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vendredi 30 août 2019

QUE FAIRE DE NOS MENSONGES


J’AI SOUVENT LU SERGE LAMOTHE et curieusement, je n’ai jamais abordé l’un de ses livres dans mes chroniques. Difficile à expliquer. Quand on fréquente le roman tous les jours comme je le fais (une véritable maladie chronique), il arrive que des ouvrages lus et soulignés s’empilent et qu’ils ne trouvent pas leur niche sur le blogue. Une quinzaine de titres attendent actuellement, certains patientent depuis des mois et plusieurs échapperont au supplice de la chronique. Il faut toujours un certain temps pour cerner la démarche de l’écrivain, le comprendre et le questionner. Impossible d’oublier Oshima cependant. Une quête d’identité et de vérité qui m’a secoué pour ne pas dire autre chose. Surtout, un texte qui flotte, vous berce et vous entraîne imperceptiblement comme une rivière qui semble totalement immobile. Un chant plutôt qui fait tendre l’oreille et ne vous lâche plus. Un moment de lecture rare. C’est toujours ce que je recherche. Un écrivain qui me bouscule, dérange et fascine.

Akamaru est né d’une mère française et d’un père japonais. Après ses premières années au Japon, il suit Amandine qui rentre en France, son pays d’origine. Il est à peine sorti de l’adolescence qu’il doit muter en quelque sorte. Amandine s’installe à Paris et lui qui a toujours vécu dans la solitude et la nature, doit s’adapter. Une histoire qui pourrait être banale, convenue même si l’écrivain se contentait de raconter les tiraillements entre les origines japonaises du personnage et la vie française imposée par sa mère.
Serge Lamothe invente une dystopie que l’actualité évoque depuis des années et que les scientifiques peignent à grands traits. La catastrophe décrite par les écologistes, ceux que l’on a traités d’alarmistes dans les officines gouvernementales ou médiatiques, n’est plus une fiction. Tout ce qui est électronique, « intelligent », robotique et technologie de pointe s’arrête dans un grand hoquet. La fin du monde ? Du moins un mode de vie bascule.
Nous sommes en 2043, autant dire demain. Le « grand bogue » que l’on prédisait en l’an 2000 n’est plus une fable. Le monde virtuel qui a envahi toutes les sphères de la société s’éteint. Plus rien ne fonctionne et les populations se trouvent désemparées. Les survivants doivent faire un terrible bond en arrière et les lois de la jungle refont rapidement surface. Comme si, malgré tous les gadgets, les savoirs et les découvertes technologiques, les humains demeuraient des primates qui peuvent se massacrer quand les contraintes sociales se relâchent.

Tous sonnaient l’alarme et parlaient, comme Amandine, d’un monde à l’agonie ; mais aucun ne semblait soupçonner de quelle manière fulgurante et radicale nous allions sombrer dans le chaos. (p.15)

Les transports rapides, les communications instantanées, les implants, les contacts tactiles et virtuels, tout cela devient une quincaillerie encombrante. Il faut retrouver des instincts, des réflexes que l’on avait oubliés et se battre souvent pour manger et dormir. Paris ressemble de plus en plus à une ville bombardée. Tout s’est enrayé. La catastrophe est peut-être planétaire, on ne sait trop. Les médias d’information se sont tus.
Christian Guay Poliquin, dans ses romans, nous a décrit un monde où tout se déglingue pour des raisons inconnues. Dans Le fil des kilomètres et Le poids de la neige, l’écrivain place ses personnages dans une société qui replonge brusquement dans la barbarie. La loi du plus fort s’impose et les guerres de clans sont fréquentes. Il faut tout réinventer pour survivre, lutter contre la nature et se méfier d’un voisin qui peut se retourner contre vous à la moindre occasion. Chacun doit retrouver l’instinct en soi, la bête débrouillarde et surtout défendre sa vie et son territoire avec acharnement.

RETOUR

Akamaru a vu l’arrivée des barbus en France qui se sont imposés partout. Les extrémistes religieux et les factions armées radicales s’affrontent. On peut presque parler de guerre civile. Serge Lamothe n’étonne pas pourtant. Il est beaucoup question de ces intégrismes dans les manchettes de nos journaux, dans les débats sur les immigrants et les réfugiés. Paris est une ville en ruines. Toutes les grandes cités du monde se transforment en jungle et les rues sont des gouffres et le lieu de tous les affrontements.
Une lettre d’un ami, de la petite île d’Oshima au Japon, apprend à Akamaru que Tetsu, son père, est mourant. Déchirements, désirs de retrouver un homme mal aimé, crainte d’abandonner sa mère en cette période trouble. Amandine le pousse à partir cependant, comme si elle voulait l’éloigner. Même que son amoureuse Leila se met de la partie.

Chacun de nous  a son chemin de vie, Petite Boule, une voie qui nous appartient en propre. Tu as une route à suivre, j’en ai une autre, et Amandine la sienne. Rien ne peut altérer cela ni changer nos parcours respectifs. Nous demeurons à jamais d’insondables mystères les uns pour les autres et, bien souvent, pour nous mêmes. C’est ainsi que nous nous construisons de l’intérieur et c‘est de la même manière que nous allons vers notre destruction. C’est toujours le même chemin : celui par lequel nous venons au monde et celui par lequel nous le quittons. L’unique voie, c’est la nôtre. (p.49)

Tous les moyens de communication ultrarapides sont en panne. Il faut marcher, miser sur le hasard, sauter dans un camion au risque de sa vie. L’aventure comme on la vivait avant les transports aériens et les trains à grande vitesse. Surtout, éviter les groupuscules qui patrouillent et ne cherchent qu’à vous dépouiller. On retourne à l’époque où on prenait des mois pour traverser un continent comme l’Asie.
Le voyageur croise de bons samaritains, affronte tous les périls au risque de sa vie. La planète est détraquée et les déserts sont devenus des pièges. Quand ce ne sont pas les fanatiques qui vous cernent, ce sont les éléments de la nature qui se déchaînent. Il progresse lentement grâce à la générosité de certains hommes et des femmes. Il y a encore du « bon monde » malgré la misère et la faim. Plus qu’un voyage, Akamaru vit une mutation au cours de ses péripéties. Il découvre surtout l’empathie, l’amour, des gens mus par un idéal et qui luttent farouchement pour des principes que l’on avait étouffés avec les gadgets électroniques. Akamaru fait face à l’humain dans ce qu’il a de meilleur et de pire. Il réussit sa traversée de l’Inde, parvient au Japon grâce à l’aide d’un jeune garçon qui fait preuve d’une débrouillardise étonnante.
Il retrouve les siens, Kiyo-san et Kohana avec qui il a vécu les premiers émois de la sexualité. Partout, c’est la désolation. Le Japon est irradié par les centrales nucléaires abandonnées et le sol contaminé. Il faut piller les maisons pour trouver des réserves et se nourrir, creuser la terre et enlever la couche dangereuse avant de semer. Tout recommencer, tout reprendre à zéro en ayant l’impression d’être les seuls survivants.

FAMILLE

Son père est décédé, bien sûr, avec le temps et le meilleur ami de la famille a pris un coup de vieux, souffrant d’Alzheimer, mais ayant encore ses bonnes journées. Les souvenirs affluent dans ce lieu familier et idéalisé. La maison de son enfance, des objets qui sont là, comme des témoins qui recèlent des secrets qu’il ne faut pas remuer.

Il m’est impossible de tout restituer dans ce cahier. J’étais si ému que mes souvenirs de cette première soirée s’embrouillent dans mon cerveau de façon lamentable. En réalité, ces discussions ont dû se chevaucher et s’étirer sur quelques jours. Il n’a pas été facile de rattraper vingt longues années d’un silence que nous devions maintenant briser avec beaucoup de délicatesse et de circonspection. (p.156)

C’est tout ce qu’ils peuvent faire : briser le silence, ressasser des souvenirs, écrire dans un carnet pour comprendre et faire des liens. Akamaru organise la vie avec l’aide de Kohana et du jeune Basu, son compagnon d’infortune. Mais comment faire table rase du passé et inventer une communauté nouvelle ?
Mettre ses pieds dans les empreintes de son enfance est toujours un peu périlleux. La mémoire est un outil dangereux. Dans la maison de ses parents, il finit par trouver les lettres de sa mère et de Kiyo-san. La vérité le foudroie. Tetsu n’est pas son père et Amandine a été l’amante du vieil homme souriant qui se perd dans les trous de sa vie ou évoque son travail avec le cinéaste Kurosawa. Bien plus, Kohana est sa sœur et leur amour devient tabou. Mentir encore, se taire, est-ce possible quand on est dépouillé du monde et de son environnement ?

ILLUSIONS

Cette civilisation technologique que l’on disait parfaite et qui distillait le bonheur dans tous les aspects du quotidien n’aura été qu’un mensonge éhonté. Tous les gadgets ont surtout servi les grandes entreprises et les manipulateurs qui ont profité de leurs semblables. Une société du faux et de la dépossession. Amandine a menti à son fils et voulu protéger les secrets de la petite île d’Oshima en s’enfuyant. C’est sans doute pourquoi elle a poussé son garçon à revenir, pour qu’il sache et mette la main sur son histoire. Que vaut la vérité quand tout est mensonge autour de soi ? Est-il possible de vivre sans la duperie ? Akamaru devient complice de cette tromperie héréditaire qui l’a tant fait souffrir. Il faut survivre, mais tout se précipite. Kiyo-san choisit de « marcher dans la mer » pour ne pas avoir à s’expliquer. Kohana devine tout et sa vie n’est plus possible. Si le mensonge étouffe, la vérité peut tuer.

Nous mentir à nous-mêmes et aux autres, c’est ce que nous aurons tous fait le mieux : toi, moi, Amandine, Leila, Kiyoharu et même Tetsu. Nos mensonges ont brûlé dans les temples, ils se sont répandus dans les rivières et ils ont corrompu jusqu’à la mer, réveillé des volcans et provoqué des raz-de-marée ! Ils se sont posés sur chacune des branches du ginkgo et ils ont essaimé partout dans l’univers, portés par un vent furieux ! Vos mensonges vous libéreront ! Ah oui ? Mais de quoi ? De la crainte d’être soi. De devenir notre seul et unique possible. (p.277)

Et cette catastrophe planétaire, serait-ce la fin du mensonge ? Le retour de la vérité qui s’impose dans toute sa cruauté ?

QUESTION

Serge Lamothe pose le doigt sur une problématique que nous refusons souvent d’aborder. Le rêve et les manipulations de notre civilisation mettent la planète en danger. Tout est faux, illusions que l’on entretient avec un art et un acharnement sidérant. Comment faire table rase, tout balayer et recommencer ? Nous sommes tous marqués par le mensonge et incapables d’imaginer une existence où il faudrait s’avancer tout droit dans la vérité.
J’ai refermé Oshima avec un mal-être terrible. Est-ce que tout a été faux dans ma vie, qu’illusion ? Chose certaine, Serge Lamothe ébranle des fragilités et nos fictions, nos jours faits de grandes et petites tromperies, de mirages que nous entretenons comme un bonsaï. La catastrophe planétaire dans laquelle Akamaru se déplace, il la porte dans sa pensée et ses gestes. Comment échapper à soi alors ?
Terrible lecture, roman à la foi sombre et lumineux, quête qui nous pousse au bout de soi et secoue toutes les illusions. La seule vérité que nous ne pouvons tronquer ou pervertir est certainement la mort. Faudra-t-il accepter de disparaître pour renaître ? Peut-être que l’avenir s’est réfugié chez les jeunes du tiers-monde, tout près du petit Basu qui a su se débrouiller et faire face à tous les dangers. Partout en Occident et en Orient, nous sommes carencés dans nos corps et nos esprits. Terrible constat, magnifique roman d’angoisse et de peurs, de craintes et de questionnements. Grand brassage de la pensée qui m’a fait me voir dans toutes mes contradictions et mes illusions.


LAMOTHE SERGE, OSHIMA,  Éditions ALTO, 2019, 296 pages, 26,95 $.

  
https://editionsalto.com/catalogue/oshima/

lundi 26 août 2019

UNE VIE À ÉCOUTER LES AUTRES

J’AIME LES TRADUCTIONS parce qu’elles permettent de connaître des écrivains que nous ne pourrions découvrir autrement. La barrière des langues existe malgré la présence des réseaux sociaux qui abolissent temps et espace. Ce « passage » demeure plus que jamais pertinent et rend possibles des aventures inoubliables. Je n’aurais jamais lu Dostoïevski et ses incroyables romans à dix-huit ans sans les versions françaises. La découverte des Frères Karamazov et de l’Idiot a bousculé ma vie. Combien de grands  écrivains j’ai fréquentés grâce au truchement comme on disait il n'y a pas si longtemps ! Je pense à Gabriel Garcia Marquez, Günther Grass et bien d’autres. Mes plus récentes trouvailles sont certainement Heather O’Neill et Emma Hooper, deux femmes importantes, magnifiquement traduites. La magie est toujours là avec Agathe, un roman d’Anne Catherine Bomann, une écrivaine d’origine danoise. Une première fiction qui s’impose dans une vingtaine de langues et rejoint ainsi de nombreux lecteurs.

Un psychanalyste, après des décennies à écouter les grands et petits problèmes de ses patients, calcule les jours qui restent avant son départ à la retraite. Une sorte de décompte comme on le fait avant le contact et l’envol dans l’espace à bord d’une navette. Tant de jours, de consultations et de rencontres. La grande libération approche et le bon médecin pourra s’avancer dans son autre vie.
Drôle de métier que celui de s’asseoir dans un bureau, un peu en retrait des visiteurs qui s’allongent, se confient et déversent leur trop-plein. Un moment de relâchement que cette station horizontale, l’abandon que nous vivons tous avant de glisser dans le sommeil ; un flottement où tout remonte à la surface, les grands comme les petits problèmes, les événements qui font que nous claudiquons dans notre quotidien ou que nous avons du mal à respirer.
Toute une vie à écouter ces femmes et ces hommes qui se répètent depuis des années. Le spécialiste est de moins en moins attentif, on le comprend. Le psychanalyste se perd dans des dessins, une sorte de tic qui lui donne une contenance. Les confidences deviennent un murmure, un bruit quasi inaudible comme cette musique que personne n’écoute dans les endroits publics. Le médecin de 72 ans est las et même s’il a encore un bout de chemin à parcourir avant la libération, il refuse obstinément d’accepter de nouveaux patients.
Pourtant, la retraite n’a rien de bien séduisant pour ce solitaire. Il n’est pas en très bonne forme physique, vit seul dans un appartement depuis toujours. Sa grande passion reste l’écoute de la musique, même s’il craint de déranger un voisin qu’il n’a jamais croisé. Il s’avérera que l’homme est sourd. Il vit sur la pointe des pieds, retient son souffle, se perd dans ses habitudes et risque de connaître une solitude assez éprouvante.

Le temps s’écoulait en moi comme l’eau au travers d’un filtre rouillé que personne ne se décide à changer. Ainsi, par un après-midi pluvieux d’un gris de plomb, j’avais parlé sans l’ombre d’un engagement avec sept patients, et il ne m’en restait plus qu’une seule avant de pouvoir rentrer à la maison. (p.17)

L’homme s’est tenu pour ainsi dire en marge du monde et de la vie de ses semblables avec ce travail qui peut devenir particulièrement lassant, j’imagine. Certains de ses patients reviennent depuis des années et abordent des sujets qu’ils ne veulent pas secouer bien souvent. L’envie de les bousculer passe par la tête du patricien de temps en temps, mais il doit demeurer une oreille avant tout. C’est facile de se plaindre de tout et de rien sans jamais décider de changer quoi que ce soit. J’ai connu ce genre de personne qui répétait les mêmes gestes, ressassaient des phrases et des constats du matin au soir. Le travail du psychanalyste consiste à canaliser ces frustrations.
Le bon docteur n’a plus de surprise lors de ces rencontres. La plupart du temps, il fait semblant d’écouter. Il a développé des trucs pour montrer qu’il est bien là. Grogner à certains moments des confidences, hocher la tête et surtout laisser croire qu’il note des mots même s’il répète des dessins qui pourraient en dire long sur lui s’il prenait la peine de les scruter.

AGATHE

Une nouvelle patiente se faufile dans la liste des rendez-vous. Elle a insisté, s’est acharnée et s’est imposée. Le médecin doit la recevoir et l’écouter, la profession l’oblige. Agathe Zimmermann a fait des séjours en institutions psychiatriques et subi des traitements fort discutables. Il n’est pas si loin le temps où l’on infligeait des décharges électriques à des personnes qui éprouvaient des troubles de comportements. On connaît maintenant les conséquences de ces expériences. Des drames innommables. Je pense à Alice Roby qui n’a jamais plus été la même après ces traitements.
Tout change. Agathe secoue le médecin et c’est comme s’il reprenait goût à son métier et à la vie.

D’une manière ou d’une autre, au fond, je souhaitais être assis là tout seul et me prendre en pitié. Pourquoi, c’est ainsi même que cela commençait toujours, n’y avait-il personne qui vous disait ce qui arrivait au corps quand on vieillissait ? Qui vous parlait des articulations douloureuses, de la peau excédante et de l’invisibilité ? Vieillir, pensai-je, pendant que l’amertume se déversait, consistait surtout à observer comment la différence entre son moi et son corps grandissait et grandissait jusqu’à ce qu’un jour on soit complètement étranger à soi-même. (p.24)

Bien sûr, le code de déontologie interdit les contacts avec les patients. Mais pour une fois, la thérapie va dans les deux sens. Elle agit autant sur Agathe que sur le médecin. C’est là que le roman de madame Bomann devient singulièrement captivant. Agathe réussit à secouer le spécialiste qui ne demandait qu’à s’enterrer dans ses habitudes, qu’à mourir à petit feu dans son appartement.

L’excitation m’habitait toujours comme une onde de choc émoustillante lorsque je fermai derrière moi la porte de la maison. J’avais le sentiment d’avoir découvert un secret que je désirais partager avec quelqu’un ; comme si j’avais reçu un cadeau merveilleux mais interdit. Ça cognait dans mon corps, je ne cessais de voir la bouche ouverte d’Agathe, son chemisier ajusté à son corps mince. Un instant, je me soumis au plaisir. Puis, j’ouvris les yeux de nouveau. Ça n’allait pas. Agathe était ma patiente, j’étais son médecin et mon travail était de l’aider ! (p.79)

Il découvre une musicienne, une artiste qui a eu l’impression d’être un objet qu’on manipule. Son père était aveugle et ne pouvait « la voir » qu’en la touchant. Ces explorations ont perturbé la jeune fille et l’ont empêchée de vivre normalement sa vie.
Le psychanalyste s’éveille, regarde autour de lui, s’attarde à sa secrétaire qu’il a côtoyée pendant des années sans vraiment la voir. Son mari se meurt d’un cancer et le médecin lui rend visite, connaît un moment intense. Comme s’il plongeait dans un bain de vie. Surtout, il découvre une autre femme que l’employée désincarnée et efficace. Il ressent enfin des émotions, le désir et l’envie de parler avec quelqu’un en dehors des balises de son travail.

— C’est un fait. Seulement pour moi ça manque toutefois de sens que vous vous imaginiez être un expert en souffrances de l’âme, si vous n’avez même pas pris conscience que vous-mêmes allez très mal. (p.127)

Que dire de ce roman plein de finesse et d’attentions qui cerne la vie et vient bousculer des habitudes qui peuvent étouffer. Tous les interdits que l’on s’impose et qui finissent par tuer à la longue. Que j’ai aimé cette empathie et cette recherche de l’autre. Une belle façon de se glisser dans les turpitudes de l’âme et de s’ouvrir à ses proches. Un homme ou une femme, je crois, ne peut s’épanouir qu’au contact de ses semblables et qu’en occupant toutes les dimensions de son esprit et de son corps. J’aime ces livres intelligents qui font confiance aux lecteurs. C’est là que je trouve la pertinence de la littérature et de la fiction, sa nécessité même. Et il me reste maintenant à essayer cette fameuse recette de gâteau aux pommes que le médecin réussit pour une première fois. Ça me semble très bon. Et si lui, qui n’a pratiquement jamais utilisé ses doigts, y parvient, je devrais y arriver et me régaler. Je vous tiens au courant.


BOMANN ANNE CATHERIEN, AGATHE,  Éditions LA PEUPLADE, 2019, 176 pages, 21,95 $.


http://lapeuplade.com/livres/agathe/

lundi 19 août 2019

ATTENDRE ULYSSE, CROISER ALICE


ON AIME QU’IL FASSE chaud, que l'humidité colle à notre peau. On fait fi des râleurs et râleuses qui n'ont qu'une hâte, que la neige recouvre maisons, trottoirs, plantes et pelouses. Pour nous, la vie se peint en vert et non en blanc. On n'y peut rien, de nos gènes coule un soleil ardent signifié par le désert aux dunes mouvantes, aux pierres assoiffées, aux puits vivifiants cachés dans la verdure paisible d'une oasis. On commente le récit de Yvon Paré, L'enfant qui ne voulait plus dormir. 

La période estivale permet de déroger à certaines règles le moindrement élémentaires quand il s'agit du choix d'un livre, qui fera notre délice en nous délectant de la chaleur. On revient loin en arrière dans la pile qui encombre l'une de nos bibliothèques. On est étonnée de tirer de l'oubli un ouvrage qu'on aurait dû lire des mois auparavant. Que s'est-il passé pour l'avoir relégué dans le lot des fictions qu'on finira par donner ? La question s'est posée quand notre index a incliné vers nous le récit de Yvon Paré, tout de blanc vêtu, offert par un ami écrivain aujourd'hui décédé. Émue, on a feuilleté les pages dans le désordre, nous interrogeant sur ce carnet littéraire, comme si l'écrivain allait nous répondre. Ce qu'il a fait, affirmant que le genre est une sorte de repos de l'écriture de la fiction. Sa réponse nous ayant satisfaite et titillé notre curiosité, on a nourri notre lecture de la poésie d'un homme qui vit dans l'entité d'une région réputée du Québec. Le Saguenay. Accompagné de ses deux chattes, chaque matin est un miracle qu'il décrit avec une sobriété épistolaire remarquable, laissant de côté des événements journaliers, pas toujours agréables, qu'ils soient publics ou d'ordre privé. Et que de métaphores emplissent la narration ! Les loups ont la part belle dans ce déballage de sentiments intenses, d'une sensibilité rarement rassasiée, comme si écrire s'avérait le suprême antidote à l'angoisse d'un passé partagé, quelquefois égaré, entre famille et amis.

FAMILLE

Une mère et un père aimants, silencieux, des frères éparpillés sur le territoire inexploré d'un avenir incertain. Anecdotes familiales abordées sur un air de regret qu'absorbe la musique de Bach, la présence d'oiseaux racoleurs, les jardinières de fleurs égayant les alentours de la maison. « Il y a tellement d'oiseaux dans l'haleine du jour, de parfums, d'odeurs fortes. » Toujours, le dernier mot obligeant revient au témoin-écrivain, avant de passer à autre chose. Cette autre chose nous ramenant à Ulysse, le roman que plus tard, on savourera avec émerveillement, son auteur décryptant avec ferveur la nature de son coin de pays, là où la silhouette d'un cargo au large se profile, là où volatiles et enfants s'ébattent. Pendant que le narrateur et sa compagne, Danielle, parcourent à vélo des paysages grandioses où tous deux s'arrêtent pour mieux s'en imprégner, à Montréal les étudiants et Québécois battent le pavé pour justifier le droit de s'instruire gratuitement. Manifestations qui prendront de l'ampleur, ancrées sous le signe de battements intempestifs de cœurs sincères et ceux des casseroles. Le récit possède un repère concret que l'écrivain, pragmatique, dirigera courageusement jusqu'à la dernière page, un brin désenchanté du résultat. Des propositions de politiques n'apportant que de piètres changements socio-économiques. Inlassablement, l'histoire se répète, ressassement inépuisable dans la tête d'hommes subjugués par le pouvoir.

SOUVENIRS

Mais là où demeure Yvon Paré, les souvenirs affluent, la révélation de l'enfant qui, très tôt, décide qu'il deviendra écrivain. L'enfant qui, pour ne pas dormir, mettait de la colle blanche sur ses paupières, voulant garder les yeux ouverts sur le monde nocturne extérieur. Les fabulations qu'il crée derrière la vitre obscure, se transformant en bêtes partageant ses insomnies. Dieu, qu'il prie intensément, ne répondra jamais à ses appels, l'enfant exacerbé par le silence divin deviendra ainsi l'enfant qui ne voulait plus dormir. Loin des cauchemars juvéniles, le présent donne vie chaleureuse à un homme soucieux d'admirer les deux chattes complices, les arbres fruitiers, les pivoines, la tourterelle. Agitation bienveillante partagée entre les rencontres avec des écrivains régionaux, avec le petit-fils à qui il faut inventer des histoires à répétition. La vie ordinaire, transcendée par un œil terriblement observateur, par un poète qui, malgré d'amères déceptions livresques, ne cèdera jamais la place à l'indifférence méprisante de ceux qui ont dénigré son œuvre. Incompris parce qu'il se contente « d'être fidèle à la réalité, au vécu de [ sa ] famille, puisant dans les secrets que personne ne veut entendre. » Comme les pivoines échevelées qui nous attendrissent, le récit n'en devient que plus poignant, l'auteur mentionnant ses propres lectures, au rythme du vent qui « étrille les pins », des vagues qui « plantent leurs griffes dans le sable. »
Irréalité des paysages quand se mobilisent les arbres, les oiseaux, les fleurs, décrits du point de vue d'un homme qui sait dialoguer avec eux. Monde minéral, monde aquatique, monde fluvial, auquel nous devons nous adapter, citadins peu habitués que nous sommes à un tel épanchement irrationnel, vision illusionniste qui adoucit les conflits bruyants estudiantins se déroulant à Montréal, au rythme saccadé des voix fatiguées de toujours revendiquer pour obtenir justice et droits civiques. L'écrivain rassure notre scepticisme en évoquant régulièrement l'écriture d'Ulysse, chacun se déterminant dans son rôle, celui qui prend la parole, qui détourne le regard d'une télévision insipide. Cela n'est pas dit mais pour que le charme opère de jour et de nuit, nous devons pénétrer à pas discrets dans les intentions de l'écrivain qui, avec Danielle, regarde « les étoiles sur la terrasse, devant l'eau qui boit les dernières lumières. Chant de la terre de Gustav Mahler. » Plus tard, l'échappatoire apaisante de personnes aimées qui repartent vers la ville. L'écrivain doit faire face aux derniers chapitres de son roman, le rêve l'emporte pour échapper à l'angoisse, aux peurs, se questionnant sur son rapport incertain avec la vie, qu'a-t-il perdu en soufflant sur ses mots ?

QUESTION

Le récit s'avère un gigantesque point d'interrogation, comparable au destin étonnant de cet homme frappé par la foudre de la poésie qui l'a habité dès la naissance. Échevelé aussi ce questionnement sur soi-même à mesure que les années passent, que la présence des siens s'amenuise, que l'enfance s'assoupit, que l'existence tendrement se loge dans les dentelles de l'aube, dans la promesse du soleil derrière la dune. Il attend les chattes, il ouvre une porte, le jour l'immobilise face au Grand Lac sans fin ni commencement. Il faut tout reprendre, affirme Yvon Paré, alors qu'il le fait constamment pour notre infime plaisir. Participer à l'aventure grandiose d'Ulysse sur qui les loups veillent, accaparent avant sa finalité. Toute vie n'est-elle pas ainsi ? Un vagabondage entre les lignes tracées par une main mystérieusement guidée. Si tel l'écrivain, de la vie nous essayons d'en améliorer les retailles, nos propres fauves ne peuvent échapper au chaud d'une parcelle vitale avortée. Ce n'est pas pour rien, ni pour personne, que Yvon Paré a mentionné ses préférences, ses opinions, ses déceptions, sa tendresse, avec une franchise déconcertante, une humilité démodée, dressant des passerelles que nous devons franchir pour mériter d'écouter les secrets d'un monde qu'il susurre à notre oreille attentive. Souhaitant au fond de nous que jamais ce monde ne soit accessible à qui envisagerait de le blesser ou de le détruire. Ce serait mettre en lambeaux les rêves et cauchemars d'un enfant qui, devenu adulte, en a rassemblé les sources évocatrices et nourricières. A synthétisé l'importance d'une période nécessaire à la maturité d'un regard exceptionnel jeté sur un enfant ébaubi face au miroir du monde qu'il a su édifier, imitant en cela Alice, cherchant la sortie de son territoire habité d'un lapin démonstratif, en retard ou en avance à tous les rendez-vous où l'imaginaire s'alimente de nos expériences plus ou moins adaptées à nos convenances. Récit captivant, sans moralité aucune, à lire lentement, sous le couvert de se retrouver soi-même, d'éprouver nos peurs secrètes, de se dire qu'un écrivain-poète tient notre main, comme il l'a fait au long d'un parcours épineux, hors de sentiers conventionnels.


PARÉ YVON, L’ENFANT QUI NE VOULAIT PLUS DORMIR, une publication de LÉVESQUE ÉDITEUR, 2014, 126 pages.
Cette chronique est parue dans MA PAGE LITTÉRAIRE, le blogue de Dominique Blondeau, le 19 août 2019.



jeudi 15 août 2019

POUR SALUER ALAIN GAGNON

ALAIN GAGNON EST DÉCÉDÉ en 2017, laissant une liste imposante de publications. Sa bibliographie recense une quarantaine d’ouvrages qui prennent toutes les directions, nouvelles, romans, poésie, essais, aphorismes et carnets. L’écrivain n’a cessé d’explorer les chemins négligés pour créer une œuvre unique au Québec. Il paraphrasait souvent le frère Marie Victorin en disant « que nommer un coin de pays par l’écriture, c’est faire reculer la barbarie. »

J’aurai eu le grand privilège de suivre son travail depuis son entrée en littérature en 1970 avec Le Pour et le Contre jusqu’à sa dernière parution en 2015. Et il reste des inédits, plusieurs. J’espère que nous pourrons faire, un jour, le tour de cette œuvre gigantesque.
C’était un ami que je voyais rarement. Il ne sortait guère et pour lui son temps d’écriture était sacré. C’était aussi un lecteur attentif qui revenait souvent aux textes anciens, à Aristote, Platon, Homère et autres pour s’abreuver à la source. C’est ce qui peut expliquer sa version moderne de Gilgamesh publiée en 1986, une fable dont l’origine remonte à plus de 2500 ans avant Jésus-Christ.
Nos chemins se croisaient régulièrement. Il ne manquait jamais de m’écrire après une parution, des mots justes et une compréhension profonde de mon travail. C’était un inconditionnel. Quand il aimait, c’était pour toujours. Il terminait nos échanges épistolaires par l’expression « À bientôt, mon pays ». Il employait ce vocable dans le sens moins utilisé de « personne ayant le même lieu d’origine ». C’était ce que nous étions, des frères d’un même pays, d’un territoire qui a marqué nos enfances.

TOPONYMIE

Si la plupart des écrivains au Québec respectent la toponymie des lieux (je pense à Michel Marc Bouchard et Jacques Poulin), Alain Gagnon n’a pu résister au plaisir de rebaptiser le secteur de Saint-Félicien comme l’ont fait les explorateurs en abordant le continent américain. Il a installé ses fictions en territoire d’Euxémie, une création étymologique qui pourrait signifier « eux et moi », « eux and me ». Ce projet immense englobait le pays de l’Ashuapmushuan, de la rivière aux Saumons et de la rivière à l’Ours, les plaines du Lac-Saint-Jean et les montagnes, le monde premier, sauvage où tout peut arriver.
C’était aussi le Saguenay qui permet de filer vers le fleuve aux grandes marées. L’écrivain aimait particulièrement Notre-Dame-du-Portage au point d’avoir à s’y établir. Il s’est souvent attardé au Saint-Laurent dans ses nouvelles, particulièrement à ces lieux où les eaux douce et salée se mélangent et se colletaillent.
La constitution de ce Nouveau Monde s’impose à partir de son roman Thomas K. La rivière Ashuapmushuan devient La Bleue et la Calouna fait oublier la rivière aux Saumons. Cette création lui a permis de s’enfoncer dans sa région à la manière d’un chasseur qui connaît les moindres replis du terrain, les bêtes qui rampent, courent et volent. Avec cette topographie renouvelée, il échappe à l’histoire réelle et à l’époque contemporaine. Son œuvre peut prendre alors toutes les directions.
Alain Gagnon, historien de formation, était fasciné par ces hommes qui sautaient dans des canots pour remonter les cours d’eau, franchir des montagnes, découvrir un continent pour le baptiser, le dire, en esquisser les contours sur des cartes souvent illisibles. Des missionnaires, des explorateurs, des géographes, des marchands qui n’aimaient pas le mot horizon et voulaient toujours voir ce qui se passe derrière les collines, dans les saillies des plaines ou d’une rivière tumultueuse.
Nous répétions à la blague que nous avions chacun nos territoires. Je régnais au nord de la rivière aux Saumons et lui s’appropriait tout le reste jusqu’au grand lac Saint-Jean. Cela ne l’a pas empêché de faire des incursions dans mon pays comme je l’ai fait dans le sien.

ESPACE ET ÉCRITURE

Pour Alain Gagnon, le monde repose sur une dimension palpable et réelle, que nos sens peuvent appréhender, et sur son envers, un espace rêvé, étrange où le mal existe à l’état brut. Deux univers se manifestant dans la plupart de ses œuvres importantes qui provoquent de profondes secousses telluriques quand elles coïncident.

Tous, nous portons le mal. À la racine de notre être, de l’être, de la nature gîte le mal. Sa présence est une énigme, un mystère à résoudre pour chacun. Il nous suit, chien fidèle. Nous le ressentons et savons qu’il existe. Il noircit nos joies les plus pures, prend de multiples formes. Seule une grande souffrance peut nous en libérer et nous redonner le pouvoir entier sur soi. La souffrance est le feu qui transmute.  [1]

Cet univers fantasmagorique nous propulse hors du temps et dans les profondeurs de l’esprit qui correspondent certainement à ce que l’on appelait jadis le « cerveau reptilien ». Des monstres y survivent et peuvent surgir dans le présent en provoquant des événements d’une rare violence.
Dans Le gardien des glaces, paru dans la plus grande indifférence en 1984, un homme misanthrope monte la garde au milieu de la blancheur hallucinante du lac Saint-Jean en hiver (la référence à la page vierge qui hante l’écrivain est évidente) reçoit des errants qui échappent aux carcans de leur époque. J’ai fait un clin d’œil à ce roman dans Le voyage d’Ulysse où mon héros se faufile dans l’histoire de mon ami pour y confronter des visiteurs farouches et inquiétants.
Des individus dépourvus de dimension morale, qui font tout pour arriver à leur fin. Le protagoniste de Thomas K tue froidement pour éliminer un concurrent qui se dresse devant lui. En ce sens, ses personnages sont redevables de sa conception de l’univers. L’humain civilisé doit maîtriser des pulsions bestiales qui le dépassent souvent. Ces aspects se manifestent dans les gestes les plus anodins et la résolution de grandes énigmes qui hantent les philosophes depuis des millénaires.
Même si bon nombre de ses publications s’ancrent en Euxémie, l’écrivain jeannois n’a jamais hésité à prendre le large et à vagabonder au cœur du continent pour visiter les pays de William Faulkner ou d’Erskine Caldwell. Des contrées qu’il a fréquentées par la lecture et aussi par la musique de jazz qu’il affectionnait particulièrement. Sud constitue un bel hommage à ces grands romanciers.

POÉSIE

Je m’en voudrais d’oublier un volet essentiel de l’œuvre d’Alain Gagnon, ses textes nus, les mots qui résonnent comme la cloche, naguère, hélait les fidèles et les incitait à la prière. Des poèmes auxquels je reviens quand j’ai besoin de reprendre mon souffle entre deux paragraphes d’un roman qui n’arrête pas de fuir devant comme un lièvre affolé. Un rythme poétique marqué par ses promenades en bordure de mer et du fleuve. Il suit la ligne de la berge, là où les grandes vagues ne cessent de remodeler la rive. Il surveille l’horizon, la lisière floue des forêts, soulignée par les premières neiges, l’hésitation entre le froid et l’automne, après que les oiseaux migrateurs soient partis dans un joyeux jacassement. C’est pour lui l’occasion de mettre la main sur une pierre, d’effleurer l’écorce d’un pin ou d’une épinette, de respirer et de se glisser dans la fissure du jour. Il devient le frère d’Eugène Guillevic qui, avec une image, casse une galaxie et donne une parole aux cailloux. Le poète français prête une voix aux éléments de la nature, particulièrement au roc, qui se dressent devant l’humain pour le menacer et revendiquer son attention et son empathie.
Alain Gagnon rêve alors de fouiller les strates de la terre, de se pencher sur la mousse pour en saisir les secrets, d’étudier la vague et les mouettes qui ignorent tout des frontières.
Mon ami, malgré ses nombreuses évasions dans le roman, reste fidèle au genre qui a marqué son entrée en littérature. Comme si les mots étaient un feu de forge qui couve jour et nuit. Voilà le fil de son travail unique et original.

L’eau noire
La glace blanche
L’eau coule
Et je demeure [2]

Un poème dépouillé, quasi un haïku, qui fait ouvrir les yeux dans la rondeur de l’instant.

HÉRITAGE

Et voici la réédition de son roman Le truc de l’oncle Henry paru pour une première fois en 2006. Cet ouvrage illustre parfaitement la pensée binaire d’Alain Gagnon et peut constituer un premier pas vers la compréhension de l’univers singulier de cet écrivain. Des phénomènes étranges traumatisent la population de Saint-Euxème. Des disparitions, des morts, des attaques sauvages se succèdent depuis que les travailleurs ont entrepris de construire un barrage dans la gorge des Conscrits.
Le chef de police ne sait trop par quel bout empoigner ces événements qui échappent à toutes les explications logiques. Ce véritable thriller - un effort certain du romancier pour rendre son univers plus accessible - suit des sentiers peu fréquentés. Avec Olaf Bégon, le lecteur doit oublier ses références, s’aventurer dans l’inconnu où des êtres venus d’un autre monde peuvent le broyer.
Nous avons eu la chance de marcher dans une même direction pendant presque cinquante ans en tout respect et en toute amitié. Dans Propos pour Jacob, l’écrivain parle de sa mort et de l’héritage qu’il va léguer à son petit-fils.

À ma mort, je ne te laisserai rien ou si peu. Je serai pauvre. Par paresse, manque de discipline, insouciance et aptitude aux plaisirs, mes comptes en banque seront vides ou presque. Cet ouvrage te tiendra lieu de legs. Ne sois pas trop déçu. Je t’ai aimé comme personne, et j’espère me faire pardonner en t’offrant ce qui m’est le plus cher : sur quelques pages, ces intuitions puisées dans l’héritage commun et en moi-même, parfois. Si tu en tires quelque profit, je serai moins mort, et tu seras peut-être un peu plus vivant.  [3]

Mon ami n’a pourtant jamais été un paresseux et encore moins un insouciant. Il était un travailleur acharné qui considérait la littérature comme la première des occupations humaines. C’était pour lui une manière de toucher l’innommable, d’effleurer une forme de vérité et peut-être aussi l’immortalité. Écrire envers et contre tous. Pendant la matinée qui a précédé son décès, il a poussé les mots devant lui jusqu’à midi comme il le faisait chaque jour, tentant de voir juste, de montrer la route comme un berger qui marche lentement derrière son troupeau en gardant les yeux sur l’horizon.
Je te salue « mon pays ».


CE TEXTE EST PARU DANS LA NOUVELLE ÉDITION DE : LE TRUC DE L’ONCLE HENRY, ÉDITIONS TRIPTYQUE,  collection ALIAS, 2019, 238 pages, 17,95 S.


Citations :




[1] Gagnon Alain, Les Dames de l’Estuaire, Éditions Triptyque, Montréal, 2013, page 45.
[2] Gagnon Alain, Poèmes de l’homme non-né, Éditions Cercle du livre de France, Montréal, 1975, page 40.
[3] Gagnon Alain, Propos pour Jacob, Éditions La Grenouille bleue, Montréal, 2010, page 9.

http://www.groupenotabene.com/auteur/gagnon-alain

samedi 3 août 2019

RÉCIT QUI DEMANDE DU COURAGE

FRANCE MARTINEAU, DANS RESSACS, m’a complètement retourné. J’en suis sorti abasourdi, me demandant si je trouverais les mots pour cerner cette histoire incroyable. Un autre drame familial, on s’en éloigne difficilement. Comme si les écrivains devaient avoir des enfances horribles pour arriver à naviguer sur les phrases et à se tenir debout. La mort des parents est l’ultime occasion de secouer le passé et de comprendre ce que la narratrice a pu subir pendant des années. Ça donne froid dans le dos.

J’ai lu France Martineau pour la première fois dans Une incorrigible passion, un collectif dirigé par Jo Ann Champagne qui s’attardait à cet objet fascinant qu’est le livre. Madame Martineau y racontait comment elle avait appris les mots en subissant les agressions de son père. Assez pathétique que cet Écrire la parole entravée. Un texte qui avait retenu mon attention et mettait la table si l’on veut à ce récit singulier. J’écrivais alors : « Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme celui de France Martineau qui associe les livres aux agressions de son père. »
France a toujours été de trop au milieu de ses frères et sœurs, celle que l’on n’interpellait jamais (surtout de la part de sa mère) et que l’on aurait souhaité oublier. Suzette la rejetait pour des raisons que l’on finit par comprendre en s’aventurant dans ce récit. Armand, le père, un enseignant frustré qui aurait voulu devenir professeur à l’université, compense en se lançant dans la rénovation de maisons, des entreprises qu’il ne terminera jamais. Des gestes aussi, insupportable sur sa fille.
Une histoire banale. Un mariage alors qu’ils étaient tous les deux très jeunes. Suzette issue d’une famille bourgeoise et lui d’un milieu d’ouvriers. Deux univers qui se concilient difficilement. Lui restera un étranger dans le monde de sa femme et elle une curiosité dans les quartiers de l’est de Montréal.
Armand multiplie les infidélités et Suzette, aux prises avec une dépendance affective, s’accroche de façon pathétique. Ils finiront pas se séparer, vivant chacun dans leur maison, se fréquentant cependant, ne parvenant jamais à casser leur couple. Et au centre de toutes ces perturbations, France qui tente désespérément de retenir l’attention de sa mère et de fuir les pulsions de son père.

MORT

Suzette meurt d’emphysème. Une fumeuse indomptable qui m’a fait penser à mon amie Nicole Houde qui a passé sa vie à courir derrière ses cigarettes et qui, même quand elle devait respirer avec l’aide d’une bonbonne d’oxygène, ne pouvait résister à la tentation de prendre « une poffe » ici et là comme elle l’affirmait en riant.
La mort d’un parent, c’est l’ultime occasion pour les enfants de se retrouver. Il faut vider la maison, plonger dans l’intimité de la mère et de tout ce qu’elle a laissé derrière elle. Des bibelots, des vêtements, un chat effarouché dans un appartement trop silencieux. Armand refuse d’abord de toucher à quoi que ce soit et la résidence de Suzette devient une sorte de musée pendant un certain temps. Il faut bien se résoudre à passer à l’action et le mari décide de tout transporter chez lui. Comme s’il n’arrivait pas à admettre que sa femme n’est plus, qu’elle est décédée.

Ni lui ni moi n’osions aborder qui elle avait été comme mère. C’était mieux ainsi. Armand coulait dans des phrases un peu convenues l’image de Suzette, et j’écrivais sous sa dictée, au service de ces deux amants-là. « Femme exceptionnelle, passionnée et chaleureuse, elle fut un modèle pour ceux qui l’ont côtoyée. » C’était tellement faux que j’aurais pu continuer à en ajouter, cela n’avait plus d’importance, je sombrais dans le mensonge, le coup de force, consentante à tout. Suivait cette phrase : « Jamais nous ne l’oublierons. » C’était la seule qui soit vraie, et c’est la seule que j’aurais voulu fausse. (p.18)

Casser maison comme on dit, c’est s’aventurer dans des souvenirs, risquer de s’embourber dans son passé et de secouer des moments heureux, pénibles souvent. Tous les objets racontent une histoire qui nous échappe. Il suffit de s’approcher, de faire des choix pour basculer dans certains espaces de sa vie. Les enfants se partagent des choses que tous finiront par oublier dans un placard ou qu’ils égareront. La mémoire efface beaucoup plus qu’elle ne garde, heureusement.

RECHERCHE

France trouve là l’occasion de cerner sa mère malgré Armand qui se dresse comme le gardien d’une vie qu’il magnifie et transforme selon ses humeurs. Qui était la femme qui a passé des années à habiller des poupées, à tisser et à inventer des personnages qui faisaient rêver autant les adultes que les plus jeunes. Comme si elle avait refusé de quitter l’enfance. Pourquoi cette cruauté avec France, cette grande fille pleine d’empathie qui n’a jamais su trouver sa place dans cette famille ? Il y a certainement un lien avec le père, les agressions et le viol que Suzette a toujours nié.

Mes sœurs et frères évanouis après les funérailles de Suzette, j’entrai aussi dans cette maison, pour l’aider, lui avais-je dit, et peut-être était-ce en partie vrai. Pourtant, il me semblait que je cherchais surtout à subtiliser à Armand ce que Suzette aurait conservé de moi, que je tentais de réanimer, à travers des objets de ma prime enfance, un temps lointain et doux qu’il me fallait croire différent des années qui suivirent, où la négligence de Suzette n’avait pas su me protéger d’Armand. (p.26)

Et tout est à recommencer lors du décès d’Armand. Comment percer les secrets de nos parents même si nous avons découvert le monde auprès d’eux, quand nous avons eu l’impression de voir par leurs regards, de devenir adulte par leurs paroles et leurs gestes ? France Martineau s’aventure dans une zone trouble. Tout ce qu’elle a pu vivre et refouler pendant son enfance et son adolescence remonte. Elle se confie du bout des lèvres je dirais, sans hargne et sans colère, de façon détachée presque, malgré la peur et la douleur qu’elle a dû apprivoiser au cours des années. La narratrice tourne autour des agressions, du viol et mettra du temps à dire la vérité.

HORREUR

Si au départ, je me suis plu à détester Armand, le mari intransigeant, souvent têtu, l’agresseur de sa fille, le récit de la narratrice nous fait tourner les yeux vers Suzette. L’écrivaine révèle peu à peu une femme narcissique qui n’a pas su aimer. Elle a pris France en aversion très tôt. On peut parler de haine, même si c’est difficile à croire entre une mère et son enfant
Madame Martineau n’utilisera jamais ces termes, mais c’est cela qu’il faut comprendre avec certains regards, des refus ou un bout de phrase qui claque comme un fouet. La jeune fille a été livrée au père dans une sorte de sacrifice.
Certaines scènes vous laissent sans mots. Ce moment par exemple où France veille Suzette qui n’en a plus pour longtemps à l’hôpital.

Je me penchai tout près de sa bouche pour mieux entendre, dans un frisson néanmoins incontrôlable de mon corps vers le sien, elle attendit que j’aie ma bouche tout près d’elle et enleva son masque, ses maigres cheveux restèrent pris dans l’élastique, et, en expulsant l’air de ses poumons, comme si cela faisait des années qu’elle se retenait, au bout de son exaspération de moi, siffla : « Va-t’en ! » Je reculai, en manque d’air, sonnée. Il me fallait de toute urgence me soustraire à son regard, aussi sûrement que si ma vie en dépendait. (p.120)

Une telle hargne est difficile à imaginer, surtout dans un moment pareil.

QUÊTE

France Martineau fait preuve d’un courage incroyable pour raconter le drame de sa vie. Mais comment pouvait-elle oublier en décidant de s’aventurer dans le monde de l’écriture. C’était là un chemin obligé pour elle.
Et ce qui rend ce témoignage encore plus perturbant, c’est la manière de se confier, de s’avancer vers l’horreur, se sentant coupable, n’étant jamais certaine de ce que son père ou sa mère ont pu faire. Le doute. Nous vivons parfaitement les émotions de la narratrice. C’est la force des agresseurs d’arriver à faire en sorte que les victimes se croient responsables de tout. On se demande à la fin ce qui a été le plus difficile pour France. Le rejet de sa mère ou les gestes de son père qui sont restés impunis ?
Un texte puissant qui se dépose doucement en vous, bouscule votre manière d’être, de penser et de respirer. À lire avec précaution.


MARTINEAU FRANCE, RESSACS,  Éditions SÉMAPHORE, 2019, 168 pages, 22,95 S.
  

https://www.editionssemaphore.qc.ca/auteur/france-martineau/