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jeudi 28 octobre 2021

LA GRANDE AVENTURE DE CHARLES SAGALANE

JE L’ATTENDAIS CE Journal d’un bibliothécaire de survie de Charles Sagalane. Du moins, j’étais très curieux d’en savoir plus sur ce projet un peu étrange qui occupe l’écrivain qui s’est fait un devoir de disperser des livres à tout vent. En commençant par les îles qui bordent Saint-Gédéon, bien sûr. J’ai eu la chance d’aller à l’Île aux poires en raquettes avec des amis, suivant le guide qui avait organisé une rencontre, un repas autour du feu, un moment de partage et de fraternité. Avec un arrêt, près d’une bibliothèque de survie, un instant de recueillement devant la petite cabane en bois. Un refuge assez sommaire, semblable à ceux qui accueillent un nid d’oiseau, mais pour les livres. Une façon de mettre des ouvrages à la disposition de ceux et celles qui débarquent sur les îles de Saint-Gédéon en été comme en hiver. Le randonneur se retrouve face à une cache où il peut ouvrir un livre et lire quelques lignes. Une manière d’occuper le territoire en insérant la littérature dans ces sites sauvages. «Nommer un coin de pays par l’écriture, c’est faire reculer la barbarie», écrit Alain Gagnon, poète et romancier de Saint-Félicien. Peut-être que le fait de laisser des livres dans ces endroits peu fréquentés, en pleine nature, est une occasion de sortir les œuvres et les écrivains des lieux fermés et de leur permettre de s'aérer l'esprit.



L’idée est séduisante, un peu folle, comme je les aime. Une cabane en bois, un sac de plastique, peut-on s’en passer, et des livres ici et là sur les îles de Saint-Gédéon, dans le Bas-du-Fleuve ou dans l’Est du pays. Des livres et des visiteurs imprévus, des curieux qui s’attardent à quelques lignes, laissent un mot ou encore d’autres qui partent avec les ouvrages. Pire, il y a ceux qui utilisent la petite installation pour faire un feu. 

Le bibliothécaire doit s’attendre à tout. 

J’espère que beaucoup prennent la peine d’ouvrir un recueil de poésie que Sagalane a choisi avec soin en fonction du lieu, de la végétation et du décor. Une manière de dire que l’écriture est le paysage et que le paysage est une écriture qu’il faut déchiffrer. C’est aussi la permission de faire silence, de s’avancer en retenant son souffle dans l’univers d’un auteur, d’aborder son livre qui brave toutes les intempéries. Je n’ai pu que penser aux nomades innus qui migraient avec les saisons et laissaient, à certains endroits, des vives pour ravitailler les voyageurs quand les caribous se faisaient rares. C’étaient alors des relais ou comme on disait dans les chantiers, à la belle époque, un dépôt où on allait quérir vives et outils. 

La minuscule bibliothèque de survie se moule au relief de plusieurs îles de Saint-Gédéon. Des noms que j’ignorais. Îles aux petits atocas, des Béliers, du Capitaine, aux Poires, Île verte et l’Île aux fesses. Je n’ose imaginer ce que notre planteur de livres a pu laisser sur ce dernier site. 

 

AMORCE

 

Tout a commencé devant Saint-Gédéon, ces îles qui semblent se multiplier et convoquer les curieux et les aventuriers, des refuges avec leurs caractéristiques et leurs charmes particuliers, une certaine végétation, comme des avancées sur le lac Saint-Jean qui nous plongent dans un autre univers. 

 

Nous sommes en 2013. Je reviens du Japon. La campagne Sauvons les livres bat son plein, un mouvement né dans l’urgence de sauver notre bibliodiversité, de rescaper la librairie indépendante et de préserver la vitalité du livre québécois. Bientôt me viendra la pensée que ce sont les livres qui nous sauvent. (p.34)

 

 

Sagalane y a installé dix-sept bibliothèques avec son complice Diego Audet. Dix-sept pour évoquer les syllabes qui forment le haïku traditionnel japonais. Oui, ce petit poème de trois vers que l’écrivain affectionne particulièrement. 

Et le projet a lancé l’auteur sur les routes. C’est bien connu, la phrase n’a pas de frontières. Charles Sagalane a choisi des lieux où il rencontre des écrivains qui acceptent de devenir bibliothécaires de survie. J’aurais bien aimé recevoir un tel honneur. J’aurais pu faire de mon pavillon d’écriture, qui contient une partie de ma collection d’ouvrages littéraires, la plus grande bibliothèque de survie du réseau sagalanien.

Le semeur de livres se rendra aux États-Unis, retrouvant la trace des coureurs des bois, des explorateurs de la Nouvelle-France qui ont sillonné le territoire américain. Le monde s’ouvre au bibliothécaire en chef en créant des liens qui peuvent couvrir la planète.

 

RECONQUÊTE

 

Pourquoi pas la reconquête de l’Amérique avec des livres qui nous disent, nous décrivent, nous ancrent dans un territoire donné. Le frère Marie-Victorin répétait que l’on ne connaît pas un lieu en ignorant tout des plantes qui y prolifèrent. J’ajoute que l’on ne peut connaître un pays si on ne sait rien de ses écrivains et de leurs œuvres. Son histoire aussi. Sagalane tend la main aux explorateurs qui ont apprivoisé le continent en suivant les grandes rivières et les fleuves, construit des postes de traites qui sont devenus des villes importantes comme Détroit et Chicago. 

Dans ses voyageries, le bibliothécaire se faufile dans l’univers d’un écrivain, discute avec lui de son projet et visite son lieu de travail. Certains sont un peu sceptiques et d’autres sont emballés par l’idée, surtout par le fait de devenir un maillon de la chaîne. Le «truchement» comme on disait autrefois se fait alors. On parle de traduction maintenant, mais «truchement» veut dire beaucoup plus. C’est faire se rencontrer deux civilisations, deux manières de voir le monde et la vie. J’utilise ces mots sciemment parce que Sagalane ne parle jamais de son journal, mais de «relations», faisant référence aux écrits des Jésuites en particulier. À l’origine, ce sont des lettres que les religieux échangeaient pour raconter leurs missions et leurs contacts avec les peuples d’Amérique. Ces récits sont devenus, avec le temps, un regard précieux sur les nations autochtones et une narration précise de la rencontre de deux civilisations. Des textes recherchés par les lecteurs avides de sensations, de surprises et d’aventures. Sagalane parsème son récit de notions d’histoire, décrit l’endroit et son importance, s’attarde bellement par exemple au lieu de travail de la poète et écrivaine France Cayouette dans son incursion en Gaspésie.

 

Une grande fenêtre donne sur les champs. Cet espace sobre et vivifiant abrite bon nombre de livres — j’aimerais découvrir lesquels, mais nous poursuivons vers le jardin. Des vers y sont inscrits sur des pierres. Les mots d’un de mes comparses de survie, Michel Pleau, se dorent au soleil. Près des champs, une table baigne dans l’ombre des peupliers de Lombardie. (p.68)

 

Et voilà que nous sommes dans la vaillante Subaru de notre explorateur pour nous abandonner au bonheur de la route, faire escale dans un endroit particulier pour y installer une bibliothèque adaptée au coin, avec des livres minutieusement choisis, cela va de soi. 

Son aventure le poussera vers les terres de Louis Riel et de Gabrielle Roy. Il devra revenir sur ses pas cependant, faute de financement. Bien sûr, des errances du genre exigent des sous et de la patience. 

Tout devient possible même si le voyageur se bute à certains obstacles. Les responsables des parcs ne tolèrent pas l’envahisseur sur la montagne de Montréal. Les employés municipaux enlèveront l’installation. Il faut une autorisation maintenant. Maisonneuve avait-il un permis lorsqu’il a planté sa croix sur la montagne? Autre temps, autres mœurs. Certains aussi détruisent les livres et les bibliothèques. Les ignares sont partout et pas seulement dans la nature. On l’a vu récemment quand on a brûlé des livres au nom d’une certaine réconciliation en Ontario. Obélix jeté aux flammes avec Lucky Luke.

 

LE JAPON

 

Bien sûr, Sagalane s’attarde à certains écrivains japonais et à Basho en particulier, le maître voyageur du haïku qui devient l’ancêtre du bibliothécaire de survie. Ses petits poèmes rédigés lors de ses nombreux déplacements sont peut-être aussi des textes de survie qui évoquent toujours des rencontres étonnantes. 

J’ai lu Journal d’un bibliothécaire de survie avec grand plaisir, vivant les périples de cet étrange semeur de mots qu’est Charles Sagalane, l’homme qui échappe aux frontières et aux contraintes, s’abandonne à la route, flânant ici et là, écoutant, discutant avant de repartir pour voir l’autre versant de l’horizon, y laisser un recueil de poésie ou un roman pour marquer son passage, faire en sorte que la littérature francophone soit présente partout. 

J’ai bien hâte de le suivre en Amérique du Sud où il ne manquera pas d’aller, dans les îles des Caraïbes et en Europe, même dans la lointaine Russie pour retrouver les traces de Tourgueniev et, je l’espère, au Japon, pour saluer ses maîtres. La preuve que les livres et la littérature se moquent de tous les obstacles, de toutes les intempéries et peuvent s’installer là où on ne les attend pas. Une aventure comme il ne s’en fait plus, une manière de s’approprier le territoire qui reste toujours à explorer.

 

J’ai écrit en suivant l’alphabet de la Nature, au sortir du canot, étourdi par les vagues. J’ai écrit, stationnant la Subaru, attiré par un aigle qui plane, ébahi d’une borne kilométrique, envahi par la brume couvrant une baie… J’ai écrit comme un humain témoigne de son insatiable envie de vivre — c’était ma boussole. J’ai écrit, riant et pleurant. Jamais déçu de la vie sauvage. Ni du Livre. (p.397-398)

 

SAGALANE CHARLESJournal d’un bibliothécaire de survie, Éditions LA PEUPLADE, Saguenay, 2021, 26,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/journal-dun-bibliothecaire-de-survie

jeudi 21 octobre 2021

LES MOMENTS PRÉCIEUX DE RITA LAPIERRE-OTIS

RITA LAPIERRE-OTIS a fait preuve de patience avant d’avoir son livre entre ses mains. Il me semble qu’elle y travaille depuis des années en le promenant d’un atelier d’écriture à un autre pour y trouver une direction et surtout pour toucher l’essentiel. Parce que l’art du carnet est une ascèse qui exige de la retenue et une formidable simplicité pour parvenir à un texte qui s’est dépouillé de tout le superflu et qui vous porte comme une petite musique qui enchante. Et voilà que je l’ai sur ma table ce carnet au titre un peu étrange. Territoires habités, territoires imaginés. Je l’effleure du bout du doigt et l’examine en me répétant que cette écrivaine me réserve certainement des surprises. J’aime m’attarder à la page couverture, aux directions qu’elle indique, devant les portes qui se ferment ou qui ouvrent. Rita Lapierre-Otis me permet de penser à un dialogue entre le réel et l’imaginaire, un va-et-vient qui explore toutes les dimensions de l’esprit. Ma curiosité étant grande pour les carnets, je ne peux résister bien longtemps et me voilà avec l’écrivaine, dans ses lieux familiers, dans un matin tout neuf, ou quand le jour dérape dans les gouffres du couchant. Et des ailleurs aussi m’interpellent, des endroits qu’elle parcourt en rêvant, ou devant la feuille d’un arbre, un tableau qui l’accompagne depuis toujours et qui l’arrête, comme si c’était la première fois qu’elle le voyait. Et les voyages dans des pays d’enchantement et de recueillement. Rapidement, je me suis senti chez moi dans ce carnet.

 

Rita Lapierre-Otis est une artiste en arts visuels et une enseignante qui a fait sa marque, ne se contentant jamais de théories, mais demeurant avant tout une praticienne qui a participé à plusieurs manifestations qui exigent l’attention de l’œil, de l’oreille ou encore sollicitant l’imaginaire comme dans les expositions un peu étranges du regretté Pierre Dumont qui extirpait les objets du quotidien pour les faire muter en œuvre d’art. Ce touche-à-tout était certainement une sorte de shaman.

Lapierre-Otis s’intéresse à la matière, aux couleurs qui portent le paysage selon les heures, les jours et les saisons. À la mouvance, l’essence même de la vie et de la création.

L’art, tout comme l’écriture, se nourrit de temps et lui résiste d’une certaine façon. Il faut bien des gestes et des tentatives pour arriver à l’objet imaginé, pour s’arracher du quotidien et voir avec des yeux neufs un monde que nous parcourons si distraitement, toujours trop pressés, happés par des occupations bien futiles. Surtout en ces époques où la vitesse est une drogue que l’on avale avant le lever du jour, où la réalité se ratatine à l’écran d’un téléphone prétendument intelligent.

 

Je marche dans les pas du temps, mais plus souvent, juste à côté, dans les sentiers d’exploration, de réflexion, de partage et de silence. Comme chacun, j’avance à tâtons sur les traces d’un possible bonheur de vivre. (p.11)

 

Lapierre-Otis s’attarde comme j’aimerais le faire plus régulièrement devant les fenêtres, quand la nuit glisse sur le lac en chassant des petites vagues qui portent toute la gamme des couleurs. Fasciné par l’eau qui aspire le ciel, tournant à l’orange dans les éclaboussures du jour qui s’éteint. Là, je peux vraiment voyager jusqu’aux frontières des horizons.

L’écrivaine se sert magnifiquement de sa capacité à surprendre ce qui bouge autour d’elle en surveillant les oiseaux, les arbres qui frémissent dans la brise et transforment son jardin de tous les jours. Les textures du matin qu’elle examine comme un tissu. Tout est vivant sous sa plume. Ce talent rare donne une densité admirable à son texte. Et elle a la grande qualité de nous faire voir, avec une précision remarquable. 

Territoires habités, territoires imaginés devient l’aventure du réel. Le monde se recroqueville dans une haie de cèdres, au chaud du nid de la mésange ou se laisse envoûter par le chant d’un bruant à gorge blanche. Il ne faut surtout pas négliger les fleurs et les plantes qu’entretient l’écrivaine qui se fait souvent rêveuse à la fenêtre, souriante dans la beauté de son environnement qu’elle examine comme une œuvre d’art.

 

Devant la fenêtre du salon, il y a ce bouleau pentu. Tout près, l’hydrangée. Qui, lui, évolue en tonalités : du crème au beige rosé, puis au bois de rose. Il y a aussi ces chrysanthèmes. Plantés juste pour moi. Au pied d’une grosse roche, ils côtoient les berbéris japonais. Discrets, ils attendent octobre pour bourgeonner en magenta. Pour étirer un peu le charme des jardins d’été. (p.27)

 

Le frère Marie-Victorin aurait été jaloux d’une description du genre. 

 

REGARDS

 

Il y a l’immédiat, les lieux vus et fréquentés, domestiqués pour ainsi dire et capables d’un peu de sauvagerie, toujours là pour nous échapper par le biais des saisons. Et il y a les escapades, les voyages, les séjours dans certaines villes renommées, ces musées vivants qui résistent aux griffes du temps et à la menace des hordes de touristes. 

Rita Lapierre-Otis prise les déserts, le sable lisse, ses couleurs chaudes et changeantes, les cathédrales qui se dressent dans les montagnes et vous laissent sans voix. Elle aime beaucoup le parc de Zion. Cela m’a fait penser au Grand Cayon. J’en garde des images précises, des teintes de bleus qui me reviennent quand je tente de retrouver le calme et la quiétude. Le silence aussi, avec le vent comme le bourdonnement d’une corde de violoncelle.

 

Nouveau regard sur Zion. Comment ne pas rester humble devant une œuvre de la démesure? Des canyons désertiques et luxuriants tout à la fois. Paysage d’une beauté immense, indicible, qui se réinvente dans l’imaginaire. S’imprime dans le regard, dans l’âme et dans la mémoire individuelle et collective. (p.47)

 

Zion, un parc situé dans le sud de l’Utah, est une merveille de la nature et sa splendeur en fait un lieu de recueillement et de méditation. Comme un voyage au cœur de la matière où Rita Lapierre-Otis a vécu des moments de grâce. Comme si les pierres et les falaises portaient une forme de spiritualité.

Et elle s’attarde à sa table de travail, rêve dans son atelier, se concentre sur une grande feuille avec l’univers au bout du pinceau. Ou elle se lance dans une installation et manipule des objets, lorsque ses mains se laissent emporter par les textures, toute à la joie du toucher.

Voyages, rencontres, lectures, souvenirs des Îles de la Madeleine, le paradis que ses parents ont dû quitter pour migrer à Jonquière, tout sert à l’écrivaine qui nous invite à une fête de l’œil. Elle m’a souvent forcé à revenir sur ses phrases pour les savourer tels des chocolats fondants. Les mots, elle les fait vibrer comme des gongs.

 

BONHEUR

 

Rita Lapierre-Otis a tellement bien intégré l’esprit du carnet qui se veut une errance dans tous les matins du monde, une quête où l’on réapprend à respirer, à voir et à aimer. C’est l’écriture du vagabondage qui nous entraîne autant dans le passé que dans le présent pour apaiser nos peurs et nos angoisses. Parce que vivre est toujours inquiétant.

 

Cet étrange Bertula pendula, c’est un peu mon «arbre à chagrin»; il est souvent sur le bord des larmes et toujours confronté au temps. Et, depuis un moment, à cette pluie qui ne cesse de tomber. J’ai parfois le sentiment d’être en symbiose avec cet arbre. Il est la mémoire du paysage extérieur et celle de mon paysage intérieur. Il est le témoin de mes pensées, de mes étincelles de bonheur et de mes inquiétudes. Résistant et tout à la fois fragile, il rappelle la précarité de l’existence. (p.151)

 

L’écrivaine m’a émue en revenant sur les livres de Nicole Houde, évoquant mes ateliers, parlant avec tant de justesse de certains titres de cette romancière hors norme. Elle a vite deviné les formes et les grandes forces telluriques qui secouent les œuvres de cette écrivaine.

Quels magnifiques moments nous offre Rita Lapierre-Otis dans ce glissement imperceptible de l’été vers l’automne où tout est couleurs et textures. Peut-être à l’image des humains qui vont des exubérances de l’enfance au calme de l’adulte. Et tout au bout, l’engourdissement de l’hiver, la page blanche pour méditer et chercher la simplicité certainement, un univers dans un trait de crayon, une ligne aussi fragile que la vie. 

Rita Lapierre-Otis m’a fait découvrir encore une fois la beauté du monde, la grande pariade de l’imaginaire et du réel qui mutent à chaque seconde. Merci.

 

LAPIERRE-OTIS RITATerritoires habités, territoires imaginés, Éditions FIDES, Montréal, 2021, 24,95 $.

 

http://www.editionsfides.com/fr/product/editions-fides/litterature/territoires-habites-territoires-imagines_895.aspx?unite=001

jeudi 14 octobre 2021

MAJOR OU LA TRAVERSÉE DU PAYS DU QUÉBEC

ANDRÉ MAJOR A VÉCU les hauts et les bas de la Révolution tranquille au Québec à partir des années 60 jusqu’à maintenant. Il a été aux premières loges pendant la poussée du nationalisme et l’espoir d’indépendance nationale, la formation du Parti québécois qui allait incarner l’idée de la souveraineté politique et géographique, militant pour le oui lors du premier référendum où les Québécois ont eu la chance de fonder le pays réel et imaginé. Il a vu aussi se développer un système de santé et d’éducation modernes avec des mesures et des lois qui allaient faire du Québec une société originale, une nation qui refuse encore et toujours de se doter d’un territoire. Témoin particulier de l’essor et de la diversification de notre littérature, de la naissance de vedettes qui ont franchi les frontières, surtout au théâtre avec Michel Tremblay, Larry Tremblay et Michel Marc Bouchard, fondateur de la revue Parti Pris, de l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec, réalisateur à Radio-Canada, chroniqueur littéraire, écrivain encensé, il a été une figure marquante, ne se laissant embrigader par aucune idéologie, allant ici et là comme un explorateur. 


Quel livre précieux que ces entretiens menés par Michel Biron et François Dumont simplement intitulé André Major! L’écrivain consent à revenir sur son enfance, sa famille, son milieu, à parler de son père qui a été frère enseignant pendant une décennie avant d’épouser sa mère. Le jeune homme s’est retrouvé rapidement dans les collèges de l’époque où on étudiait pour devenir religieux ou prêtre. Le cours classique faisait une place de choix à ceux qui avaient la vocation, surtout pour les moins nantis. Les garçons et encore plus les filles n’avaient pas les options de maintenant. Dans cet univers balisé et traditionnel, il y a eu des esprits étonnamment libres comme le frère Marie-Victorin qui s’est imposé dans un domaine peu valorisé (celui de la science) d’une manière exceptionnelle.

 

Chacun des entretiens correspond à une période relativement précise : la jeunesse et les premiers écrits dans l’effervescence des années 1960; la carrière de réalisateur à Radio-Canada et la maturité de l’œuvre romanesque; la retraite et le développement du versant plus intimiste de l’écriture. (p.11)

 

Le rêve de voir un pays se former, la terrible déception de 1980 avec l’échec du référendum et la morosité des années 2000, surtout après avoir flirté avec la victoire en 1995 lors de la seconde consultation, restent des événements troublants.

André Major a été pendant toutes ces années au cœur d’une belle effervescence culturelle et politique. Se méfiant de tous les «ismes», il a fréquenté les ténors de la gauche comme de la droite. Il s’est surtout démarqué en s’intéressant à des auteurs d’avant la Révolution tranquille. La modernité a souvent le terrible défaut de ne pas avoir de mémoire.

Il dialogue avec Félix-Antoine Savard, Gérard Bessette, Jacques Ferron et l’énigmatique Réjean Ducharme qui a incarné le Québec à sa manière. Figure de premier plan, il restera l’homme de l’ombre, refusant de porter le chapeau du romancier célèbre et de se prêter aux contorsions qu’aiment les médias. 

 

Passant outre aux divisions idéologiques (entre la gauche et la droite, entre les indépendantistes et les fédéralistes), il fréquente ainsi des intellectuels de tous les milieux et de toutes les générations. Il collabore à presque toutes les revues culturelles importantes de l’époque, de Liberté à Maintenanten passant par L’Action nationale et les Écrits du Canada français. (p.7)

 

Major a eu la chance d’avoir un paternel enseignant et instruit. Tout le contraire de ma famille. Nous sommes à peu près du même âge. Mon père avait été très peu assidu à la petite école de rang et peinait à reconnaître quelques mots dans le journal. Et ma mère écrivait au son. Quand elle m’envoyait des lettres, lors de mon exil à Montréal entre 1965 et 1973 (il n’était pas question d’utiliser le téléphone, c’était beaucoup trop dispendieux), je devais lire ses missives à voix haute pour comprendre. C’étaient de véritables chroniques des grands et petits événements qui touchaient ma famille, les oncles, les tantes et tout le village de La Doré par ricochet. Je dois tenir d’elle ma passion pour les histoires et les contes. 

 

CHEMINEMENT

 


Études classiques pour le jeune homme, avec un horizon de vie religieuse. Frère enseignant comme son père ou encore prêtre pour ouvrir la porte du ciel à ses parents, le grand espoir de sa mère. Laisser croire qu’on avait la vocation était la seule façon de poursuivre des études et d’obtenir de l’aide financière quand on n’avait pas l’argent pour payer les coûts du pensionnat. 

 

Ma demande de bourse est acceptée et je me retrouve au collège Marie-Médiatrice, où mon ami Gilles Archambault et le regretté André Belleau ont étudié avant de faire leur philo au collège Sainte-Marie. C’était un collège pour vocations tardives, mais on en accueillait aussi de très précoces… (p.21)

 

Le jeune Major aura très rapidement un penchant pour l’écriture, participant aux journaux étudiants, ce qui lui attirera bien des ennuis. Un peu rebelle et tête dure, contrariant même, il avait du mal à composer avec l’orthodoxie qui ne permettait pas d’écarts. 

C’est le début du parcours fabuleux d’un homme qui se forge une pensée par la lecture. Il sera un lecteur boulimique et un autodidacte qui préfère les chemins oubliés, ne se laissant jamais embrigader. Ce qui n’était pas facile dans les années 80 où l’on a eu tendance à imposer des idées dites de gauche, à combattre farouchement tout ce qui venait de notre passé pour tout réinventer. 

J’ai connu plusieurs de ces militants pendant mes années comme président d’un syndicat de journalistes à la CSN. Nous avons dû subir, lors de nos instances nationales et régionales, ces marxistes en goguette qui rêvaient du grand soir en déstabilisant «les camarades» pour provoquer la révolution. Des esprits qui étaient toujours prêts à brandir les pancartes et qui réussissaient souvent à démotiver les troupes. C’était pathétique de les voir faire la file derrière les micros pour intervenir sur tout et étirer les débats. Que nous avons été patients avec ces obsédés de la rhétorique et de «l’opposition systémique» qui ont migré au Parti québécois. 

 

LECTURE

 

Major s’est formé par la lecture des écrivains du monde entier. Les grands prosateurs russes, américains et français, tout comme ceux des pays nordiques. L’impression que nous avons suivi les mêmes sentiers et abordé les mêmes livres. Je ne suis pas demeuré bien longtemps sur les bancs de l’université. Je voulais la «liberté des savanes» et je l’ai trouvé dans les romans et la poésie. Faulkner, Steinbeck, Hemingway, Tolstoï, Dostoievsky, Giono, Gogol, Bosco, Malaparte, Hamsun, Garcia-Marquez et combien d’autres. Tout Victor Hugo et Proust, sans compter Zola, Artaud, Mallarmé et Tristan Tzara. Je cherchais à tout lire et ce fut pareil avec les écrivains du Québec.

Rapidement, j’ai voulu connaître les figures de notre passé lointain et récent. Comment ignorer Rodolphe Girard, Louis Hémon, Jean-Charles Harvey, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, Roger Lemelin, Gérard Bessette, André Langevin, Bertrand Vac, Gaston Miron, Yves Préfontaine et Claire France? La lecture est une drogue dure qui vous pousse sur les chemins les moins fréquentés. Avec André Major, j’ai appris à me méfier des vedettes de l’heure tout en suivant Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Ferron, Roch Carrier et Gilles Archambault.

Je me suis amusé quand Major s’attarde à Gilbert Langevin, son premier éditeur chez Atys. Un poète que j’ai bien connu et qui m’a ouvert les portes des Éditions du Jour où Major œuvrait déjà avec Victor-Lévy Beaulieu. Langevin parlait beaucoup et écoutait si peu. Il me fascinait. J’avais la fâcheuse habitude de devenir invisible dans mes contacts avec les autres. La timidité du campagnard devant les citadins.

 

L’ÉCRIVAIN

 

Ce qui importe surtout, c’est le parcours d’écrivain et de passeur à Radio-Canada où l’écrivain réalisera quantité d’émissions qui ont mis en évidence les prosateurs du Québec et d’ailleurs. Des rencontres marquantes, des réflexions et des entretiens inoubliables, ce qui ne se fait plus à Radio-Canada où il faut ponctuer ses phrases de rires. Il a assisté à la mort programmée de la culture à la radio d’État et l’arrivée du règne de l’insignifiance. 

Son œuvre, «ses déserteurs» m’ont accompagné pendant une grande partie de ma vie. J’y suis revenu souvent et l’ai lu et relu pour savourer sa prose précise et limpide. Un ami, un frère que j’ai si peu connu malgré quelques rencontres. 

Son renoncement au roman et sa passion pour la forme du journal et du carnet m’ont fasciné. Ces formes littéraires je les pratique avec bonheur et j’ai failli abandonner le genre romanesque à partir de 1987, après des critiques dévastatrices. J’aurai été plus de vingt ans à publier des récits et des carnets avant de revenir au roman avec Le voyage d’Ulysse, une épopée qui m’a valu le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec. 

Véritable immersion dans le monde littéraire, ces entretiens nous permettent de côtoyer des figures dominantes et incontournables. C’est une libération nationale et intellectuelle que propose Major en s’attardant à ses amours livresques et aux écrivains qu’il a fréquentés et admirés tels Pierre Vadeboncoeur, Jacques Ferron, Félix-Antoine Savard et bien d’autres. Les mystificateurs aussi comme Patrick Straram. 

Fabuleux voyage dans le temps, plongée dans une époque unique où nous avons eu la naïveté de croire que nous pouvions tout inventer en ratant l’essentiel, soit de devenir un pays dans toutes ses dimensions. À lire absolument pour ceux et celles qui s’intéressent à la littérature, mais surtout à la marche des idées dans un Québec qui a chuté deux fois sur le chemin de l’indépendance et qui, à voir aller nos politiciens et certains de nos créateurs, ne semble guère vouloir se redresser. Beaucoup se laissent avaler par les mythes étasunien et multiculturaliste qui nous éloignent de plus en plus de notre langue éviscérée sur la place publique et particulièrement dans les médias.

 

BIRON MICHEL ET FRANÇOIS DUMONTAndré Major, Éditions du BORÉAL, Montréal, 2021, 27,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/andre-major-2793.html


 

mercredi 6 octobre 2021

NANCY HUSTON BOUSCULE SOUVENT SON ÉPOQUE

QUEL PARCOURS FABULEUX que celui de Nancy Huston que j’ai croisée pour la première fois au Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Un contact chaleureux et une amitié spontanée. Si bien qu’elle a accepté de participer au collectif des écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Un lac un fjord(JCL 1994). Son texte, «La détresse de l’étranger», trouvera sa place un peu plus tard dans Nord perdu (Actes Sud, 1999). Et je lui ai rendu visite en France, lors du Salon du livre de Paris où le Québec était à l’honneur. Ce furent des moments précieux pour ne pas dire uniques et inoubliables. Elle était très préoccupée par la terrible guerre qui sévissait à Sarajevo, un conflit qui nous faisait revivre des pages sombres que tous pensaient avoir tournées à jamais. Malheureusement, il semble que les humains ne savent que répéter les mêmes bêtises, s’agresser de toutes les façons imaginables au lieu de chercher à s’entendre, de faire des compromis et instaurer une paix où tous trouvent leur place pour respirer le plus librement possible.

 

Nancy Huston s’est imposée dans le monde littéraire francophone avec Cantique des plaines en 1993. Depuis, elle a publié à un rythme effarant, carnets, romans, textes théâtraux, essais, livres d’art et d’artistes. On recense plus de soixante-dix ouvrages qui vont dans toutes les directions. J’ai lu la plupart de ses titres et à chaque fois elle est pertinente, souvent audacieuse et originale. Elle possède une voix, un ton, «une musique» qui se reconnaît facilement et qui vous magnétise.

Après plusieurs rebuffades avec son premier manuscrit écrit dans sa langue maternelle, l'anglais, qui deviendra Cantique des plaines, l’écrivaine choisit de traduire son texte et de le publier en France où elle déjà publié plusieurs titres écrits directement en français. Actes Sud accepte le roman et la fait connaître à un large public qui la propulse à l’avant-scène du monde littéraire francophone. 

Ses propos sur la vie des Autochtones au Canada expliquent certainement les hésitations des éditeurs anglophones de l’époque. Voilà un sujet qui n’était pas du tout d’actualité dans les années 90. Heureusement, la situation a changé et ce texte est plus avant-gardiste que jamais, encore terriblement pertinent. Presque trente ans plus tard, elle arrive avec un dix-huitième roman assez imposant, un titre plutôt intrigant : Arbre de l’oubli.

D’abord, j’ai relu Cantique des plaines qui lui a permis de rejoindre un large public. Ce roman polyphonique touche quatre générations, retrace les pérégrinations de la famille Sterling. L’ancêtre John, un Irlandais, a migré dans l’Ouest canadien, attiré par l’or du Klondike. Il ne parviendra jamais à Dawson et s’installera plutôt en Alberta. 

Paula, l’arrière-petite-fille, tente de reconstituer l’histoire de son grand-père, le fils de John, un lettré mal aimé par son paternel, un intellectuel perdu au milieu des colonisateurs et qui a rêvé toute sa vie d’écrire. Peut-on imaginer quelqu’un qui est allergique aux chevaux dans le monde du Far West. 

Dans Arbre de l’oubli, nous faisons la connaissance de deux familles. Les Rabenstein, des Juifs américains hantés par les camps de la mort sous l’Allemagne nazie. Les parents vivent avec des fantômes et se préoccupent de leur descendance qui repose sur les épaules de Jérémie et de Joel, leurs fils. Les Darrington sont des Américains moyens. Nous les suivons ainsi sur trois générations en nous attardant à Shayna, une jeune femme d’origine noire, adoptée par Lili-Rose Darrington et Joel Rabenstein. 

Voilà deux ouvrages séparés par vingt-huit ans d’écriture qui plongent dans les remous de la famille, racontent des aventures américaines comme l’a fait si souvent Nancy Huston. 

 

PUZZLE

 

La narratrice de Cantique des plaines mène son récit en le construisant comme un puzzle, sans s’embarrasser des contraintes de temps et d’espace. L’accumulation des fragments montre les tourments et les contradictions de Paddon. Même procédé dans Arbre de l’oubli où l’on suit les protagonistes de la famille Darrington et Rabenstein. Les bonds et retours n’effarouchent jamais cette écrivaine qui cerne particulièrement bien ses intervenants et nous emporte dans une intrigue souvent un peu compliquée.

Nancy Huston aime insérer des passages rédigés par ses personnages dans sa narration. Des textes de Paddon parsèment Cantique des plaines et des extraits du journal de Shayna se faufilent dans Arbre de l’oubli

 

… D’accord, tu m’as légué ces pages et maintenant il est à moi ton livre, la responsabilité est toute à moi. Non, je n’ai pas oublié ma promesse. Tu as dû penser que si. Je sais que toi tu t’en es souvenu jusqu’à la fin, bien que deux décennies se soient écoulées sans qu’on en ait reparlé une seule fois. 

     Cantique des plaines. (p.14).

 

Ce procédé fait écho au récit principal et crée une forme de mouvement interne, permet des rapprochements entre la narratrice et ses personnages, de bondir dans le passé avant de revenir dans le présent.

 

Avec Hervé vous partez de l’aéroport de Newark le 12 janvier. Pendant l’escale à Bruxelles tu t’achètes un petit carnet noir, Shayna, et y inscris les mots BURKINA FASO en lettres majuscules. Toutes les entrées seront en majuscules en raison des cris qui se déchaînent désormais en toi. 

   Arbre de l’oubli. (p.11).

 

Cantique des plaines aborde le racisme des migrants européens qui s’approprient les terres de l’Ouest canadien sans se soucier des peuples qui occupent ces territoires depuis des millénaires. Une réalité longtemps occultée, des tragédies qui viennent de rebondir dans l’actualité avec la découverte des cimetières près des pensionnats indiens. Une suite d’actes barbares que nous avons maquillée de toutes les façons imaginables dans nos livres d’histoire. 

Paddon, fils de colonisateur et d’envahisseur, croise Miranda, une Indienne Blackfoot. Cette femme libre lui révèle l’envers du discours officiel, l’horreur qu’a vécue son peuple et lui renvoie une image qu’il n’aime guère scruter. L’épopée canadienne est un chapelet de mensonges, de trahisons, de rapts et de viols. Toutes les nations autochtones ont été bafouées avant d’être enfermées dans les prisons et les ghettos que sont les réserves. 

De même, dans Arbre de l’oubli, Shayna découvre le sort des Noirs en Amérique, de ses frères et sœurs afro-américains qui ont subi l’esclavage. Un asservissement inimaginable qui a permis aux premières grandes fortunes américaines de naître. 

 

VISAGE

 

Dans ses deux romans, Nancy Huston révèle le vrai visage de l’Amérique, celui que l’on a édulcoré et maquillé, l’écrasement et l’étouffement de ces peuples qui ont été pillés et exterminés par les envahisseurs, le sort des Noirs traités comme du bétail et vendus lors d’encans publics, fouettés, affamés et tués par les membres du Ku Klux Klan

L’auteure aime mettre en scène des intellectuels. Paddon rêve de rédiger une histoire du temps pendant que Joel fait carrière à l’université en étudiant la domination qu’exercent nos sociétés sur les animaux que l’on traite de façon incroyable dans les élevages et les abattoirs.

Les revendications des femmes et leurs luttes pour se libérer de la tutelle des hommes se retrouvent dans presque tous les ouvrages de Nancy Huston. Lili-Rose s’intéresse aux écrivaines qui ont vécu la violence et des agressions dans leur enfance. Elle est fascinée par les œuvres de Sylvia Plath, Virginia Woolf et de quelques autres. Comment ne pas songer à Nelly Arcand que Nancy Huston a défendue dès la publication de Putain (Seuil 2001).

 

TABOUS

 

Les écrivains et les créateurs, dans ses ouvrages, doivent souvent migrer dans une autre langue pour se libérer, s’exprimer sans contraintes et hésitations. Paddon ne le fera pas et c’est peut-être pourquoi il n’arrivera jamais au bout de son grand projet, à tenir l’un de ses livres dans ses mains. Il sera ballotté entre sa vie d’enseignant et ses rêves, allant de son épouse à Miranda.

Lili-Rose s’installe en France et chasse les démons qui l’étouffent dans sa langue d’origine. Elle travaille à sa thèse, écrit en français et peut envisager une publication. Shayna fait le point sur sa vie à Ouagadougou en Afrique et arrive à prendre conscience de sa vie et de sa place dans l’histoire américaine avec cet éloignement physique. 

C’est tentant d’établir un lien avec madame Huston qui a glissé de l’anglais vers le français, parvenant ainsi à devenir l’architecte d’une œuvre gigantesque. Aurait-elle réussi aussi bien en s’en tenant à l’anglais? La question demeure. Comment ne pas penser à Samuel Beckett et à Milan Kundera qui ont fait un choix similaire pour s’imposer en France.

Nancy Huston reste à l’affût pour pointer les travers de son époque, en décrire les contradictions et leurs conséquences. Elle ne se gêne pas pour secouer les monstres sacrés, les philosophes, par exemple, dans Professeurs de désespoir, (Actes Sud 2004) suscitant la controverse et même certaines hargnes. 

En 2014, elle protestera contre l’exploitation des sables bitumineux en Alberta, cette catastrophe écologique, ce «pétrole sale» selon les propos du premier ministre du Québec François Legault. 

Voilà une écrivaine bien ancrée dans sa société et qui prend la parole si elle le juge nécessaire. Tout comme le fait Margareth Atwood, sa contemporaine, qui n’a jamais hésité à descendre dans la rue quand elle devait défendre certaines idées.

L’auteure de L’empreinte de l’ange (Actes Sud 1998), un roman que j’aime particulièrement, démontre une formidable constance dans son travail et ses questionnements. Un cheminement admirable dans une langue tortueuse et vivante, enviable même, captivante et envoûtante. Dans tous ses ouvrages, sa phrase est lente et belle de méandres. Je ne peux que songer aux rivières qui s’étirent dans les grandes plaines herbeuses de l’Ouest canadien. 

Lecteur fidèle de Nancy Huston, je partage plusieurs de ses choix littéraires (celui de Goran Tuström par exemple) et prends toujours un plaisir à la suivre dans ses explorations et ses colères. Elle est souvent comme un écho à mes grognements et mes protestations. 

J’ai fait du rattrapage récemment avec son texte de théâtre Rien d’autre que cette félicité (Leméac, 2020), un chant pour voix de femme seule. Encore un élan et une quête de vérité qui illumine le travail de cette écrivaine exceptionnelle, une confidence qui touche le tendre en nous, la pensée et l’amour qui doivent prendre possession de tous les humains pour arriver à trouver un sens à cette vie que l’on dit absurde. 

 

Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, numéro 182.

 

Nancy Huston, Cantique des plaines, Arles, Actes Sud-Leméac, 1993, 272 p.

Nancy Huston, Arbre de l’oubli, Arles, Actes Sud, Leméac, 2021, 318 p. 

 

https://dusoleil.leslibraires.ca/livres/cantique-des-plaines-nancy-huston-9782742700516.html

jeudi 30 septembre 2021

LE GRAND PETIT MONDE DE DONALD ALARIE

CERTAINS MOMENTS marquent l’imaginaire et s’incrustent dans la mémoire. Telle une scène extirpée d’un film, elle est là quand vous fermez les yeux et que vous faites l’effort d’évoquer les premières images de votre vie. Donald Alarie retrouve l’un de ces instants précieux dans Sa valise ne contient qu’un seul souvenir, une longue nouvelle qui nous entraîne dans l’enfance d’un petit garçon, un après-midi d’automne un peu sombre avec de fortes averses. Une belle lumière tamisée. Le jeune solitaire s’amuse avec des autos miniatures, s’invente des courses et des accidents dans le couloir de la maison de ses parents. Et un homme surgit sous la véranda, près de la porte d’en avant, pour se protéger de l’orage. Cet événement marquera de façon indélébile sa vie. Adulte, il ne peut s’empêcher de revenir à cette scène, et à la transformer selon les jours. Voilà le point de départ d’un grand voyage qui peut prendre toutes les directions.


Je pense souvent à ce premier souvenir, encore là dans ma tête. Je ne vais pas à l’école. C’est l’hiver. La neige gonfle et cerne les bâtiments de la ferme familiale. Il fait froid, juste ce qu’il faut. Tout est blanc, aveuglant avec un soleil qui secoue la dernière tempête toute bleue dans les plis des falaises. Je suis à côté de mon père, sur la «sleight» tirée par le cheval. L’animal avance, lentement, prenant son temps et mon père le laisse aller à son rythme. Je suis hypnotisé par les pattes de la bête qui se posent dans les empreintes d'avant. Une sorte de danse, de poussée, de mouvement perpétuel. Les chevaux savent la neige profonde et mettent les sabots exactement où il le faut pour ne pas enfoncer. 

Nous nous laissons entraîner, sans un mot, avec seulement nos respirations pour dire que nous sommes vivants. Et parfois, le bruit du frottement des patins de la «sleight» dans un gonflement du terrain. Nous traversons le pays derrière l’étable. Il a la dimension du monde. Nous descendons dans les écores de la rivière aux Dorés pour nous faufiler dans la forêt, au bout des champs, dans les contreforts des montagnes. J’ai l’impression de voir un film qui n’en finit plus. Pas une parole, pas un geste, juste le cheval qui affronte l’hiver. Un moment précis comme une image tirée du Maria Chapdelaine de Sébastien Pilote.

J’évoque souvent cette scène dans Les revenants, mon plus récent roman, parce que c’est l’assise de ma mémoire. Comme un mot tout en haut d’une page qui lance l'histoire. Comme si c’était ma vie qui s’impose dans un tremblement. Moi, mon père, tous les deux dans l’incipit d’un beau livre qui prend les dimensions de la paroisse et va buter contre les flancs de la montagne. Le grand petit monde de ma famille, de mon passé que je ne cesse d’explorer dans mes romans et mes récits. Donald Alarie emprunte un même chemin.

 

Il doit sans cesse y revenir. C’est comme un tableau ancien qu’il doit revoir, un moment d’existence sauvé de l’oubli. Sans cela, la suite serait pour lui dénuée d’intérêt. Sans ce retour en arrière, sans ce coup d’œil dans l’immense rétroviseur de la vie, le présent n’aurait aucun sens. Et le futur encore moins. Ce serait comme marcher avec un clou rouillé planté dans le pied à jamais et essayer de s’y complaire. (p.11)

 

Le narrateur reviendra souvent à cet après-midi, aux jeux, aux autos offertes par le grand-père, à l’homme sous la véranda. Par petites touches, tels les reflets dans la vitre de la porte, Donald Alarie reconstitue la vie de l’enfant. Ce qui importe, c’est ce moment, cette scène, ce big bang existentiel qui fait qu’il y a un avant, un présent et un avenir. 

 

Tout est à dire, tout est à reformuler. Comment raconter le passé sans tomber dans la fiction? Quelqu’un saura-t-il écouter? Les oreilles tendues, la langue au repos, le corps bien disposé. Un réceptacle presque sacré pour une histoire de jadis, reprise et abandonnée plusieurs fois. Cris et balbutiements d’une âme en détresse. (p.19)

 

Pourquoi un moment précis s’incruste dans la mémoire et pas un autre. L’événement n’est pas triste, il est même joyeux. Mais il y a cette hésitation, comme si le cœur oubliait de battre et que tout s’arrête. 

 

IMAGINAIRE

 

L'enfant invente des courses d’automobiles, des accidents qui font des blessés et des victimes. Le jeune garçon jongle avec la vie et la mort. Et ce marcheur, ce «survenant» sur la galerie fait trembler le sol. Comme si son monde était mis en joue par cet homme qui sourit, le regarde et puis s’éloigne. 

La carrière d’un écrivain s’amorce. Une journée sombre et ce passant qui menace l’équilibre fragile entre la mère et la grand-mère. Nous aurons souvent des moments semblables dans les romans et les nouvelles de Donald Alarie. C’est le socle qui soutient tout l’édifice de sa fiction et de sa vie imaginaire. 

 

Mais il n’oubliera jamais malgré tout le couloir sombre de fin d’après-midi. Même dans la cérémonie des mots, il se souviendra de tout. Que ce soit devant la page blanche ou devant l’écran, les lettres au bout des doigts, il n’oubliera rien. Quelques moments d’embellie seront pour lui une fête. (p.27)

 

À partir de là, l’écrivain évoque le grand-père qui adore son petit-fils, le père enseignant, la mère et la grand-mère qui se surveillent en silence. Bien sûr, l’enfant n’est pas conscient des grands et petits conflits qui règnent entre ses parents et ses grands-parents. Il ne sait pas non plus que sa mère reconnaît le réfugié de la véranda. Un amour d’adolescente provoque un sourire chez elle. Cet homme lui a fait connaître des caresses et le plaisir avant son mariage et l’arrivée du jeune garçon. Un battement des paupières et tout un monde s’avance.

 

ÉVOCATION

 

Donald Alarie, comme à son habitude, s’approche sur le bout des pieds, avec les ombres qui suivront son personnage toute sa vie. Rien n’est jamais précis et définitif. Voilà un espace où l’imaginaire prend son élan. 

 

Jusqu’à la fin de ses jours, il se souviendra de ce moment vécu à l’ombre des deux femmes. Un moment de grande tension. Mais la vérité jamais révélée. (p.56)

 

Avec Donald Alarie, c’est l’évocation du réel et du non-dit, les petites touches dans un tableau impressionniste, le soupir, une direction suggérée au lecteur. Un fait anodin, une hésitation, un mot ou un sourire peut éviter le drame ou la catastrophe. Et c’est une existence qui déboule. Tout est si fragile dans l’univers de cet écrivain, en équilibre entre le bonheur paisible et l’ailleurs menaçant. Comme si Alarie se faufilait entre deux secondes pour ralentir le temps. Alors, un battement des paupières peut faire tout s’écrouler. La vie n’est possible que grâce à cette attente, ce souffle qui retient le glissement. Vivre, c’est peut-être respirer dans un monde de cristal qui risque de s’effondrer à tout moment. 

 

L’alcool est une clé rare qui ouvre toutes les portes. Il prête l’oreille à ce qui se dit. Il est devenu le confident du soir et de la nuit, l’ami jamais rencontré, le frère rêvé recherché par tous. Envahi par la vie des autres, il a parfois l’impression d’en ressortir grandi, enrichi, moins seul. (p.73)

 

Voilà l’écrivain qui écoute, regarde, traduit un monde qui le heurte et l’apaise, le pousse dans la solitude au milieu des rires et des plaisanteries. 

J’aime Donald Alarie, ses histoires feutrées et un peu inquiétantes. Comme une rivière qui coule dans une belle lenteur, dissimulant les abysses qui peuvent tout happer. Le travail de l’auteur est de se faufiler dans ce monde en évitant les pièges et les catastrophes. C’est un art subtil qui ne retient jamais le lecteur pressé.

Les récits de Donald Alarie me font penser aux fourmis charpentières qui s’inventent des galeries dans un arbre, sous l’écorce, restant parfaitement invisibles. Tout semble normal, mais elles provoquent le drame, la mort du géant. Il faut de l’attention pour aimer la musique de Donald Alarie qui est toujours là, en sourdine. Je tends l’oreille et me voilà dans un univers où chaque geste, chaque mot résonne comme l’appel de la sittelle qui peut se faire si discrète, ou encore l’envol du papillon dans une bouffée de chaleur au milieu de l’été. C’est la vie en soi et hors de soi, précieuse, un sourire ou une caresse à peine esquissés, un souffle de vent qui touche si peu la peau. 

 

ALARIE DONALDSa valise ne contient qu’un seul souvenir, Éditions LA PLEINE LUNE, Montréal, 2021, 19,95 $.

 

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/585/sa-valise-ne-contient-quun-seul-souvenir