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jeudi 21 décembre 2017

LE LIVRE, CET OBJET INDISPENSABLE

JO ANN CHAMPAGNE a eu la bonne idée de demander à vingt-cinq personnalités de parler de l’importance que le texte imprimé occupe dans leur vie. Une incorrigible passion nous entraîne dans cet amour incontrôlable que des individus éprouvent pour la lecture et le livre. Voilà une belle occasion de s’aventurer dans un univers qui reste un peu mystérieux même pour ceux et celles qui fréquentent les livres régulièrement. Je suis un de ces incorrigibles. Si je n’ai pas eu le temps de me pencher sur quelques pages d’un roman, d’un essai ou d’un recueil de nouvelles, ma journée claudique. Je suis peut-être un genre de drogué.

L’écrit a connu bien des mutations avant de prendre la forme de l’objet que nous connaissons, ou de cette fameuse liseuse électronique qui peut contenir toute une bibliothèque. Si vous faites une recherche sur Google, le mot liseuse va vous référer systématiquement à l’appareil électronique. On oublie le liseur, celui ou celle qui savourent les textes ou encore le lecteur, ce personnage qui lisait à haute voix, pour le roi en particulier, ou quelqu’un de la noblesse. C’est vrai que cette définition s’est perdue avec la modernité. Ce lecteur indispensable qui lisait il n'y a pas si longtemps les aventures du Conte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas aux travailleurs dans les fabriques où l’on roulait les cigares.

ÉLITE

La capacité de lecture fut longtemps le propre d’une élite, souvent des dirigeants, des rois, des nobles ou encore des administrateurs. Une caste qui avait accès à des connaissances que les autres ne possédaient pas.
La lecture est devenue accessible à tout le monde avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Il imprima la Bible entre 1452 et 1455. On dit qu’il en fit 180 exemplaires. Cette invention, l’une des plus importantes de l’histoire de l’humanité, a permis qu’un texte soit lu par plusieurs personnes en même temps. L’imprimé permettait de toucher un public plus nombreux pour la première fois et n’était plus l’affaire d’un maître ou d’un initié, d’une classe sociale ou de privilégiés. Un court apprentissage permettait d’avoir accès aux secrets des mots et de lire dans la solitude de sa maison. Elle a provoqué bien des bouleversements dans la société d’alors. Certains voulaient diffuser les textes et encourager l’accès à la connaissance. Le droit à la pensée et à la parole prenait une importance capitale et certains s’opposèrent. Les protestants encourageaient la lecture tandis que les catholiques s’en méfiaient. Ils voulaient surtout garder le contrôle des ouvrages que les gens pouvaient avoir entre les mains.

HISTOIRE

Les participants à ce collectif nous font faire le tour de cet objet étrange qu’est le livre. L’imprimeur, l’éditeur, le lecteur, bien sûr, celui à qui s’adresse toujours une publication, le libraire et le bibliothécaire, l’attachée de presse qui a la difficile tâche de diffuser une nouvelle parution et de la faire lire par le plus grand nombre possible de gens. Même que nous nous aventurons du côté d’un magicien qui restaure les livres anciens, ces trésors si fragiles qui sont menacés de disparaître avec tout un savoir.
Certains y vont d’un témoignage personnel très émouvant comme France Matineau qui associe les livres aux agressions de son père.

Et ce vampire-là me mord le cou, ce père-là perd son nom de père dans la bibliothèque, jours, mois et années confondus, lieu de ses désirs d’homme, lieu de mes terreurs d’enfant. Attouchements se muant en violence au fil du temps, ce que la société, dans un vacarme de nouvelles à pleines pages, appelle pédophilie, viols et agressions, et que la victime ne peut souvent pas nommer, sinon sentir comme perte et déconstruction de soi, dans la honte de son corps. (p.138)

Elle sera longtemps une enfant muette qui deviendra une grande spécialiste de la langue française. Un témoignage assez bouleversant.
Claude Vaillancourt s’intéresse pour sa part au livre de papier et à la lectrice numérique qui fait saliver bien des gens. Un texte qui fait la part des choses et rassure l’amant des livres de papier que je suis.

Si le livre papier résiste, s’il ne disparaît pas en tant qu’objet comme le disque et le film sous les coups de la numérisation, c’est aussi qu’il a des avantages insurpassables : il offre un grand confort de lecture, il fonctionne sans électricité, se transporte facilement, s’annote sans difficulté. Il ne deviendra jamais obsolescent. (p.198)

Les deux supports, pour emprunter un langage contemporain, ont leur place et leur rôle à jouer. Ils sont en quelque sorte complémentaires.
L’interprétation et la confrontation des points de vue devaient provoquer des conflits. Les gens n’arrivent que rarement à faire l’unanimité sur un texte. Ces différents points de vue effarouchaient particulièrement les catholiques. Il ne devait y avoir qu’une interprétation de la Bible et c’était celle des dirigeants de l’Église et du pape. Ces regards sur le texte ont mené aux grands schistes religieux que nous connaissons.

VOYAGE

Quel beau voyage les invités de Jo Ann Champagne nous proposent dans ce monde qui ne cesse de se réinventer. Le livre est un outil indispensable, l’objet peut-être le plus utilisé dans le monde, celui qui fait la somme des connaissances des civilisations moderne et ancienne. Tout le passé reste accessible grâce à l’imprimé et aux documents qui s’accumulent dans les grandes bibliothèques qui préservent la mémoire du monde.
Ces témoignages permettent de faire le tour d’un univers qui ne cesse d’étonner même quand on fréquente les livres tous les jours.
Un texte peut aussi prendre une importance capitale dans une société et bousculer l’ordre des choses. Un manifeste comme le Refus global au Québec est devenu une référence et un texte mythique. Un cri libérateur qui a mené à la Révolution tranquille. C’est ce qui fait que l’humanité possède des textes cultes, sacré presque comme Don Quichotte de la Manche (imprimé en 1605) ou encore L’odyssée d’Homère, dont la première traduction en français, remonte en 1574. Ces textes ont marqué l’imaginaire et ont eu une importance décisive sur l’art de raconter des histoires.

TÉMOIGNAGES

Un très beau livre qui nous présente des figures attachantes, le dernier texte de Benoît Lacroix qui parle de sa passion pour la lecture alors qu’il est centenaire.  

La lecture ! Mon amour, mon passe-temps, ma vie encore aujourd’hui à cent ans (déjà !). (p.27)

Hubert Reeves aussi, Louise Portal et plusieurs autres, dont Laurent Laplante (que dieu ait son âme) qui questionne les médias, la parole de plus en plus muselée dans la presse et la liberté qu’offre les livres, le dernier refuge de la liberté de pensée et d’expression.
Une manière de s’attarder auprès d’un objet qui a toujours été au centre de mes activités, ces volumes qui ont accompagné les étapes importantes de ma vie. Je suis l’un de ceux qui ont été contaminés par l’écrit, même si les livres étaient une denrée rare dans la maison de mon enfance. C’est peut-être cette rareté qui m’a poussé vers eux et à lui vouer un véritable culte pendant toutes ces années.
Il manque cependant le témoignage du chroniqueur, du critique qui est souvent vu comme un juge qui sépare l’ivraie du bon grain, celui qui a la difficile tâche de trancher entre ce qui est bon et mauvais. Un travail contesté et souvent contestable qui permet bien des écarts dans les médias. Il reste un intermédiaire important pour faire connaître une fiction ou un ouvrage scientifique à un public élargi. J’aurais aimé qu’un chroniqueur explique ses choix, sa façon de lire et ce qu’il cherche dans un roman, un essai ou un recueil de nouvelles. Les approches des chroniqueurs restent souvent nébuleuses et leur regard semble relever la plupart du temps de l’arbitraire et des préjugés. Surtout en littérature québécoise.
Comment ne pas applaudir devant un tel projet et surtout devant la facture d’Une incorrigible passion. Pour une rare fois, j’ai remisé mon marqueur jaune et n’ai laissé aucune trace de mon passage. Je n’ai pas osé, par respect pour l’objet. Un beau cadeau à offrir en ce temps de réjouissances.


UNE INCORRIGIBLE PASSION de JO ANN CHAMPAGNE, une publication des ÉDITIONS FIDES.


  

mercredi 20 décembre 2017

SYLVIE NICOLAS POURSUIT SA QUÊTE

SYLVIE NICOLAS nous convie à un voyage singulier dans Le cri de la Sourde, un roman polyphonique où la romancière s’aventure dans son histoire familiale pour y secouer des sédiments, retrouver des voix perdues et oubliées, des figures de femmes et d’hommes qui survivent malgré tout. Elle nous entraîne dans un jeu de marelle étrange, surprend les voix de la mer qui racontent peut-être le récit de l’humanité et aussi sa propre histoire. Une entreprise difficile parce que les pas des humains ne vont jamais en ligne droite. Un roman comme je les aime où l’écriture est une embarcation qui vous entraîne très loin, au large, dans des lieux que nous négligeons souvent parce que nous pensons les connaître pour les avoir visités pendant toute notre enfance.

Un morceau de pays, une fin et un commencement devant la mer qui se querelle avec l’horizon selon les jours et les manigances du vent. Les marins partent et reviennent, repartent pour aller plus loin encore, se faufilent derrière l’horizon et oublient de rentrer.
Tout cela dans un magma où les époques se confondent comme des alluvions que la narratrice retourne pour comprendre son passé et ses façons d’être.

Tu faisais ce à quoi les enfants excellent : tu n’écoutais pas, mais tu entendais tout. Tu ignorais à cette époque que les mots prononcés, les phrases échappées, les fragments de récit et les témoignages des uns et des autres pouvaient se déposer en toi comme sable au fond des rivières. (p.22)

Ce besoin de certitude qui hante les écrivains. Cette recherche dans le lieu de sa naissance, son pays, les propos des femmes et des hommes qui ont nommé des territoires et qui sont morts comme tous les vivants doivent le faire. Le territoire forge les humains avec ses regards, ses rires, ses histoires, ses mythes et toutes les descendances légitimes et illégitimes. Une terre vivante que certains, affligés d’une forme de clairvoyance, peuvent lire en affolant leur entourage.

Mais ce jour-là, à peine les premiers mots prononcés, le soleil, comme un témoin gênant, disparut, plongeant momentanément la pièce dans une étrange noirceur. Barthélémy sentit son cœur se déchirer, et les effluves du matin qui lui avaient légué l’impression d’un désastre envahirent la cuisine et prirent possession de son être. Affolé, il se précipita. Véra gisait sur le plancher, la main resserrée sur le tamis, le visage recouvert par la fine poussière de sucre. (p.20)

Avec son art des mots, Sylvie Nicolas arrive à mettre de la couleur sur des visages que le temps a presque effacés. C’est la magie de l’écrivain que de faire revivre le passé. Sans eux, que resterait-il de nos parents ? Que reste-t-il de ma mère et de mon père après toutes ces années ? Des images, des bouts de vie, des anciennes photos. Des visages que je n’arrive plus à reconnaître. Nos proches avec le temps deviennent des étrangers.
Une mère qui cultivait le silence. Le grand-père Louis-Harmel, barbier, était tout aussi discret. La légende voulait qu’il ait rencontré le célèbre Al Capone dans sa virée américaine. Il protégeait ses secrets avec le tranchant de son rasoir. Et ce garçon attendu, le septième de la famille, qui posséderait un don et cette jumelle inespérée…

Le garçon annoncé naquit à l’aube, à l’instant où la marée se retirait pour laisser derrière elle, dans la bouche béante de la baie, de négligeables traces d’une existence en allée et l’écho tonnant des premiers cris du nouveau-né. Accompagnée d’un violent coup de tonnerre, si puissant qu’il pénétra la mémoire des Surlilois, la venue du septième fils de la lignée fut suivie d’une seconde naissance. Quelques minutes plus tard, La Sourde, l’enfant insoupçonnée, fit son entrée au monde sans émettre le moindre son. (p.27)

Les écrivains se nourrissent souvent des silences de leur famille et ne les abandonnent que quand ils peuvent les exhiber devant un public. Ce n’est pas malsain, mais une curiosité qui permet de savoir qui étaient ceux et celles qui ont guidé nos premiers pas, ont semé en nous des mots et des façons de secouer les réalités de la vie. Un héritage de légendes et de mystères, de drames que les familles n’aiment guère évoquer pour se protéger peut-être d’une certaine honte.

Tu n’as pas encore conscience que la souffrance du monde trouvera ancrage en toi, qu’elle s’y fraiera un sentier accidenté que tu remonteras inexorablement, toi, fille, femme, mère, éternelle itinérante ; non, tu ne sais pas que les mots, égarés, perdus, tendus entre ciel et terre, constitueront le chemin te permettant de te rapprocher d’un territoire d’appartenance. (p.64)

ACCOMPAGNEMENT

Une mère dans sa vieillesse que la narratrice accompagne vers son dernier souffle. Une femme qui savait redevenir une petite fille quand l’orage approchait et que le ciel se barbouillait d’éclairs pour ébranler la charpente du monde. Ma mère craignait tellement les orages et le tonnerre. Fallait fermer toutes les portes et les fenêtres pour éviter les courants d’air. Souvent, elle allumait des bougies qu’elle déposait devant les fenêtres. J’ai pris du temps à chasser cette peur.

Assise sur la chaise noire jouxtant le lit, la tête vide, le corps engourdi près de ta mère morte, tu aurais voulu te retrouver dans l’une des berçantes de ton grand-père, devant la fenêtre aux orages, à crier à tous vent : allons jusqu’au ciel, bousculons les cauchemars, frappons de nos pieds ce qui pourrait faire de nous du même et du pareil, grimpons à l’échelle des vents, soulevons toutes les vagues et toutes les tempêtes, surtout celles dont nous ne connaîtrons jamais les noms, posons nos lèvres sur la nuit, abreuvons-nous de la Voie lactée et avalons les étoiles par milliers. (p186)
 
Sylvie Nicolas se laisse emporter par les ombres qui ont traversé son parcours et qui pouvaient inventer bien des légendes. Des héros qui savaient la langue des éléments et qui devinaient ce que l’avenir réservait à leurs proches comme Éluard et le vieux Barthélémy.

ÉCRITURE

Pourquoi ce goût des mots dans une famille où ce genre de métier n’intéresse personne ? Pourquoi j’ai tant voulu écrire dans ma tribu de quasi-analphabètes ? Qu’est-ce qui a poussé Victor-Lévy Beaulieu et Nicole Houde à entraîner leur famille dans leurs histoires ? Pourquoi ce silence tressé comme un tapis dans tous les villages ?

Tu t’es demandé si tu n’étais pas devenue écrivaine pour tenter de rejoindre la contrée d’amour de ta mère. Certains jours, tu serais prête à l’affirmer. (p.106)

Sylvie Nicolas, l’héritière, jongle avec les mots, la poésie des choses et des jours pour la placer au centre de la table comme un bouquet de fleurs sauvages.
Elle se faufile entre les rumeurs, les croyances, les grandes tragédies du monde qui débordent des mailles de l’histoire. La présence des sous-marins allemands par exemple dans les eaux du fleuve Saint-Laurent pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les navires torpillés, faisant naître bien des exploits, des rencontres peut-être vraies ou imaginées. Comment démêler tout ça ?

La mer t’ouvre les chemins menant à la mémoire, aux origines, t’impose de cueillir chaque image, chaque son, chaque odeur, dans une permanente sensation de découverte, de nouveauté, de « première fois », et de redonner à ce que tu as vu, entendu, humé une chance de retrouver son commencement. L’air que tu respires se transforme alors en promesse. En espérance. (p.227)

Des enfants naissent, grandissent, aiment, se marient, font des petits et racontent des vérités à leurs descendants. Plus tard, ils s’éloignent du port d’attache par temps de tempête ou de soleil. Tous héritent d’un grand coffre avec des regards, des façons de voir et de dire devant une épreuve.
Ce sont aussi ces lieux porteurs de secrets et de légendes, ce pays apprivoisé dans les premiers regards, la mer comme un grand livre jusque de l’autre côté de l’horizon ; les marées qui écrivent les saisons dans une respiration jamais fatiguée. Les joies, les repos et ce désir tenace de s’accrocher pour aller vers le dernier jour du dernier souffle. Il y a peut-être une chance terrible dans tout ça. Une absurdité aussi.
La plupart des écrivains mettent toute une vie pour classer les débris qui encombrent leur tête. Je suis certainement de ceux-là. Je me perds si souvent dans les lieux de mon enfance pour faire résonner les rires de mon père ou les monologues sans fin de ma mère.
La poésie porte le roman de Sylvie Nicolas. Ses phrases vous abandonnent dans la beauté des choses. Le cri de la Sourde est un magnifique récit qui s’offre comme une partition qui vous berce pendant longtemps, longtemps. Une lecture exigeante, mais tellement réjouissante. Un bijou d’amour et de tendresse, de fidélité aussi envers ses ancêtres.


LE CRI DE LA SOURDE de SYLVIE NICOLAS, une publication des ÉDITIONS DRUIDE.


  

lundi 18 décembre 2017

DONALD ALARIE ME FAIT DU BIEN

DONALD ALARIE nous offre un chapelet de nouvelles, je ne sais si l’expression convient, qui épouse le parcours de sa vie. Dans Puis nous nous sommes perdus de vue, il raconte son enfance et son adolescence, évoque ses déménagements, des amis qu’il a perdus et retrouvés, des études et la découverte des livres et de la littérature. Une passion jamais assouvie que  celle de la lecture et que nous partageons. Quand j’ai pu emprunter quelques romans à la bibliothèque de l’école (nous n’avions pas de livres à la maison), je passais des journées entières à lire. Cette activité faisait rager ma mère. Elle répétait que j’étais « ennuyant comme la pluie », que « j’étais muet comme le caveau à patates ». Peut-être que je lisais avec acharnement pour oublier qu’elle parlait tout le temps. 

Il y a quelque chose d’émouvant dans les textes de Donald Alarie, un aspect intime qui me touche. L’impression qu’il me fait des confidences et qu’il ne s’adresse qu’à moi et à aucun autre lecteur. Je m’avance dans les premières pages et je me mets à hocher la tête, comme s’il était devant moi et qu’il me parlait avec son sourire particulier. Cette écriture me touche même si on dirait que l’écrivain s’excusait d'attirer mon attention et de me déranger.
Pourtant Donald Alarie est loin de fuir ses émotions, sa vie, ses amours et ses déceptions. Il aborde tout ce qu’un homme affronte de regrets, d’échecs, de découvertes avec un petit quelque chose de singulier. La mort de sa compagne par exemple. C’est certainement pourquoi je suis un lecteur sur qui il peut compter. Il était mon ami avant même que je ne le rencontre dans un salon du livre. Et il a fallu quelques secondes à peine pour que l’on discute comme de vieilles connaissances. C’était peut-être ce que nous étions sans que jamais nos chemins ne se soient croisés.
J’ai toujours l’impression que je dois prendre tout mon temps, m’attarder à une phrase, la caresser comme je le fais avec ma chatte multicolore qui est une insatiable. Voilà ma manière de me laisser emporter par son souffle, sa façon d’effleurer les heurts de la vie sans pousser de cris pour ameuter le voisinage. Alarie possède un art particulier que je n’aurai jamais.

HISTOIRES

J’aime quand il me guide dans son enfance et me fait suivre le petit garçon curieux, vivre ses premiers moments à l’école et l’apprentissage des autres et de soi. Ces moments qui ont fait de nous des humains rebelles ou des hommes paisibles. L’enfance dit tout. Qu’aurait été l’écriture de Gabrielle Roy sans sa vie familiale au Manitoba ou encore l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu sans ce départ forcé pour la grande ville alors qu’il était adolescent. Il a eu la certitude alors que l’univers se fracturait.

Que deviendrait ma vie ? Je ne voyais pas comment modifier le cours des choses. On pouvait faire des stages dans des cliniques pour se libérer de la drogue ou de l’alcool. Consulter des psychologues spécialisés dans ces traitements. Participer aux réunions des AA et se trouver un guide. Mais pour quelqu’un d’accro à la lecture comme moi, on ne pouvait rien faire. Et c’était tant mieux ! (p.115)

Ces livres qui m’ont tellement fasciné quand je me suis assis pour la première fois dans une salle de classe. Et puis un jour, après des efforts, la surprise de se rendre compte que les mots nous livrent des secrets. Comme si on s’était acharné pendant des jours à faire glisser une clef dans une serrure. Et puis là, ça y est. La clef tourne et la porte s’ouvre sur un monde. Parce que savoir lire, c’est se permettre tous les voyages, toutes les aventures, devenir tous les personnages et de franchir les époques en un claquement de doigts. C’est comme ça que je me suis retrouvé en Russie à dix-sept ans, lisant Léon Tolstoï et son incroyable roman Guerre et paix, me prenant tour à tour pour un cosaque sur les champs de bataille ou encore un jeune soupirant qui n’osait pas bouger dans les somptueux salons de Saint-Pétersbourg, étourdi par le froissement des robes de soie. La lecture, la plus grande machine à voyager dans le temps.
Je suis certain que Donald Alarie aurait partagé ma joie quand le plus beau moment de la journée arrivait enfin à l’école Numéro Neuf de La Doré. Cette dernière heure de l’après-midi où Mademoiselle sortait le grand volume cartonné. C’était notre livre sacré. Parfois, c’était elle qui lisait, souvent un élève qui savait patiner sur les phrases et donner sa voix aux personnages. J’étais souvent l’un de ceux-là. Un gros roman qui nous faisait rêver et inventer des jeux dans la cour de récréation. Une de perdue, deux de trouvées de Georges Boucher de Boucherville paru en 1874. Ce livre m’a ouvert les gouffres de la lecture et a fait de moi un lecteur insatiable.

AVENTURE

Donald Alarie lisait des Bob Morane. Je n’ai lu que Le retour de l’ombre jaune. Tous les garçons de la classe se disputaient les exemplaires disponibles à la bibliothèque. J’étais un lecteur original. Il y avait une petite pochette à l’intérieur de la quatrième de couverture. Là se trouvait une fiche que l’on devait remplir pour repartir avec le livre. Écrire son nom et la date. Je regardais la fiche et quand personne n’avait emprunté le livre, c’était pour moi. C’est ainsi que j’ai lu une étude de Séraphin Marion portant sur l’œuvre d’Émile Nelligan. Je crois bien n’avoir pas trop compris de quoi il était question. Je choisissais peut-être un peu mes titres pour épater la classe et mes amis. Heureusement, cela a vite changé et j’ai appris beaucoup de la lecture de ces écrits ignorés.
 
Je suis allé saluer Michel. Il m’a promis de m’écrire. Il me donnerait sa nouvelle adresse plus tard. Il m’a offert deux bandes dessinées en cadeau. Puis il m’a tendu un autre livre en disant : « C’est de la part de ma mère. Elle en avait deux exemplaires et elle tenait à t’en offrir un. Tu pourras le lire un jour… » C’était Rue Deschambault, de Gabrielle Roy. Quelques années plus tard, en le lisant, j’aurais l’impression d’entendre une confidente me chuchoter à l’oreille des histoires pleines de tendresse. (p.28)

C’est ainsi que j’ai découvert La Minuit de Félix-Antoine Savard, Félix Leclerc, son magnifique Pieds nus dans l’aube, Léo-Paul Desrosiers et Les Engagés du Grand Portage, dans la belle collection Nénuphar de Fides. Ce roman m’a tellement fait rêver. J’ai dû le lire quatre ou cinq fois, copiant les passages où il était question des nations indiennes.
Je n’ai pas fait mon cours classique comme Donald Alarie, allant d’un bord et de l’autre dans un parcours scolaire plutôt sinueux. Heureusement, il y a toujours eu des livres. La poésie de Rimbaud et de Baudelaire que nous découvrions par fragments au collège parce que nous n’avions pas droit à l’intégralité des poèmes. La censure des frères Maristes n’était pas une rumeur. J’ai même failli me faire confisquer Les misérables de Victor Hugo par le frère bibliothécaire, le premier roman que j’ai acheté. Ce fut plus tard, à l’université que j’ai pu lire Les fleurs du mal et Une saison en enfer.

LA VIE

Les études. Un exil difficile pour moi que de passer du village à Montréal. Pour Donald Alarie, les migrations ont toujours eu lieu à l’intérieur des frontières de sa ville même si cela peut être bouleversant.
Les grandes amitiés que l’on était certain d’avoir pour toujours s’effritent alors. Et il y a le travail plus tard, les amours et nous perdons de vue des garçons avec qui nous étions du matin au soir. La mort, un accident et celui qui était comme votre bras droit n’est plus.

Un jour, durant la récréation, j’ai aperçu un garçon étendu par terre. Il y avait du sang près de sa tête. Il avait fait une mauvaise chute et sa tête avait heurté l’asphalte. Je me suis éloigné, effrayé. Le surveillant est intervenu. On a transporté le blessé à l’intérieur. Puis une ambulance est venue le chercher. Le lendemain, on nous a appris qu’il était mort à l’hôpital. Il n’avait que neuf ans. Il se nommait Pierre. J’ignorais qu’on pouvait mourir à cet âge. (p.16)

Les parents vieillissent, luttent contre la maladie ou encore foncent dans leur vieillisse avec une colère qui ne s’est jamais démentie chez ma mère.
C’est ce que j’aime chez Donald Alarie. Cet écrivain me porte à la confidence,  à parler de moi et de lui par ricochet. Son texte est comme une main tendue. Vous la prenez et vous allez dans un parc, vous asseoir sur un banc, pour mieux regarder le jour s’étirer et surveiller, le sourire aux lèvres, les agitations des hommes et des femmes. C’est cette intimité que je retrouve chaque fois dans un livre de Donald Alarie. Il m’entraîne dans son monde et me fait mieux voir le mien. Il me permet toujours une réflexion qui me pousse dans des sentiers que je ne cesse d’explorer. Peu d’auteurs réussissent cet exploit et c’est ce qui me fait dire que Donald Alarie est un écrivain important, essentiel, unique.


PUIS NOUS NOUS SOMMES PERDUS DE VUE de DONALD ALARIE, une publication des ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE.