son parcours avec un incipit tout simple dans Mon cheval pour un royaume. «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange.» Il termine en 2015, dans Un jukebox dans la tête, avec une affirmation qui laisse songeur : «Et peut-être même depuis toujours.» Ça pourrait devenir une seule et même assertion : «Je disais donc que tout cela m’a paru étrange et, peut-être même depuis toujours.» Comme s’il répondait à la question initiale quarante-huit ans plus tard, nous faisant rêver d’une nouvelle aventure, d’une petite phrase qui pousse vers une autre et ainsi de suite. Cela démontre bien la constance et l’unité de ce travail remarquable qui témoigne du Québec d’hier et de maintenant, secoue un héritage à partager et à protéger, une langue unique en Amérique qui permet de traduire avec justesse et simplicité les mythes contemporains.

Me voilà un peu ébranlé après ce tour du monde de Jacques Poulin, un périple d’une quarantaine de jours où j’ai eu l’impression de traverser l’Amérique avec lui. En lisant, Œuvres complètes, je me suis attaché à Jack, Marine et Limoilou, à La Grande Sauterelle, Mélodie, à Petit Frère et Petite Sœur. Tous m’ont emporté sur le chemin de l’être, de la vie, de l’espoir, de l’amour et du bonheur qui se construit en étant attentif à tout ce qui nous touche et nous cerne. 

Et je garde confiance. Il suffit de suivre les ronronnements de la dernière arrivée dans le monde de Jack, cette Mine de rien qui promet bien des exploits. Peut-être que la jeune chatte poussera l’écrivain devant sa planche à repasser et qu’il partira lentement sur le dos d’une phrase qui nage tout doucement comme une «baleine bleue» dans le lointain du fleuve Saint-Laurent.

 

POULIN JACQUESŒuvres complètes, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 1586 pages, 65,95 $.


http://www.lemeac.com/auteurs/98-jacques-poulin.html

dimanche 15 mars 2015

Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin


JE NE SAIS PLUS quand j’ai lu Jacques Poulin pour la première fois. Peut-être était-ce Le cœur de la baleine bleue en 1970. Je lisais tout ce que les Éditions du Jour publiaient alors. Ce fut le coup de foudre et depuis, j’attends avec impatience une nouvelle parution de cet écrivain discret, soucieux de son intimité et qui fait tout pour ne pas se retrouver sur le devant de la scène littéraire. Peut-être pour ne pas faire ombrage à Jack Waterman, son double. Pendant mes années comme administrateur du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le gouvernement du Québec demandait des suggestions avant de choisir les lauréats du prix Athanase-David. Nous avons recommandé Jacques Poulin année après année jusqu’à ce qu’il obtienne ce prix en 1995.

Une quatorzième publication en presque cinquante ans d’écriture pour Jacques Poulin. Une manière de retrouvailles chaque fois, de pèlerinage. Nous retrouvons un lieu, le vieux Jack qui écrit ses livres en prenant son temps, en cherchant la petite musique qui le porte vers une autre phrase et donne sens à son existence. Il a mal au dos, écrit debout, reste discret et attentif aux gens autour de lui même s’il reste un peu sauvage et qu’il ne se lie pas facilement. Il hante un secteur précis de la ville de Québec et son grand dépaysement consiste à s’exiler à l’île d’Orléans quand il a besoin de solitude. Une vie tranquille comme le fleuve qui pousse vers la mer et l’écrivain de Trois-Pistoles qui est tout son contraire.
L’œuvre de Poulin se présente comme une forme d’autobiographie fictive qu’il ne cesse de peaufiner et de pousser dans différentes directions. Toujours en demeurant sensible à ce qui l’entoure, particulièrement les jeunes femmes. Son personnage vit en solitaire et ne semble pas fréquenter d’amis. Il est fidèle à sa famille et ils lui rendent bien. J’ai appris à aimer la Grande Sauterelle ou encore Petite Sœur qui protège son grand frère. Il y a eu Mistassini, Marine la traductrice, Marie dans La tournée d’automne, Nathalie et Kim. Chaque roman amène un personnage féminin qui se ressemble d’une fois à l’autre et qui, peut-être, devient de plus en plus jeune.
Dans Un jukebox dans la tête, Jack Waterman se fait piéger, si l’on peut dire, par une jeune femme qu’il croise dans l’ascenseur. Une rousse avec des taches. Une lectrice qui garde ses romans dans son cœur. Comme si l’écrivain fantasmait sur une lectrice. Non pas une lectrice de son âge, mais une jeune qui permet à l’écrivain de franchir les barrières des générations et peut-être connaître une certaine pérennité.

Pourtant, dans l’ascenseur, elle m’avait paru très séduisante, même si, après l’avoir regardée une seconde, j’avais tout de suite baissé les yeux à cause de l’émotion provoquée par ce qu’elle venait de dire. La petite phrase avait percé ma carapace, à la manière d’une flèche, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (p.10)

Le contact est chaleureux, du moins en esprit, le temps d’un fantasme, d’un bonheur discret comme un effleurement ou un regard. Il ne se passe jamais grand-chose. Du moins avec le temps, ce sont des amours platoniques où Jack a de plus en plus de mal à oublier son âge devant une jeune femme qui pourrait être sa fille. Il se satisfera de rapprochements, de moments intimes et d’effleurements.

En fait, j’avais un drôle de comportement avec les femmes du quartier. J’étais très attaché à Carole, une caissière de l’Intermarché qui pourtant ne me connaissait pas et ne m’adressait la parole que pour me dire bonjour et au revoir. De l’autre côté de la rue, à la Société des alcools, il y avait une fille dont je ne savais même pas le prénom, mais que j’aimais beaucoup ; elle me répondait en souriant quand je lui demandais où les commis avaient déménagé, encore une fois, le muscat de Samos. Et, à ma façon, j’étais amoureux d’Isabelle, qui travaillait à la grande bibliothèque de Saint-Roch où j’allais souvent emprunter des livres pour le simple plaisir de la voir. (p.17)

Vous avez compris : tout se passe dans la tête de l’écrivain. Quand on choisit de vivre par les mots, peut-il en être autrement ?

AVENTURE


Il faut une tension dans un roman qui emporte le lecteur et le retient. Poulin connaît les trucs du métier. Il se permet même de donner certains conseils. Il invente une intrigue souvent un peu invraisemblable et il ne faut pas compter sur lui pour boucler l’histoire comme on le fait dans un roman policier. Il y a un vilain, pas vraiment méchant, un personnage trouble et Jack Waterman se retrouve dans la peau du héros qui doit sauver la victime. Il n’y arrivera pas et son aventure se termine en queue de poisson. Ce n’est pas cela l’important chez Jacques Poulin.
Il y a sa manière de raconter simplement qui vous donne l’impression d’être le seul à recevoir ses confidences, à pouvoir le lire en se penchant par-dessus son épaule, à l’entendre respirer, hésiter et puis placer un mot pour avancer un tout petit peu dans son histoire. Tout comme il le fait quand il sort pour aller chercher le journal ou marcher dans la ville de Québec qu’il connaît bien. Un pas, encore un pas et surtout un regard pour surprendre le soleil sur un mur de pierres ou une fleur perdue dans un pot devant un café. Il y a aussi les boutiques et le fait de voir un de ses livres dans la vitrine d’une librairie reste un grand bonheur.

LECTEUR

Poulin est un lecteur et il a ses préférés, trouve toujours le moyen de parler un peu d’Ernest Hemingway qui est comme son contraire. Autant l’Américain était extravagant et capable de toutes les pirouettes pour épater la galerie, autant Poulin passe inaperçu dans la foule. Quant à Gabrielle Roy, elle était aussi sauvage que lui. C’est comme une grande sœur en écriture.

Je lisais, pour la deuxième fois, la très touchante autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement. Certains passages que je n’avais pas remarqués à la première lecture retenaient à présent mon attention. En particulier les endroits où elle parlait des efforts qu’elle faisait pour écrire de la fiction. Par exemple, en page 137, après avoir déploré la piètre qualité de ses textes, elle ajoutait : Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf. (p.28)


Je me souviens de l’avoir croisé une fois dans un salon du livre. Il y vient parfois, du moins il y venait. Je m’étais procuré son dernier titre pour le faire dédicacer. J’ai déjà raconté cette rencontre dans une chronique en 2006. Pourquoi pas y revenir ? On ne cesse de se répéter et ce n’est pas Jack Waterman qui va me contredire.
J’étais prêt à discourir sur ses romans, mais j’ai vite senti qu’il était mal à l’aise derrière la petite table. Il écoutait d’une oreille distraite. Il a signé tout simplement : À Yvon avec mes salutations amicales Jacques Poulin, novembre 89. Je suis reparti avec mon livre sous le bras, un peu déçu. Cela ne m’a pas empêché de me réconcilier avec lui quand j’ai lu Le vieux chagrin. J’ai souvent regardé cette dédicace. Une petite écriture toute simple et une calligraphie qui permet de saisir la phrase au premier coup d’œil. Pas de gribouillis à peu près impossible à déchiffrer comme c’est souvent le cas quand on chasse les dédicaces dans un salon du livre.

HISTOIRE

Dans Un jukebox dans la tête, on pourrait se mettre à tiquer sur les personnages. Mélodie reste un peu vague. Rien n’est clair dans son histoire et on ne saura jamais si elle ment ou si elle dit la vérité. Elle raconte les foyers d’accueil, une escapade et sa réclusion chez un bouncer. Une histoire de chats d’abord. Il y a toujours des méchants chez Poulin. Il y a eu une agression, mais elle s’en est sortie plutôt bien. L’homme la poursuit pour des raisons qui resteront obscures. Peut-être est-ce simplement un fantasme. Jack est très attiré par Mélodie. Il écoute, se plaît à la regarder, à être avec elle, l’attend même si ça perturbe son travail d’écrivain.

Tandis qu’elle parlait, son épaule de temps en temps frôlait la mienne et je sentais que son corps était secoué de frissons. Même si nous n’avions pas le même âge, je frissonnais avec elle. Et pourtant, je reste le plus souvent enfoncé, emprisonné en moi-même, et je ne suis pas doué pour la communication. (p.44)

L’aventure ne durera que le temps du roman. On ne saura pas ce qui arrive au videur de bar et ce qui s’est produit réellement. Mélodie retourne dans cette Californie si chère à Poulin, son pays de rêve et de fantasmes, ce lieu rêvé où il a séjourné et qui continue de le fasciner.

UNIVERS

Ce que j’aime chez Poulin, c’est sa tendresse, son humanisme, son attention aux petites choses de la vie. Il prend le temps de décrire la tisane qu’il prépare, la couleur des montagnes qu’il voit de sa grande fenêtre. Il analyse parfaitement les manies d’un célibataire qui tient à ses rituels autant qu’à ceux de l’écriture. Ses habitudes de se coucher tôt et d’écrire sans que rien ne vienne le perturber. C’est ce côté héros de la vie ordinaire qui me fascine, ces petites choses, ces bouts de phrases qui restent en suspend et qui font apprécier le temps présent. Poulin a l’art de trouver du merveilleux dans les gestes du quotidien. Il suffit d’un regard, d’une jeune fille un peu égarée qui sourit et tout recommence : la tendresse, les confidences, les murmures, le bonheur d’être avec quelqu’un qui vous écoute et se confie. Le rêve du grand amour, de la fusion, du partage amoureux surgit même si Jack Waterman n’est pas dupe. Il sait que tout est éphémère et qu’il vit une embellie dans une existence qui ne changera pas. Oui, j’aime cette chaleur humaine, cette amitié, cette beauté que l’écrivain sait toujours voir autour de lui, même dans les êtres qu’il veut un peu troubles et qui n’arrivent pas à nous effaroucher. Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin même si plus jamais je n’irai lui demander une dédicace. Et il faudrait bien que je me fasse plaisir un jour, que je rassemble tous ses livres pour les lire les uns à la suite des autres, comme un seul grand roman.

Un jukebox dans la tête de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac, 152 pages, 20,95 $,

dimanche 24 mai 2009

Jacques Poulin offre un moment de bonheur

Avec Jacques Poulin, c’est toujours la même histoire. Je me précipite sur son dernier titre et après, je repousse le moment de plonger dans son univers, rôdant autour du livre, le soupesant tout en l’examinant. Parce que je sais, une fois la première phrase lue, je serai incapable de revenir en arrière.
«L’anglais n’est pas une langue magique» intrigue par le titre, mais aussi par la toile d’Osias Leduc qui illustre la page couverture. Un jeune garçon, casquette relevée, est penché sur un livre. Où Poulin nous entraîne-t-il?

Histoire de famille

Marine est de retour, celle que nous avons aimée dans «La traduction est une histoire d’amour». Limoilou aussi. La jeune fille retrouve sa place dans la vie. Francis, le jeune frère de Jack, tout en lui faisant la lecture, il est lecteur professionnel, surveille Marine qu’il trouve fort séduisante. Jack affronte ses fantômes. Il se débat dans l’écriture d’un nouveau roman et ne sort plus de son appartement. Francis pourvoit à ses besoins et sa grande sœur n’est jamais loin. Les dernières nouvelles de la famille, quoi.
«Limoilou allait un peu mieux, sur le plan physique en tout cas. Avec Marine, pendant l’hiver, elle avait patiné sur l’étang et parcouru à skis les sentiers avoisinant le chalet. Elle avait repris des forces. De mon côté, je lui lisais des textes depuis le printemps, c’est-à-dire depuis que la neige avait fondu sur le chemin de terre. Lorsque celui-ci était impraticable à cause de la boue, Marine venait me chercher avec sa Jeep. Elle accordait une grande importance à mes visites. Une fois, dans un moment d’exaltation, elle avait dit que les séances de lecture étaient une forme de thérapie.» (p.29)

Histoire policière

Le travail un peu étrange de Francis exige discipline et versatilité. Une femme le contacte pour une séance de lecture.
«La femme gardait le silence. En temps normal, après les salutations d’usage, j’aurais raccroché. Mais cette fois, je voulais entendre de nouveau la petite musique. – Avez-vous des goûts particuliers ? demandai-je. – Parlez-moi d’amour, dit-elle.» (p.12)
Il se rend à l’adresse indiquée à l’heure convenue. Un lecteur professionnel se doit d’être ponctuel. La porte de l’appartement est ouverte, mais personne ne répond. La femme semble s’être volatilisée. S’ensuit une véritable enquête policière. Qui est cette inconnue? Est-ce une femme réelle ou un fantasme que le lecteur ne cesse de pourchasser en bondissant d’un roman à l’autre?
«Je m’étais construit un monde imaginaire autour de la mystérieuse femme, et voilà qu’un intrus pénétrait dans mon petit univers et risquait de tout jeter à terre», explique Francis qui ne sait plus où cette histoire va l’entraîner.

Écrivains

La lecture tient une grande place dans les romans de Jacques Poulin. Il suffit de se rappeler «La tournée d’automne» où les livres sont à l’avant scène. Jack va de village en village pour approvisionner les lecteurs. Il revient ici à ses écrivains favoris, s’attarde à Réjean Ducharme, Raymond Carver, Ernest Hemingway, Alain Granbois, Gabrielle Roy et plusieurs autres. Il en parle si justement.
«L’écriture de Ducharme était tout le contraire d’une «petite musique». Elle frémissait, elle bougeait sans cesse, les mots se choquaient, les images allaient dans tous les sens, prenaient toutes les couleurs, et des bouts de phrases jaillissaient comme un feu d’artifice.» (p.99)
Et pourquoi pas une plongée dans l’histoire avec le récit de voyage de Lewis et Clark. Les explorateurs partent à la recherche du passage de l’Ouest, au temps où l’Amérique était française. Le clin d’œil à «Volkswagen blues» est évident.
«L’anglais n’est pas une langue magique» est un roman lumineux, empreint de tendresse et d’empathie. On en réchappe sourire aux lèvres, avec un regard différent sur les gens et les choses. Un moment de bonheur qui s’avère toujours trop court. Il ne reste plus qu’à patienter ou retourner dans l’œuvre de cet écrivain pas comme les autres. Pourquoi pas relire «Le vieux Chagrin» ou «Les yeux bleus de Mistassini» en attendant un nouveau titre. 

«L’anglais n’est pas une langue magique» de Jacques Poulin est publié chez Leméac/Actes sud.