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mercredi 12 mai 2021

ROZIE COMMENCE À S’ESSOUFFLER

J’AIME L’UNIVERS DE JULIEN Gravelle, un Français qui s’est installé dans la région du Lac-Saint-Jean et qui n’a pas mis de temps à s’y intégrer en travaillant comme guide touristique, en l’explorant la forêt boréale avec ses mots et ses histoires. Je l’ai découvert avec Debout sur la carlingue publié en 2015, un livre que j’aurais voulu écrire, je l’ai déjà dit. Et après, l’ouvrage important qu’est Nitassinan. L’auteur nous redonne le passé du vaste territoire du Lac-Saint-Jean, de ses habitants et surtout de ceux qui ont tout perdu avec l’arrivée des Blancs, l’exploitation forestière, la colonisation et la pratique de l’agriculture. Cette fois, j’avoue qu’il me déstabilise un peu avec sa plongée dans le monde interlope, de ceux qui font le commerce de la drogue sans se soucier des conséquences. Une occupation lucrative pour ces hommes et ces femmes sans foi ni loi et un esclavage pour les consommateurs qui risquent leur vie en absorbant ces substances. Les cowboys sont fatigués étonne et montre un volet de notre société que les écrivains de notre coin de pays n’ont pas souvent exploré.

 

Des marginaux carburent aux décibels de la moto et se spécialisent dans le commerce de la drogue. Ils écoulent des amphétamines que les gens avalent pour combattre l’épuisement et travailler des heures sans prendre de répit. Les camionneurs semblent friands de ces petites pilules qui leur permettent de rouler pendant des heures et des heures sans succomber au sommeil. Un milieu impitoyable, des femmes et des hommes qui sont prêts à tout pour garder le contrôle de leur territoire malgré la présence des groupes criminalisés qui font la loi partout au Québec. 

Rozie, un Français d’origine, a migré au Québec pour échapper à la justice de son pays et a dû changer de nom. Il vit seul au Bout-du-Lac, quelque part à une dizaine de kilomètres au nord de Girardville, dans une agglomération qui n’a jamais pu devenir une paroisse et un vrai village. L’endroit parfait pour faire son travail de chimiste, dans le laboratoire clandestin installé dans un conteneur enfoui dans le sol. Il cultive aussi de la marijuana sans être importuné par personne. Il doit être vigilant cependant, se méfier parce que tous veulent mettre la main sur le pactole. Personne n’est vraiment rassurant, fiable et il y a toujours quelqu’un prêt à prendre la place du chef. Ça joue du coude dans le Haut-du-Lac.

 

Steve ne m’avait sans doute pas remarqué ce jour-là. J’avais déposé Jos et j’étais parti. Je l’ai déjà dit, ces gars-là, moins je les vois, mieux je me porte. Dans ce milieu comme dans d’autres, l’information, c’est le pouvoir. T’auras toujours une longueur d’avance si tu sais qui est qui mais que personne ne te connaît. Les gars qui tombent sur un os ou qui se font arrêter, la plupart du temps le doivent à leur renommée. Personnellement, j’aime mieux être le genre d’artiste qui s’efface derrière son œuvre. (p.34)

 

Rozie, un peu revenu de tout, accepte bien sa vie avec ses chiens et ne demande rien à personne. Une femme, qu’il visite de temps en temps, reste son seul contact avec Dolbeau-Mistassini. Le corps a des exigences tout de même. 

 

MEURTRE

 

Tout bascule quand Bernard, le chef de réseau, est abattu lors d’une visite sur les lieux de la pourvoirie qu’il prévoit construire. Une manière de blanchir l’argent des stupéfiants et de faire sa place dans la bonne société avec un projet touristique qui fait saliver les gens d’affaires. On accuse Sherryl, une Indienne. Elle a disparu dans la forêt après l’attentat et la police la recherche. Le passage des hélicoptères de la Sûreté du Québec ne fait guère le bonheur de Rozie. Cette femme est la mère de celui dont il a emprunté l’identité. Les enquêteurs viennent le voir et il doit montrer patte blanche. 

Les trafiquants sont sur les dents et les rumeurs circulent. Bien sûr, comme dans tous les romans du genre, celle que l’on pointe du doigt ne peut être la coupable. Le récit y perdrait de son mordant. Il faut des rebondissements et des intrigues qui se croisent et nous entraînent dans des culs-de-sac pour relancer l’intérêt. Julien Gravelle se montre particulièrement habile à tendre des pièges et nous faire courir dans de fausses directions. 

 

Rien n’indiquait que Sherryl puisse être autre chose qu’une pauvre femme poquée pas mal, que la vie avait ramenée à ce petit appartement de Côte-des-Neiges où elle sniffait de la coke sur son chèque de BS. D’après Michel, même sa famille la croyait à tout jamais perdue. Ils ont dû faire le saut, eux autres, en voyant sa face aux nouvelles! (p.91)

 

Au-delà des rebondissements et des règlements de compte, la présence de la nature dans ce roman m’a plu énormément. Le regard de l’écrivain sur la forêt et les rivières, les chiens qui jubilent quand tombe la neige et qu’ils peuvent courir jusqu'à épuisement. Julien Gravelle y démontre son amour du pays et sa sensibilité exceptionnelle. Une connaissance du milieu aussi et de la langue du Québec avec ses images, ses expressions particulières, ses raccourcis et ses trouvailles. Un portrait d’un lieu menacé par les grands feux qui frappent chaque année et les saignées effectuées par des machines de plus en plus efficaces qui rasent une pinière en quelques jours.

 

Il faut imaginer ces vastes étendues dénudées par les incendies, puis par les abatteuses qui sont venues récolter le bois encore debout. Ce sont des champs de souches renversées et de roches à perte de vue, du moins là où ça a brûlé. Les collines alentour ont été pour la plupart épargnées. Seule l’une d’elles porte la blessure d’un ancien feu qui s’est élancé au travers de la pente jusqu’au sommet. Les arbres ont perdu leurs branches les plus fines, leurs troncs sont devenus gris et secs, mais ils se tiennent encore debout, malgré la mort qui s’est posée partout autour d’eux. (p.128)

 

C’est bon, senti, intégré à la vie de l’ermite qui prend plaisir à circuler dans les chemins d’abattage pour respirer un grand coup, laisser des traces dans ce territoire qui résiste à toutes les exactions humaines. Il y a toujours une forme de désespérance dans les histoires de Gravelle, dans ce développement économique qui détruit des lieux de rêve et saccage les paradis.

 

MILIEU

 

L'écrivain démontre encore une fois, peu importe la direction qu’il prend, son amour pour les lieux isolés, la flore et la faune, la vie sans contraintes dans la forêt quand on peut se laisser aller au plaisir d’être et de respirer, de voir et de surprendre la beauté autour de soi. Une manière de faire ressentir le pays dans son corps, sa langue, son souffle, d’en faire une partie de soi et de décrire les gens marqués par ces espaces sauvages. C’est ce regard du romancier qui m’a retenu au-delà des rebondissements et des meurtres. Un thriller qui vous happe. Vous ne lâchez qu’à la toute fin, comme quand je plongeais et nageais le plus longtemps possible dans mon enfance. C’est encore une fois l’occasion de constater tout le talent de cet écrivain discret. 

Je reviens à sa langue vivante, belle, tortueuse qui nous décrit parfaitement une réalité que nous retrouvons très rarement dans notre littérature. Dans ce nouvel ouvrage, Julien Gravelle démontre son originalité et sa formidable perception du monde qu’il a adopté et qu’il aime. Un rythme, un souffle qui colle aux halètements des chiens qui tournent, font oublier les manigances sordides des tueurs et surtout le travail de Rozie. Les aventuriers sont au bout du rouleau, la nature est maganée, mais la vie est là, toujours coriace et capable de tous les rebondissements.

 

GRAVELLE JULIENLes cowboys sont fatigués, Éditions LEMÉAC, 184 pages, 22,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1877-les-cowboys-sont-fatigues.html

vendredi 15 janvier 2021

L’ÉTRANGE VIE DE JENNY SAURO

IL ÉTAIT TEMPS QUE JE DÉCOUVRE MARC SÉGUIN, un écrivain qui a publié cinq ouvrages depuis 2009. Je connaissais son nom, bien sûr, mais gardais une certaine distance. Je réagis toujours ainsi avec les auteurs qui font les manchettes. Je sais, c’est un réflexe un peu étrange, mais c’est comme ça. Je résiste parce que j’ai peur d’être déçu. Avec Jenny Sauro, son dernier titre, je rencontre un écrivain, un vrai et je me promets d’aller fureter dans ses autres publications, pour me faire une idée de l’univers qui habite cet homme à la fois peintre et cinéaste. Comme quoi on peut tout faire et bien le faire. C’est rassurant. Il s’occupe même de la page couverture de ses livres, du moins pour cet ouvrage, réalisant un tableau, huile et fusain sur toile, d’une femme vue de dos, Jenny dans toute sa splendeur et son élan de vie.  

 

Jenny Sauro, mère d’un enfant de six ans, s’enfonce dans les eaux du lac des Onze Milles, tout juste devant sa maison en sauvant son fils. Les glaces se sont brisées sous son poids et le jeune garçon est rescapé de justesse. On peut dire que le roman commence mal parce que le personnage principal disparaît dès les premières lignes. L’incipit va droit au but, comme une flèche qui atteint la cible : «Jenny Sauro est morte noyée le 29 décembre.» Tout est dit, mais il y a les pages qui suivent. 

En apprivoisant le livre, quelque chose a retenu mon attention. Le roman est dédicacé à Jenny S. Est-ce l’héroïne de cette fiction ou une vraie vivante? Peut-on s’adresser ainsi à un personnage? Autant de questions qui demeureront sans réponses. Ça reste un gros point d’interrogation pour moi qui examine la page couverture, les citations, les références avant de me lancer dans l’histoire. Cette question m’a intrigué et peut-être que ce n’est pas plus important que ça. Je me méfie un peu des facéties des écrivains qui aiment parfois multiplier les fausses pistes ou qui n’osent pas ouvrir la porte quand c’est le temps de tout nous raconter. Certains sont comme les pêcheurs à la ligne et savent nous appâter. Ce qui compte, c’est de mordre dans le texte. 

 

NOYADE

 

Policiers et plongeurs arrivent et toute la population de North Nation retient son souffle. On cherche le corps. Le drame frappe de plein fouet tous les citoyens. Jenny était aimée de tous, d’autant plus que c’était la plus belle femme du coin et qu’elle attirait les regards de tous les hommes.

 

Jenny Sauro était serveuse au restaurant du village depuis qu’elle était revenue vivre à North presque sept ans auparavant. Elle travaillait six jours sur sept. Son quart commençait à 5 heures le matin, mais elle arrivait à 4 heures 30 afin d’allumer la cafetière et la plaque chauffante pour les œufs. Chez Marie, ça s’appelait. La patronne était une amie d’enfance d’Émile Sauro. (p.13)

 

Ça m’a fait un pincement au cœur. Il y a un an presque, des touristes français s’enfonçaient sous les glaces du lac Saint-Jean, à l’embouchure de la Grande Décharge, lors d’une excursion en motoneiges. Tout juste devant notre maison. Pendant des jours, nous avons attendu, surveillant les va-et-vient des policiers et des plongeurs, le passage des hélicoptères et même l’écrasement de l’un des appareils sur l’île Beemer, tout près. Un drame, une chose impossible, incroyable qui a paralysé tout le secteur et attiré bien des curieux. Les recherches ont duré pendant des semaines et le point culminant est arrivé quand les secouristes ont sorti les motoneiges de l’eau. Je n’avais jamais rien vu de tel. Des motoneiges volantes, accrochées à un hélicoptère qui approchaient lentement. 

Et nous avons encore tourné en rond en espérant que le dernier corps qui dérivait quelque part dans la Grande Décharge serait repêché pour passer à autre chose. L’impression surtout d’être totalement impuissant devant un tel drame. 

Les plongeurs ne retrouvent pas Jenny qui a été emportée par les courants et aspirée par une fosse. Il faudra attendre au printemps, quand les noyés remontent à la surface. 

Son fils Arthur et son père Émile doivent se faire une raison. Jenny est morte et ils doivent apprendre à vivre sans elle, à faire leur deuil. La vie continue toujours même en claudiquant, même quand elle va tout croche. 

 

Il avait écouté, sans poser de questions. Puis il avait insisté, peu importe si on trouvait son corps ou pas, pour qu’il y ait une cérémonie commémorative avant qu’on oublie sa fille. Émile, depuis le départ de Mireille, savait qu’on finit par oublier les morts. Pas complètement, mais plus le temps passe et plus les morts s’éloignent de la mémoire des vivants. Tous les gestes qu’on a partagés avec eux et que l’on fait dorénavant seul induisent cette distance. L’église serait pleine à craquer ce 19 avril. (p.69)

 

Il faut une occasion, une rencontre pour faire ses adieux à Jenny. Un dernier signe, une parole, une phrase, une larme pour enfin penser à autre chose, pour se délester du poids de cette disparition. Arthur et Émile ont besoin de ce rituel pour se concentrer sur le moment présent, se retrouver peu à peu à l’aise dans leur quotidien.

Le roman pourrait être l’histoire d’un deuil, d’un chapelet de souvenirs et ce serait parfait. Jenny avait 36 ans et commençait à prendre le dessus sur sa vie, c’est du moins ce que je découvre en suivant les grandes spirales que trace l’écrivain pour nous rapprocher de cette femme, du village, de son enfance, de la réserve indienne, de ses passions éphémères, son don pour le hockey et son exil à Montréal pour des études. Marc Séguin possède cet art subtil de pouvoir décrire simplement les choses, de sentir les gestes et les émotions des gens, de les présenter avec une précision chirurgicale, comme s’il tenait un pinceau étroit et qu’il y allait de petites touches rapides. C’est fascinant cette manière de montrer la nature qui se moule doucement aux changements des saisons et aux occupations des humains.

 

MIRACLE

 

Je ne m’attendais pas à un coup de théâtre parce que dans les deux tiers de son roman, Séguin se colle à la nature, aux gestes quotidiens des hommes et des femmes qui tentent d’oublier et de respirer après ce terrible drame. Jenny est retrouvée à la fonte des glaces. Elle est vivante. Les plus grands spécialistes ne peuvent expliquer ce phénomène. Les gens ne savent plus comment réagir devant la miraculée qui attire tous les curieux et les médias. Elle a connu la mort et tous voudraient bien lui poser certaines questions, pour se rassurer peut-être sur ce moment inévitable que l’on repousse le plus loin possible, du moins dans nos têtes.

 

Pour North, c’était différent; on devait réapprendre à vivre avec une femme à qui on avait fait des déclarations parce qu’elle était morte. Avait dès lors commencé le lent et difficile apprivoisement de ces aveux à sens unique; ceux qui ne se disent qu’une seule fois, et qui ne sont jamais entendus par l’intéressé. Et qui devaient être assumés. Saurait-on maintenant l’aimer tel qu’on l’avait prétendu? (p.254)

 

Un roman qui m’a fait réfléchir à la vie, la mort, le deuil, les sentiments que l’on a envers ses proches et que l’on garde la plupart du temps pour soi, les regards qui parlent ou qui dissimulent nos désirs, tout ce que l’on retient bien au chaud au plus profond de soi. 

Un texte fascinant, tout près des jours et des saisons. La présence du soleil, la glace qui craque, une pousse verte qui sort d’une plate-bande avec les premières chaleurs du printemps, le passage des oiseaux migrateurs, le travail dans le potager, les légumes que l’on ramasse et goûte en fermant les yeux. Séguin nous imprègne des saisons, de ces moments où j’ai souvent l’impression que tout s’arrête et que je dois juste être là pour respirer et être dans toutes les dimensions de mon corps. Marc Séguin touche son lecteur dans les frémissements du jour sans jamais l’égarer. Il possède certainement le don de regarder autour de lui, de profiter de la nature avec les siens, d’être particulièrement attentif aux changements qui marquent toutes les existences qui ne vont jamais en ligne droite. 

Un texte magnifique qui m’a souvent fait m’attarder à une description, un moment entre deux gestes pour prendre une grande respiration et me dire que j’étais bien vivant, tout là dans mon corps. C’est ça la magie de cet écrivain, son art de raconter et d’aborder les questions importantes sans pour autant formuler toutes les réponses. J’ai oublié rapidement la résurrection de Jenny pour goûter la vie en m’abandonnant au temps, à ce texte précis qui nous berce comme une «petite musique de nuit». Un vrai bonheur que de suivre Marc Séguin dans ce récit qui se moque un peu des balises familières.


SÉGUIN MARCJenny SauroÉDITIONS LEMÉAC, 282 pages, 28,95 $. 

http://www.lemeac.com/catalogue/1823-jenny-sauro.html

vendredi 30 octobre 2020

QUE DES PERSONNAGES FABULEUX

LES MONSTRES ET CERTAINS personnages de fiction marquent notre imaginaire, particulièrement ceux des contes et des légendes qui ont hanté notre enfance. Plusieurs se sont échappés de la nuit des temps (quelle étrange expression) comme Gilgamesh ou d’autres amorcent une carrière dans des intrigues plus récentes. Tous flirtent avec le bien et le mal, agissent de façon inattendue. Alberto Manguel, dans Monstres fabuleux, s’approche de ces héros que nous croyons bien connaître et d’autres qui se font plus discrets. Dracula, Superman, Alice, le chaperon Rouge et pourquoi pas Albertine, l’un des personnages marquants du dramaturge et romancier Michel Tremblay. Que dire de la Sagouine de l’écrivaine Antonine Maillet qui a fait courir les foules au temps où il y avait du théâtre et des spectateurs. Viola Léger y était magnifique de justesse.


Alberto Manguel m’a fasciné dans son Histoire de la lecture et La bibliothèque la nuit. J’ai l’impression que cet homme vit dans les livres et les nombreux titres qu’il signe nous entraînent souvent dans les couloirs de la fiction et témoignent de son immense culture. 

Beaucoup de personnages romanesques sont ses familiers, pour ne pas dire ses intimes. Il a des préférés bien sûr et c’est toujours un enchantement que de lui emboîter le pas. Pourtant, il se fait remarquablement discret dans les médias. Peut-être qu’il effarouche les chroniqueurs et que l’érudition n’est pas très bien perçue en ce Québec de confinement et de COVID-19. Il faut s’attarder au commentaire d’Odile Tremblay dans Le Devoir du samedi 24 octobre dernier pour s’étonner et se désoler. Un premier ministre qui lit se fait insulter sur les réseaux sociaux, pire, on l’accuse de perdre son temps. La grande noirceur ne semble pas s’être dissipée au pays de Lionel Groulx.

Dans Monstres fabuleux, j’ai eu l’impression de me pencher sur les notes de ce chercheur, de surprendre des réflexions qui lui sont venues en retrouvant des personnages qui ont marqué son enfance. Tous sont les héros de certains de ses essais. Un curieux qui ne refuse jamais de rencontrer de nouveaux écrivains et de dialoguer avec des êtres inquiétants. En fait, il jongle avec des questions que tout lecteur sérieux doit se poser quand il ouvre un livre et qu’il accepte de suivre un homme ou une femme de papier. Qui est là? À qui avons-nous affaire? Que traduisent les gestes et les propos de ce héros, quelles leçons pouvons-nous en tirer? Que veulent ces individus que nous prenons plaisir à détester ou qui sourient en nous tendant la main?

 

Sans doute l’un des principaux charmes de ces monstres fabuleux tient-il à leurs identités multiples et changeantes. Enracinés dans leur histoire personnelle, les personnages de fictions ne peuvent être encagés entre les couvertures de leur livre, si bref ou si vaste qu’en puisse être l’espace. (p.15)

 

Ils sont imprévisibles, souvent menteurs ou d’une naïveté troublante, fuyants et tourmentés, perçus différemment selon les époques. Les nouveaux lecteurs révèlent des facettes inédites de ces personnages qui ne prennent jamais une ride et qui s’installent dans notre imaginaire. Hamlet de Shakespeare, Tom Pouce, Ulysse, le chaperon Rouge, la fameuse Alice qui ne perd jamais pied. Je pense à Séraphin Poudrier qui a hanté mon enfance et nombre de Québécois. Il est même passé dans notre vocabulaire avec l’expression «être séraphin» pour parler d’un avaricieux. Le héros de Claude-Henri Grignon est connu de tous et fait un retour en force à la télévision dans un «western québécois». 

 

PRÉSENCE


Dans une quarantaine de textes brefs, Manguel démontre que les monstres d’antan sont encore présents dans notre quotidien où l’on ne jure que par l’électronique et les tweets. Comme si ces héros se moquaient des frontières pour venir troubler nos jours. Alice de Lewis Caroll, une fillette imaginée lors d’une promenade avec des amis, révèle la société de l’époque victorienne. Le «monde des merveilles» résonne toujours malgré les échos des réseaux sociaux où l’on pratique l’insulte et la diffamation avec un art que les tenants de l’Inquisition auraient applaudi. Comme quoi un livre n’est jamais figé dans le temps et les personnages ne cessent de muter pour le meilleur et le pire. Robinson Crusoé fascine autant maintenant qu’à la publication de cette histoire en 1719. Et que dire de Tintin qui fait encore s’exciter de nombreux admirateurs?

 

On ne lit jamais les aventures d’Alice comme un autre conte pour enfants. Leur géographie est fortement empreinte des réverbérations d’autres lieux mythiques, tels que l’Utopie et l’Arcadie. Dans La Divine Comédie, l’esprit qui garde le sommet du mont Purgatoire explique à Dante que l’Âge d’or chanté par les poètes est le souvenir inconscient d’un Paradis perdu, d’un état disparu de bonheur parfait : peut-être le Pays des Merveilles est-il le souvenir inconscient d’un état de raison parfaite, un état qui, vu de nos jours par les yeux des conventions sociales et culturelles, nous paraît complètement fou. (p.42)

 

LE QUÉBEC

 

Alberto Manguel a toujours l’art d’emprunter des sentiers imprévus. Cette fois, il questionne des personnages d’écrivains québécois. Le matou d’Yves Beauchemin retient l’attention de ce lecteur infatigable. Il s’attarde au chat Déjeuner qui n’a rien à envier à son collègue, le félin du Cheshire d’Alice.

 

La scène où se produit Déjeuner, c’est Montréal, et la ville prend vie avec son architecture complexe, ses hivers effroyables et ses babelesques barrières langagières, domaine de restaurants raffinés, d’employés odieux et de catholicisme quotidien pratiqué par habitude. Yves Beauchemin nous accorde de brefs aperçus du monde réel derrière les apparences : une vieille femme dont le visage paraît fait de coquilles de cacahuètes, des tasses à café vides bâillant désespérément dans la salle d’attente d’un hôpital, l’œil cyclopéen d’un feu de circulation rouge observant la cité que dévore une tempête de neige. (p.177)

 

Albertine de Michel Tremblay, à trois moments de sa vie, discute avec elle en se moquant de l’espace et de la chronologie. Un tour de force. La Sagouine se leste des espoirs du peuple acadien en brassant sa résistance dans l’eau sale de sa chaudière. Elle incarne le combat de l’Acadie la survivance, beaucoup plus qu’Évangéline. L’héroïne créée par Henry Longfellow, un anglophone, recherche un bonheur individuel et oublie sa collectivité. Et l’épouvantable Wendigo, ce terrible monstre qui m’a fait trembler lorsque j’étais enfant, reste percutant. Je ne peux que l’associer à la menace climatique. Comme quoi tous les humains, partout et à différentes époques, ont besoin d’inventer des êtres terrifiants pour catalyser leurs peurs et leurs angoisses. Et quand nous avons un personnage devant nous, il est plus facile de résister à leurs pouvoirs maléfiques.

 

VOYAGE

 

Alberto Manguel nous entraîne dans un formidable voyage, secoue des images et les idées préconçues que nous avons de ces personnages. L’écrivain permet de réfléchir à nos façons de combattre certaines malédictions qui ne cessent de frapper les vivants, peu importe les époques. Des obsessions aussi, comme celle de vouloir dompter le temps et connaître l’immortalité. Faust confronte dans sa quête la peur du vieillissement, la grande hantise humaine que la religion catholique a tenté de dissoudre en imaginant le paradis. Faust voit ses souhaits se réaliser, mais à quel prix

La pensée qui donne naissance à Frankenstein, un personnage qui devait incarner l’être parfait, bascule dans le cauchemar.

 

Ce que désire le Dr Frankenstein, c’est créer la vie sans la participation d’une femme. La création à partir uniquement d’une semence mâle est l’objectif de l’alchimiste, le rêve du patriarche, le but du savant fou. Des golems juifs aux sculptures animées de la fable et de la science — Ève faite d’une côte d’Adam, la femme d’ivoire de Pygmalion, le Pinocchio de bois de Gepetto, les automates du XVIIIe siècle et du début du XIXe qui ravissaient tellement Mary Shelley et son cercle —, les hommes se sont imaginés capables de créer la vie sans assistance féminine : c’est-à-dire en privant les femmes de leur capacité exclusive de concevoir. (p.186)

 

Un récit permet d’aborder, malgré une histoire simple, souvent amusante, des hantises qui semblent faire partie de notre ADN. Le chaperon Rouge flirte avec un aspect de la sexualité prédatrice des mâles et met en garde les jeunes filles. Il faut pouvoir lire entre les lignes et retourner les mots quand on plonge dans ces histoires.

J’aime les contes, les légendes et les romans depuis que j’ai percé les mystères de l’écriture. Monsieur Manguel me donne encore plus le goût de revenir sur des ouvrages, d’en examiner certaines facettes et des secrets. Louis Hémon, par exemple, incarne dans Maria Chapdelaine la problématique du Québec en terre d’Amérique, la migration et l’identité québécoise francophone que nous avons tant de mal à secouer cent ans plus tard.

Il ne faut jamais bouder son plaisir. Comme le dit monsieur Manguel, nous découvrons toujours quelque chose de différent à un texte ou un récit. C’est certainement ce qui fait la richesse de ces personnages qui s’ancrent dans notre imaginaire et ne cessent de nous surprendre. La grande expérience de la lecture permet d’affronter des craintes, des espoirs qui nous suivent malgré les miracles de la technologie. Alberto Manguel jongle avec des vérités, même si nous pouvons croire que les fables et les contes ont perdu de leur intérêt au temps du virtuel. C’est tout le contraire. L’humain, peu importe les époques, secoue des peurs ataviques et tente de maîtriser son angoisse devant la mort, le vieillissement et la maladie. Et pourquoi ne pas imaginer d’autres mondes pour apaiser sa curiosité et rêver son avenir? Sans cela, l’aventure de la vie me semblerait bien fade.

 

MANGUEL ALBERTOMonstres fabuleuxÉDITIONS LEMÉAC, 272 pages, 27,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1839-monstres-fabuleux.html?page=1 

vendredi 17 juillet 2020

LE BLUES DE ROBERT JOHNSON

ROBERT JOHNSON EST une figure mythique pour les amateurs de blues et beaucoup de musiciens. Né dans le Mississippi, fils d’une travailleuse du coton, le métier des anciens esclaves, il est décédé à 27 ans, empoisonné par un mari jaloux. Il aura eu le temps d’enregistrer vingt-neuf chansons qui ont marqué son époque et sont devenues une référence. La légende veut qu’il ait vendu son âme au diable pour acquérir une dextérité hors du commun à la guitare, pouvant jouer ce que d’autres ne pouvaient que rêver. Il a entretenu cette légende avec Me And Devil Blues. Jonathan Gaudet, dans une fiction biographique bien étoffée, nous lance sur les traces de ce musicien décédé tragiquement en 1938. 

Je l’ai déjà écrit, je suis un amateur de blues. J’ai la compilation de Robert Johnson, ses vingt-neuf compositions, même des reprises de certains titres effectués lors des enregistrements de 1936 et 1937. Dans le coffret, quelques photos du jeune homme. L’une a permis d’illustrer la page couverture de La ballade de Robert Johnson de Jonathan Gaudet. Seule différence, le visage du musicien est masqué sur le livre par son chapeau. Complet soigné, chemise claire, petit mouchoir de poche, cravate bien sûr pour faire sérieux. Sur le disque, son regard est étrange. L’œil droit semble un peu dilaté par rapport à celui de gauche. Mais ce qui retient surtout mon attention, ce sont ses mains, les doigts fins et très longs sur le manche de la guitare. Comme les pinces d’un crabe, je dirais. Je comprends maintenant pourquoi il pouvait réaliser des accords et des enchaînements que peu de musiciens osaient se permettre. Ce qui explique aussi son style particulier. 

VOYAGE

Jonathan Gaudet, lui-même musicien, a dû recourir à la fiction pour nous plonger dans le monde de ce chanteur qui a influencé nombre de figures bien connues. On parle de Jimi Hendrix, Jimmy Page, Bob Dylan, Brian Jones, Keith Richards et même Éric Clapton. 
À l’époque de Robert Johnson, les bluesmen étaient de véritables nomades, allant de village en village, surtout dans le sud des États-Unis, animant toutes les fêtes. L’alcool y coulait à flots et les gens chantaient, dansaient après des jours de labeur dans les champs. Tout ça au grand dam des religieux et des pasteurs. 

L’établissement de Will Norris était bien connu dans la région. C’était là que les travailleurs agricoles dépensaient leur paie à la fin de la semaine. On y vendait de l’alcool et au y jouait de la musique interdite. Lors de son prêche à l’église, le révérend Whitfield mettait fréquemment la communauté en garde contre le Levee Lounge. On racontait des choses épouvantables sur cet endroit. (p.63)

Les musiciens empochaient quelques dollars en s’escrimant toute la nuit, buvant à volonté. 

UNE VIE

Gaudet nous plonge dans les différentes étapes de la vie de Johnson qui était plutôt maladroit au début. Après un apprentissage avec Ike Zimmerman, un musicien de blues connu, il deviendra un guitariste accompli, particulièrement populaire auprès des femmes, semble-t-il. La légende veut qu’une petite amie l’attendait dans chacun des villages où il jouait. J’imagine ce que les réseaux sociaux pourraient charrier de nos jours avec un individu du genre. Il serait certainement cloué au pilori. 
L’écrivain décrit parfaitement le milieu des travailleurs de la ferme où l’avenir pour des jeunes comme Johnson se limitait à la longueur des champs. Tout ce qui intéresse l’adolescent, c’est la musique, les chanteurs qu’il va entendre religieusement dans les fêtes même s’il n’a pas l’âge pour fréquenter ces endroits.

On jouait dans un juke qui s’appelait le Big Will Levee Lounge, près de la digue à Robinsonville. Chaque fois, il y avait ce petit gars debout dans un coin. C’était Robert. Ce n’était pas encore un homme à l’époque, mais ce n’était plus un enfant non plus. Il jouait de l’harmonica et il se débrouillait bien, mais il voulait absolument jouer de la guitare. Il nous suivait partout, un vrai chien de poche. (p.71)

Il sera musicien, célèbre et passera à l’histoire. Il n’a cessé de le répéter à ses proches.

ANNÉES

Ce roman de vingt-neuf chapitres qui portent le nom d’une chanson de Johnson a le grand mérite de nous plonger dans les années trente, dans le quotidien de ces itinérants qui buvaient sec, s’éloignaient une fois la fête terminée et les bouteilles vides sans laisser d’adresse. Ils ressurgissaient selon les aléas des contrats et des engagements.

Il me raconta qu’il était musicien et qu’il gagnait sa vie en voyageant de ville en ville. Un de ses amis était une connaissance de Randall. Mes tamales étaient presque prêts. Je lui dis que mon mari n’était pas là, mais qu’il allait revenir dans la soirée et qu’il pouvait l’attendre avec moi. Je ne sais pas pourquoi j’ai menti : je savais que Randall n’allait pas revenir avant quelques jours. (p.154)

Jonathan Gaudet fait vivre ces fêtes, le jeu des musiciens, leur manière d’interpréter des compositions personnelles et aussi des succès que les danseurs exigeaient soir après soir. Des moments d’excès, d’amour à la sauvette, de départs et de fuites, de bagarres qui pouvaient mal finir. Une virée hors des grandes villes, dans un monde rural demeuré tout près des cueilleurs de coton et du temps de l’esclavage. Ces hommes et ces femmes étaient peu rémunérés et dépendaient des propriétaires terriens et de leurs humeurs. Une culture populaire transmise de bouche à oreille, comme l’a été le country au Québec qui n’avait pas sa place à la radio et à la télévision. 
Les gens faisaient la fête le samedi, brûlaient souvent leur paie dans l’alcool, la danse et les rires. Même si officiellement la boisson était interdite aux États-Unis à cette époque de prohibition.

REDEVANCES

Les musiciens recevaient un montant d’argent lors de l’enregistrement de leurs créations et ne touchaient plus un sou malgré leurs succès. 

Ce qu’Ernie Oertle omit de dire, c’était que les musiciens engagés pour enregistrer avec la ARC ne touchaient aucune redevance sur les ventes de leurs disques. Même les grandes vedettes de l’époque, comme Charlie Patton et Blind Lemon Jefferson, n’avaient touché au faîte de leur popularité que l’équivalent de quinze ou vingt dollars par titre. Johnson empocha tout de même l’argent. C’était, tout compte fait, la plus grosse somme qu’il n’avait jamais possédée de sa vie. (p.220)

Je ne peux que faire le lien avec les travailleurs forestiers qui gagnaient leur pitance en laissant toutes leurs énergies dans les montagnes. La dure loi du plus fort et du plus résistant. Quand ces hommes sortaient des forêts, la fête duraient des jours, parfois des semaines. Je raconte cet univers dans La mort d’Alexandre.
C’est une époque révolue que Gaudet décrit, un monde où les hommes carburent au whiskey, fument comme des locomotives, s’abandonnent à tous les excès, où certaines femmes se montrent plutôt audacieuses et libertaires. Pas étonnant que les pasteurs parlaient de la «musique du diable» et pourfendaient les musiciens lors des offices du dimanche. 
Un livre qui sent la sueur, le mauvais alcool, la cigarette, le soleil qui assomme, la poussière qui colle à la peau. On croit entendre Robert Johnson et ses copains, les hurlements des danseurs qui marquent le rythme en tapant des mains. J’écoute mon album double en boucle depuis cette lecture pour m’imbiber des chansons de ce musicien original qui a réussi son rêve d’être une référence, un chanteur de blues célèbre. Il ne lui a manqué que la richesse. Un travail magnifique de Jonathan Gaudet, une fresque historique, une aventure qui pourrait facilement devenir un film époustouflant.

GAUDET JONATHAN, La ballade de Robert Johnson, Éditions LEMÉAC, 344 pages, 32,95 $.

http://www.lemeac.com/catalogue/1820-la-ballade-de-robert-johnson.html?page=1

vendredi 29 mai 2020

L’AVENTURE DE LA VIE ORDINAIRE

FRANCINE NOËL COMPLÈTE un cycle biographique qui s’est amorcé en 2005 avec La femme de ma vie. L’écrivaine s’attardait alors à sa mère, Jeanne Pelletier, une femme remarquable qui a dû tracer son chemin et subvenir à ses besoins seule. Elle récidivait en 2012 avec Le jardin de ton enfance où elle s’adressait à son petit-fils qui devenait la continuation du monde. Dans L’usage de mes jours, elle tente de s’approcher de ce père qu’elle a si mal connu. Paul Noël est demeuré un véritable fantôme dans la vie de celle qui s’imposera comme enseignante et romancière. 

Le paternel de Francine Noël n’a jamais été présent, restant un étranger qui surgissait de temps en temps, une énigme, un personnage fuyant. Les premières années de la jeune fille se sont construites autour de sa mère, une combative qui a dû jouer tous les rôles, travaillant pour subvenir aux besoins de son enfant unique. Le père s’étant rapidement disqualifié pour ce rôle. 
Si vous ne l’avez pas encore fait, découvrez La femme de ma vie. Jeanne Pelletier est une figure fascinante, un modèle de courage et d’indépendance.
Encore une fois, l’écrivaine revient sur les étapes de ses premières années, les directions qu’elle a prises. Madame Noël s’attarde à certains moments du primaire et après, au fameux cours classique qui était la seule voie pour celui ou celle qui voulaient parfaire ses connaissances à une certaine époque. 
Née en 1945, Francine Noël a vécu la fin d’un Québec où l’église surveillait tous les gestes des femmes et des hommes, guidait les enfants dans l’apprentissage de la vie. Même quand on ne prenait pas très au sérieux les admonestations du clergé, on ne pouvait échapper aux diktats des curés qui se faufilaient dans tous les aspects du quotidien. La distanciation était difficile à respecter à cette époque révolue.
La mère de Francine Noël n’était pas une bigote, mais elle devait se conformer à certaines exigences pour ne pas attirer l’attention. Jeanne ne pouvait compter que sur elle, mère célibataire avant le temps. Paul Noël, le père était occupé à ne rien faire, n’ayant aucun métier à part une certaine passion pour le cinéma. Et la famille Noël semblait cultiver la différence en vivant à l’écart d’un peu tout le monde.

AVENTURE

La fillette se débrouille au primaire malgré certains problèmes de socialisation et après, elle sera pensionnaire, ce qui faisait certainement l’affaire de sa mère qui travaillait du matin au soir. La jeune Francine entreprend sa scolarité chez les sœurs de Sainte-Anne, dans un couvent de Lachine. Une institution marquée par le catholicisme (comment pouvait-il en être autrement), des rituels, des fêtes religieuses, l’éveil aux arts et à la vie de groupe. Un beau vent de liberté surtout, beaucoup de place pour la curiosité et l’expérimentation.

On a dénoncé les mauvais traitements infligés dans les pensionnats à des milliers d’enfants au cours du XXe siècle. Parmi eux, des orphelins et des Autochtones, victimes de sévices corporels et de viols à répétition. Je n’ai rien vu de tel à Lachine. Des vexations morales à l’occasion, jamais de châtiments corporels, pas de harcèlement sexuel et de nombreuses dérogations aux règlements. Des échappées. Des répits. (p.40)


Pas de violences, de gestes déplacés avec ces religieuses. On connaît les débordements de certains ordres d’enseignants avec les jeunes. On l’oublie souvent, mais des sœurs et des frères ont effectué parfaitement leur travail sans être des prédateurs et des agresseurs. J’ai étudié dans un collège dirigé par les frères Maristes et jamais je n’ai eu à me défendre ou à me plaindre de leurs agissements.

LA SCÈNE

La jeune fille s’impose dans les matières qu’elle aime, négligeant ce qui l’intéresse moins, les sciences et les mathématiques, on le devine. Ce sera surtout le théâtre et la littérature qui retiendront son attention. 
Après son cours classique, elle sera comédienne, jouant dans des productions importantes et remarquées. Certaines circonstances feront qu’elle poursuivra sa formation et deviendra enseignante à la nouvelle Université du Québec à Montréal, la tête de pont des constituantes qui transformeront les régions du Québec. 

Notre université s’ouvrait à tous et toutes, de tous les âges et de toutes les strates de la société, y compris les moins nantis et les travailleurs. C’était le mythe de Prométhée à l’œuvre, le savoir serait répandu dans la population et partagé, les étudiants cesseraient d’être de simples consommateurs, ils, elles auraient voix au chapitre sur les contenus des cours et les processus d’apprentissage, il y aurait dialogue, liberté de paroles, liberté. Nous avions l’élan des bâtisseurs et l’optimisme de notre génération de Nord-Américains. (p.132)

Un passage à Paris pour un doctorat, une réflexion portant sur l’œuvre de Samuel Beckett, un homme de théâtre remarquable et un romancier percutant. Un peu étrange comme coïncidence. Beckett me fascinait quand j’ai amorcé des études à l’Université de Montréal où j’ai croisé Francine Noël. Nous étions dans les mêmes salles de cours, c’est certain. Ce qu’elle raconte, je l’ai vécu. Une belle occasion ratée. Je me tenais loin de tous alors et ne fréquentais personne. Beckett me hantait pourtant et j’ai longtemps rêvé d’incarner Vladimir ou Estragon, d’En attendant Godot, ces désespérés de la vie. C’est par le théâtre que je suis arrivé à la littérature tout comme Francine Noël. 
ENSEIGNEMENT

Elle enseignera pendant plus de trente ans, trouvant le moyen de se démarquer avec des publications qui la font connaître d’un large public et en fait une figure importante de la littérature du Québec. Dans Maryse, elle esquisse des personnages attachants que nombre de lecteurs adopteront et reconnaîtront comme des membres de leur famille. Des héroïnes ordinaires qui empruntent le pas des femmes d’alors, vivent une révolution sexuelle, le féminisme qui modifie tous les rapports. 
Francine Noël raconte simplement sa vie, ses études, ses découvertes, ses aventures fort nombreuses, ses ruptures aussi, et des colères qu’elle a du mal à contrôler. Pas question de céder non plus devant les mâles de l’UQAM qui semblent toujours en chasse. 

Tout s’ouvrait devant moi, sauf l’amour. Ce n’était pas faute d’hommes dans mon entourage, le corps professoral étant majoritairement masculin et hétérosexuel. Le Peace and Love triomphait et ces messieurs profs se bousculaient à ma porte, convaincus que je n’attendais que ça, qu’ils me baisent, le mot baise était surutilisé, ils confondaient l’amour libre, la libération des peuples colonisés, le recours aux psychotropes et la révolution culturelle, toutes les révolutions, dont ils se faisaient des hérauts. (p.134)

Le féminisme, elle y a adhéré naturellement et spontanément. Sa mère Jeanne lui avait démontré qu’elle ne devait compter que sur elle pour subvenir à ses besoins et réaliser ses rêves. 
Impulsive, imprévisible souvent, colérique et n’en faisant qu’à sa tête, elle deviendra maman d’un garçon tout en continuant d’enseigner.

Pourtant, je n’aimais pas les enfants, je n’étais pas censée les aimer. Adolescente, j’avais gardé quelquefois des garçonnets gavés de télé et de bonbons, et j’avais hâte qu’ils s’endorment pour retourner à mes livres. Je n’avais jamais pris un bébé dans mes bras et jamais eu la pulsion de le faire, ils étaient de petits paquets hurlants et puants. (p.191)

Son succès suscite l’envie de bien des écrivains connus qui se montrent méprisants, condescendants, cruels même. Elle ne nomme personne, mais j’ai reconnu une figure importante du monde de la littérature. Écrivain, éditeur, il savait être terrible de méchanceté à ses heures. (Il a eu la même attitude avec Danielle Dubé, ma compagne, quand elle a remporté le prix Robert-Cliche avec Les olives noires.
Un témoignage fascinant qui fait revivre le glissement du Québec vers la modernité, nos hésitations identitaires et les abandons des années 2000. Francine Noël nous raconte le parcours d’une résistante, d’une créatrice passionnée qui n’accepte jamais les conventions et les moules. Je n’ai pu lâcher ce gros livre, retrouvant une partie de mon cheminement, suivant cette femme remarquable de la vie ordinaire. 
Et j’émets un regret en terminant. La conjuration des bâtards est un grand roman qui n’a pas connu le succès qu’il aurait dû avoir. Une vision de l’Amérique, des préoccupations écologiques plus importantes que jamais, le Québec d’après les deux référendums et la fuite vers la mondialisation. Une œuvre percutante à retrouver et à méditer, le meilleur peut-être et le plus ambitieux de cette écrivaine qui a marqué l’imaginaire de toute une génération. Un roman mal lu et qui garde toute sa pertinence.

NOËL FRANCINE, L’usage de mes jours, LEMÉAC ÉDITEUR, 400 pages, 34,95 $.

http://www.lemeac.com/auteurs/263-francine-noel.html