jeudi 30 novembre 2023

STANLEY PÉAN SE FAIT GUIDE D’AVENTURES

VOILÀ UN RECUEIL de nouvelles qui nous sort des repères que nous avons l’habitude de suivre. Stanley Péan et Jean-Michel Girard ont eu la bonne idée de jumeler illustrations et écriture dans Cartes postales d’outre-monde. Girard a créé trente-cinq planches, s'inspirant de celles que l’on retrouvait dans les fanzines où j’ai lu les aventures de Dick Tracy, le détective qui n’avait rien à envier à Hercule Poirot, Tarzan aussi, et le Fantôme. Des photos sépia, marquées par le temps, la couleur d’une époque en allée. Comment ne pas ressentir une certaine nostalgie en se penchant devant ces images? Vingt-trois des illustrations, des créations originales et uniques de Jean-Michel Girard, s’attardent à des femmes et les douze autres à des hommes, souvent des Noirs. Toujours des décors un peu flous, inquiétants et propices à faire galoper l’imagination fertile de Péan qui se plaît à nous entraîner dans son monde particulier. Le défi pour l’auteur était d’écrire de courtes nouvelles, à partir du personnage, du milieu représenté et de l’action que suggère la scène. Parce qu’il y a un scénario dans ces illustrations. Tout y passe ou presque. Il y en a pour tous les goûts.

 

Cette idée fort originale m’a happé dès la première image. Je me suis rapidement amusé à inventer une histoire face à cette femme bien mise, triste, qui tient la pose, perdue dans ses pensées, un peu boudeuse aussi et qui semble attendre que quelqu’un la secoue. La bouteille d’alcool tout près devient particulièrement importante, avec la couronne de Noël au mur. Sommes-nous devant la trahison d’un amoureux, la mort d’un proche, quelqu’un d’invisible qui tente de lui faire entendre raison? Un simple caprice d’une bourgeoise assuré de son quotidien. 

Comment savoir?

Je me suis jeté un peu partout avant de me pencher sur le texte de Péan. Oui, il avait remarqué des choses, les mêmes que moi, mais jamais je n’ai jonglé avec ce qu’il a fait dans son récit. Tout cela pour voir
comment nos imaginaires réagissent devant des scènes ou scénarios possibles. Un exercice qui m’a révélé, ce que je pensais déjà, que pas un auteur n’emprunte un même chemin malgré le point de départ. Je ne vous assommerai pas avec toutes les péripéties que j’ai rédigées dans ma tête, mais je me suis fort amusé. Ça m’a permis de belles trouvailles, et qu’il y a autant de récits et d’aventures qu’il y a d’écrivains. Oui, il y a des dizaines de lectures possibles dans une nouvelle.

 

«Jean-Michel s’était inspiré du style de Norman Rockwell, ainsi que de celui des artistes dont les œuvres ornaient les couvertures des pulp magazines d’antan, ces publications américaines et italiennes de littérature populaire où fleurirent des fictions allant de la romance à l’épouvante, en passant par les enquêtes criminelles, les histoires de science-fiction ou d’épopée fantastique.» (p.9)

 

J’ai retrouvé l’univers de Stanley Péan, malgré les contraintes, sa fascination pour l’étrange, une certaine forme de rites occultes, les bars inquiétants et enfumés, avec, c’est une obligation, le jazz un peu langoureux qui berce les clients qui boivent trop ou pas assez, c’est selon, grillent une cigarette, tout en prêtant l’oreille à la voix d’une chanteuse qui se déhanche ou encore à un instrumentiste qui se concentre sur son morceau de saxophone. Bien sûr, le piano est là, toujours, omniprésent, menant la marche en éparpillant ses gouttes de musique entre les mouvements. 

Une belle façon de s’aventurer dans le territoire de Péan qui se veut, la plupart du temps, urbain. Il aime s’attarder dans un quartier populaire avec les coins sombres, plutôt mal odorants et des culs-de-sac où tout peut arriver. Jean-Michel Girard l'a bien servi sous cet aspect.

 

MONDE

 

Des textes inédits, sauf cette fabuleuse histoire qu’est Plus bleu que le blues où il met en scène une chanteuse blanche, Lorrie, et un musicien noir, Lester «Sweet Lips» Washington. Un amour fou, torride, qui bouscule le corps et l’âme et nous plonge dans le racisme qui marque la société étasunienne, cette plaie qui fait une tache indélébile sur le passé de nos voisins du Sud. Des passions interdites et une fin horrible. Cette nouvelle a paru dans Lettres québécoises à l’été 2023.

Stanley Péan n’avait guère le choix. Les illustrations sont suggestives et indiquent une direction qu’il est impossible de négliger. Girard l’a entraîné dans une Amérique qui sort à peine des turbulences économiques des années 1930. Les bars clandestins se multiplient, là où la musique de jazz fleurit, celle de Billie Holiday ou de Lester Young. La fumée des cigarettes rend l’air irrespirable, l’alcool coule à flots. Les truands se tiennent un peu en retrait tout en ayant l’œil sur la clientèle. La vie, le plaisir, l’enivrement de tous les sens, mais aussi une violence omniprésente, le racisme et des règlements de compte dans les ruelles. 

J’ai retrouvé tout ça dans les textes de Stanley Péan. Parce que l’œuvre de cet écrivain et amateur de jazz ne cesse de nous surprendre et de nous entraîner dans ce monde où la musique devient un personnage qui dicte tous les comportements des protagonistes, comme s’ils faisaient tous partie d’un grand orchestre.

 

EXPLORATION

 

Voilà une belle manière d’explorer des territoires que l’on délaisserait autrement et de décrire des travers humains, mais aussi les côtés plus lumineux des passionnés qui cherchent à échapper à un environnement étouffant. 

Les femmes de ces nouvelles sont souvent des chanteuses seules. Il y a parfois un enfant dans leur quotidien et les mâles se sont éloignés comme des abeilles butineuses. Elles expérimentent de modestes succès sur la scène et après avoir rêvé de gloire et de richesse, elles se prostituent pour survivre et nourrir leur progéniture. Bien sûr que tout ça ne peut que mal finir. 

Que d’instants formidables dans cette suite de tableaux, de véritables condensés de vie! Je pense à Solo qui nous permet de revoir le personnage de Lester «Sweet Lips» Washington de la nouvelle Plus bleu que le blues. Il se retrouve dans une maison de gens âgés, perdu, vivant des moments lumineux quand il reprend son harmonica pour étonner tout le monde. 

 

«Malgré l’absurdité de la situation, leur nouveau collègue la fascinait et l’attendrissait. En dépit de son imperméabilité à tout ce que jouaient Tristan et elle, l’harmoniciste faisait preuve d’une ahurissante virtuosité. Sans rapport avec les sélections du duo, ses improvisations témoignaient d’une maîtrise absolue de son instrument et d’une évidente capacité de s’y investir corps et âme, de traduire en musique souvenirs et sentiments profondément enfouis en son for intérieur.» (p.232)

 

Une nouvelle forte qui permet à Stanley Péan de démontrer que le temps efface tout, même des moments que l’on pensait gravés dans la pierre de granite. 

Un recueil étonnant, celui d’un virtuose qui ne se laisse jamais démonter par l’atmosphère, le public ou encore les imprévus. Toujours, il nous plonge dans l’action et nous entraîne dans un monde qui est bien le sien malgré les balises.  

Je signale également un récit magnifique d’espoir, d’amour et de terribles déceptions. Au-delà des montagnes est un petit bijou. L’illustration fait la page couverture et révèle un peu tout. Le désir d’échapper à son destin, de connaître la grande aventure, peut-être aussi une autre vie. Péan s’y surpasse et nous fait glisser dans l’attente et la confiance qui s’amenuise peu à peu. 

 

«Elle avait passé le plus clair de son enfance à ne pas trop savoir qui elle était vraiment, à quelle communauté elle s’identifiait. Sa défunte mère, une Philippine tout juste sortie de l’adolescence, travaillait comme femme de ménage au domicile d’un riche magnat de l’industrie de la construction, dont elle avait eu à subir les agressions coutumières jusqu’au jour où il l’avait licenciée en apprenant la nouvelle de sa grossesse. Rejetée par sa propre famille, sa maman avait trouvé du réconfort dans les bras de celui que Josie appellerait son papa toute sa vie durant, tout en sachant qu’i n’était pas son géniteur.» (p.165)

 

Il faut souligner le travail de Mains libres, la facture de ce recueil de nouvelles. Papier glacé, belles planches mises en évidence, soignées, particulièrement, avec l’écrit enluminé qui sort du travail ordinaire d’un éditeur. Vraiment un magnifique ouvrage. Tout cela pour donner autant d’importance aux illustrations qu’au texte, pour établir le lien entre Péan et Girard. Que demander de plus?

 

PÉAN STANLEYCartes postales d’outre-monde, Éditions Mains Libres, Montréal, 266 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/stanley-pean/cartes-postales-d_outre-monde.html

mercredi 22 novembre 2023

DESPATIE NOUS OUVRE TOUT UN MONDE

STÉPHANE DESPATIE a surtout publié de la poésie jusqu’à maintenant, une douzaine de recueils. Et le voilà qu’il nous offre un gros roman au titre un peu étrange : Fretless. La jaquette toute noire, révélatrice certainement où, debout, comme un personnage, une guitare basse à quatre cordes, monte la garde. L’auteur prend la peine de nous informer sur la quatrième de couverture. «Fretless est le nom que l’on donne à une basse électrique dont le manche est dépourvu de frettes, à l’instar de nombreux instruments à cordes. Cela permet une continuité d’une note à une autre lors des glissés et dans ce roman, on glisse beaucoup.» Comme les instruments de musique gardent tous leurs mystères pour moi, j’ai fait des recherches pour mieux comprendre. «Les frettes sont des petites barres métalliques que l’on peut retrouver sur un manche de guitare. Elles sont perpendiculaires à l’axe du manche généralement et son légèrement arrondies.» Voilà, vous savez tout maintenant ou presque. Un roman magnifique, un chant prenant qui puise dans les blessures de l’enfance, les espoirs, les élans, les amitiés si importantes qui vous permettent d’aller de l’avant, de découvrir une passion qui vous aspire. Un livre terriblement humain qui vient vous chercher et vous emporte au bout de soi, vous plonge dans la création qui devient vertige et refuge contre toutes les brutalités de la société. Et qui, parfois, vous fait croiser l’amour.  

 

En ce moment où on ne parle que du décès de Karl Tremblay et des Cowboys fringants, on peut croire à une coïncidence fascinante pour Stéphane Despatie. Oui, il est question de chansons, d’un groupe nommé Rouge Malsain. Ralph, le narrateur, est le bassiste et le parolier de cet ensemble. Des amis proches, toujours sur la route, nous plongent dans un milieu peu fréquenté par les écrivains. Bien sûr qu’il faut des connaissances pour se risquer dans cette voie. Je dois avouer que cet univers reste mystérieux pour moi, même si j’écoute beaucoup de musique, et ce dans tous les styles. Je ne suis pas passionné cependant au point de faire des recherches sur des interprètes que j’aime ou encore sur des ensembles réputés.

Voilà une belle raison pour s’aventurer dans ce roman un peu déstabilisant par certains aspects. Despatie nous entraîne dans le monde de la scène populaire, dans la vie de ces nomades du spectacle. 

 


UN MONDE

 

Ce roman m’a rapidement aspiré et c’est tout un univers qui s’est offert à moi. Le groupe connaît un certain succès et il franchit les frontières pour se retrouver en France et parfois ailleurs. Une vie trépidante avec des déplacements constants, des spectacles qui s’enchaînent, des rencontres marquantes avec certaines vedettes, des amours qui durent le temps d’une nuit, l’alcool et les substances qui vous plongent dans des stances quasi mystiques. C’est surtout un monde d’amitiés qui prend ses sources dans l’enfance, à Montréal, dans un quartier populaire. C’est touchant de voir les efforts de ces jeunes adolescents qui tentent de s’arracher à leur milieu difficile par la musique, la composition et les concerts. 

Ralph raconte des périodes heureuses et intenses, celles du groupe, des complicités qui se nouent et qui provoquent des tensions, des moments douloureux, les gangs et les confrontations, les coups pour survivre. Il y a ceux qui s’en sortent et ceux qui n’y parviennent pas, des filles qui se retrouvent à la rue et qui finissent dans un parc, assassinées par un psychopathe. Certaines de ces amies, d’anciennes flammes, hantent Ralph et il arrive difficilement à les oublier. 

 

«Si se battre était l’arme pour éviter d’être un souffre-douleur, aux échecs, montrer qu’on avait ce qu’il faut pour se battre pavait la route pour la victoire. Finalement, tout ça, encore une fois, était une affaire de reconnaissance. Pour la majorité d’entre nous, il n’était pas question de dominer ou je ne sais quoi du genre, mais bien de survivre. Je ne parle pas de survivre physiquement; les coups échangés se concluaient rarement en blessures graves. Quoiqu’à bien y penser, des commotions cérébrales, ce n’est pas rien, et on en a eu probablement plusieurs. Moi le premier.» (p.70)

 

La musique avant tout qui soude les instrumentistes, qui permet de perdurer et de s’inventer une vie autre. Un milieu où tout le monde connaît les tares et les aspects lumineux des organisateurs, de certaines vedettes, des agentes qui luttent pour que leur groupe s’impose et continue d’avoir accès aux scènes les plus prestigieuses. Des affinités avec certains et d’autres qui semblent posséder l’art de susciter la grogne autour d’eux. Tout cela avec un passé qui marque le présent, une enfance qui leur a donné un élan. 

Tous restant des «étoiles filantes» jusqu’à un certain point même quand le feu sacré commence à s’éteindre. La vie de ces musiciens qui faisaient la fête chaque soir, avec des filles interchangeables, en a brisé plus d’un. Et souvent, ils sont là le temps de quelques succès et après, chacun va son chemin, vers un quotidien plus rangé et moins exigeant.

 

«À cette époque, Michel se prenait un peu pour Jim Morrison et dans son exercice d’approfondissement du personnage, il lui arrivait parfois d’expérimenter les limites, les crêtes, les sommets ou plus précisément, les bords de tout. Il les cherchait, surtout lorsqu’il était tard.» (p.129)

 

Cela m’a fait penser à mon séjour à Montréal, où nous nous retrouvions régulièrement à La casa de Pedro. Gilbert Langevin m’entraînait partout et m’initiait à la vie nocturne, celle des poètes, des marginaux qui espéraient écrire le succès du jour. J’y ai croisé Claude Gauvreau et Armand Vaillancourt, Gaston Miron parfois, pas très souvent, Ginette Letondal la comédienne à la voix envoûtante. Claude Dubois en était à ses débuts et Pierrot le fou ne savait quoi inventer pour attirer l’attention. Bien des inconnus maintenant qui rêvaient de gloire et de célébrité. La bohème, la fête, les querelles pour une strophe ou un poème que l’on s’accusait de voler à l’autre, des moments de grâce à écouter Langevin délirer ou Miron prêcher comme un ancien curé.

 

AMOUR

 

Tout ça avec l’amour de Ralph pour Émilie qui l’envoûte et qui reste une sorte de fantasme inaccessible malgré des rencontres et des moments d’intimité. Une femme furtive et insaisissable comme ce tableau qu’il a vu, un triptyque d’un peintre montréalais qui le hante, l’obsède et qu’il veut acquérir à tout prix.

Une quête, une recherche du beau, du bon, d’un art qui vous élève l’âme et le cœur, qui vous place devant une œuvre qui parle à l’être. Une espèce de mutation ou d’envol, semblable à la chenille qui se transforme pour connaître l’ivresse, le léger et le vertige de l’espace. C’est tout cela ce roman touffu, dense comme une jungle avec ses personnages qui se succèdent, s’imposent ou fuient pour ressurgir au moment où on ne pensait plus à eux. Une vie en kaléidoscope qui vous propulse en avant et vous aspire. Une sorte de longue bascule qui avale la plupart, mais aussi un élan pour certains qui savent s’accrocher à des souvenirs douloureux et terribles. Comment oublier le massacre de Polytechnique, la mort de tant de filles que Ralph a côtoyées? Le meurtrier demeurait à quelques pâtés de maisons et ils se sont croisés souvent.

 

«Et aujourd’hui, je ne pouvais ignorer mes brèves rencontres avec Marc Lépine au dépanneur de la rue Bordeaux, non plus le fait que j’avais déjà dansé au Clandestin avec quelques victimes du drame.» (p.261)

 

La folie tout près, dans le quotidien, dans sa tête, dans son intimité qui laisse des traces qui ne s’effaceront jamais. Au moins, il reste la poésie, la musique, un tableau qui le pousse vers le beau, le mieux, l’élévation. C’est certainement ce que peut l’art sous toutes ses formes, l’expression qui peut sauver même les plus poqués. 

 

STÉPHANE DESPATIEFretless, Éditions Mains libres, Montréal, 312 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/stephane-despatie/fretless.html

jeudi 16 novembre 2023

BÉDARD RACONTE LA QUÊTE DE SA VIE

J’AI BEAUCOUP aimé les ouvrages de Jean Bédard, particulièrement Maître Eckhart et Nicolas de Cues. Je ne dois pas être le seul parce que ce sont des livres importants qui se démarquent par leur profondeur et leur pertinence. Pourtant, je ne l’ai guère suivi au cours des ans. Et voici qu’il nous offre Grimper sur des lambeaux de lumière, un titre intrigant, poétique, assez étrange pour me titiller et chercher à savoir où il en est rendu dans sa quête. Un essai qui tient à la fois du récit et qui nous permet de mieux saisir l’homme et surtout, l’exploration que fut sa vie. Un livre qui m’a touché, remué même si je n’ai pu m’abandonner au fil de l’histoire. J’aurais eu l’impression de glisser sur une surface dure, de glaner un mot ici et là, sans jamais plonger dans la richesse et la profondeur du propos de ce penseur original. J’ai dû prendre de grandes inspirations, revenir sur mes traces pour saisir la quintessence des dires de l’écrivain. Comment ne pas s’attarder à certaines phrases pour en découvrir toute la pertinence et la justesse? Parce que Jean Bédard questionne, se confronte, se bouscule, reste le plus fidèle possible à sa poussée vers la vérité, une certitude plutôt. C’est là l’entreprise de toute sa vie.

 

Jean Bédard nous entraîne d’abord dans son enfance pour parler du petit garçon qui a fait ses premiers pas à Montréal et qui ne se distinguait guère de ses voisins de l’époque. Très près de sa mère et de sa sœur, il connaît des moments heureux dans le giron familial. Le père, un peu plus secret, plus en retrait comme bien des hommes de cette époque, semblable à mon père qui laissait toute la place à ma mère qui ne manquait jamais de nous étourdir avec ses bourrasques de mots. Une enfance ordinaire pour un garçon né au début des années cinquante, dans une société qui s’apprêtait à muter avec la mort de Maurice Duplessis et la glissade dans ce que nous avons nommé la Révolution tranquille. 

 

«Je n’ai pas le sentiment d’avoir eu une enfance malheureuse ou heureuse, c’était plutôt comme dans l’église : les couleurs jouaient dans la poussière et l’obscurité, des taches rouges, jaunes, vertes, bleues virevoltaient comme des oiseaux et ça passait. Tout passe.» (p.16)

 

Tout sera bien différent quand il doit s’éloigner du cocon familial pour se joindre aux jeunes de son âge, qu’il se retrouve dans une école de quartier où il amorce sa scolarisation. Il vivra ce moment comme une rupture effroyable, une forme de trahison presque de la part de sa mère qui le laisse dans un milieu hostile et étranger.  

 

«À la fin de me six ans, maman me conduit à l’école. Elle me rassure, “Tout va bien se passer”, mais elle m’abandonne dans la cour. Je la vois partir. Je panique. Je grimpe en haut de la clôture carrelée et hurle. Un géant en soutane noire me transporte sur son épaule comme une poche de patates, il me dépose rudement sur une chaise dans une classe, et il y a un grand rire collectif. J’hésite. Je pense. J’attaque. Je tire la langue en faisant des gros yeux de chat. Une super grimace. Toute la classe fige, puis éclate d’une sorte de rire que je n’avais encore jamais entendue. J’en suis la cause. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai connu ma première décision consciente. À l’école, lorsqu’on rirait de moi, j’allais en rajouter, faire des singeries pour me rendre plus niais et on me ficherait la paix. Mais on ne m’a pas fiché la paix.» (p.10)

 

Tout le contraire pour moi. À six ans, bientôt sept, au début des années cinquante, je voulais plus que tout aller à l’école, m’éloigner de la maison familiale pour échapper à tous les interdits que ma mère tressait autour de moi. L’école fut ma première libération. J’y gagnais le droit d’avoir des amis, de parler aux voisins de mon âge et aux voisines. Surtout, de m’amuser avec eux. Tout ce qui était défendu chez nous. Ma mère voyait tout, comme le Dieu du catéchisme, et cela me perturbait énormément. Comme si elle devinait ou savait à l’avance ce que nous inventions avec mes frères et mes neveux.

 

MALHEUR

Ces années du primaire deviendront un enfer pour Jean Bédard. Il sera le souffre-douleur de la classe et se refermera comme une huître, ne parlant presque à personne. Il n’apprendra rien et on finira par croire qu’il est idiot et qu’il n’y a rien à faire avec lui. À cette époque, on abandonnait volontiers des jeunes à l’école et on les laissait dériver sans trop s’en préoccuper pourvu qu’ils ne perturbent pas les élèves. J’en ai connu quelques-uns au primaire.

Un oncle, un frère de la congrégation du Sacré-Cœur, changera tout en l’entraînant au juvénat. Un véritable miracle se produit alors, l’enfant fermé, solitaire s’ouvre et découvre les beautés qui l’entourent.

 

«Au juvénat m’attendaient deux religieux qui allaient sauver ma vie et mon esprit : l’un par la pédagogie du bon sens, l’autre par sa voix de ténor. Par le premier, j’ai réussi à entrer dans les livres comme dans un refuge, par le deuxième, j’ai réussi à respirer à l’air libre comme un oiseau.» (p.27)

 

Plus rien ne sera pareil. Il étudie et envisage de devenir frère enseignant. Très croyant alors, sa vie lui semble toute dessinée devant lui. Rien ne sera simple cependant. Jean Bédard n’ira jamais d’un point à un autre sans remous ou turbulences. Il quitte la vie religieuse et s’efforce de faire sa place, rencontre une femme, mais le quotidien reste difficile et surtout, sa soif de vérité, sa volonté de trouver un ancrage qui lui prouvera que la vie vaut la peine d’être vécue et qu’elle a un sens, l’obsède. 

Enseignant en Abitibi, travailleur social, ermite, étudiant, lisant tout ce qu’il déniche, cherchant et tentant de vivre le plus près possible de la nature et des grandes leçons qu’elle ne manque jamais de donner. Il vivra des expériences particulières, s’abandonnant à certains guides qui le manipuleront, regroupera des gens autour de lui qui réussiront à le tromper et à le trahir. Il vivra des transes et à des voyages astraux même qui l’emportent dans une autre dimension.

Rien de facile pour lui ou de définitif. 

Il finira par trouver sa voie, étudiant en solitaire, en vivant avec une compagne, en retrait du monde et de ses turbulences. La vie toute simple que j’ai cherchée en m’installant dans une grande maison de ferme au bout d’un rang à La Doré où je pensais cultiver la paix, écrire et me donner un élan. Ce ne fut jamais le cas. Il y avait toujours quelqu’un qui débarquait pour m’empêcher de lire et de travailler comme je l’aurais souhaité. Jamais je n’ai été moins seul qu’en vivant à dix kilomètres du village sans un voisin. La vie nous réserve des surprises du genre. La maison où je devais écrire tous les livres ne m’a jamais permis d’aligner une phrase.

 

VIE

 

Une existence de recherches et de réflexions pour Jean Bédard, pour trouver des vérités qui rassurent et guident. Fervent croyant tout en refusant les bornes de l’église, voilà le cheminement d’un individu exceptionnel qui incarne peut-être, à sa façon, le glissement d’une société traditionnelle et religieuse vers une vie personnelle où chacun doit esquisser ses convictions et planter ses propres balises. Un parcours admirable et fascinant. Une ascèse qui mobilise toutes ses énergies et qui se montre plutôt exigeante et sans partage, souvent décevante aussi, il faut le dire, quand il fait confiance aux humains. 

Grimper sur des lambeaux de lumière est un livre à méditer, à lire et à relire pour s’imbiber d’un passage, d’un moment de recueillement ou encore de suivre une pensée sinueuse. C’est avec une belle lenteur que nous devons aborder les propos de Jean Bédard, sinon nous risquons de ne rien comprendre à cette démarche originale. Tout un parcours de vie, une prospection sans cesse recommencée et une réflexion qui permet de trouver la paix dans la solitude et la plénitude de la nature qui apaise et apporte ce que nous nommons toujours avec une certaine prudence : le bonheur. 

 

BÉDARD JEANGrimper sur des lambeaux de lumière, Éditions Leméac, Montréal, 200 pages.


http://www.lemeac.com/catalogue/3017-grimper-sur-des-lambeaux-de-lumiere.html?page=1

jeudi 9 novembre 2023

HAMELIN ET SA QUÊTE DE L’AMÉRIQUE

CE N’EST PAS la première fois que Louis Hamelin se lance sur les traces d’un personnage historique. Il l’a fait dans Les crépuscules de la Yellowstone avec le naturaliste John James Audubon, un formidable dessinateur d’oiseaux. Il l’a accompagné dans sa dernière excursion sur le Missouri, guidé  par Étienne Provost, véritable légende, le plus courageux des coureurs des bois, dit-on. Cette fois, dans Un lac le matin, Hamelin retrouve Henry David Thoreau dans sa retraite près du lac Walden devenu mythique. Cet auteur a connu la célébrité avec Walden ou la Vie dans les bois. Naturaliste et philosophe, né en 1817 à Concord au Massachusetts, il est décédé en 1862, des suites d’une tuberculose. Ce penseur original fascine encore beaucoup de Québécois. Richard Séguin a fait un très beau disque en s’inspirant du personnage, de ses écrits et de ses luttes. Retour à Walden est un arrêt incontournable pour qui s’intéresse à Richard Séguin et à Thoreau. J’ai écouté ce petit bijou des dizaines de fois. 

 

Louis Hamelin trace un portrait plutôt juste de Henry David Thoreau, cet original qui a créé une école pour y enseigner pendant quelques années, tentant d’y développer des notions qui bousculaient la vie de ses concitoyens qu’il considérait comme trop matérialiste et insouciant vis-à-vis de la nature. Les forêts dans les alentours de Concord retentissaient du bruit des haches et des moulins à scie. Ce sera la même chose au pays du Saguenay où les coupeurs de pins s’établissaient près d’un cours d’eau, fondaient un hameau, rasaient tous les environs avant d’aller s’installer ailleurs, laissant derrière eux des villages fantômes et des ruines. Jean-Alain Tremblay a illustré magnifiquement cette problématique dans La nuit des Perséides

Un moment de réclusion pour réfléchir, écrire, cultiver ses légumes, entretenir sa cabane, lire les Grecs dans le texte tout en surveillant les comportements des animaux qu’il croisait dans son quotidien. Une vie toute simple. Thoreau s’accommodait de peu, même s’il profitait des avantages de la ville toute proche et ne refusait jamais un bon repas chez ses parents ou des amis, particulièrement avec Ralph Waldo Emerson, l’écrivain qui a tenté de définir ce que l’on nomme l’intellectuel américain. Louis Hamelin y introduit un personnage peu connu, un certain Alex Therrien, d’origine canadienne-française qui travaille dans les environs et que Henry croise régulièrement. Un homme qui semble une sorte de Roger Bontemps qui se contente de vivre dans la forêt avec son chien et qui n’hésite jamais à partager son bonheur ou encore le plaisir de vider une bouteille. 

 

«Henry apprit qu’il se nommait Alex Therrien. Né au Canada, dans la vallée du Saint-Laurent, Alex était arrivé en Nouvelle-Angleterre une douzaine d’années plus tôt et il avait le même âge que lui : vingt-huit ans. Il travaillait comme bûcheron et poseur de clôtures, abattant des arbres qui devenaient ensuite les piquets qu’il enfonçait dans la terre. Son chien s’appelait Rex.» (p.33)

 

Un homme qui rêve de retourner au Canada pour s’installer sur une ferme. Une sorte de modèle pour Thoreau qui se débat avec des questions existentielles et des idées qu’il n’arrive pas souvent à dompter. 

Ce personnage me fait penser à un ami qui a pratiqué la cueillette des bleuets et des pommes pour survivre, consacrant la plupart de son temps à collectionner des antiquités et à sculpter. En plus de vivre sa passion pour les voyages et le lointain, bien sûr. Un original qui a mis une douzaine d’années à construire sa demeure de ses mains avec du bois récupéré partout dans les vieilles granges et les maisons abandonnées, n’utilisant que des outils qu’il maniait à force de bras, sans recours à tous les bidules électriques qui facilitent tant les corvées. Il habite toujours cette maison sans téléphone et sans eau courante, sans Internet et la télévision. Un personnage qui n’a jamais lu Walden ou la vie dans les bois, mais qui aurait pu donner des leçons au penseur de Concord.

 

PLAISIR

 

J’ai savouré le roman de Louis Hamelin encore une fois. Faut dire que j’aime à peu près tout ce qu’il écrit et publie. Son Henry est fort sympathique, un peu tourmenté, curieux de tout, des bêtes et de la forêt, des plantes que l’on trouve à l’état sauvage sans trop y prêter attention. Le récit se transforme par moment en véritable livre de botanique où Hamelin se fait plaisir en décrivant les végétaux qui prolifèrent autour du lac et de sa cabane. Des extraits ou des passages que n’aurait pas reniés le frère Marie-Victorin. 

 

«Emmêlées au feuillage vert pâle que les saules noirs étalaient sur la rive, des lobélies cardinales et des galanes glabres aux calices tubulaires se miraient dans l’eau. Un peu en retrait du bord se dressaient les hautes talles d’eupatoires pourpres, et dans la prairie plus loin on distinguait les fleurs bleues de la gentiane, le mauve tendre des gérardies et des rhexies de Virginie, les tresses blanches des spiranthes.» (p.75)

 

Henry David Thoreau était-il un véritable ermite? Pas vraiment. Il y avait toujours quelqu’un qui venait jaser un moment, partager un thé ou encore le surprendre dans ses petites tâches ou en train d’écrire. Et surtout, il était seulement à quelques kilomètres de Concord où vivait sa famille. Parlons d’un retrait plutôt, dans un lieu tranquille, mais assez fréquenté et accessible. Cela n’a rien à voir avec l’un de mes oncles qui a passé plus de trente ans dans une cabane en bois rond sur les rives de la rivière Ashuapmushuan. Nous allions lui rendre visite une fois par année pendant la période des bleuets et c’était un moment qui m’impressionnait beaucoup. Assez pour que je rêve de me faire ermite plus tard, de m’installer au cœur de la forêt, dans une courbe de la grande rivière pour y vivre au rythme des épinettes, de l’ours et de l’orignal. Cela n’est pas arrivé, vous vous en doutez.

 

AMÉRIQUE

 

Hamelin dresse un portrait fort intéressant de l’Amérique, des États-Unis plutôt, dans les années 1845 et subséquentes. Les coupes forestières battent leur plein sur la côte est des États-Unis et la quiétude du lac Walden est perturbée, pour ne pas dire menacée. Les haches retentissent du soir au matin dans les montagnes, le bruit des scies des moulins monte avec le chant des maringouins. Le bois est très demandé et les constructions se multiplient partout avec les villes et les villages qui se développent. Il y a plus de cent cinquante ans, les grandes forêts sauvages des commencements n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La terrible offensive pour s’approprier les ressources naturelles et transformer tous les arbres en planches et madriers battait son plein. La disparition de ces parterres d’origines n’était plus qu’une question de temps. 

 

«Autour de lui, dans tout le bassin versant du Penobscot, rugissaient les scies de deux cent cinquante moulins avalant et recrachant deux millions de mètres cubes de bois par année, et la même chose se produisait au même moment dans les bassins hydrographiques de la Kennebec, de la Saco, de la Passamaquoddy et de la Saint-John, où d’autres humains et d’autres moulins coupaient, acheminaient et digéraient l’immense forêt qui s’étendait des montagnes Blanches à l’Atlantique.» (p.173)

 

Un livre fort sympathique qui permet à Hamelin, encore une fois, de nous démontrer que le compte à rebours était engagé pour l’Amérique à l’époque d’Audubon et de Henry David Thoreau qui fascinent bien des gens de nos jours, des nostalgiques peut-être. Nous réalisons, en lisant Hamelin, que le pillage s’est amorcé dès l’installation des premiers Européens pour nous pousser vers les catastrophes de maintenant. Tout a commencé alors qu’un certain Jacques Cartier abattait un arbre et dressait une croix dans le territoire de Gespeg devant des autochtones qui le regardaient, sans comprendre qu’ils étaient dorénavant des conquis et que leur pays n’était plus leur pays. 

Louis Hamelin est en train d’élaborer une œuvre unique qui se soucie des humains et de la nature que nos agissements menacent de toutes les façons imaginables. Un bonheur que de la suivre à la fois dans son quotidien où il tisse des liens avec une histoire plus lointaine qui décrit très bien les travers d’une civilisation et d’une pensée qui ne peut que mener à la destruction et au pillage. Les réflexions de Henry David Thoreau étaient pertinentes en son temps et sont de plus en plus nécessaires maintenant que nous avons à peu près tout ravagé et que certains dirigeants nous promettent encore une fois l’Eldorado avec la filière électrique. 

Hamelin jongle avec des questions que les amis de Thoreau aimaient ressasser lors de leurs agapes où ils se demandaient comment fonder une authentique littérature américaine et surtout, comment vivre en harmonie avec la nature. Des rencontres et l’écoute des autochtones auraient pu les instruire sur le sujet, mais ces premiers habitants du Nouveau Monde sont absents du quotidien de Thoreau. Hamelin pose peut-être, un livre à la fois, les jalons d’une littérature d’expression française américaine qui nous distingue et fait de nous quelque chose comme un peuple et une nation particulière.

 

HAMELIN LOUISUn lac le matin, Éditions du Boréal, Montréal, 248 pages.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/lac-matin-4019.html

jeudi 2 novembre 2023

ROGER FRAPPIER : PIONNIER INFATIGABLE

IL Y A DES ouvrages qui s’avèrent importants et nécessaires à notre compréhension du Québec de maintenant. Surtout, ils nous offrent l’occasion de découvrir en quoi nous sommes une société différente sur ce continent américain. Denis Monière vient de signer l’un de ces livres avec Roger Frappier, oser le cinéma québécois. Un essai qui permet, en suivant la carrière de cet homme, de mieux saisir les hauts et les bas de cette forme d’art moderne au Québec, d’effleurer ses grandes réussites et de mettre le doigt sur des problématiques endémiques qui semblent difficiles à éradiquer. La diffusion, par exemple, du film québécois sur tout le territoire. Le nom de Roger Frappier vous est familier si vous fréquentez plus ou moins les créations québécoises. Une figure incontournable, un pionnier qui aura à peu près tout accomplit dans ce milieu à partir des débuts de la Révolution tranquille. Réalisateur, critique, producteur, militant, lobbyiste, il a été sur tous les fronts pour faire avancer cet art qui devait résister à l’envahisseur américain qui s’appropriait tous les écrans dans les années 60. Il est aussi à l’origine de plusieurs organismes gouvernementaux qui s’avèrent indispensables à la création d’œuvres originales en français au Québec. 

 

Denis Monière prévient rapidement le lecteur. Il ne s’aventurera pas dans la vie privée de Roger Frappier. Il s’en tient au personnage public qui a occupé toutes les scènes et qui signait des textes régulièrement dans les journaux et les magazines dans les années 70 et subséquentes. L’amoureux fou du film, le militant qui voulait faire de cet art un des leviers de la libération nationale et de l’affirmation des Québécois d’expression française en cette terre d’Amérique.

Ce sera le combat de sa vie. 

Le documentaire d’abord, très populaire dans les années 60 et qui caractérisera notre approche du cinéma avec des créations marquantes comme celles de Pierre Perreault et d’Arthur Lamothe. Une façon de faire qui demandait peu d’investissements, qui se pratiquait caméra à l’épaule et qui consistait bien souvent à aller rencontrer les gens dans leurs milieux et à leur donner la parole pour inventer une histoire et une trame qui pouvait devenir dramatique. Impossible de ne pas signaler Pour la suite du monde de Pierre Perreault, un chef-d’œuvre du genre. Ce fut une révélation pour moi que ces films alors que je fréquentais l’Université de Montréal. Ce regard a marqué surtout mon roman : La mort d’Alexandre.

Cette façon de faire permettait aux nouveaux réalisateurs de tourner à peu de frais. Nous abordons ici le financement, l’éternel problème de la culture québécoise.

 

PREMIERS PAS

 

Frappier s’intéresse d’abord au Grand cirque ordinaire. Une troupe de théâtre fondée en 1969 par des jeunes qui deviendront des figures connues au Québec : Paule Baillargeon, Jocelyn Bérubé, Raymond Cloutier, Suzanne Garceau, Claude Laroche et Guy Thauvette. Des comédiens et comédiennes qui choisissent alors de s’exprimer dans des créations collectives et qui misent sur l’improvisation. Il y aura aussi le phénomène Raoul Duguay qui fascinera Frappier. Ce seront ses premiers pas dans cette aventure qui aspirera toute sa vie.

 

«Il s’est engagé dans le cinéma avec l’ambition d’en faire un instrument de prise de conscience d’une identité nationale et un outil de libération nationale.» (p.8)

 

Il faut savoir que la situation était désolante pour ne pas dire décourageante quand il a commencé à vouloir tourner ses propres projets. Le travail des réalisateurs d’ici était condamné à demeurer dans l’ombre et n’était à peu près pas fréquenté par les amateurs. La quasi-totalité des salles de diffusion appartenait à des Américains et les Québécois découvraient surtout les succès d’Hollywood dans ces lieux de projection. On ne se donnait même pas la peine de traduire les films. Le cinéma était en anglais alors un peu partout au Québec.

 

«Un peuple peut-il continuer à vivre en ne voyant sur ses écrans que les rêves des autres?» (p.59)

 

PLACE

 

Rapidement, Roger Frappier deviendra un acteur incontournable du milieu avec les pionniers que furent Arthur Lamothe, Pierre Perreault, Denys Arcand, Gilles Carles, Jacques Godbout et quelques autres. Nationaliste convaincu, comme un peu tout le monde alors, il lutte pour l’indépendance du Québec et flirte même avec le FLQ dans les années 1970. 

Il regroupe les artisans du septième art dans des unions qui cherchent à se doter d’outils pour faire des projets qui se tiennent et surtout d’avoir les moyens pour être de leur époque et ne pas rougir devant les nouveautés qui arrivent des États-Unis et qui séduisent tant le public. Il frappera alors à toutes les portes pour que cette industrie, qui n’en porte pas encore le nom, se développe, produise des films de qualité. Plus que tout, le cinéma a besoin d’argent, de sommes importantes quand il s’agit de tourner des œuvres de fiction.

 

«Les objectifs essentiels visés par l’ARFQ (l’Association des réalisateurs de films du Québec) étaient de permettre aux créateurs de chacune des disciplines d’avoir véritablement voix au chapitre des politiques et mesures qui les concernaient directement et de diminuer la présence des commerçants qui ne devaient plus occuper majoritairement et massivement le territoire de la culture et de la cinématographie québécoise.» (p.80)

 

Le Québec d’abord, mais rapidement il faut s’ouvrir à l’international, surtout à la francophonie pour la diffusion de certaines productions et les rentabiliser. Le Québec est un trop petit pays pour réussir à rejoindre un nombre suffisant d’amateurs qui pourraient remplir les coffres des promoteurs. Surtout, que les cinéastes doivent combattre des préjugés et que les cinéphiles du Québec ont l’habitude des films étrangers et lèvent souvent le nez sur les histoires d’ici. 

Frappier aura la main heureuse en produisant le projet de Denys Arcand, Le déclin de l’empire américain en 1986 qui marquera une étape importante dans ce long et lent processus de reconnaissance et de quête de respect sur les écrans du monde. Un grand succès pour ce film qui rompt avec une certaine conformité au Québec.

 

ANNÉE MARQUANTE

 

Il y aura un tournant dans la carrière de Roger Frappier et de plusieurs réalisateurs du Québec, dont Denys Arcand. L’année 1980. L’année de toutes les désillusions avec la défaite du référendum sur la souveraineté du Québec. Activiste et ardent indépendantiste, comme d’autres de ses collègues, Frappier sera déçu et en même temps, étrangement, affranchi du devoir de militer pour le pays du Québec. Comme le peuple a dit non, qu’il refuse de se doter d’un État bien à lui, la question est réglée. Frappier et Arcand décident de s’occuper de leurs affaires et se tournent vers l’international et les coproductions que Frappier avait combattues jusqu’à un certain point. Ce sont les projets individuels qui prennent le dessus et ils ne se sentent plus investis d’une mission et de la tâche de libérer une province qui se souvient si peu et si mal.

 

«Le pays n’ayant pas eu lieu, la fête étant terminée, on dirait qu’on s’est retrouvé, non plus par rapport à nous, mais par rapport au monde entier. C’est dans cette cour-là maintenant qu’on a le goût d’aller jouer. […] On est condamné à la qualité et à l’excellence. […] Il y a une nouvelle race de producteurs qui a une volonté de faire du cinéma de qualité qui soit commercial et accessible. Cette nouvelle génération de producteurs veut faire des films de niveau international sans mettre de côté la spécificité québécoise.» (p.104)

 

Frappier deviendra une figure connue et respectée à Cannes et dans tous les festivals où l’on célèbre le septième art. La production de son dernier film, celui de Jane Campion, The Power of the Dog, lui permettra de remporter un Oscar à Hollywood. Comment oublier La leçon de piano de cette réalisatrice? Un bijou d’intelligence.

Toute une époque défile dans Roger Frappier oser le cinéma québécois, un éveil, un travail acharné pour se distinguer dans un secteur, comme dans bien d’autres, laissé à l’abandon et souvent aux mains des étrangers. Il sera l’un des artisans qui bâtiront la renommée et la qualité des productions québécoises. On pourrait, bien sûr, établir un parallèle avec la littérature et le théâtre. Qui va rédiger la biographie du grand éditeur que fut André Vanasse, ce pédagogue qui a permis à nombre de jeunes écrivains de publier des œuvres originales et de s’imposer sur la scène internationale. Sans compter les figures migrantes de Sergio Kokis et Felicia Mihali qu’il a su faire connaître.

Un ouvrage passionnant qui nous plonge dans les cinquante dernières années, nous offre l’occasion de voir comment le cinéma, surtout celui de fiction, s’est développé au Québec et comment il a évolué pour finir par avoir sa petite place sur tous les écrans du monde.

Denis Monière s’attarde aux combats de Roger Frappier, à ses hésitations, ses échecs et ses belles réussites. Bien sûr, il ne faut pas trop se bomber le torse en suivant cette émancipation, parce que la situation demeure fragile et instable. Et, ce sera ainsi tant et aussi longtemps que le Québec n’aura pas choisi de devenir un pays. C’est là, certainement, le plus grand des projets qui permettra de résoudre bien des difficultés et des manques qui empêchent notre culture de s’épanouir partout, surtout sur le territoire du Québec, comme cela devrait se faire dans ce «pays qui n’est toujours pas un pays.»

 

MONIÈRE DENISRoger Frappier, oser le cinéma québécois, Éditions Mains libres, Montréal, 268 pages. 

https://editionsmainslibres.com/livres/denis-moniere/roger-frappier_oser-le-cinema-quebecois.html