vendredi 20 octobre 2023

GUY LALANCETTE : UNE VIE D’ÉCRITURE

GUY LALANCETTE a eu la bonne idée de réunir les textes courts qu’il a écrits et fait paraître dans différentes revues au cours des vingt dernières années. Des récits, des histoires, vingt-neuf en tout, dont plusieurs ont reçu des mentions au concours de nouvelles de Radio-Canada et ont été publiés dans le magazine EnRoute d’Air Canada. Des explorations qui ont souvent été à l’origine d’un roman et qui illustrent parfaitement le parcours de cet écrivain que j’ai lu dès son premier ouvrage étant toujours à l’affût des écrivains et écrivaines du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Un premier contact avec Il ne faudra pas tuer Madeleine encore une fois en 1999, un coup de foudre. Une voix tout à fait audacieuse et singulière s’imposait d’ores et déjà. Un ensemble qui bouscule, étonne, fait sourire ou laisse sur un mot, un bout de phrase, les mains vides en quelque sorte. Étrange que VLB éditeur n’ait pas cru bon de s’attarder à ce florilège si important et révélateur de la démarche de ce romancier et nouvelliste. 

 

Le parcours de Guy Lalancette est très particulier dans le monde des lettres québécoises. Il a soumis des manuscrits pendant une vingtaine d’années avant de recevoir le oui d’un directeur littéraire. C’est dire la ténacité, la patience, la passion qui animait l’homme pendant toutes ces années, le plaisir qu’il ressentait à manier les mots et les phrases. Un amour incontrôlable, un désir plus fort que tout. Bien d’autres se seraient découragés. Preuve que l’écriture pour lui, que raconter des histoires est une façon de vivre, une manière de négocier avec le quotidien. Une sorte d’équilibre nécessaire à son existence qui lui permet de mieux respirer au milieu de ses tâches de professeur.

Il a d’abord enseigné le français au niveau secondaire à l’École La Porte du Nord de Chibougamau et par la suite, il s’est consacré à l’art dramatique, toujours à la même école. Il a créé l’Otobuscolère avant de co-fonder avec des passionnés comme lui Le Théâtre des Épinettes. Une troupe encore active qui prépare un spectacle, faisant tout comme il se doit quand on s’embarque dans une aventure pareille. Le texte avant tout et après les décors sans parler des costumes et des accessoires. Une belle folie qui le tient en contact avec des amis et lui permet de satisfaire le plaisir particulier d’incarner un personnage et de le faire vivre sur scène. 

Tout a changé pour lui en 1998, alors qu’il s’apprêtait à partir donner son cours. Un appel. Il n’aime pas le téléphone et ne répond pas d’habitude. Cette fois, il a soulevé le combiné. C’était Jean-Yves Soucy de VLB éditeur. Il acceptait son manuscrit. Guy Lalancette raconte ce moment dans un court texte qui sert d’introduction à Dérives

«Au bout du fil, une voix calme et un peu rauque de fumeur. J’enregistre le nom : Jean-Yves Soucy, directeur littéraire chez VLB éditeur. À ma montre il est 13 h 59 et 15 secondes. Je sais que quelque chose d’unique est en train de se passer. VLB éditeur tourne comme un moulin emballé dans ma tête. Par-dessus tout cela, la voix continue de remplir mon silence où je distingue des bouts de phrases “… publication de votre manuscrit…” pendant que je cherche à situer ce Soucy-là. Je connais le nom, mais je ne sais plus d’où. Il est maintenant plus de 14 h “… salon du livre de Québec…”; je comprends que VLB veut publier mon dernier manuscrit. J’ai dû répondre quelque chose entre la félicité et l’urgence.» (p.14)

Tout venait de basculer pour cet auteur exceptionnel. Je devrais écrire plutôt : c’est ainsi que tout a abouti après des décennies de patience, de rêves et de recommencements. C’est aussi comme ça que tout s’est enclenché pour moi en 1970 quand Victor-Lévy Beaulieu m’a appelé pour me dire qu’il allait publier L’octobre des Indiens. Je n’y croyais pas, imaginant un canular, parce que je n’avais soumis aucun texte aux Éditions du Jour. J’ai raconté cela souvent. Une manigance de Gilbert Langevin. 

Vingt ans de recherches, d’écriture, d’envois de manuscrits, de refus polis et conventionnels. Et un coup de fil qui change tout, le fait passer du rêve à la réalité. J’y pense et j’en ai des frissons. Comment a-t-il pu ne jamais se décourager pendant cette longue traversée du désert?

 

«Un appel que j’attendais depuis vingt ans. Vingt ans de déceptions. Aucun cours, fut-il de théâtre, ne méritait une telle privation.» (p.14)

 

Je me souviens de ma première rencontre avec Guy Lalancette. Ce devait être en 1999, au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Je l’avais surpris, il n’y a pas d’autres mots, dans le stand de VLB éditeur comme il se doit, aux côtés de Gérard Bouchard qui venait de publier La nation québécoise au futur et au passé. Guy Lalancette, si je me souviens bien, avait les cheveux orange ou rouge, je ne sais plus trop. J’ai du mal avec les subtilités de la couleur. Le contraste était assez frappant entre l’universitaire toujours bien mis et cravaté et ce nouvel écrivain à l’aspect hétéroclite qui nous arrivait du lointain pays de Chibougamau.

Nous sommes devenus amis spontanément, instantanément. Guy est comme ça. Accueillant, volubile, souriant et blagueur. Surtout qu’il venait de Girardville, qu’il avait de la parenté à La Doré, mon village, et que j’avais aussi un oncle et une tante dans son village, avec des cousines si nombreuses que je mélangeais les prénoms.

 

INOUBLIABLE

 

Deux ans plus tard, il publiait Les yeux du père, un roman inoubliable. Un ravissement, un coup de cœur pour moi. Un bouquin marquant. Cet ouvrage aurait dû tout rafler, mais c’est l’histoire de Guy Lalancette. Après avoir connu un long purgatoire, il s’est retrouvé dans la liste courte de plusieurs prix littéraires de prestige, sans jamais remporter les honneurs. Heureusement, le Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean lui a attribué la palme cette année-là. Il a été finaliste également au prix France-Québec. J’ai parcouru ce livre à plusieurs reprises, me laissant prendre par cette narration et ce ton original, cette écriture qui vient vous chercher et surtout cet univers fascinant et cruel de l’enfance. 

 

«Des fois, Jeannette Lechasseur tombe et c’est très drôle parce que, quand elle tombe, on dirait qu’elle a trop de jambes et de bras qui gigotent partout. C’est parce qu’elle est très longue, je pense. On rit beaucoup quand elle essaie de se relever pour courir après Julien.» (p.24)[1]

 

Ce devait être suivi d’autres ouvrages tout aussi saisissants et magnifiques. Un amour empoulaillé m’a bouleversé avec sa prose envoûtante, unique, si belle, à me rendre jaloux. Un texte qui se démarque et vous emporte comme une musique qui touche l’âme. Là encore, j’ai relu souvent ce roman pour mon plaisir, avec un bonheur incommensurable, pour me recentrer je dirais sur ce que doit être la littérature. Pas étonnant que je lui rende hommage dans Le voyage d’Ulysse où mon personnage se faufile dans ce drame digne de Shakespeare. Une histoire de cruauté et de beauté à nulle autre pareille.

Encore une fois, l’ouvrage s’est retrouvé avec les finalistes du prix du Gouverneur général du Canada sans décrocher la palme en 2005 et au prix France-Québec où il était quasi un habitué. C’est Aki Shimazaki qui l’a remporté avec Hotaru. Il est vrai que Marie-Claire Blais était aussi là avec Augustino et le chœur de la destruction. Une brochette de grands écrivains que j’adore et qui vous emporte dans des mondes qui leur sont propres. Ce ne durent pas être des débats faciles, je le sais pour avoir siégé comme juré à ce prix. Surtout quand les finalistes ont laissé des traces indélébiles derrière eux, que ce sont des gens que l’on admire depuis la première ligne qu’ils ont publiée.

 

BONHEUR

 

Quel plaisir de s’aventurer dans ses récits de village où j’ai eu l’impression de revenir dans mon enfance avec ses secrets, ses découvertes, des originaux qui marquent pour la vie. Des individus qui vous influencent et vous poussent peut-être vers ce que vous devez faire ou ce que vous rêvez de devenir quand on se métamorphose enfin un adulte. Guy Lalancette a rencontré un conteur fabuleux et il ne faut pas trop chercher où il a puisé son amour des mots et des histoires. Tout vient de l’oralité, de cette parole vivante et sinueuse que l’on retrouve dans tous ses ouvrages, qui vous berce, vous hypnotise, vous secoue dans ce que vous avez de plus personnel et d’intime. 

J’ai plongé dans cet univers dans Les plus belles années, mais de façon bien différente de celle de Guy Lalancette. Nos mondes se rejoignent, mais nous n’avons pas la même voix ni le même instrument.

Des récits qui ravivent des moments d’enfance, dont certains que j’ai pu lire selon les aléas et les parutions d’Un lac un fjord, ce collectif des Écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean qui a réussi à publier un nombre impressionnant d’auteurs pendant presque vingt ans. Une entreprise unique et particulière au Québec. On parle d’un corpus d’environ 300 textes qui marquent le territoire qu’est le Saguenay et le Lac-Saint-Jean. 

Il faudrait bien que j’imite Guy un de ces jours et que je regroupe tous ces textes que j’ai éparpillés un peu partout, même dans XYZ, la revue de la nouvelle, deux numéros réservés aux écrivains du Saguenay et du Lac-Saint-Jean que j’ai eu le bonheur de diriger.

 

HABILETÉ

 

Guy Lalancette passe habilement de l’anecdote au désastre. Je pense à mon malaise à la fin de Rouge mustang qui nous abandonne dans une tragédie où le monde s’écroule. Un rebondissement que seul l’auteur de La conscience d’Eliah peut se permettre.

Que dire de cette aventure qui a donné des romans inoubliables? Je signale Le bruit que fait la mort en tombant. Nous retrouvons la première version dans Dérives, celui qui a donné naissance à ce récit si touchant, si personnel et si troublant. Un écrit tout de dentelle, d’amour, de fidélité et de douleur. Une prière, plutôt, un psaume. Du grand art, une langue magnifique, une musique envoûtante. En fait, pas un texte de Guy Lalancette ne me laisse indifférent. C’est toujours unique, avec un point de vue narratif qui étonne. C’est le propre de la littérature que de bousculer le lecteur, le déranger et le faire sortir de son confort et de ses habitudes. 

Je retiens surtout le style de Guy Lalancette, sa prose pleine de méandres et tellement prenante, sa manière de nous enfermer dans un drame tout en se tenant un peu en retrait. Je signale L’amour empoulaillé où c’est le frère de Simon qui raconte l’histoire, y allant de son interprétation et de son regard. Un tour de force et des descriptions qui sont dignes de se retrouver dans une anthologie. Voici un passage que je relis souvent, pour l’enchantement et la beauté qui s’y incarne.

 

«Elle portait une jupe avec tellement de plis, on aurait dit un abat-jour. C’était une jupe à mi-cuisse — je ne sais pas si ça se dit, mais ça se voit. Il y a des filles qui sont faites pour les jupes, elles ont des jambes, c’est comme les pieds d’une lampe et c’est facile de croire que c’est de là que vient toute la lumière. L’autre mystère venait de sa tête. Quelque chose dans ses yeux peut-être qui réparait son visage assez quelconque. Entre un menton trop pointu, des lèvres trop minces et un front trop haut, elle avait tenté de cacher quelques boutons d’acné sous une pâte chair que nous n’aurions su nommer. Elle avait d’autres énigmes, et un peu plus à la poitrine quelle dissimulait, ne révélant que des formes floues sous une blouse blanche fermée au cou par la large boucle d’un ruban vert, coordonné à sa jupe à plis.» (p.25)[2]

 

Dérives est un recueil important parce que nous accompagnons un écrivain exceptionnel depuis ses premiers pas jusqu’à maintenant. J’ai particulièrement aimé m’engager dans le monde qu’a constitué le romancier remarquable qu’il est. 

J’espère le lire encore et souvent, parce que c’est toujours une aventure que de plonger dans son univers. Une voix ample et multiple qui vous emporte dans les méandres de la vie et des histoires humaines. Surtout, il donne une parole à l’espace d’ici comme peu savent le faire. Un grand qui travaille à son rythme dans la plus belle des discrétions à Chibougamau, se passionnant pour le théâtre, restant fidèle à ses enthousiasmes de jeunesse, adorant le jeu par-dessus tout. 

J’aimais la scène aussi, je ne pensais qu’à ça dans mon adolescence et pendant mon secondaire, mais la littérature et la lecture ont pris le dessus. Je manquais d’audace certainement, incapable d’étudier au conservatoire et d’affronter les regards des autres. 

Un écrivain exceptionnel, des textes remuants, agréables, étonnants, uniques et un petit monde qui sait devenir fascinant, qu’il faut parcourir avec lenteur pour savourer chaque mot comme un chocolat fondant. On peut rejoindre Guy Lalancette et commander son livre à glalancette @tlb.sympatico.ca. Ça vaut le détour, je vous le garantis. 

 

Lancette GuyDérives, Autoédition, Chibougamau, 240 pages.


[1] Lalancette Guy, Les yeux du père, VLB éditeur, Montréal, 2001, 254 pages.

[2] Lalancette Guy, Un amour empoulaillé, Collection Typo, Montréal, 2009, 270 pages. 

mercredi 11 octobre 2023

LA VIE DANS LA FORÊT AVEC LES OISEAUX

UN ÉCRIVAIN habite un coin des Laurentides et s’éloigne de son refuge, de temps en temps, pour donner des cours et parler de littérature en Estrie. Sa principale activité reste l’entretien de son bout de paradis, les arbres qu’il materne tel un jardin potager. Un travail qui le préoccupe beaucoup avec la lecture et aussi l’écriture par temps perdu. Une vie de solitaire, d’efforts physiques, de contacts intenses avec la nature, son morceau de pays que François Landry soigne, triant les espèces qu’il veut voir s’épanouir et éliminer les variétés qu’il considère comme indésirables. Des corvées qui le passionnent depuis des années. Il nourrit également les oiseaux fort nombreux et observe les agissements des sizerins, des mésanges, des gros becs et de tous ces visiteurs que nous avons la chance de croiser pendant la saison froide. Une occupation qui me fascine et à laquelle je m’abandonne volontiers. Juste pour le plaisir de voir, sur la galerie de mon Pavillon, les durbecs des sapins approcher dans la plus belle des discrétions. Farouches au début de l’hiver, beaucoup moins craintifs fin février, ce sont des seigneurs. Les geais qui sèment la pagaille quand ils surgissent et vident les mangeoires en jetant tout par terres sont de la partie aussi. Ou encore l’écureuil roux qui s’installe et fait le plein sans se soucier des autres, se foutant de tous les volatils qui doivent prendre leur faim en patience. Ça me fait penser à certains individus que j’ai connus. Les sittelles, les chardonnerets qui n’ont pas migré et ont perdu leurs couleurs flamboyantes, les mésanges qui animent tout le groupe. Tous ces moments de contemplation que la vie dans la forêt offre, sans compter les traces que certains visiteurs plus imposants et discrets laissent autour de la maison. Landry a la chance d’avoir des chevreuils qui s’approchent régulièrement. Moi, ils se faufilent derrière la dune avec l’orignal qui y circule de temps en temps.

 

François Landry a décidé d’écrire son journal pendant l’année 2022 et ce sont ses observations, ses réflexions, ses grandes et petites joies, ses épreuves aussi qu’il nous livre dans Le sang des arbres. Une vie toute simple, avec des moments pour s’attarder à un roman quand il trouve un peu d’espace pour la lecture. C’est comme ça que j’ai su qu’il avait parcouru le dernier Geneviève Petersen. 

Je l’ai suivi dans ses pensées pendant quatre saisons qui dictent ses travaux et ses préoccupations. Des heures un peu contemplatives malgré tous les efforts physiques, les tâches, les humeurs de l’heure et les rencontres toujours étonnantes de certaines bêtes. Des contacts avec les voisins, juste ce qu’il faut, des semaines où il regarde les jours raccourcir des deux bouts. Et quand l’hiver s’installe, que l’air devient presque solide et mord la peau pendant les grandes folies de janvier et de février, il ne s’éloigne guère du poêle à bois, tue le temps en noircissant quelques pages. 

 

«J’écris aujourd’hui parce que le froid me claquemure. Ceci n’est pas une œuvre de l’esprit mais, tout au contraire, l’expression même de mon désœuvrement, tandis que s’affaisse le jour et que s’endorment les bourrasques.» (p.10)

 

L’impression de le suivre pas à pas dans ses jongleries et ses lectures. J’ai une vie si semblable avec des retraits dans mon Pavillon où j’accorde du temps aux mots tous les matins ou presque. Avec devant les fenêtres, le monde ailé qui va et vient dans des vagues provoquées par des mouvements et peut-être aussi autre chose. Un souffle dans le bouleau, une ombre, un craquement et tous s’envolent. Ces petites bêtes sont toujours aux aguets, nerveuses, à surveiller et réagir à un danger. 

 


MONDE FAMILIER

 

Je connais bien le monde de François Landry et tous les efforts qu’il faut pour entretenir des arbres qui subissent, tout comme les humains, les humeurs des saisons. Le vent qui casse des branches, certains spécimens plus vulnérables qui s’affaissent lors d’un orage, ou encore élaguer et abattre ceux qui se fendillent à la souche et deviennent dangereux. Une forêt a besoin de soin constant. 

Chez moi, il y a le renard qui fait sa ronde toutes les nuits pour voir si tout est à la bonne place dans son territoire. Quel plaisir de me pencher sur ses empreintes et de les suivre pour tenter de deviner ce qui l’arrête, retient son attention avant de repartir en se laissant guider par son nez! Il y a le lièvre ou encore la perdrix qui est revenue depuis un certain temps et qui est là tôt le matin. Quand la neige sera venue, elle va se livrer à la broderie en approchant de la petite galerie du Pavillon, marquant la cour de traces belles et précises, raffinées je dirais. 

François Landry bougonne un peu, mais il y a des jours où il est parfaitement heureux d’être seulement un regard, un témoin de la vie des mésanges si attachantes qu’il surveille dans la bonne chaleur du poêle à bois. Comment ne pas retenir son souffle devant des dizaines de durbecs des sapins qui surgissent dans leurs habits du dimanche, magnifiques, paisibles et toujours accommodants avec les sizerins et les chardonnerets

 

«Rarement ai-je pu admirer autant d’espèces partageant une zone réduite et conséquemment surpeuplée avec de la courtoisie dans les formes. On s’y presse sans chichis, et se sont joints aux lilliputiennes et fourmillantes créatures des parents beaucoup plus imposants qui, ô surprise, savent éviter les abus de pouvoir à l’encontre de leurs fluets compétiteurs : gros-becs errants et durbec des sapins conservent un flegme impérial dans le trafic incessant; leur venue ne suscite aucun émoi chez les autres. Un seul volatile sème l’épouvante : le geai bleu. À son approche, on s’égaille de tous côtés.» (p.28)

 

Et l’inévitable se produit. Une bourrasque folle détruit tout sur son passage en quelques minutes au début de l’été. Arbres cassés, renversés, déracinés partout dans la forêt. Un drame que j’ai vécu le 23 décembre 2022. Les fières épinettes le long du chemin et les bouleaux ont cédé devant les rages du vent, emportant les fils électriques. Même un pin gigantesque s’est écrasé tout près de la maison, faisant un carnage dans les sarments de ses congénères. Une véritable tragédie qui va laisser des traces dans notre petit domaine, et ce pour des années encore. Panne de courant pendant des jours où les gestes de la survie se multiplient.

De quoi décourager notre jardinier des arbres parce qu’il doit couper, ramasser, brûler les branches, tout reprendre à zéro presque. Le travail d’une décennie perdu en quelques minutes. Sans compter ces jours où il doit revenir à la vie primitive, celle qu’ont connue nos ancêtres quand ils avaient la folle idée de vouloir fonder une paroisse au milieu de la forêt et qu’ils devaient se débrouiller avec si peu.

 

LA VRAIE VIE

 

Le sang des arbres est un récit touchant qui nous ramène aux choses essentielles et vraies, qui permet de rentrer en contact avec la nature qui nous entoure et de vibrer avec les averses, les coups de vent, le soleil et les jours longs et paisibles, les giboulées froides de l’automne quand le premier gel change tout. Sans se couper du monde, des folies d’un Poutine qui sème la mort en Ukraine ou les hallucinations de certains politiciens.

Les oiseaux d’abord et les plus grands animaux un peu inquiets et toujours magnifiques qui ne manquent jamais de venir nous rendre visite lorsqu’on a construit sa maison au milieu des pins. Les bêtes finissent par vous tolérer et par partager leur territoire avec vous. Toutes les joies et aussi le découragement qui frappe notre solitaire quand il constate les dégâts d’un derecho, une tempête de vent qui ne dure que quelques minutes. Il suffit de si peu pour que tout soit à recommencer.

Assez pour que François Landry pense retourner en ville et oublier son aventure de jardinier de la forêt. Il persistera pourtant avec l’aide de certains voisins avec qui il entretient peu de liens, juste le nécessaire. Il faut de la patience, de l’entêtement et beaucoup de sueurs pour tout ramasser, y aller arbre par arbre sans trop se poser de questions. Un peu comme l’écriture qui progresse phrase par phrase, paragraphe par paragraphe pour finir par constituer un récit ou un roman. C’est ainsi que l’on refait son petit coin de paradis, ce lieu où il est plus facile de respirer et d’observer la vie sous toutes ses formes, d’occuper son corps et son esprit en ne boudant jamais le plaisir d’ouvrir un livre. 

J’ai beaucoup aimé ce récit, trouvant un véritable complice en François Landry. Il pourrait être mon voisin et je sais que nous effectuerions certaines tâches ensemble, que l’on pourrait se donner un coup de main, juste ce qu’il faut pour ne pas empiéter sur les habitudes de l’autre. Nous serions aussi de longues périodes sans nous voir, chacun dans ses heures et ses jours. 

Le sang des arbres est à lire en prenant son temps, s’interrompant souvent pour se pencher devant la fenêtre, pour l’émerveillement que la nature ne manque jamais de nous fournir quand on s’accorde à ses rythmes, que l’on visite la forêt dans le plus grand des respects. Un récit qui fait du bien et surtout remet tout à la bonne place. La vie n’est pas qu’une course effrénée après le succès, l’argent ou une gloire aussi éphémère que les feuilles du bouleau et de l’érable en octobre qui cèdent par épuisement, dans les couleurs les plus vives, à la grisaille et aux jours sonores. Je l’ai lu tout doucement en me berçant avec ma tasse de café à portée de main, prenant le temps de regarder autour de moi entre chaque phrase pour voir ce que les pins blancs et le grand lac me réservent comme surprises et enchantements à tous les jours.

 

LANDRY FRANÇOISLe sang des arbres, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sang-des-arbres-3990.html 

jeudi 5 octobre 2023

L’ENFER EXISTE ENCORE AUTOUR DE NOUS

UNE FOIS DE PLUSLarry Tremblay n’y va pas de main morte avec D’enfers et d’enfants, des nouvelles qui nous poussent dans des situations que nous refusons souvent de voir. Agressions de bambins par des adultes, monologue d’un enseignant qui dérape devant ses élèves et qui va peut-être poser le geste fatal. Un incompris qui se sent exclu de la société. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Valery Fabrikant, ce professeur de l’Université Concordia qui a perdu les pédales et a tué des collègues. Un couple aussi, avec deux enfants. La mère en est convaincue. Son second garçon est prisonnier de son corps. Il est une fille dans sa tête et son âme. La nature s’est fourvoyée. Un sujet chaud, d’actualité. Toute l’attention est portée sur lui pendant que son frère est abandonné à lui-même, se sentant rejeté de tous. Une fois de plus, Larry Tremblay se coltaille avec la violence qui nous heurte tous dans nos activités. C’était le cas dans L’orangeraie où il abordait la délicate question des enfants-soldats que l’on manipule et envoie à la mort en leur faisant miroiter le bonheur. Un thème qu’il ne cesse de secouer dans ses œuvres et qui me touche profondément. Peut-on s’en sortir, trouver une façon de vivre en paix avec soi et les autres dans nos sociétés de plus en plus dures et prédatrices?

 

Larry Tremblay n’hésite jamais à confronter certaines déviances des humains, les élans viscéraux qui poussent des individus à commettre le pire. Un sujet délicat, sensible que nous refusons de voir souvent. Parce que la démarcation est bien mince entre ce que nous nommons le mal et le bien. Tout commence peut-être à la naissance. Dans Rivière-du-Chagrin, une femme accouche dans des conditions horribles. L’auto dans laquelle elle se rend à l’hôpital heurte un orignal. Un moment dramatique où la mort et la vie se bousculent. Le sang, les cris, l’arrivée d’un enfant au milieu du chaos.

 

«Le sang de l’énorme animal qui fige sur le pare-brise… Et moi qui ouvre grand la bouche pour avaler le temps qui me tombe dessus… Oui, je m’en souviens comme si c’était maintenant. Mon père, pour me réchauffer, me plonge dans le corps fumant de l’orignal. Les larmes de ma mère gèlent sur son visage.» (p.11)

 

La plupart des hommes et des femmes ne vivent pas des traumatismes semblables à la naissance, mais tôt ou tard, nous faisons face à la mort, à la violence, un geste qui nous dépasse et nous laisse sans voix. Peut-on se préparer au pire ou au meilleur? Y a-t-il une recette pour baigner dans la quiétude et la paix? Le mal s’insinue partout, on le sait, sans qu’on s’en rende compte. Il faut trouver des parades, des moyens d’éviter d’être écrasé par un individu, un collègue de travail, un mari ou un amant, un mot malheureux, ou encore s’empêcher de déraper dans sa tête et de basculer dans une fiction dangereuse pour les autres et soi-même. Il reste peut-être l’écriture pour colmater les brèches, rétablir un certain équilibre. Cette parole que l’on s’approprie et qui permet d’évacuer le mal.

 

«Un jour, j’ouvre un carnet. Je meurs si à mon tour je n’écris pas. Par ses battements, mon cœur n’arrête pas de me répéter : écris, écris ce qui te tourmente depuis si longtemps. Des mots encombrent ma gorge. Ils m’étouffent. Il faut que je les expulse, que je les jette dans mon carnet comme des graines pourries. Mais les pages du carnet demeurent muettes. Pendant des jours, des semaines, j’essaie, j’essaie d’écrire, mais rien ne vient jusqu’au jour où j’entends des pleurs.» (p.16)

 

Guérir par le mot qui met le doigt dans la plaie où suinte le sang et la mort. C’est tout l’art de Larry Tremblay. Ses textes nous poussent dans nos derniers retranchements. Pas moyen d’y échapper! Il nous plaque dos au mur et nous coupe le souffle. Il décrit des hommes et des femmes ordinaires, des individus maléfiques, malgré les apparences et surtout, affreusement normaux dans leur quotidien. Il me laisse toujours pantelant devant un geste anodin qui peut avoir des conséquences terribles. Je pense à Carnet sauvé des eaux où les mots de la tendresse sont travestis, pervertis pour masquer la pédophilie et l’agression d’un jeune garçon.

 

«Vous m’appreniez à m’agenouiller. Vous m’appreniez le mot “amour”. Vous me disiez que l’amour était une offrande douloureuse, mais grandiose. Une offrande que j’enfermais dans le coffre de ma mémoire.

Elle s’est mise à puer comme un cochon mouillé.

François, François.

Vous me souffliez dans le cou mon prénom. Votre souffle pleurait dans mon cou. J’ai été un enfant déchiré par vous, aimé, disiez-vous, dans la petite église de Rivière-du-Chagrin où la poussière sentait l’encens.» (p.32)

 

L’actualité est avide de ces drames conjugaux et en fait des manchettes, surtout les tueries de masse dans des lieux publics. Nous sommes dans une société où le déraisonnable et la confusion prennent tout l’espace, où l’envie de la réussite à tout prix est considérée comme une vertu malgré le pillage des ressources et l’exploitation de ses semblables. Qu’on le veuille ou non, nous sommes un élément d’une communauté qui refuse de tenir compte des catastrophes qui ébranlent la Terre. C’est peut-être là la plus terrible des violences, la fiction la plus pernicieuse. Consommation frénétique, accumulation de produits inutiles, drogues et alcool pour résister et briller. Nos dirigeants mettent la planète en danger tout en assurant la paix et la joie. Tout le monde en est conscient, mais nous continuons à foncer vers le précipice, jonglant avec les mensonges et les fausses promesses. La ligne de démarcation entre le bien et le mal s’avère alors bien mince. C’est tout le drame de notre civilisation qui nie l’humain et applaudit devant l’intelligence artificielle qui nous propose la pire des agressions contre l’esprit et la raison. Bien sûr, Larry Tremblay n’aborde pas ces vastes problèmes dans ses nouvelles. Pas cette fois. Il l’a fait pourtant dans L’Orangeraie, ce magnifique roman. Je me permets d’extrapoler à partir de la violence intime, familiale qu’il confronte dans ses textes.

 

«Tout n’est pas vrai, mais rien n’est vraiment faux.» (p.33) Ou encore un peu plus loin, dans un cri de désespoir et un appel à l’aide, Larry Tremblay écrit : «Pourquoi la réalité est-elle en train, sous nos yeux passifs, de dépasser la plus horrible des fictions?» (p.52)

 

Les personnages de cet écrivain perdent pied et n’arrivent plus à contrôler leurs gestes. Qu’est-ce qui se passe dans leurs têtes? Tremblay s’approche, se penche sur eux, tente de saisir le discours qu’ils répètent avant de s’élancer vers l’inéluctable.

La vie est bien fragile et nous sommes souvent impuissants devant des hommes et des femmes qui s’inventent une réalité et dressent des barricades autour d'eux. Le mari qui tue ses enfants pour se venger de son épouse. Cet halluciné qui fonce dans la foule avec une voiture, l’enragé qui entre dans un centre commercial et tire sur tout ce qui bouge. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens? Comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi la société ne peut prévenir ces massacres? Et comment trouver l’équilibre dans ses jours sans vaciller, sans perdre pied et baisser les bras?

 


ACTUALITÉ

 

Larry Tremblay s’approche à pas de loup de ces hommes et ces femmes qui peuvent disjoncter comme on dit, des jeunes qui sont blessés dans leur corps et leur âme par des discours mielleux. Il décrit des comportements que nous considérons comme normaux souvent, jusqu’à ce que tout bascule.

Les enfants sont les témoins impuissants de ces dérives, incapables de faire face et de se protéger des gestes et des paroles qui étouffent leur appétit de vivre. Ce sont eux les véritables victimes des adultes. Comment ne pas dévier et porter la violence en soi quand on part tout de travers dans ses premiers pas?

 

«Parce que je ne l’avais pas écoutée, parce que j’en faisais juste à ma tête, parce que je me croyais plus fine, plus intelligente que les autres filles. Le viol, c’est comme si je l’avais cherché. La preuve, c’est qu’après je suis restée avec lui. De toute façon, Julien n’a jamais voulu admettre qu’il m’avait violée. Je voulais l’embrasser, OK. Je voulais le prendre, OK. Mais je voulais arrêter là. Julien m’a dit ce soir-là que pour lui ç’a été le coup de foudre. J’aurais dû comprendre que lui et moi, on était plongés dans l’erreur jusqu’au cou.» (p.135)

 

Larry Tremblay nous entraîne dans les délires de ses semblables, toujours avec discrétion et doigté, sans que nous sachions trop de quoi il retourne, jusqu’au moment où tout bascule. Ça explose alors, ça fait mal, ça coupe le souffle, vous laisse sur le carreau. 

D’enfers et d’enfants est peut-être le livre le plus dur que j’ai lu de Larry Tremblay. C’est tout le drame de la société contemporaine que cet écrivain empoigne, secoue avec ses mots si justes et lourds. 

Des textes grinçants, des tragédies qui se produisent dans l’intimité du foyer, derrière les toiles qui bouchent les grandes fenêtres. Peut-être que la vie en communauté nous oblige aussi à porter des masques et des œillères pour nous protéger de la démence de ses semblables, pas seulement des virus qui circulent en toute liberté.

Larry Tremblay continue sa quête, son questionnement des dérives humaines sans jamais basculer dans le discours moralisateur. C’est troublant, difficile et j’en suis sorti encore une fois en claudiquant, ayant du mal à m’accrocher au monde qui m’entoure et ne cesse de m’émerveiller. Oui, il y a des petits paradis ici et là, mais des enfers peuplés d’enfants existent tout près, sans qu’on le sache ou que nous ne voulions les voir. Les textes de ce dramaturge sont une gifle. Il nous plonge dans la violence qui couve dans les strophes d’Arthur Rimbaud. Les rappels qu’il place en tête de ses nouvelles, comme une clef qu’il nous offre au lecteur, nous permettent de saisir cette colère et la révolte que le jeune Rimbaud a canalisées dans l’art et la poésie. 

 

TREMBLAY LARRYD’enfers et d’enfants, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 160 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/denfers-et-denfants

mercredi 27 septembre 2023

LOUISE PORTAL : UNE VIE PAS ORDINAIRE

LOUISE PORTAL propose sa biographie écrite en collaboration avec Samuel Larochelle. Un regard sur le parcours de la comédienne, de la chanteuse et de l’écrivaine que nous connaissons, un formidable témoignage surtout. On pourrait parler d’une réflexion ou d’un témoignage, tellement Louise Portal, Aimer, incarner, écrire cerne les réalisations de cette femme exceptionnelle. Que dire, que retenir de ce parcours qui sort des sentiers battus et a fait de la petite Lapointe, née à Chicoutimi, une figure marquante de la scène, du cinéma, de la chanson et de la littérature? Comme si Louise Portal avait vécu plusieurs vies, pouvant muter pour révéler l’être multiple qui se dissimule en elle. Jouer dans tout près de cinquante films, se faire connaître sur scène avec quatre albums de chansons et de musiques en plus de signer une vingtaine de livres, ce n’est certainement pas à la portée de tout le monde. Louise Portal y est allée à fond pour dire le meilleur d’elle en ayant du temps pour certains organismes sociaux, les Correspondances d’Eastman surtout, qu'elle a fondé, un événement couru par les écrivains et les écrivaines depuis les débuts. Une existence occupée et magnifique de remous, de moments plus difficiles et d’embellies extraordinaires. La vie n’a jamais été un long fleuve tranquille pour Louise Portal.

 

Le livre échappe aux balises qui marquent le genre, à l’image de la femme qui a fait de sa vie une quête, cherchant à exprimer tout ce qu’elle ressentait en elle par différentes voies artistiques. Elle a toujours voulu esquisser ses propres sentiers. Un besoin d’incarner des personnages sur scène et au cinéma, de chanter et de s’imposer dans une dramatisation que peu d’interprètes pouvaient se permettre, de suivre les traces de son père en devenant écrivaine. À noter que Louise a pris le nom de plume de ce dernier. Portal. Elle l’a fait résonner partout dans le monde de la création. 

Elle ne voulait pas d’une biographie convenue et sans surprises, où tout s’amorce avec l’enfance, les découvertes, la carrière professionnelle et les amours pour parvenir à un moment où l’on touche l’être et l’âme d’une vie pleine de bifurcations plus ou moins étonnantes. 

 

«Avant de débuter, Louise m’a demandé de réfléchir à la structure du livre. Pas pour en faire un projet expérimental qui pourrait dérouter les gens, mais pour démontrer qu’elle les respecte trop pour leur offrir de la banalité. Et l’idée de séparer les sujets d’intérêt de manière moins commune et sans commencer par un plongeon dans les méandres de sa jeunesse.» (p.18)

 

Pourquoi ne pas faire simplement, se rencontrer et discuter, parler pour parler comme on dit? Louise répond aux questions de Samuel et on va ici et là, fouillant, cherchant dans les dédales de sa vie. Les deux ont dû dialoguer pendant des heures et des semaines pour réfléchir, cerner la comédienne, la chanteuse et la romancière, la femme amoureuse et généreuse. Tout en n’évitant jamais les liens avec sa famille, surtout son père, médecin et écrivain de Chicoutimi avec qui elle a entretenu une correspondance unique, et ce dès son plus jeune âge. Un homme étonnant qui s’était mis à pleurer lors d’une entrevue chez lui, en parlant de l’un de ses livres. J’en étais sorti un peu troublé.

 

JUMELLE

 

Tout le monde le sait. Louise Portal a eu une sœur jumelle, Pauline. Une relation singulière et plutôt difficile, elle ne le cache pas. «Je ne suis pas née toute seule; on était deux au départ». Une phrase comme celle-là pourrait faire l’incipit d’un roman ou d’un récit. Les jumelles, disait-on dans la famille Lapointe. Les fillettes que l’on habillait de la même manière jusqu’à l’âge de quatorze ans. Une fusion? Pas vraiment. Louise a ressenti rapidement le besoin de se différencier, d’avoir sa vie, de faire ses expériences et d’être entière dans ses pulsions et ses espoirs. Tout cela s’est concrétisé vers quatorze ans quand elle a refusé de porter les mêmes vêtements que Pauline. Un geste qui a sans doute blessé sa jumelle. Cette volonté d’être unique, présente dans son corps et sa tête, l’a poussée vers le théâtre, le cinéma, la télévision, la chanson et l’écriture. Une quête qui la guidera dans toutes ses entreprises. Travailler pour avoir son nom, faire sa marque, une vie à soi. Un effort similaire pour Pauline qui a dû trouver sa propre identité. Pas évident, puisque les jumelles ont choisi la scène, d’incarner des personnages et de chanter. 

C’est certainement ce désir qui a conduit la jeune femme à s’approprier le pseudonyme de son père quand elle s’est aventurée sur une scène. Ce théâtre qui la faisait rêver depuis toujours et qui a rythmé ses jeux d’enfance. Les écrivains prenaient souvent un nom de plume à l’époque pour se démarquer du métier qu’ils exerçaient dans leur quotidien, devenant un autre dans les mots et la fiction.

 

«Parmi tout ce que j’ai compris, je peux nommer un élément incontournable : j’ai un besoin irrépressible de prouver mon unicité. Une nécessité qui m’habite dans toutes mes cellules et qui a participé à mon rayonnement professionnel et artistique. Je pense que c’est pour cette raison que je considère ma relation avec Pauline comme la plus importante.» (p.21)

 

La comédienne s’impose d’abord à la scène. Rapidement, elle incarne des personnages que l’on aime à la télévision et au cinéma. Étrange, mais je n’ai guère de réminiscences de Louise Portal dans un téléroman. Il est vrai que j’ai des rapports plutôt chaotiques avec la boîte à images, ayant plus souvent le nez dans un livre. Je me souviens surtout de sa présence au grand écran. Le rôle mémorable de Cordélia d’abord, ce personnage inoubliable dans le film de Jean Beaudin a marqué mon imaginaire. Des séquences sont encore là dans mon esprit. Surtout les magnifiques scènes d’hiver avec la poudrerie qui balaie le pays. Magique et intense.

 


FRANCHISE

 

Louise Portal n’hésite pas à aborder ses rapports avec les réalisateurs, souvent une histoire d’amour, ses amitiés avec des partenaires de jeu, l’âge qui touche particulièrement les femmes dans ce métier. La comédienne fait preuve d’une belle franchise. Ses relations difficiles avec les hommes et ses compagnons de vie, son désir de sauver tout le monde et de les protéger. Son père avec qui elle a été très proche, en osmose presque… 

Le succès de la chanteuse en France où les portes s’ouvraient, son choix du Québec et de la campagne, l’écriture toujours présente. Elle a commencé à tenir son journal vers l’âge de douze ans. Oui, une passion profonde de s’affirmer et de s’exprimer. Et la rencontre de son homme, de son ami, de Jacques, de son partenaire, de son confident, de son complice. Un tournant dans sa vie qui lui a apporté calme et stabilité.

Un témoignage fascinant, particulièrement senti, un parcours qui sort de l’ordinaire et qui permet à Samuel Larochelle de se révéler, de parler de son mal être en réfléchissant aux propos de Louise. Juste ce qu’il faut, gardant ses distances. Après tout, ce n’est pas sa biographie qu’il écrit, mais il arrive bellement à y laisser sa trace. En cela, l’entreprise est originale.

Un regard franc sur le monde du cinéma, de la télévision et du théâtre qui a pris son essor au Québec en même temps qu’elle quittait Chicoutimi pour étudier au Conservatoire d’art dramatique de Montréal. Une femme d’instinct, capable de cogner à la porte d’un metteur en scène ou d’un réalisateur quand elle voulait un rôle. Jamais elle n’a hésité. Une fonceuse certaine de ses talents.

 


ÉPOQUE

 

Une époque se profile dans les confidences de Louise Portal qui a fait sa marque dans de grandes œuvres comme Cordélia ou encore Le déclin de l’empire américain. Sa présence également dans le monde de l’écriture et de la chanson, son contact avec le public dans de nombreuses conférences qui la mènent aux quatre coins du Québec. Avec Louise Portal, c’est le Québec de la Révolution tranquille, l’affirmation de la télévision et l’effervescence des téléromans qui nous distinguent, un cinéma qui a gagné ses lettres de noblesse ici et sur la scène internationale, une littérature aussi qui, à partir des années soixante-dix, s’est imposée dans des productions fortes et inoubliables, donnant un essor unique aux ouvrages pour la jeunesse par exemple. 

Un livre avec photos qui marquent les étapes importantes de sa carrière, des dessins qui révèlent bien l’artiste qu’elle est. Son père Marcel a également joué du pinceau. 

Un peu étonnant cependant que dans ces échanges, Louise Portal n’aborde jamais la question du Québec qui a mené le Parti québécois de René Lévesque au pouvoir en 1976, la tenue des référendums de 1980 et 1995. Nombre de comédiens et comédiennes, ses camarades, n’ont pas hésité à s’afficher et à monter sur les tribunes aux côtés des politiciens. J’étais très curieux de savoir ce qu’elle aurait à dire de l’effervescence qui a marqué la chanson au Québec pendant cette période. Pas un mot, pas même une allusion. C’est certainement un choix de sa part. Elle en a bien le droit.

 

PORTAL LOUISELouise Portal, Aimer, incarner, écrire, Éditions Druide, Montréal, 280 pages.

 https://www.editionsdruide.com/livres/louise-portal-aimer-incarner-ecrire