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dimanche 11 septembre 2011

Victor-Lévy Beaulieu met fin à la saga des Beauchemin

Abel est revenu d’Afrique plus mort que vivant. Il ne se souvient de presque rien sauf qu’une femme, Calixthe Béyala, l’a sauvé. Dans un hôpital de Montréal, le corps défait, quasi comateux, le souvenir de cette femme devient une véritable bouée de sauvetage qui lui permet de se maintenir à la surface. Il revit en quelque sorte la terrible épreuve qui l’a terrassée à l’aube de sa vie d’homme. La polio l’avait alors cloué sur une planche de bois pendant des jours, faisant du jeune garçon un Christ qui devait se ressusciter. Ce fut là sa première mort et sa renaissance. Sans cette épreuve, Abel ne serait peut-être pas passé de l’autre côté de sa vie pour se noyer dans le monde de la littérature, s’immerger dans les phrases et les mots, créant une véritable galaxie toujours en expansion sur l’espace-temps. Comme s’il fallait passer à travers son corps pour s’installer dans le monde de la fiction.
Il n’a qu’une idée en tête : quitter cet hôpital pour retrouver sa grande maison de Trois-Pistoles où se languissent ses «animals» et ses choses. Il s’évade avec un corset, un attelage qui lui maintient l’épaule et la jambe gauche. Rafistolé, tout croche dans son corps et son âme, il ne demande qu’à retrouver ses habitudes et un peu de silence.

Dépossession

La maison n’est plus la même. Le gardien s’est installé, imposant sa présence. Ses «animals» ne reconnaissent plus ses odeurs. Il chasse l’intrus pour se retrouver après avoir vu le monde et ses dépendances. La vie est-elle encore possible? Il recourt à l’opium pour oublier cette douleur, pour apaiser le mal dans son âme. Alors, il peut s’allonger sur la table de pommier où il a secoué tous les mots qui le vrillaient, le précédaient, l’aspiraient et qu’il secouait sur les grandes feuilles de notaire, créant des mondes de sa main gauche.
Il n’aspire qu’à des jours calmes avec ses chiens tout près du gros poêle à bois en fumant l’opium, jonglant avec les mots de Michaux, Éluard, Rabelais et bien d’autres.
L’homme engagé rôde, s’impose et le menace. Il y a ce trio de Saint-Guy qui l’embarque dans une campagne électorale pour tenter de colmater les fuites de son pays qui ne cesse de se défaire. Il rencontre des électeurs et constate la misère des naufragés de l’arrière-pays. Plus personne n’entend plus personne.
Rhino s’accroche, prend peu à peu possession de son territoire, entraînant les «animals» dans son sillage. Abel voit ses bêtes le délaisser pour suivre la jeune femme. Il risque d’être dépossédé de son chez-soi à l’image de ce pays nié, trahi, dévasté, ravagé et offert dans tous les plans nord, d’est et du sud. Un pays qui ne demande qu’à être détroussé sans rien exiger en retour. Rhino s’impose et le menace. Il doit l’éloigner pour renaître dans la solitude et reconquérir son domaine.

Combat

La mort risque de l’avaler quand Arnold Cauchon vient rendre l’âme dans sa maison. Heureusement, Calixthe Béyala l’enchante et le fait rêver dans la fumée de l’opium. Il évoque cette nuit de Libreville, cette embellie dans la blancheur de l’hiver. Un fil le relie à cette femme, des mots qu’il lance dans le cosmos par le biais d’Internet.
Tout finira par tomber en place après des mois de froid où la neige a failli étouffer le pays. Avec le printemps, la chaleur du soleil revenu, il reprend vie, se redresse et peut plonger dans l’utopie. Il déménagera sa maison dans cet arrière-pays, ce lieu de sa naissance, ce paradis perdu. Sur les lieux d’origines, tout est encore possible. Même qu’Abel pourra inventer la cité idéale de Nicolas Ledoux. Et il y aura l’amour qu’il devra aller quérir au bout du monde pour se régénérer, peut-être connaître une seconde vie.

Remarquable

Victor-Lévy Beaulieu termine ainsi la saga des Beauchemin par un livre qui s’incruste en vous. Une écriture comme des encoches sur l’être, des stances qui vous emportent. Une aventure qui flotte «-en quelque part entre psaume, cantique et lamentation!-». Voilà tout ce roman!
Difficile bien sûr, aride, mais incroyable. Du grand Victor-Lévy Beaulieu. Un roman qui vous vrille l’esprit et ne vous lâche plus. Exceptionnel! Une aventure au cœur de la langue. Une véritable apothéose.

«Antiterre, utopium» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

dimanche 5 septembre 2010

Victor-Lévy Beaulieu présente ses animaux

«Ma vie avec ces animaux qui guérissent» de Victor-Lévy Beaulieu traînait dans la maison. C’est ainsi. Les livres que je lis suivent mes déplacements.
Alexis, mon petit-fils est arrivé et il a commencé à feuilleter le très beau volume. Papier glacé, photos couleurs des animaux qui hantent la vie du célèbre écrivain de Trois-Pistoles. Oies, canards, chiens, chats, chèvres, moutons et chevaux miniatures. Il a regardé les photos, voyageant d’un couvert à l’autre, demandant ce que « ça racontait ». Comme j’avais un bon bout de chemin de fait dans le récit de l’écrivain, il m’a été facile de piger quelques anecdotes. Le premier chien caché dans la grange et la bête frappée par le tonnerre lors d’un orage terrible, de ceux qui hantent l’enfance des enfants qui grandissent à la campagne. Tout en est resté là jusqu’à l’heure du coucher.
Alors Alexis m’a demandé de lui lire des extraits du «livre des animaux». Je n’étais pas certain. Peut-on imaginer lire du Victor-Lévy Beaulieu à un petit garçon qui vient d’avoir ses sept ans. Et puis je me suis fait un chemin entre les textes et les illustrations.,
«Tous les jours, je me rendais à l’étang que j’avais fait creuser au bout de mon lopin de terre, y emmenant ma dizaine d’oies afin qu’elles puissent s’esbaudir plus librement que dans une barboteuse !» (p. 94)
Alexis a sourcillé devant le mot « esbaudir ». J’ai dû fouiller dans ma boîte de synonymes. J’ai lu l’extrait jusqu’à ce que les oies se prennent pour les gardiennes des lieux et chassent tous les intrus qui approchent la grande maison de Trois-Pistoles. «C’est vrai ça, grand-papa?» Je lui ai raconté nos démêlés avec les dindons que nous élevions sur la ferme familiale de La Doré. Ils avaient la fâcheuse habitude de vouloir régenter notre territoire.
Fasciné, il en a redemandé, aimant particulièrement la petite chienne à la queue coupée qui préférait la société des chats et se prenait pour la mère de tous les chatons orphelins. Il a glissé dans le sommeil, sourire aux lèvres. Alors j’ai continué ma lecture.

Enfance

Dans « Ma vie avec ces animaux qui guérissent » l’écrivain revient sur son enfance à Saint-Jean-de-Dieu, au bout du rang Rallonge.
«Mon grand-père paternel était forgeron et maréchal-ferrant ; mon grand-père maternel cultivait la terre à cette époque où l’on croyait à l’autosuffisance : on y trouvait toutes les sortes d’animaux, des oiseaux de basse-cour aux gros taureaux qui couraient après nous autres dès qu’on mettait les pieds sur leur territoire.» (p.12)
Des jours de bonheur avant le départ pour Montréal, l’abandon des bêtes familières. Cet exil le marquera.
«Mais que je détestai le rang Rallonge ce jour-là ! Et mes parents aussi ! Malgré moi, ils me forçaient à me sortir de mon enfance, ils détruisaient ce que j’aimais le plus au monde : ma passion pour les bêtes.» (p.49)
Tout cela prélude au grand retour au pays des origines. Alors l’écrivain peut renouer avec son enfance. La vaste maison de la paroisse de Notre-Dame-des-Neiges, en plus de recevoir tous les livres, devient une arche de Noé pour les chats et les chiens.

Étude

Victor-Lévy Beaulieu ne se contente pas de vivre avec les bêtes. Il les étudie, tente des expériences et montre envers elles une patience qu’il n’éprouve peut-être pas envers les humains. Nous apprenons beaucoup sur leurs comportements, les notions de territoire, leur esprit grégaire, leur instinct de domination et les hiérarchies qui s’établissent entre elles. Les bêtes ne cessent de le surprendre et de nous étonner.
Toujours elles font preuve de reconnaissance et manifestent leur affection. Parce que les bêtes ne trichent pas, n’hésitent jamais avec celui qui les aime et en prend soin.
Les bêtes l’ont guéri ? Du moins elles l’ont protégé de certains démons, de sa passion pour le scotch les soirs de grisailles. Juste par leur présence, elles ont su l’éloigner de tous les excès. Elles lui ont enseigné la patience et le partage, réussissant aussi à se faufiler dans sa littérature.
Un livre étonnant qui nous montre le côté sensible et humain de l’écrivain polémiste. On y découvre un art de vivre, une manière de s’ancrer à la Terre, à la vie et au cosmos. Les animaux ont peut-être aussi apporté à Victor-Lévy Beaulieu un grand apaisement face à la vie et une belle forme de sagesse.

« Ma vie avec ces animaux qui guérissent » de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.
  http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

dimanche 18 octobre 2009

Victor-Lévy Beaulieu retourne aux sources

Victor-Lévy Beaulieu, avec «Bibi», nous ramène dans son adolescence. La famille a quitté les arrières de Trois-Pistoles pour s’installer à «Morial-Mort». La tribu vit dans un appartement trop petit où Abel, l’alter ego de VLB, veut échapper à la vie de ses parents.«Moi, je ne suis pas comme vous autres, je suis venu au monde pour créer, pour rêver, pour dénoncer, je suis venu au monde pour connaître vraiment ce que le mot passion veut dire.» (p.103)
Le lecteur va des premiers pas d’Abel en littérature à une course folle dans le monde pour retrouver Judith qui lui a fait découvrir la sexualité et a cru en lui. Elle l’a fait exister comme écrivain avec son regard de lectrice.
Cette partie nous mène à Paris. Abel a remporté un prix littéraire et doit faire un stage chez Larousse en édition. Le texte gagnant a été la source, on l’imagine, de «Pour saluer Victor Hugo».
Abel n’a pas revu Judith depuis quarante ans et un matin, une lettre arrive dans sa maison de Trois-Pistoles. Un appel, un ordre. Il quitte tout, va de pays en pays comme le Petit Poucet pour retrouver la seule femme qu’il a aimée. C’est ainsi qu’il débarque en Éthiopie, berceau de l’humanité et peut-être aussi son tombeau.
«… - cette peur qui me fait suer, qui s’immisce sous l’attelage me recouvrant le bras et l’épaule gauches, infiniment douloureux ça devient : ça monte jusqu’à mes yeux, ça y plante plein de petites aiguilles empoisonnées, je ne verrai bientôt plus rien ni du ciel ni de la terre, je ne serai plus sur la terre battue qu’un petit corps mal recroquevillé et assailli par les essaims de mouches belliqueuses et buveuses de sang… -» (p.439)
Ces courses en Afrique permettent à Beaulieu de discourir longuement sur la misère, les coups d’États, les régimes despotiques et les génocides. Un continent exploité par des dictateurs sanguinaires, tous jouets des puissances mondiales. Ce n’est pas la partie la plus intéressante de cette saga.

Les parents

Victor-Lévy Beaulieu revient sur cette haine viscérale et obsédante qu’il entretient envers sa mère et son père. Signalons seulement le portrait qu’il fait de sa mère dans «James Joyce». Particulièrement troublant et dérangeant. Ses parents devenant un obstacle à ce qu’il veut être dans la littérature. Il doit rompre, les éloigner, les chasser. Cela devient vite hallucinant comme tout ce que touche ce romancier.
«Je les aguis, que je dis. Vous voulez savoir pourquoi ? Parce qu’ils vous ressemblent : se confortent aux idées reçues, n’ont plus le pouvoir de penser parce que votre Église et toutes les autres les ont lobotomisés. Et tout ça pour jouir d’une vie éternelle, qui n’est rien de moins qu’une chimère. Quand on meurt, le corps pourrit, et c’est ça la vie éternelle : un petit tas d’ossements qui finit par disparaître complètement, rien d’autre.» (p.311)
Il s’attarde longuement à la poliomyélite qui l’a laissé sur une planche de bois pendant des jours. Ses lectures aussi, des réflexions sur le Québec et certains écrivains.
Roman du souvenir, du vieillissement, Abel fait le point sur le parti de soi qu’il a pris en choisissant d’écrire. Nous sommes loin du «James Joyce» et de «La Grande tribu» où l’écrivain atteignait des sommets inégalés.
«- ne te déjette pas de ton égoïsme, il n’y a que ça qui t’appartienne en propre, il n’y a que ça qui fait que tout ce qui t’appartienne en propre, cette étendue, cette profondeur, cette durée – toi, toi-même, uniquement toi, totalement toi-même -» (p.494)
La mort est évoquée dans une sorte de prière qui monte du fond de l’être. C’est particulièrement touchant. Abel souffre dans son corps frappé par la maladie, survit en vidant des bouteilles de whisky à petites gorgées, évoque la douleur de Kafka qui se sait perdu au sanatorium ou d’Antonin Artaud qui délire dans sa réclusion.
À la fin de cette errance, Abel est criblé de balles après avoir retrouvé Judith qui a mis en scène sa propre mort. Survivra-t-il ? Si Abel meurt, il ne faut pas attendre de suite à ces mémoires et j’en serais fort attristé.

« Bibi » de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles. 
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

lundi 15 septembre 2008

Victor-Lévy Beaulieu rêve un certain Québec

La rentrée littéraire au Québec s’annonce encore une fois passionnante. Plus de 400 titres en littérature, au-delà de trois milles ouvrages en tout. Dans la région, la saison démarre avec l’épiphanie du Salon du livre, fin septembre. Avant de plonger dans ces nouveautés, revenons à un ouvrage paru en février 2008 dont on a trop peu parlé. Il fallait du temps pour se mesurer à cette fable de Victor-Lévy Beaulieu de près de 900 pages. On le sait, l’écrivain-polémiste aime les chemins tortueux et mal fréquentés.
Inventer un personnage qui incarne la démarche du Québec depuis le débarquement de Jacques Cartier, ses aspirations, ses hésitations, ses faiblesses et ses lubies, est un tour de force. Cela peut expliquer pourquoi Beaulieu a amorcé la rédaction de «La grande tribu» en 1980 pour l’achever vingt-huit ans plus tard.
Une «grotesquerie» qui fait des détours par le conte, l’essai, la fable, la biographie et les perturbations qui secouaient la France à l’époque des grandes découvertes. Une plongée dans la Nouvelle-France qui nous laisse au début de ce millénaire, avec l’écartèlement politique que l’on connaît.
Beaulieu touche à tout: le métissage avec les Indiens, les escarmouches avec l’Anglais, la Conquête et cette soumission qui devient un héritage asphyxiant. Le tout avec des allusions à la période contemporaine, aux personnages qui font l’actualité politique et littéraire, aux libérateurs qui ont imaginé l’Amérique et le Nouveau Monde.

Personnage

Habaquq, un personnage esquissé dans « aBsaLon-mOn-gArçon », a perdu ses jambes, victime de la bactérie mangeuse de chair. Interné, il subit toutes les tortures. Malgré plusieurs tentatives, il n’arrive pas à s’enfuir de la maison d’enfermement. Arrive le moment où le Docteur Avincenne, son tortionnaire, lui implante une puce dans le cerveau. Il vivra dans la société, contrôlé dans sa pensée, collaborateur et dénonciateur. La fréquentation de l’orignal épormyable, l’incarnation du poète Claude Gauvreau, de Bowling Jack que nous avons croisé dans «Je m’ennuie de Michèle Viroly» changera sa destinée. Surtout sa rencontre avec la Petite actrice rousse.
Victor-Lévy Beaulieu pousse à l’extrême le penchant des Québécois à accepter tous les compromis et les accommodements déraisonnables. C’est souvent difficile à avaler. Le romancier a dû larguer bon nombre de lecteurs en cours de route. Il faut être patient et têtu pour traverser cette épopée des lésionnaires.
Le récit se perd, revient sur ses pas, reprend où il s’est embourbé. À l’image de la démarche du Québec, qui garde l’idée de l’indépendance sur le réchaud sans passer à l’action. La «pensée équivoque» comme l’écrivait Gérard Bouchard dans son essai sur le chanoine Lionel Groulx.

Écriture

Victor-Lévy Beaulieu navigue sur une écriture qui se veut le reflet de cette pensée qui se mord la queue, s’étourdit comme les derviches. Une langue «hallucinée, rabelaisienne et fabuleusement perlante» écrivait-il sur la quatrième de couverture de «aBsaLon-mOn-gArçon». Un texte qui progresse par répétitions, se roule dans un rêve toujours trahi.
Il pousse à son apogée ce langage qu’il peaufine depuis des années, puisant dans tous les recoins de l’expression, pirouettant sur les allitérations, les jeux de mots, les redondances qui reviennent tel un refrain.
«Je n’ose ouvrir les yeux, je ne veux plus être la dépouille souffre-douleur du docteur Avincenne, suspendue par la peau du dos à un crochet rouillé et encamisolé de force, je ne veux plus qu’on prenne le trou que j’ai dans le crâne pour le dépotoir radio-actif de Belledune et qu’on verse dedans ces pelletées de remèdes qui ne remédient en rien à la douleur que j’ai de si peu vivre en si peu d’ivresse, de si peu vivre en si tant de givre, de si peu vivre en si tant de peu de temps par derrière et par devant.» (p.250)

Une fresque

«La grande tribu» est une fresque qui subjugue malgré ses tics, son personnage qui tient plus de l’animal que de l’humain. La trame se défait à chaque page pour se ramasser et foncer avec l’orignal épormyable contre tous les obstacles.
Peut-être que la libération passera par ce verbe qui s’empare du rêve qui a soulevé Louis-Joseph Papineau, Abraham Lincoln, Jules Michelet, Walt Whitman et Simon Bolivar. Heureusement, l’utopie permet de croire que demain peut être autre. Pour une fois, l’auteur de cette œuvre colossale et fascinante ouvre une porte à l’espoir après une traversée particulièrement rude.

«La grande tribu» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

lundi 7 janvier 2008

Victor-Lévy Beaulieu transforme Blanche neige

Victor-Lévy Beaulieu souhaitait, sans doute, un peu de répit après sa monumentale somme portant sur James Joyce et le Québec. Quoi de mieux pour se reposer de l’écriture que de plonger dans l’écriture, laisser son imagination bondir sur «les grandes feuilles de notaire» et suivre les méandres d’un conte qui a marqué tous les enfants du monde, «Blanche neige et les sept nains».
La plus belle des princesses devient une grande échalote mince comme un fil avec des cheveux crépus comme la laine d’un petit mouton noir. Son père, conducteur d’un vieux camion Purolator, a ramené Neigenoire du Costa Rica où sa mère est décédée. Le conteur ne s’attarde pas aux amours lointaines du père et des voyages de ce dernier quand il en a assez des bancs de neige.
Et il y a une vieille fille «mal lavée, mal essuyée et mal repassée». Un peu fêlée du chaudron et entraînée par la veine noire de sa destinée, tante Gertrude tricote des tuques à s’en user les pouces. Laide à faire des remèdes, elle garde la petite orpheline de temps en temps, prend un malin plaisir à la contrarier pour ne pas dire autre chose.
La trame de cette histoire nous entraîne au bout d’un rang de Squatec où tout arrive, même le bonheur et le triomphe de la vertu. VLB sait s’adoucir quand son stylo-feutre s’abandonne aux réminiscences de l’enfance.
Un jour donc, alors que le père doit livrer «des messages secrets pour tous ceux que ça pressait d’envoyer quelque chose à un parent, à un ami, à une compagnie avec ou sans numéro de ce bord du monde ou au-delà du miroir où c’est que l’eau est salée et polluée par du pétrole en combustion lente», Neigenoire passe la journée chez cette tante malcommode.
L’obsédée de la maille à l’endroit et à l’envers qui a «l’air d’un clou à tête carrée tellement elle était maigre, avec une face que le nez prenait toute la place et un front si étroit qu’il n’y avait presque pas d’espace entre les cheveux et les sourcils» force l’enfant à tricoter les fameuses tuques qui s’accumulent jusqu’au plafond de sa maison quand elle aimerait mieux dessiner. On a vu des tortures plus raffinées dans Aurore notre enfant prophète et martyre.
Jalouse de la beauté de Neigenoire, tante Gertrude réussit à lui voler son image grâce à la magie d’un miroir. Elle s’accapare les traits de la petite noiraude en forme d’asperge et vice-versa.

Les sept chiens

Neigenoire prend la fuite dans la forêt et, après avoir avalé une poignée de framboises de Squatec qui lui brûle la langue et la bouche, elle bascule dans un trou noir. On pourrait retrouver Lewis Carroll et le lapin d’Alice, mais notre VLB a plus d’une malice dans sa barbe.
La fillette reprend conscience au fond d’une caverne, entourée par sept chiens. Bonhomme et Maman Micropuce ont mis au monde une famille de chiots qui protègent l’enfant éclopé. Snoopy, Fifille, Bidou-Laloge, Sainte-Lucie et Numéro Deux deviennent des complices.
Comme il se doit, la fillette guérira avec l’aide de ses nouveaux amis qui en savent long sur la méchanceté de cette race de monde et leurs habitudes. Ils parviendront même à redonner à Neigenoire sa beauté tout en punissant la méchante Gertrude dans un feu digne de l’enfer qui emporte les tuques de laine. Comme quoi la morale est sauve et la méchante punie.

Plaisir

Un plaisir que l’on peut partager avec les enfants même si l’écrivain de Trois-Pistoles ne peut s’empêcher d’y aller de quelques irrévérences. Un conte qui tient surtout par l’écriture particulière de Victor-Lévy Beaulieu, sans les excès qui sont si coutumiers dans ses romans. Les illustrations de Mylène Henry sont d’une justesse et d’une beauté qui rendent magnifiquement cet univers. Une véritable surprise à chaque page, des petites trouvailles, des clins d’œil à l’actualité et un humour singulier tissent ce petit bijou d’édition qui joue avec les couleurs et bien d’autres astuces. Oui, dans l’art du conte, tout est possible, même d’adoucir notre VLB.

«Neigenoire et les sept chiens» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 28 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu signe le livre de l’année


L’auteur d’une biographie ou d’une étude tente généralement de se faire discret. Victor-Lévy Beaulieu nous a habitués à «sa présence» dans «Jack Kérouac», «Victor Hugo» ou l’admirable «Monsieur Melville».
Dans «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots», il scrute les sources de l’écriture de Joyce et par ricochet, sa propre création. Il doit, pour respecter ce jeu des miroirs, plonger dans ses obsessions, retrouver sa famille qui constitue l’ossature de son oeuvre.
Il ouvre des placards et éventre des secrets. Il «faut pouvoir tout dire» répétait Joyce. Tout dire de l’enfance dans le Bas-du-Fleuve, de l’exil à Montréal, de la poliomyélite et d’un passé parfois très lourd; empoigner ses rancoeurs, ses pulsions les moins acceptables et ses désirs les plus tordus. Cette odyssée de 1000 pages présente l’Irlande réelle et mythique, la vie de Joyce et les cathédrales de son écriture. «Finnegans Wake» à lui seul est une Bible codée que peu de lecteurs ont eu le courage de parcourir. L’entreprise de Beaulieu demande des efforts qui sortent de l’ordinaire.

La vie est un roman

Beaulieu suit pas à pas un Joyce convaincu de son génie, déchiré par des pulsions qu’il aura toujours du mal à contenir. Il décrit son goût du luxe, ses rapports troubles avec sa femme Nora et sa fille Lucia qui finira sa vie à l’institut psychiatrique. Émotif, égocentrique imprévisible, alcoolique et obsédé, Joyce refoulera ses désirs envers sa fille et ses pulsions homosexuelles. Un cas! Un manipulateur aussi.
«Cet âge d’or que Joyce rêvera toute sa vie de faire sien en courant après la richesse, en quémandant des pensions, en exploitant son frère, en se faisant subventionner par la diaspora irlandaise vivant en Europe et aux Etats-Unis.» (p.215) …Joyce se montrait tel qu’il était: un arriviste pour qui seul comptait son propre avenir. La littérature irlandaise, c’était lui, personne d’autre, et même Lénine n’avait qu’à se le tenir pour dit!» (p.515)

Du côté de Trois-Pistoles

«Ma mère rêvait de passer sa vie comme sœur clarisse derrière une grille qui l’aurait isolée du monde et coupée de toute parole. Malgré les douze enfants qu’elle a eus, elle s’est comportée comme une religieuse. Lointaine, incapable de toucher et de caresser, plus distante que les acteurs de Stanislavsky ne l’ont jamais été.» (p.399)
Joyce oblige Victor-Lévy à regarder son père, sa «mère reptilienne» et sa famille où les fils rêvent de remplacer le père dans le lit conjugal. L’inceste encore, un thème récurrent dans l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu. Que l’on se souvienne de «L’Héritage»… Il faut du courage pour plonger dans une confession du genre sans tricher.
Beaulieu épouse l’écriture de Joyce, ses rythmes, les marées qui viennent et vont, marquent les œuvres de ce prosateur qui a fait éclater les règles de la langue anglaise. Les mots se déforment et ramènent des archaïsmes, des anglicismes et des tournures anciennes. Tout doit être utilisé pour dire ce Québec jamais réalisé et ce «je» blessé réchappé de l’enfance.

La grande affaire

«Comme lecteur, grande affaire de ma vie. Comme lecteur québécois, ultime et sublime affaire de ma vie. Aucun écrivain ne m’a autant enthousiasmé, sidéré, fait travailler, fait suer eau et sens, orienté et stimulé, pas même Victor Hugo, ni Jack Kérouac, ni Herman Melville, ni Jacques Ferron, ni Yves Thériault, puisque Joyce en son écriture est l’un et les autres, si solitairement lui-même et si solidairement tous les autres, pour la première fois en l’histoire de toutes les littératures.» (p.1027)
Les univers de deux écrivains démesurés se bousculent pour donner ce livre exceptionnel. Victor Lévy Beaulieu demande tout à son lecteur, le pousse dans des ombres qu’il refuse souvent de visiter. L’écrivain de Trois-Pistoles se livre comme jamais il ne l’a fait auparavant. Il est rare qu’un écrivain parle ainsi de son écriture et consente à explorer son univers de cette façon. On peut dire, sans hésiter, que «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» est la publication de l’année. Une exceptionnelle contribution à la littérature québécoise. Impossible de lire Victor-Lévy Beaulieu de la même façon après l’avoir suivi dans cette terrible traversée. Il livre ses sources, Joyce qu’il a pillé et donne une clef pour comprendre son œuvre foisonnante, dérangeante et souvent inquiétante. 

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 21 décembre 2006

Victor-Lévy Beaulieu réalise l’impossible

Après un mois d’enfermement, j’ai eu du mal à reprendre pied et à délaisser l’essai de Victor-Lévy Beaulieu, «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots».
Comme si j’avais vécu des semaines en mer et que je ne savais plus me tenir sur la terre ferme. Des jours à me demander si cette traversée était un cauchemar ou un rêve. Comment un écrivain arrive-t-il à vivre semblable osmose avec un autre écrivain? Il faut le dire, je vivais un deuil. Je revenais d’un très long dépaysement. «James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» restera un grand moment dans ma vie de lecteur.
Dans cet «essai hilare», Victor-Lévy Beaulieu dresse un portrait époustouflant de sa famille et du Québec, étale en plus sa passion pour l’écrivain irlandais James Joyce. Je me suis senti aspiré par des forces gravitationnelles, une aventure faite de fascination, de rejet, de rires et de larmes, d’horreur et de joie pure. Un livre terrible! Une oeuvre rare. Un texte à l’image des trous noirs qui aspirent les corps célestes dans l’espace et les réduit à la dimension d’un atome. J’ai dû franchir le miroir de la raison et de la déraison à plusieurs reprises. Une sorte d’effeuillement de l’âme.

Véritable piège

«Ainsi donc, mon père aimé en allé à jamais et sous la terre, noire et friable, que repose son long corps osseux. Battures étroites de grève, toutes en crans de tuf, ainsi ressemblait-il à son pays, ce père d’exil. Acérante fut son agonie comme un poème de Gaston Miron, mais sans plus de marches pour monter à l’amour ni renifler du haut de Tobune les plaisirs printaniers quand, sur la rivière Trois-Pistoles, calaient les glaces et, sur le fleuve, descendaient, givrés jaunâtre, les icebergs de l’hiver de force. Mon père jadis si ensoleillant et maintenant si froid, figé en son cercueil de chêne.» (p.15)
Impossible de regarder en arrière après ce début. Il faut parcourir plus de 1000 pages pour s’arracher à ce texte. Le lecteur que je suis s’est senti annihilé par cette galaxie, cette écriture qui devient une monstrueuse baleine qui vous gobe et vous recrache après tous les désarrois.
Tout y passe! Le chaud et le froid! L’adhésion et la révolte! Les propos de Beaulieu sur les femmes et sa «mère reptilienne» sont terrifiants de misogynie… Malgré tout, nous continuons, secoués comme l’écrivain a dû l’être après une équipée qui a exigé trente ans de lectures, mobilisé toutes ses forces de réflexions et de recommencements. Un texte comme il ne s’en est jamais publié au Québec.

Les livres

Les livres poussent à l’écriture. Les meilleurs écrivains sont des lecteurs «safres» dirait Victor-Lévy. Ils se tiennent en état de lire, constamment. Quand ce n’est pas un roman ou un essai, ils scrutent la société, leur famille ou leur lieu d’enfance. Toujours en chasse!
Victor-Lévy Beaulieu a lu James Joyce pour la première fois, sans comprendre dans quoi il s’aventurait, alors qu’il n’avait pas vingt ans. Juste avant qu’il ne soit tordu par la poliomyélite qui changea sa vie. L’avènement de l’écriture était encore à venir.
James Joyce n’a cessé de le hanter au fil des ans. Une obsession qui a donné ce projet qui ne peut arriver qu’après une vie de recherches et de réflexions. James Joyce est devenu son maître, le modèle, un défi dans sa façon de dire et de présenter le monde. Il s’est nourri de cet écrivain peu lu. Un voyage dans «Ulysse» ou «Finnegans Wake» de James Joyce est un défi à l’intelligence.
Cette hantise a marqué sa propre écriture et sa manière de bousculer la langue. Une fascination qui l’a poussé à lire à peu près tout ce qui a été publié et dit sur Joyce. Il a ratissé large, comme d’habitude, fouillant le passé et le présent de l’Irlande. Plus de 600 volumes qu’il aura lus et relus au fil des ans pour s’imprégner de ce pays marqué par les famines, les révoltes et des désirs d’indépendance qui n’ont jamais abouti. Un recul qui lui aura permis de mieux saisir le Québec aussi. Il fallait le chemin le plus long pour cerner cet écrivain qui s’est permis toutes les libertés et inventa une langue et un vocabulaire.

«James Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

jeudi 13 avril 2006

Victor-Lévy Beaulieu: Dr Jekyll et Mr Hyde

Victor-Lévy Beaulieu, en près de trente ans d’écriture, a publié au moins deux livres par année. Romans, essais, théâtre, récits et poésie, mon ami Victor-Lévy touche à tout sans compter les dizaines de milliers de pages pour la télévision. Ses téléromans «L’Héritage» et «Bouscotte» sont devenus des références.
J’ai longtemps repoussé la lecture de «Je m’ennuie de Michèle Viroly» paru en février 2005. J’hésitais à plonger dans «la veine noire de la destinée» de l’écrivain de Trois-Pistoles. Son héros, Bowling Jack, a subi une fracture du crâne dans un accident de voiture. Invalide et délirant, entre deux crises d’épilepsie, il se gave d’émissions de télévision, côtoie sa sœur et son entraîneur du temps où il était champion de quilles. Une autre des passions de Victor-Lévy. Bowling Jack confond réalité et fantasmes.
Victor-Lévy l’a souvent répété, l’écrivain doit pouvoir dire et exprimer tout ce que l’on dissimule dans nos sociétés.  Avec pareil regard, la cloison est mince entre le retenu et le défoulement. Victor-Lévy s’aventure souvent sur cette démarcation en basculant d’un côté comme de l’autre. Voilà peut-être une façon de s’orienter dans cette œuvre gigantesque et touffue.

Dr Jekyll et Mr Hyde

Heureusement, dans plusieurs de ses livres, Victor-Lévy se laisse emporter par ses modèles d’écriture. «Dr Ferron», «Monsieur Melville», «Monsieur de Voltaire» ou «Jack Kérouac» sont des œuvres lumineuses où il montre son côté Dr Jekyll.
D’autres romans se vautrent dans la hargne et la méchanceté. Nous pataugeons alors dans «Don Quichotte de la Démanche», «Oh Miami Miami Miami» ou «Steven le Hérault». «Je m’ennuie de Michèle Viroly» pousse le lecteur dans l’étang fangeux de Victor-Lévy. Mr Hyde s’en donne à cœur joie, souille tout ce qu’il effleure dans ses pérégrinations.
«je suis naissu une journée que les américains sont pas allés dessus la lune, ni les rustres, ni les raéliens – je suis naissu un jour d’hui qu’un cadenas avait été mis dessus pour qu’il s’y passe rien…» (p.12)
Une sorte de fascination pour l’abjection qui donne envie de refermer ce livre qui bascule en bas de la ceinture. Bowling Jack est un être répugnant qui a réussi à violer sa sœur et mobilise toute la population contre lui. Victor-Lévy en fait un frère de Candide de Voltaire dans sa présentation. L’analogie est un peu osée. Candide avait un côté «saint» que Bowling Jack n’approche jamais.
«… que déferais-je pas pour la grosse bouche de michel jasmin, les lèvres hystériques de claire lamarche, la langue sale d’andré arthur, les dents de chèvre du docteur mailloux, la luette proéminente et cloridienne de jean-luc mongrain, la caverne d’ali-baba de dagobert gilet, la tête heureuse de paul arcand et la grosse main poilée de claude charron, mes héros de bandes télévisées, si pourvus de séduction ducale, frères et sœurs en christ tout le temps, dans l’aura maternelle de michèle richard déféquant en public, pour son public, avec grande publicité, digne du gémeau de l’immortelle à redessiner en forme d’étron sur fond d’écran géant!» (p.112)
Victor-Lévy multiplie les grimaces d’écriture et prend plaisir à se caricaturer. Le correcteur de mon ordinateur vire fou quand je cite une de ses phrases. Mr Hyde jubile, se complaît dans les excréments, la saleté, la haine et le mépris.

Épreuve

Le fidèle de Victor-Lévy, et j’en suis, doit renoncer à ses convictions pour parcourir cette coulée de 250 pages. C’est cru, vulgaire, macho et venimeux.
Ce n’est pas ce que j’aime chez Beaulieu. Je préfère son côté lumineux et solaire. Il devient unique dans sa manière de dire et de faire alors. Le tome II de «L’Héritage» est peut-être le plus bel ouvrage que j’ai lu sur l’hiver québécois. C’est ce côté étincelant qui en fait un écrivain unique et mythique. Heureusement, il y a une embellie du côté du «Bleu du ciel» paru à l’automne. Le diable s’est payé un bal dans «Michèle Viroly». Je crois que le public aurait oublié Victor-Lévy depuis fort longtemps s’il n’y avait que le profil de Mr Hyde chez lui.

«Je m’ennuie de Michèle Viroly» et «Le bleu du ciel» de Victor-Lévy Beaulieu sont parus aux Éditions Trois-Pistoles.

jeudi 14 décembre 2000

Les chemins que peu d'écrivains fréquentent


Au Québec, les écrivains donnent souvent l'impression de naître spontanément et de ne devoir qu'à eux ce qu'ils sont devenus dans l'écriture. Il est exceptionnel qu'un écrivain révèle ses sources avec franchise, tire sur les racines qui ont fait de lui ce qu'il est sans rechigner. Victor-Lévy Beaulieu est l'un de ceux qui ne craint jamais de nous convier chez ses pères. 
L’écrivain des Trois-Pistoles aime les sentiers que les écrivains délaissent ou craignent de fréquenter. Ce désir de faire autrement nous a donné des livres magnifiques. Je pense à «Jack Kérouac», au «Docteur Ferron» et à «Pour saluer Victor Hugo». Comment qualifier ces livres? Récits? Tous ces témoignages tiennent du récit tout en s'arrogeant toutes les libertés qui permettent de fouiner dans l'univers des écrivains qui ont marqué ce lecteur boulimique et «particulièrement safre». Il utilisera pour parler de ces aventures de lecteur de qualificatifs étranges. Il forgera parfois même des expressions: «romancerie», «lecture-fiction», «essai-poulet» ou encore «pèlerinage».
 
Une exploration

Soyons franc! Le récit englobe toutes ces inventions langagières et peut aussi être autre chose quand nous entendons une voix, un murmure qui vous souffle les plus terribles secrets. Le récit s'accommode très bien de ces explorations, de ces confidences et de ces interprétations.
Ces «arrêts de lecture» jalonnent toute la carrière de Victor-Lévy Beaulieu. Tous répondent à la même nécessité de savoir ce qui l'a constitué comme écrivain et ce qui fascine chez ces «monstres de l'écriture». Il effectue à chaque fois une véritable plongée dans une oeuvre et remonte dans un grand cri, quand les poumons risquent d'éclater. Qui ose lire un écrivain dans sa totalité de nos jours, se passionner tout autant pour sa vie que pour son oeuvre; qui ose s'aventurer dans le temps réel de l'écrivain et fouiner partout pour voir ce qui se passe en lui. Une recherche historique, littéraire et, dans presque tous les cas, sociologique. On pourrait parler d'ethnographie également et d’exploration géographique.
Impossible de négliger «Seigneur Léon Tolstoï». Comment se désintéresser de «Pour saluer Victor Hugo» ou «Jack Kérouac». Ces récits, qui tiennent du journal intime et du dialogue amoureux, nous livrent tout autant Victor-Lévy Beaulieu que l'écrivain qu'il a pris pour cible.
Il poussera encore plus loin cette approche en faisant pour la radio de très longs entretiens avec Gratien Gélinas, Roger Lemelin et Margaret Atwood. Toujours une aventure, une véritable exploration qui laisse sans mots.

Son semblable

Pourquoi privilégier «Monsieur de Voltaire»? Dans ce livre, Victor-Lévy Beaulieu plonge dans ce qu'il a de plus intime, révèle ce que peu d'hommes et de femmes osent avouer. Il retourne en quelque sorte l'approche qui a été sienne dans ses explorations précédentes. Dans ce livre, il devient à la fois l'objet de son récit et le sujet. Dès les premières phrases, le lecteur encaisse une véritable gifle.
«Mais ce matin, je n'ai pas envie que ça se passe comme l'autre jour. Je voudrais juste un peu de sérénité, un reste de bonté. N'importe quoi qui ne serait pas hargneux. Je ne peux plus attendre, la maison ne peut plus attendre, mes bêtes ne peuvent plus attendre. Il me reste à peu près plus d'espace. Il me reste à peu près plus de temps. Il ne me reste à peu près plus de passion.» (p.9)
L'écrivain des Trois-Pistoles patauge au fond du gouffre, à la limite de l'existence. Jamais il n'est allé aussi loin dans ses autres récits. Son penchant pour la bouteille l'a fait dégringoler au plus sombre de lui-même.
«J'ai épuisé toutes les fuites, aussi bien par devant que par derrière : il n'y a plus de soupiraux nulle part.» (p.9)
Après, quand on ne peut plus supporter d'être ce que l'on est, il reste à mourir ou à remonter. Victor-Lévy Beaulieu ira dans une «maison d'enfermement» pour tenter de reprendre contact avec la réalité. Incorrigible, il emporte tous les livres de Voltaire. Après, il pourra s'abandonner, s'écraser sur le siège arrière de sa voiture, une bouteille d'une main et un livre de l'autre. L'écrivain délire. Laquelle des deux passions de sa vie est la plus néfaste? Comment savoir et qui peut le dire?

L'effet du miroir

Voltaire devient la bouée, celle par qui Victor-Lévy Beaulieu retrouvera son équilibre et la route des phrases. Cet écrivain si mal aimé au Québec et si mal cité, devient l'envers du monstre que Victor-Lévy Beaulieu a fait surgir en lui en se livrant à l'alcool. Il aurait pu reprendre Herman Melville... Victor-Lévy Beaulieu n'a-t-il pas écrit dans «Monsieur Melville»: «Mais avec Melville, rien de tout cela ne tient plus; avec Melville, ça ne peut être que fort différent: ce que Melville a été, c'est ce que je voudrais être. Il y a peut-être l'échec au bout, une prodigieuse fin de non-recevoir, ce qu'il y a de plus désespéré dans l'acte même d'écrire.» (p.20)
Lecture d'une oeuvre pour reprendre pied, pour se retrouver et se remettre au monde. Cela aurait pu aussi être James Joyce, Samuel Beckett et pourquoi pas Dostoïevski. Des «monstres» que l'écriture a soufflé hors de la vie et du temps. Il a fallu que ce soit Voltaire. Victor-Lévy Beaulieu se penche sur cet écrivain irascible qui fascine tout autant qu'il repousse. Et comment ne pas se voir dans cet écrivain qui veut être le seul, l'unique, le plus grand de la littérature.
«Dorénavant, les liens du sang n'existeront plus pour lui, sa nouvelle famille sera rien de moins que tout l'Univers connu, les rois, les empereurs et tous les grands de ce monde devant le considérer non seulement comme leur pair mais comme un grand frère aussi puissant et redoutable qu'eux. Cette démesure fait une monstruosité totalitaire aussi bien de Voltaire que de son projet d'écriture. Elle fonde une nouvelle pratique de la littérature, celle de l'écrivain se situant au-dessus de tout : le mythe du surhomme n'est plus une invention, M. de Voltaire étant enfin né!» (pp. 84-85)
Cette citation à elle seule place Victor-Lévy Beaulieu devant sa propre démesure. N'a-t-il pas occupé tous les créneaux de la littérature au Québec, étant un monde à lui seul. N'a-t-il pas été à la fois romancier, auteur pour la télévision et la radio, essayiste, éditeur, journaliste, critique et dramaturge? Il est aussi homme d'affaires, jardinier, conteur, militant, conseiller régional et politique. Il est aussi polémiste, n'hésitant jamais à pourfendre ceux qui se placent sur sa route. Cette fascination de Beaulieu pour Voltaire le ramène à ce qu'il est «essentiellement». Un touche-à-tout qui veut tout vivre, tout expérimenter. Être partout où les chemins de l’écriture peuvent mener.

Faire soi l’autre

Avaler par l'écriture un écrivain, Victor-Lévy Beaulieu en fait sa matière et la régurgite dans un accompagnement qui tient lieu de l’essai, du journal d’écriture et de la réflexion. Il donne ainsi des textes touchants, émouvants, essentiels; des textes qui savent aller où ça compte, là où l'on apprend que tout peut arriver si l'on accepte de demeurer vivant. Et le plus important, c'est qu'en passant par Victor Hugo, Jack Kérouac, Jacques Ferron, Léon Tolstoï ou Voltaire, Monsieur Beaulieu écrit son autobiographie. Rarement un écrivain ne sera allé aussi loin dans la confidence. Et il est encore plus étonnant que le lecteur, ce complice, devienne le témoin des tourments et des doutes qui assaillent un écrivain.
«... je me jette dans l'escalier, je me jette dans la rue Sherbrooke, je me jette dans ma voiture, je me jette sur le pont Jacques-Cartier pour prendre, dans la première tempête de neige de l'hiver, entre les ours et les castors, ces quelques arpents de route vers l'arrière-pays sauvage des Trois-Pistoles. J'y ferai la guerre contre la fermeture des bureaux de poste, je militerai dans l'urgence rurale, j'achèterai un traversier, je ferai creuser deux étangs, je mettrai plein de canards, d'oies, de coqs et de poules dedans et autour, je ferai bâtir un théâtre, je cultiverai mon jardin et je pourrai enfin lire Le Taureau blanc, là où M. de Voltaire finit et là où le Dr Ferron commence. Hier, c'était samedi le 30 mai 1778, et Voltaire est bien mort. Aujourd'hui, c'est jeudi le 11 novembre 1993 et je suis vivant. Oui franchement vivant. Tout est bien.» (p.254)
Comment oublier cette profession de foi... Victor-Lévy Beaulieu sera tout cela bien sûr. Il continue de cultiver son jardin des Trois-Pistoles avec le bonheur que nous connaissons.

Affrontements

Dans ces affrontements avec les grands écrivains, il demeure une voix extrêmement originale au Québec. Un exemple de filialité et de reconnaissance aussi. Il faut lire ces récits qui bouleversent et ouvrent les portes du monde. Il y aura un jour un James Joyce et, peut-être un Samuel Beckett. Je saurai l’attendre avec un peu d’impatience il est vrai. Il est toujours possible l’apprécier en retournant souvent dans les jardins de «Monsieur de Voltaire», du «Docteur Ferron» ou de l’incomparable «Monsieur Melville». Ce sont des livres qui deviennent des «pèlerinages» essentiels si on aime les écrivains et la littérature.

«Monsieur Melville» de Victor-Lévy Beaulieu a été réédité aux Éditions, Trois-Pistoles.
«Monsieur de Voltaire» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Stanké.
«Un loup nommé Yves Thériault» de Victor-Lévy Beaulieu est paru aux Éditions Trois-Pistoles.