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jeudi 16 mai 2019

LA MORT VOLONTAIRE D’UNE MÈRE

UN GESTE DICTÉ PAR L’AMOUR de Lawrence Hill nous place devant une situation que peu de gens ont l’occasion de vivre. L’auteur bien connu des romans Aminata et Le Sans Papiers a accompagné sa mère de quatre-vingt-dix ans, alors qu’elle avait décidé lucidement, avec toutes ses facultés, qu’elle en avait assez. La loi portant sur l’aide médicale à mourir au Canada ne lui permettait pas d’avoir recours aux services existants dans nos établissements. (Son décès n’était pas prévisible à court terme.) Après trois tentatives de suicide, différents problèmes liés à son grand âge, la dame a choisi d’aller en Suisse pour mettre fin à ses jours en compagnie de son fils et de sa petite-fille.


Assister un proche, dans ses derniers instants de vie, à peu près tout le monde connaît cela un jour ou l’autre. La fin du père, d’un frère ou d’une sœur, voilà une rencontre inévitable quand on est né dans une famille nombreuse. Un moment normal de votre aventure et peu à peu, ceux qui ont habité votre enfance et ont fait ce que vous êtes socialement, tous ceux qui étaient si importants pour vous, disparaissent après de longues maladies, un accident bête ou à bout de temps. Je me suis retrouvé plusieurs fois devant quelqu’un qui en entreprenait l’ultime virage. La mort la plus marquante reste celle de ma mère. Je suis arrivé à l’hôpital de Roberval quelques minutes après son dernier souffle. « Ça vient de se passer », m’a dit l’infirmière en sortant de la chambre. Je me suis avancé sur la pointe des pieds en retenant mes larmes. Aline reposait sur le lit, entre l’un de mes frères et ma sœur. Son visage alors, je ne n’oublierai jamais. Ma mère qui avait toujours résisté à tout venait d’abdiquer. Cette paix, son regard tourné vers une autre réalité, une forme d’extase ou de vision, comment dire. Comme si elle avait surpris une chose que l’on peut voir qu’une seule fois dans son existence. Ce n’était plus celle que je connaissais, mais une femme qui avait trouvé la sérénité.

DÉCISION

La mère de Lawrence Hill, Donna, avait un âge respectable. Quatre-vingt-dix ans. Aline en avait quatre-vingt-quatorze lors de son décès. Une étape où le corps connaît des ratés et des problèmes de fonctionnement plus ou moins grands. Tout se dérègle un peu avec le temps et ce que l’on accomplissait sans y penser devient une corvée. Comme si la mécanique était rendue à bout.
Donna était parfaitement lucide, capable de discuter, de comprendre la portée et les conséquences de son geste. Mettre un terme à ses jours, écrire le mot fin en grosses lettres carrées et sauter dans son dernier souffle, sans retour possible, n’est pas une décision que l’on prend comme ça en sortant de son lit un matin. Il faut des raisons, surtout une réflexion avec ses proches, j’imagine.

Elle est morte ce jour-là. Elle s’appelait Donna Mae Hill. À 90 ans, elle a mis fin à ses jours elle-même. J’étais à ses côtés, tout comme sa petite-fille de 29 ans, ma nièce Malaika ; pour la soutenir dans cette démarche, nous l’avions accompagnée en Suisse. (p.12)

Un geste soupesé et volontaire, devant ses proches, un simple petit bouton qu’elle actionne elle-même pour s’injecter « la substance », expirer tout doucement dans les secondes qui suivent. Un peu difficile à imaginer ce qui se passe dans la tête du fils et de la petite-fille qui sont là, témoins, qui l’ont accompagnée au cours des derniers jours de ce voyage sans retour. Ce n’est pas comme la mort après une longue maladie, des jours de souffrance, une fin médicamentée et un peu brumeuse. Ici, c’est un aboutissement attendu, prévisible. Autrement, c’est souvent une forme de délivrance après des douleurs et des jours pénibles malgré les drogues et les solutés.
Lawrence Hill nous plonge dans un autre scénario. Sa mère avait pleinement mûri sa décision, soupesé et discuté ce geste avec sa famille et sa volonté était irrévocable. Elle avait choisi que sa vie avait assez duré et qu’il était temps de partir.

ÉVÉNEMENT

Voilà un moment précieux et extraordinaire pour Lawrence Hill et sa nièce. Les jours qui ont précédé ont été intenses pendant ce court voyage, des heures fabuleuses avant le grand départ, des confidences où tout peut se dire et où les barrières tombent. Comment jouer alors ? Plus de mensonges, de représentations. L’occasion unique de toucher le vrai, de parler en toute franchise et en toute liberté. Peut-être la chance de s’avancer dans des zones d’ombres que la vie empêche souvent d’effleurer et de partager. Il n’y a plus de maquillage, les scénarios n’existent plus quand lucidement on envisage sa fin et que le rendez vous est prévu à l’agenda.

Elle a redit à Malaika et à moi combien elle nous aimait. Elle a ensuite tourné le bouton d’un petit dispositif manuel qui a libéré le barbiturique fatal dans ses veines. « Je m’en vais maintenant », ont été ses dernières paroles. À l’instant ultime, maman n’a pas frémi, ni tremblé, ni bougé. Assis près d’elle, ma main sur sa hanche, je l’ai regardée attentivement pousser ses derniers soupirs. Je n’ai vu aucun signe d’inconfort ou de souffrance. (p.52)

Une mort presque parfaite si je peux utiliser cette expression. Un départ tout en douceur, comme un soupir ou une sieste. Ce calme, cette paix et la sérénité que décrit Lawrence Hill touchent au coeur. Oui, l’abandon, l’attention et surtout la volonté de cette femme de « s’en aller » comme elle dit avant le dernier geste, de franchir une porte qui ne se refermera jamais.

ÉVOCATION

Bien sûr, Lawrence Hill évoque la femme qu’était sa mère, son parcours sans pour autant trop s’attarder. On le fait tous devant la mort d’un proche. Comme si c’était l’occasion de faire le point et d’esquisser les grands moments d’une histoire trop courte ou qui s’est développée dans de nombreux chapitres plus ou moins mouvementés. Donna Hill était une militante pour les droits civiques, une rare Blanche à épouser un Noir à l’époque. Elle a connu la discrimination aux États-Unis, les luttes pour l’égalité. Les parents ont migré au Canada pour y faire leur vie, devenir des Canadiens.

Ma mère et mon père quittèrent les États-Unis le lendemain de leur mariage et partirent en voiture pour le Canada, où mon père avait été admis dans un programme de doctorat à la School of Social Work de l’Université de Toronto. Parce qu’ils formaient un couple interracial, ils ne purent trouver de propriétaire disposé à leur louer un appartement dans la ville. Ma mère demanda alors  un ami blanc de l’accompagner pour louer un appartement et, dès qu’ils s’y furent installés, l’ami le quitta et mon père y entra. (p.25)

Les couples interraciaux n’ont pas le quotidien facile dans une société blanche comme était celle de Toronto alors. Cela aurait été probablement la même chose à Montréal ou encore pire dans une ville de moindre importance. Nous avons beau être au Canada, au pays de la Charte des droits de la personne, la discrimination et le racisme ne sont pas qu’une image. Hill ne s’y attarde pas, mais fait bien ressentir cette situation et les difficultés qu’ils ont dû surmonter jour après jour.
Il évoque certains épisodes de la vie de ses parents pour bien décrire le caractère de sa mère, sa pensée face aux événements et aux épreuves, ses combats pour le respect et l’égalité entre les individus. Une femme courageuse et admirable.
Le fils fait preuve d’une très grande pudeur, explique juste assez pour saisir ses luttes et pourquoi cette décision de partir volontairement était un aboutissement normal dans son cas. Rien de spectaculaire, mais nous comprenons et acceptons ce geste. Tout se passe dans l’harmonie et surtout avec beaucoup d’amour. Il secoue, bien malgré lui peut-être, des certitudes ou des idées que la société nous impose sur le droit à mettre fin à son existence et que nous hésitons à discuter froidement et sans préjugés. Des propos bouleversants.

Le Canada a refusé à ma mère le droit de mourir dans la dignité dans son propre pays… …J’espère que sa mort mettra en branle les changements nécessaires pour que d’autres personnes dans sa situation ne soient pas forcées de traverser un océan, de s’éloigner de leur foyer et de leurs proches, pour concrétiser le plus personnel des choix. (p.59)

Tout est dit. Un témoignage qui ne prend jamais de détours, particulièrement dense, des phrases trempées dans le senti et l’émotion. Un hommage certainement, un appel à faire preuve de plus d’empathie et de compréhension envers ces gens qui font un choix difficile, lucidement, mais que les méandres de la loi sur l’aide médicale à mourir n’écoute pas. Deux Québécois ont fait les manchettes dernièrement avec leur vie devenue un enfer et qui doivent se battre devant les tribunaux pour mettre fin à leur calvaire.
Lawrence Hill se montre ici dans toute sa vulnérabilité et la tendresse qu’il éprouvait pour sa mère, une femme admirable, un modèle de probité et d’intelligence.


UN GESTE DICTÉ PAR L’AMOUR de LAWRENCE HILL vient de paraître aux ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE, 2019, 64 pages, 11,95 $.

  

jeudi 9 mai 2019

L’IMMORTALITÉ AVEC ARCHAMBAULT


LE PASSÉ PREND BEAUCOUP de place avec l’âge et l’avenir devient un terrain vague où on s’aventure avec crainte, une route étroite et peu fréquentée. Je n’en suis pas encore là, mais je sais que je suis déjà sur ce chemin en perdant des amis et des illusions. Heureusement, Monsieur Archambault continue à nous offrir ses textes, des propos qui me touchent et me secouent très souvent. Presque des leçons, ou du moins, il s’en défendrait j’en suis certain, des occasions de « souffler par le nez » comme répétait mon père. Le voici avec un nouveau titre au nom évocateur : Tu écouteras ta mémoire, une phrase empruntée au romancier François Nourissier.

 J’ai arrêté de compter les publications de Monsieur Archambault depuis fort longtemps. Les chiffres ne révèlent rien de la vie d’un insatiable coureur de mots. Ici, dans une centaine de courts textes qui ne dépassent que rarement une page, il s’attarde à des sujets familiers, des préoccupations et des questionnements qui viennent hanter son quotidien. Celui qui fréquente les mots ne peut faire que ça : revenir sur ses pas, se pencher sur ses traces pour voir s’il n’a pas oublié quelque chose, s’il n’est pas passé un peu trop rapidement la dernière fois. Vivre est un dur métier et travailler la phrase une tâche exigeante ! Comment faire le tour de son monde ? Et la mort que l’on n’ose appeler par son nom et qui se pointe le nez de plus en plus fréquemment. L’amour aussi, cette embellie dans un été tellement désiré qui adoucit les déceptions et se perd dans les couleurs du couchant. Les amitiés, les rencontres avec des proches, des anciennes flammes, des météorites qui ont illuminé un moment  avant de s’éloigner. Tout ce que l’on néglige souvent dans la frénésie, quand l’ambition nous fait courir du matin au soir. Arrive un âge où tout cela n’a plus d’importance. Le corps pèse de toute sa pesanteur. La vie s’apaise et arrête de s’affoler pour les grandes et petites questions qui secouent l’humanité.


Tu as pauvre allure ce matin, encore quelques heures et elle sera terminée, ton aventure. De la peine que je ressens, je ne saurais rien dire. Mais qui me tiendra compagnie, maintenant ? Ceux qui me proposeraient d’aller jusqu’au bout du monde n’auraient pour moi rien de bien convaincant. De toute manière, je les entendrais à peine. (p.16)

On savoure le ton, le phrasé pour employer un terme de jazz. C’est comme la musique pour piano de Claude Debussy que je reconnais dès les premières notes. La fragilité de ce compositeur et sa puissance aussi m’émeut chaque fois. Nous avons des rythmes et Monsieur Archambault possède les siens, avec Lester Young qu’il aime particulièrement.
J’ai appris à me méfier un peu de ces propos qui semblent toujours anodins et un peu décantés. Ce faux apitoiement, cette manière de prendre du recul pour mieux cerner ce qui le tracasse dans une journée trop longue ou trop courte.

CHEMINS

L’écriture est un exercice singulier qui permet de corriger certains événements, de les modifier pour retoucher sa propre histoire. La mémoire préfère les chemins de traverse et cherche souvent à nous étourdir. On finit toujours par croire ses petits mensonges. Un écrivain est un maître dans l’art de secouer la poussière, de retourner ses souvenirs et de reconstituer le tout sans jamais suivre le plan original. Nous sommes des inventeurs de passé et des bricoleurs de vie, d’une façon ou d’une autre.
C’est ce que j’aime avec Monsieur Archambault qui va maintenant un peu dans toutes les directions et ouvre des tiroirs. Il en a le droit depuis le temps qu’il courtise les mots et qu’il polit des phrases. Surtout qu’il est passé de l’action, de la précipitation à la réflexion ou à une certaine forme de méditation. Je l’imagine comme un jardinier au milieu de ses fleurs, qui donne juste assez de soin pour qu’elles s’épanouissent et s’offrent dans leur beauté. C’est ce que je fais quand je m’arrête devant mon bonsaï. Nous nous connaissons depuis une trentaine d’années. Je l’ai si souvent étudié que je crois le voir parfaitement dans ses ramifications, ses forces et ses élans. Pourtant, il ne cesse de me surprendre, d’attirer mon attention sur une petite ramure, une feuille, une direction qu’il semble vouloir explorer. Vous avez compris. C’est l’arbre miniature qui dicte mes gestes.
Monsieur Archambault agit un peu comme ça maintenant, se laisse guider par sa mémoire, bien sûr, mais aussi par les mots et les phrases qui lui apportent des réflexions, des constats, des impressions, des moments où l’on effleure un état de conscience peut-être.

TEMPS

Prendre le dernier tournant, c’est hériter de la solitude, de jours trop lents, de nuits agitées, de matins hésitants, de distractions et de petites douleurs physiques que l’on dissimule aux autres. On devient cachottier avec le temps.

J’ai un caractère pour le moins variable, je ne tiens plus aux deux ou trois idées qui ont longtemps guidé ma vie, je passe mes jours à rêvasser, je râle, je me désintéresse petit à petit des livres que j’ai aimés, je ne sais même pas parler de la mort qui m’attend. Pourtant, s’il fallait que mon ami se décommande ce soir, je serais au désespoir. (p.19)

Je l’ai déjà écrit. J’aime cet écrivain que je fréquente depuis si longtemps. Je suis du genre fidèle dans mes amours livresques. Il ne m’arrive pas souvent de délaisser quelqu’un que j’ai rencontré au hasard de mes explorations.
Monsieur Archambault en est aux miniatures, aux petits pas. Le voyageur et animateur de radio est devenu un promeneur bien sage. Il emprunte un même trottoir, s’arrête devant une idée qui le suit depuis des jours, des gestes futiles et sans importance qui rendent la vie précieuse et unique.
Combien de fois j’ai flâné dans son carnet En toute reconnaissance ? Des citations qui ont retenu son regard au cours des années. L’impression de faire ce parcours avec lui, comme si sans l’affirmer vraiment, Monsieur Archambault nous faisait faire le tour de son univers intellectuel. Tout doucement, sur la pointe des pieds. Quand on prend la peine d’extraire un bout de phrase d’un roman ou d’un récit, c’est que cet auteur devient comme son double. Il formule certainement ce que vous auriez souhaité écrire. C’est un échange, un don, une appropriation même si ce mot n’a pas bonne haleine actuellement.

TÉMOIGNAGE

Et là encore dans Tu écouteras ta mémoire, il effleure à sa manière des questions qui ont épuisé de grands penseurs au cours des siècles. La vie, la mort, l’amour, la perte de l’amitié, tous les sujets les plus importants dans l’existence d’un homme et d’une femme. Monsieur Archambault s’approche en ayant l’air de ne pas y toucher. C’est ce que j’appelle du doigté, une habileté que j’admire, une sensibilité unique. Oui, je l’avoue, j’envie un écrivain de la trempe de Monsieur Archambault.

Le jour de ma mort, on pourra dire ce qu’on voudra. J’aurai eu un parcours de vie d’une banalité confondante, j’aurai publié des livres à peu près oubliés. J’imagine facilement que, comme maintenant, on parlera plutôt des tragédies horribles qui ne manquent jamais de se produire un peu partout dans le monde. Alors, mes livres, ce que j’ai pu être, mes grands et petits mystères, ça compte autant que ma dernière paire de chaussures, celle que j’ai remise hier au concierge avant mon entrée à l’hôpital. (p.83)

Il sait que nous avons la mémoire oublieuse. Nous sommes d’une époque de l’ici et du maintenant. Bien sûr, le regard d’un écrivain qui a fait de sa vie une quête, une recherche en s’appuyant sur les mots ne fascine pas ceux qui se sont fait greffer « un téléphone intelligent » dans la main.
Et je me dis, Monsieur Archambault, il y a quelque part un individu comme moi qui continue de vous fréquenter, qui se penche souvent sur vos livres. Ils sont là à ma droite de ma table de travail, juste en haut de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu qui en impose par son extravagance. Tout un rayon dans la section des A, juste à côté de Noël Audet et de Margaret Atwood. Vous occupez un espace important dans ma bibliothèque. Monsieur Archambault, il vous reste au moins un lecteur et pour cela, vous atteignez une forme d’immortalité. Pas besoin de siéger à l’Académie française pour prétendre à ce titre.


TU ÉCOUTERAS TA MÉMOIRE de GILLES ARCHAMBAULT vient de paraître aux ÉDITIONS DU BORÉAL, 2019, 137 pages, 18,95 $.


https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/gilles-archambault-148.html

vendredi 3 mai 2019

LE TERRIBLE PAYS DE LA VIEILLESSE

MICHEL DUFOUR s’attarde dans Cette part d’obscurité, un court recueil de douze nouvelles, à des sujets que nous ne retrouvons pas souvent dans notre littérature. Les gens âgés, ceux et celles qui sont dans leurs derniers jours, survivent dans un foyer ou une maison d’accueil, quand ce n’est pas à l’hôpital, un CHSLD comme on dit pour masquer la terrible réalité du corps qui s’écroule. Des femmes et des hommes qui vivent des problèmes de santé et approchent de la fin. Ils ont perdu toute autonomie et leur tête les abandonne un peu plus chaque jour. Voilà un sujet qui ne fait pas courir les foules et qui fait les manchettes dans les médias pour les raisons que vous savez. Immanquablement, il y est question de la fréquence des bains, de la nourriture, des gestes d’un préposé, mais jamais du mur qu’est le bout de la vie.

Le ton de Michel Dufour m’a étonné, l’impression de m’avancer dans un conte ou une fable, de basculer dans un univers où tout est noir et blanc. Comme si la couleur disparaissait pour ne laisser que des blocs qui s’opposent et grossissent la réalité. Dureté, méchanceté même, comme dans les vraies histoires et c’est terriblement efficace. Oui, les gens âgés, mais aussi les enfants. Peut-être qu’il y a une parenté entre ces individus qui secouent les deux piliers de l’existence. Les bébés effarouchés dans un milieu imprécis, un peu flou et les autres qui perdent contact avec leur environnement, surtout ceux frappés par la maladie d’Alzheimer. Tous devant la cruauté du monde et des humains, testant si l’on veut la capacité de notre société à s’occuper de nos proches, sollicitant notre empathie et notre résilience.

Je crains ma mère pour mourir. Du jour au lendemain, elle s’est mise à doubler de taille et de volume. Sa peau est épaisse comme celle d’un pachyderme. Elle profite de son nouveau gabarit et de sa voix tonitruante pour me lancer un avertissement. « Une coche mal taillée et je te transforme en filet mignon, fiston. » Je pense à mon père disparu mystérieusement durant mon enfance. (p.25)

Comme dans les contes (je me répète), il faut se méfier des mots et les prendre pour ce qu’ils sont. Le sens premier, le plus cruel, l’absolu sans évasion dans la métaphore. Nous ne sommes plus dans l’allégorie et Michel Dufour plonge dans une réalité terrible.

ENFANCE

Étrange univers que celui de Paco qui se retrouve nonagénaire à l’âge où l’on se prépare normalement à tester ses habits de l’adolescence. Une maladie particulière, un enfant qui saute les étapes à une vitesse foudroyante. Il croise Annabella, une fillette atteinte de sénescence prématurée. L’histoire de Roméo et Juliette à un moment où l’on est trop jeune ou trop vieux pour l’amour, la passion et les rêves. Mais y a-t-il une date de péremption pour les mouvements du cœur et les émois du corps ?

Au crépuscule, l’un des papillons dit à l’autre qu’après toutes ces années à vivre côte à côte sans vraiment se connaître, ils devaient se séparer. Le papillon résista, pleura, tenta de l’empêcher de partir, mais deux grandes ailes noires se détachèrent de la joue et prirent leur envol, laissant sa marque sanglante sur le visage d’Annabella, une empreinte mortelle. Au même moment, Paco posa ses lèvres sur les siennes. Tendrement, il recueillit son dernier soupir et, pris de vertige, mit un point final à l’histoire. (p.13)

Un peu cliché sans doute (l’auteur se fait plaisir), mais j’aime ça. Je préfère de beaucoup cependant le Michel Dufour qui suit un homme qui hante les couloirs d’un hôpital, ne reconnaît plus personne, ne sait plus qui il est et où il se trouve. Un vieux malcommode comme nous avons tendance à expliquer. Plutôt un individu qui a perdu toute dignité et qui cherche désespérément une certaine liberté, pense comme par instinct à une réalité différente. Un réflexe pour retrouver les jours où il s’affirmait et agissait à sa guise.

Il a certes un nom, mais il ne le dit jamais quand on le lui demande. Les autres s’en chargent à sa place. Sa mémoire est un édifice vétuste, brinquebalant. Tous les jours un peu plus, des morceaux s’en détachent. Une petite vieille malingre vient parfois lui rendre visite. Elle lui parle de choses et d’autres. Il l’écoute mais ignore qui c’est. Le monde autour de lui porte désormais les traits d’indésirables inconnus. Inéluctablement, l’histoire de sa vie se rétrécit. (p.43)

Un texte terrible, sans pitié un moment où le corps et la tête ne s’accordent plus et que l’on devient un errant dans sa pensée.

VISITE

Comme tout le monde j’ai fréquenté l’un de ces foyers pour personnes âgées, connu l’étrange sensation de malaise quand vous entrez dans ces établissements, que tous les regards se tournent vers vous et demandent qui vous êtes. Tous veulent un peu d’attention et être celui qui reçoit le visiteur. Tous souhaitent avoir la chance de raconter des morceaux de sa vie, de rire et, dans un moment de distraction, tenir les mains de celui qui les écoute. Tous en attente d’un bonjour et d’un sourire. Ma mère a vécu des années dans une chambre où l’on voyait, par sa fenêtre, la galerie du presbytère de La Doré et le mur de l’église comme tout horizon. Des années dans une cellule d’où elle ne sortait guère, par choix, par peur, par méfiance des autres aussi. Ses jours rapetissaient peu à peu et comme elle n’avait jamais été très sociable, sa situation ne s’est jamais arrangée. La solitude l’a étouffée comme un vêtement qui rétrécit au lavage.

AVENIR

Des histoires difficiles parce que c’est probablement l’avenir qui m’attend. Malgré mes illusions, mes rêves et mes fantasmes, je risque avec vous de me retrouver dans l’un de ces établissements, dans une chambre où la vie se recroqueville. Tout seul, un peu confus, perdu au milieu des mots que j’ai traqués pendant toute mon existence. Totalement dépendant de gens qui décident quand vous mangez, devez dormir ou avez besoin d’un bain ou d’une douche. Condamnés par son vécu et son corps, une mémoire qui s’égare souvent dans les méandres du passé. L’âge d’or n’a rien à voir avec les vacances dans un grand hôtel que certaines publicités aiment nous faire croire.

On ne nous a pas encore déplacés au sous-sol. Tant mieux. C’est un espace sombre et humide, sans pitié pour nos tristes rhumatismes. Et ça pue la morgue. Notre petit manoir ressemble à un cimetière sous la lune, peuplé de morts en sursis. La DPV aurait dû s’en apercevoir. (p.73)

Ces années marquent certainement la fin des mystifications et des mascarades. Il faut s’attarder dans ces établissements, auprès des bénéficiaires, des patients ou autres noms que l’on ne cesse d’inventer pour masquer le drame de la vieillesse. J’ai mal chaque fois devant ces femmes et ces hommes résignés, muets, révoltés, souvent désespérés parce qu’ils sont étonnés de se réveiller le matin. C’est peut-être pourquoi ils vous fixent si étrangement quand vous entrez dans la salle où ils se regroupent pour combattre la solitude en jouant aux cartes, qu’ils vous scrutent des pieds à la tête pour vérifier si vous n’êtes pas la mort qui vient leur proposer un tour de corbillard. Ils le savent, c’est la seule façon de franchir la grande porte, de se payer une dernière promenade.
Michel Dufour est sans pitié et sans pardon, juste, tout près d’une vérité qu’il décrit sans complaisance. La littérature doit servir à ça. Des textes qui vous poussent vers une réalité que l’on a du mal à voir. Et si vous avez une jeunesse extravagante dans vos bagages, rassurez-vous, le temps file, fait des bonds et finit toujours par vous rejoindre pour vous plaquer au sol. Il faut lire ces nouvelles. Ça secoue les illusions, rapproche du concret, de la vie quoi.


CETTE PART D’OBSCURITÉ de MICHEL DUFOUR est publié aux ÉDITIONS SÉMAPHORE, 2019, 88 pages, 14,95 $.
  

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/cette-part-dobscurite/