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mardi 31 décembre 2019

UN CRI D’ALARME INSOUTENABLE

FELICIA MIHALI POURSUIT sa vie d’écrivaine malgré un travail d’éditrice et ne rate pas une occasion de faire des découvertes. Elle m’a surpris avec Le tarot de Cheffersville, un roman inspiré de son séjour dans le Grand Nord québécois où elle a enseigné pendant une saison où le soleil ne se lève plus. J’avoue avoir été déstabilisé par cette narration où la réalité la plus crue, les légendes et les personnages de fiction se côtoient. Un monde où les mythes se faufilent dans le quotidien des jeunes autochtones qui n’arrivent plus à terminer leurs études secondaires. Tous se perdent dans les turpitudes de leur existence, des obsessions et des songes où ils s’enfoncent dans les pires excès. C’est peut-être le début de la fin pour ce pays incroyable que l’on commence à mieux cerner grâce à la littérature, là où la vie et le rêve se lovent dans des jours inextricables.

Augusta, un personnage de Sweet, Sweet China paru en 2007, nous entraîne dans le Nord. Cette femme, j’ai eu le bonheur de la suivre lors de son séjour en Chine, un roman qui mélangeait la réalité et les fantasmes. Il semble que pour Felicia Mihali, l’exil et la plongée dans une autre culture soient un terreau où toutes les dimensions de la connaissance et de l’imaginaire se bousculent.
Augusta, toujours à la recherche de ses points d’ancrage, débarque comme enseignante dans le Nord-du-Québec, à Cheffesville. Pas besoin de chercher longtemps pour comprendre qu’il s’agit de cette ville minière qui se présentait comme le futur du Nord, une ville abandonnée en 1982 par presque tous ses résidents, faute de travail. Il semble y avoir un regain d’espoir depuis 2011 avec de nouvelles entreprises qui s’intéressent aux richesses de ce coin du Québec.
L’émouvante chanson de Michel Rivard me revient en tête. Elle décrit parfaitement bien le drame de ces hommes et de ces femmes forcés de partir vers le Sud. Tous sont des réfugiés, des déracinés qui perdent leurs points d’ancrage et resteront des immigrés dans les grandes villes.

Parmi eux se trouve Augusta, une figure familière pour certains. Pour d’autres, elle n’est qu’un personnage quelconque qui démarre difficilement son histoire. Dans la jeune quarantaine, cette femme est toujours plongée dans une quête identitaire. Voilà pourquoi elle atterrit aujourd’hui dans le subarctique québécois, au beau milieu de la taïga. Sa déesse protectrice l’a abandonnée à Sept-Îles, alors qu’elle s’est embarquée dans le petit appareil d’Air Inuit. À partir d’ici, Augusta s’apprête à entrer dans la Terre des Hommes, de Dieu le père. Elle a renoncé à la compagnie rassurante de Sakiné pour se fier à Tshakapesh, cet ancêtre innu, espiègle et misogyne. (p.22)

Des autochtones s’y sont réfugiés, tentant de s’accrocher à une vie mouvante et de trouver une direction à leur existence. La même quête qui hante Augusta depuis des années, le propre de la plupart des enseignants de ce curieux roman qui oscille entre la réalité la plus rude et la fuite dans les fantasmes, les légendes ou les effluves de l’alcool et des drogues.
Tous les pédagogues sont des Blancs instables qui croient trouver dans ce pays tout neuf l’occasion de se refaire une santé mentale et physique. Tous sont perçus comme des envahisseurs par les Autochtones, ce qu’ils sont avec leur approche, les valeurs qu’ils transportent dans leurs valises et qu’ils tentent plus ou moins d’imposer aux Innus. Pour une rare fois dans ce genre de récit, j’en ai lu plusieurs jusqu’à maintenant, les jeunes refusent ce colonialisme et rejettent tout aveuglément. Les étudiants arrivent à l’école, quand ils viennent, dans des états souvent pitoyables. Le mur de Cheffersville est bien là pour ces professeurs qui sont ignorés par la direction qui ne sait comment intervenir. Plusieurs ne peuvent affronter cette réalité et abandonnent.

La communauté tient l’école en très mauvaise estime, ce qui explique le comportement des enfants. Cette institution conçue selon le modèle des Blancs les rend irascibles, voire agressifs. Des enseignants autochtones feraient sans doute un meilleur travail auprès d’eux, sauf que la jeunesse des réserves ne réussit pas à finir le secondaire. Des éducateurs issus du même milieu sauraient leur parler un langage qu’ils comprennent. Face à des enseignants venus d’ailleurs, les élèves se vengent du chagrin qu’éprouvaient leurs parents lorsque les mines étaient encore ouvertes et qu’ils se faisaient humilier à l’école par les enfants des boss blancs. (p.117)

Ce rejet total contribue encore plus à garder les Innus dans leur isolement, la négation de leur être. Jamais je n’ai lu dans un roman du Nord, cette désespérance, ce refus de contact avec les Blancs, cette volonté de s’enfoncer dans les fantasmes de la drogue et de l’alcool. Tous piégés par la taïga qui cerne les protagonistes. Felicia Mihali emprunte des sentiers que peu d’écrivains ont parcourus jusqu’à maintenant.

CARTES DU TAROT

En plus de flirter avec les mythes et de s’enfoncer dans une réalité intolérable, ce « documentaire-fiction » est parsemé par quelques figures du Tarot, ce jeu aux propriétés divinatoires. Je m’avance un peu là, parce que je ne suis nullement un connaisseur, étant même tout à fait allergique aux cartes. Ça donne un aspect ésotérique au récit, permettant l’arrivée des tziganes qui s’acoquinent avec Tshakapesh, le chasseur emblématique des Innus, le fondateur de l’univers, tout comme certains personnages des romans antérieurs de Felicia Mihali qui reprennent pour ainsi dire du service. Vraiment étonnant. Comme si tous ces héros avaient suivi l’écrivaine pour s’installer dans ce monde de lumière et de ténèbres, de légendes et de rêves où tout devient possible.

Le rayon de soleil de ses jours était Dina, qui traversait le pont vers son travail sur le bord serbe du fleuve. La petite coiffeuse roumaine cherchait toujours à passer la douane en son absence pour échapper aux fouilles corporelles. Cela n’arrivait pas souvent, car Dragan se trouvait toujours dans sa guérite lorsque Dina se dépêchait vers le salon de coiffure de Radka. Et le douanier tenait à être là pour lui rappeler qu’elle était, elle aussi, une profiteuse de guerre, qu’elle prenait l’argent de se concitoyennes en échange de coiffures farfelues. Elle aussi spéculait sur la pénurie de main-d’œuvre causée par la guerre civile qui avait déchiré son pays en morceaux. (p.214)

Folle rencontre des tziganes, de certains héros roumains, de jeunes prostituées, de Paris le brigand légendaire. Tous autour de Tshakapesh dans un rêve du monde et d’une existence autre, s’inventant et se donnant une histoire qui s’épuise aussi rapidement que la neige quand le vent râpe la toundra, quand une carte du Tarot s’abat et sème la confusion dans la réalité.

DÉROUTANT

J’aime ces romans baroques où le réel et l’imaginaire se mélangent, ces fictions qui témoignent de la vie des Innus ou des Inuit du Nord qui ne savent plus à quoi s’accrocher. Ces peuples ont perdu leur âme (on pourrait en dire autant des Québécois francophones du Sud) et ils cherchent par tous les moyens de trouver une raison d’être en brandissant le refus, une rébellion suicidaire.
La réalité des professeurs cohabite avec un monde magique où les motoneiges survolent la taïga, où les chevaux traversent le ciel à la vitesse des satellites. Univers de fantasmes qui bouscule ces enseignants qui tentent de survivre, n’arrivent pas à fuir leurs lubies et qui se heurtent à une tâche terriblement cruelle. Felicia Mihali, en faisant appel à plusieurs de ses personnages, démontre que tout se mélange quand son être se délite et est en manque de balises. Nous sommes tous les héritiers d’un passé et d’une culture, tributaires de nos parents et de nos proches, de notre lieu de naissance et des principes que nous avons intégrés ou rejetés pour nous imposer dans la vie.

Tshakapesh la laisse faire ; lorsqu’elle finit, il lui touche légèrement une tresse, le seul geste qu’il sache faire en guise d’adieux. Cerise lui sourit, compréhensive et, avant de monter la dernière marche du traîneau, elle lui tend une dernière carte. Les étalons célestes hésitent encore un moment avant de se mettre en marche, le temps que Cerise dise au vieux chasseur d’en faire lui-même la lecture. (p.235)

Un roman qui amalgame bien le terrible réel et l’imaginaire, nous laisse devant un mur que les Inuit ou les Innus parviendront difficilement à abattre. Le rêve peut permettre de retrouver un certain équilibre, de se réconcilier avec des ancêtres et la vie de maintenant, mais il peut aussi être une forme d’abandon, pire, un suicide.
Le tarot de Cherffersville est un cri terrible, un appel peut-être pour ces filles et ces garçons qui se perdent dans ce magnifique pays du Nord, s’enfoncent dans une révolte sans fin et s’égarent dans les mirages des drogues et de l’alcool. Tout comme les errants qui traversent les oeuvres de Felicia Mihali tentent de trouver une vie qui leur glisse constamment entre les doigts. L’avenir est fait de beaucoup d’arrêts et d’hésitations, de réconciliation avec ses mythes personnels et ceux de son peuple, d’acceptation du rêve et de la dureté quotidienne, des légendes et de la fiction.
Un roman qui montre notre impuissance devant la réalité du Nord que Felicia Mihali secoue comme des drapeaux rouges que l’on agite devant le danger.


MIHALI FELICIA ; LE TAROT DE CHEFFERSVILLE, ÉDITIONS HASHTAG, 248 pages, 26,00 $.

http://www.editionshashtag.com/auteurs_185

vendredi 27 décembre 2019

UNE FRESQUE À LIRE ABSOLUMENT

HÉLÈNE RIOUX AJOUTE un quatrième volet à ses Fragments du monde. Un périple qu’elle amorçait en 2007 avec Mercredi soir au Bout du monde. C’était suivi d’Âmes en peine au paradis perdu en 2009 et de Nuits blanches et jours de gloire : solstice d’été en 2011. Le bout du monde existe ailleurs constitue, je le sens, la fin de cette exploration romanesque. L’entreprise s’étire sur une douzaine d’années et n’a cessé de prendre des virages étonnants pour constituer une fresque à la Sandro Botticelli. L’écrivaine accompagne des personnages dans leurs grands et petits espoirs, se déplace souvent aux quatre coins de la planète pour rentrer à Montréal, dans ce quartier où le fameux restaurant Au Bout du monde accueille ses familiers. Une manière singulière de cerner l’humain dans ses rêves, ses déceptions, ses amours et ses éternels recommencements. 

Je me suis senti un peu perdu en abordant cette quatrième étape des fragments. Parce que la mémoire est oublieuse et qu’il est difficile de se souvenir des personnages et des pérégrinations de tous quand on passe des jours dans certaines histoires et que les livres se succèdent à un rythme affolant. Je répète souvent que c’est une folie douce que cette passion pour la lecture et les écrivains. Et puis, comme si je secouais des papiers qui s’accumulent au fil des jours, je me suis raccroché à certains héros, aux hauts et au bas de leur existence, juste assez pour me sentir à l’aise dans ce nouvel épisode où tout chavire. Oui, douze ans dans les aventures d’un lecteur et d’un écrivain, c’est presque le parcours d’une vie.
L’idéal serait de lire les quatre volumes d’un seul élan pour s’imprégner des histoires et suivre les circonvolutions que prennent les univers d’Hélène Rioux. Je devrais m’y remettre, quand la fréquence des nouveautés se calme un peu et que le plaisir de la relecture devient pressant. C’est fascinant « un fragment du monde », mais il faut pouvoir le raccrocher à l’ensemble et connaître les liens qui se tissent entre tous. Tout comme j'aimerais réserver un été, parce que ça ne peut se faire que pendant les grandes chaleurs, sous un soleil qui fait éclater les jours et tisonne le sable au bas de la dune, devant le lac qui ne cesse de distiller les bleus du ciel et de l’eau. Je pense à la série de dix volumes qui s’amorce avec Soifs de Marie-Claire Blais. Une aventure littéraire qui dépasse l’entendement, nous entraîne aux quatre coins du monde pour en montrer les beautés et la désespérance.
Ce n’est pas un hasard si je mentionne le nom de Marie-Claire Blais parce qu’il y a une parenté évidente entre le travail d’Hélène Rioux et celui de cette écrivaine. Même si l’approche d’Hélène Rioux se veut plus modeste dans les directions qu’elle prend que l’auteure de Mai au bal des prédateurs, les deux réussissent à tisser la vie dans toutes ses dimensions et ses soubresauts, à se mouler à des hommes et des femmes qui témoignent du mal de vivre dans une société qui rompt avec ses ancrages. Voir le monde par le petit bout de la lorgnette, surprendre des résistants qui s’étourdissent dans « le vaste monde » comme le répétait le personnage de Germaine Guèvremont dans Le Survenant.

AVENTURE

Les deux écrivaines s’attardent à des microcosmes qui deviennent un tremplin pour certains personnages qui tentent d’échapper à la fatalité. Un monde qui ne cesse de prendre de l’expansion, à l’image de notre univers qui se déploie dans toutes ses surfaces à plus ou moins 72 kilomètres à la seconde. Ça dépasse un peu les capacités de l’esprit que de s’attarder devant de si folles probabilités. Les personnages de Blais et Rioux ne se déplacent pas sur la planète avec une telle célérité, mais c’est la prémisse de leur parcours que de pouvoir bouger et respirer. La vie est mouvance et le rêve de stabilité et d’inertie n’est qu’un désir de mort.

Ailleurs. Le mot magique, chargé de tous les fantasmes. Un meilleur monde existe. Ailleurs. Là où l’herbe est plus verte et plus tendre, le ciel plus bleu, là où l’or scintille dans le lit des rivières. Ailleurs, toujours plus loin, au-delà des frontières futiles. Qu’on pense à Ulysse, au Sinbad des Mille et une nuits, à Marco Polo, à Cook, Magellan, qu’on se rappelle Christophe Colomb quand, le matin du 3 août 1492 de notre ère, il a largué les amarres à Palos de la Frontera, c’est ce mot-là et aucun autre qui les a poussés sur les mers inconnues, la Ténébreuse ou l’Océane, sur des routes plus qu’improbables. (p.9)

Le noeud de sa fresque implose avec la transformation du restaurant Au Bout du monde en bar branché qui veut séduire une autre clientèle, avec l’éparpillement de plusieurs personnages qui s’abandonnent au désespoir. La mort, la fin de tout sans pouvoir de recommencement.
Tout éclate dans les dernières pages du quatrième jalon. Le noyau qui permettait aux électrons de rester dans leur orbite explose et les individus sont projetés dans une dérive où ils perdent tout contrôle. La cohésion du monde d’Hélène Rioux se défait, les événements se précipitent et plus rien ne peut être pareil.

EFFRITEMENT

Marjolaine, l’âme du restaurant Au Bout du monde a été congédiée pour faire place à la modernité. L’établissement ferme pour rénovation, chasser les habitués et séduire une nouvelle clientèle branchée. Les personnages perdent ce qui faisait d’eux une forme de famille. Le lieu de leurs rencontres disparaît. La tragédie que la cohésion du groupe éloignait s’impose. Folie, désespoir, démence, tout est possible alors. Au Bout du monde est devenu ce navire luxueux qui va d’une ville à l’autre en faisant des escales dans les ports, des endroits touristiques où personne ne s’attarde. Les passagers sont partout et nulle part à la fois. L’ailleurs a cette propriété de fuir avec l’horizon qu’il est impossible de toucher.
 
En Europe, la crise sévit toujours, poursuit la lectrice des nouvelles. L’agence de notation vient de baisser d’un demi-point la cote de l’Italie, la Grèce et l’Espagne sont au bord du gouffre. L’ouragan Margot a fait cinquante-trois victimes sur la côte est américaine. On a décrété l’alerte rouge en Floride, des milliers de personnes sont évacuées. Plus près d’ici, un drame conjugal, boulevard Pie-IX, le quinzième meurtre commis cette année à Montréal. La victime, dont l’identité n’a pas encore été révélée, est une jeune femme au début de la vingtaine, poignardée, selon toute apparence, par son conjoint qui a pris la fuite. Une voisine a alerté les forces de l’ordre. (p.50)

Les tragédies lointaines se rapprochent et touchent les personnages. Être un instant du monde, c’est faire corps avec ce grand tout, ces drames qui finissent toujours par vous secouer. La vie est faite ainsi, qu’on le veuille ou non. Les fragments deviennent des particules qui détruisent tout dans la fureur et la démence.

EXPLOIT

Ce qui m’a fasciné dans mes lectures d’Hélène Rioux, c’est cette capacité que possède l’écrivaine à décrire les petites choses de la vie. Cette habileté extraordinaire de raconter la préparation d’un repas, la cuisson d’un pâté chinois ou encore la dinde que l’on sert lors des rassemblements où l’on cultive l’amitié, le plaisir de jouer aux cartes et d’être là pour échapper à tout ce qui peut blesser ou vous briser. Hélène Rioux possède ce don rare de faire aimer la vie toute simple, les rencontres et les gestes les plus anodins. C’est toujours d’une justesse et d’une précision remarquables.
Les malédictions du monde viennent frapper la petite société qui gravitait autour du restaurant où Marjolaine a régné pendant des années, y laissant une partie de son âme peut-être. Des moments taillés dans le quotidien ou encore dans la vie de ceux qui ont flirté avec la gloire et la célébrité comme le compositeur Ernesto Léri avec sa chanson Broken Wings, un film qui hante encore les gens.
Hélène Rioux est une écrivaine trop discrète, qui alterne entre la rédaction de ses oeuvres et son travail de traductrice. Une tisserande qui manie le verbe avec une précision rare qu’il faudrait mettre sous les feux de l’actualité. Une romancière remarquable qui en s’attardant à ses personnages parvient à méditer sur la vie, la mort, les gestes les plus simples, à nous pousser dans les hantises de la pensée et l’angoisse d’exister. Cette fiction, c’est votre univers, le mien et aussi ce souffle qui emporte dans un lointain qui se cache peut-être de l’autre côté de la rue, ou encore dans un village abandonné au milieu du désert de Gobi.


RIOUX HÉLÈNE ; LE BOUT DU MONDE EXISTE AILLEURS, Fragments du monde IV), ÉDITIONS LEMÉAC, 240 pages, 25,95 $.
http://www.lemeac.com/catalogue/1789-le-bout-du-monde-existe-ailleurs.html?page=1

jeudi 19 décembre 2019

UN LIVRE QUI FAIT DU BIEN À L'ÂME

Rafaële Germain
DOMINIQUE FORTIER ET RAFAËLE GERMAIN proposent un livre à quatre mains inclassable et fascinant. Les amies ont décidé de s’arrêter, de trouver le temps d’écrire quelques phrases pendant le jour, un paragraphe peut-être, pour saisir un moment particulier et le sauvegarder. Comme on peut le faire en prenant une photo, en glissant une feuille d’un arbre entre les pages d’un dictionnaire qui ne sert plus qu’à ça maintenant avec Internet. Des fulgurances où elles prennent conscience d’être dans leur corps et leur tête, dans un souffle ou un battement des paupières. Tant de beauté peut nous toucher : un mariage d’oiseaux dans un midi de septembre, un coucher de soleil ou encore la montée des outardes dans une promesse d’éternité, un chat qui s’avance dans le jardin, les propos d’un enfant qui se faufile entre deux secondes pour mordre dans la vie. 
Dominique Fortier

Le titre de ce magnifique livre (je mentionne l’édition et la facture) en dit long : Pour mémoire et en sous-titre, entre parenthèses : Petits miracles et cailloux blancs. Je ne trouve pas d’autres mots. Ce récit fait du bien, propose des bonheurs qui vous font frissonner dans un jour qui ne devrait jamais prendre fin ou quand la nostalgie s’installe, vous repousse dans l’enfance, dans un champ de trèfle avec des milliards d’insectes. Je pense à ces après-midi de décembre où la neige bleue s’étire autour de la maison et porte les arbres comme des offrandes. Je ferme les yeux et des moments reviennent, les pierres du granite rose de la rivière Ashuapmushuan de La Doré où nous avons passé des étés près des bassins et des cascades, avec les ouananiches qui nous surveillaient. Ces instants qui font croire que le paradis existe et que nous y respirons un mot à la main. Parce que l’éden, c’est bien connu, est une grande bibliothèque lumineuse où tous les livres des écrivains attendent avec un sourire.
Les pages de notre aventure se froissent lentement, effacent des bouts de phrases ou, au contraire, se gravent dans notre esprit. Ces moments d’éternité dans les yeux d’une mésange ou dans le creux d’un roman qui ne cessent de m’émerveiller.
Fortier et Germain se laissent emporter par le quotidien, s’appliquent à l’art de vivre et d’être. La vie dans sa banalité. Un caillou parfaitement rond trouvé sur une plage ou encore un bout de bois sculpté par l’eau et les saisons qui rappellent un animal étrange ou la triste figure de Don Quichotte. Une parole qui touche là où ça fait du bien. Je viens de vivre l’un de ces moments de grâce en écoutant la dernière entrevue de Monique Leyrac à la radio. Elle y parlait de ses chansons, des rencontres qui ont bousculé sa vie. J’en avais les larmes aux yeux. Une femme magnifique, surtout dans son grand âge.

SOUVENIRS

Faire durer le bonheur et lui donner du poids. Un peu comme on faisait avec les photos avant l’arrivée du numérique et de l’anarchie des selfies. Combien de temps j’ai passé devant un album qui marquait des moments vécus par ma famille. Des clichés mal classés qui ont fini par glisser dans l’oubli. Des hommes et des femmes, des parents certainement, des oncles et des tantes qui sont devenus des étrangers. Les jours les ont effacés de mes souvenirs. Le temps avale tout. Le travail de Dominique Fortier et Rafaële Germain protège ces moments de ce terrible naufrage.

C’est ainsi que nous avons cueilli au fil de deux saisons, tantôt dans la pénombre et tantôt dans la grisaille, une petite lumière qui scintille : phare, étoile ou mouche à feu, l’œil d’un grand héron, la nacre d’un coquillage, les paillettes sur la jupe d’une fillette de quatre ans-bientôt-cinq pour qui le monde entier est encore brillant comme un sou neuf. Cet ouvrage est un répertoire de miracles fragiles et minuscules que nous avons choisi de garder comme on conserve les fleurs entre les pages d’un livre pour pouvoir continuer à les admirer en hiver - une manière d’antidote au cynisme, à l’absurde, au découragement qui nous assaillent du dedans comme du dehors. Un tout petit acte de résistance. (p.7)

Pour laisser une trace, garder l’ombre d’un geste, un regard, un soupir qui se répand comme une grosse pivoine dans l’extravagance d’une fin de juin. Ces moments où le merle s’égosille dans un matin qui se transforme en boîte à musique, où une famille de canards s’installe près de la maison, les vagues de la mer qui poussent sur la côte les jours de beaux vents, un coquillage sur le sable comme un bijou oublié, le sourire d’une petite fille qui cherche une direction à la vie. Ces instants qui confirment que vous êtes là, dans un temps à nul autre pareil.
Ce peut aussi être une lecture, la question d’un ami qui arrive sans prévenir, une catastrophe. Il faut regarder aller Rafaële Germain, quand l’eau s’en prend à son quartier, lorsque la rivière s’invite dans son sous-sol. La famille monte dans une embarcation et circule dans les rues. Le désastre se transforme en jeu et en aventure. C’est ce qui s’appelle voir les choses autrement. Tout dans la vie a un bon côté.

Un rail de chemin de fer est constitué de trois parties : le patin, qui repose sur les traverses ; le champignon, sur lequel viennent s’installer les roues des trains ; enfin l’âme, le fil vertical qui relie les deux. Selon cette acception, le mot âme n’est pas un principe transcendant, ascendant et désincarné, mais plutôt une sorte de pont, un trait d’union reliant deux choses de nature différente - bois et métal ; terre et mouvement ; corps et rêve ; paysage et souvenir. (p.26)

Les deux amies s’échangent des réflexions, répondent parfois, pas tellement souvent, préférant s’avancer tout doucement dans le midi, s’inventer des chemins, rêver des sentiers d’écriture où il fait bon s’attarder.
Dominique Fortier fréquente la mer, ramasse des pierres étonnantes qui finissent par encombrer la maison j’en suis certain, recouvrir le bord des fenêtres ou encore le haut d’une armoire. Vivre près d’un lac ou d’une rivière, nous transforme en collectionneur de cailloux ou de morceaux de bois travaillés par l’eau et les saisons. Danielle, ma compagne, ne cesse de trouver des sculptures lors de ses promenades. Animaux étranges, oiseaux, reptiles et dernièrement, un Christ en croix d’une maigreur affolante.

CHEMINEMENT

Et voilà les amies qui vont dans leur monde, s’envoient des missives, comme des petits cadeaux que l’on s’offre comme ça, sans demander de retour. Un art de vivre peut-être. La joie que l’on surprend dans le regard d’une enfant qui découvre le bonheur de bouger et de respirer. Dominique Fortier, toujours un peu plus grave, et Rafaële Germain plus solaire dans les jours sombres, les nuits où tout semble nous glisser entre les doigts. Des recueillements pour réfléchir à l’amour, à la vie d’une mère, aux moments précieux avec les filles qui deviennent des adultes si rapidement, l’écriture bien sûr, la mort aussi qui finit par faire sa place parmi nos proches.

On ressemble plus aux arbres qu’on veut bien le croire. Il me semble que, comme eux, nous continuons de porter celui ou celle que nous étions à quatre, onze, trente ans. En nous sciant en deux, on verrait toutes ces personnes imbriquées, de la plus petite à la plus grande, comme des poupées russes. (p.91)

Un livre que j’ai lu en m’arrêtant à chaque phrase, pour soupeser chaque mot et en mesurer tout le poids et la saveur. Ces riens qui font la beauté de la vie et des jours, ces instants que nous éloignons trop souvent d’un mouvement de la main ou d'un signe de la tête.
Un voyage au pays du quotidien, des rencontres, un sourire dans une éternité qui se recroqueville dans le coucher du soleil, un débordement d’existence qui nous fait prendre conscience que l’on est certainement immortel, les pieds dans le sable, dans un été que l’on traverse à bicyclette, suivant une petite fille qui pédale vaillamment vers l’avenir.

La joie est un luxe - nous sommes en train d’écrire un catalogue de luxe. (p.79)

Pour mémoire est un livre précieux comme je les aime. Ces fragments portent à la réflexion, à cette lenteur si chère à Serge Bouchard, à voir le monde et la nature autrement, à retrouver l’enfant qui se recroqueville en soi quand on a l’impression que tout nous échappe. J’aime les échafaudages du quotidien, les matins arrêtés et silencieux, les fins de jour comme des sourires dans un ciel où les mouettes tournent inlassablement, ces plages de froidure qui vous font vous attarder au coin du feu, avec un chat qui ronronne sur vos genoux pour vous rappeler que ne rien faire est déjà tout un travail. Et après, vous vous faufilez dans une histoire ou un récit pour vous échapper tout doucement. Depuis ma première lecture, je rouvre souvent le coffre à souvenirs de Rafaële Germain et Dominique Fortier pour en savourer chaque mot comme un chocolat fondant. Oui, ce livre rend plus vivant et fait du bien à l’âme.


FORTIER DOMINIQUE, GERMAIN RAFAËLE ; POUR MÉMOIRE (Petits miracles et cailloux blancs), ÉDITIONS ALTO, 177 pages, 23,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/pour-memoire/