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lundi 19 juin 2017

Rachel Leclerc tourne une page de notre histoire

DES MOMENTS DE NOTRE HISTOIRE se glissent dans la littérature depuis un certain temps pour mon plus grand plaisir. Je pense à Éric Plamondon qui s’attarde à la révolte des Mi’gmaq de Ristigouche en 1981 dans son tout dernier roman Taqawan. Ou encore Louis Hamelin, dans Autour d’Éva, qui plonge dans la Révolution tranquille. Il y a aussi Mirabel, l’aéroport qui s’est dressé au milieu des terres agricoles, au cœur du Québec. Marie-Pascale Huglo s’y attarde dans Montréal-Mirabel. Un projet qui est devenu le symbole d’une décision politique insensée. Hamelin, encore lui, en faisait le sujet de son premier roman La rage en 1989. Rachel Leclerc revient sur une décision du gouvernement fédéral à Forillon en Gaspésie dans Bercer le loup. Les autorités gouvernementales y ont expulsé des centaines de familles pour faire un parc national.

Louis et Michèle Synnott pensaient s’installer sur leur terre de Forillon, tout près de la mer qui les berçait dans leurs jours et leurs espoirs d’une vie calme et tranquille. Un pays qu’ils avaient reçu de leurs parents et qu’ils entendaient transmettre à leurs enfants qu’ils souhaitaient nombreux. Et arrive la décision que l’on ne prend pas trop au sérieux d’abord. La rumeur circule. Les autorités gouvernementales veulent créer un parc sur cet espace fascinant qu’est Forillon, chasser toute une population en la dédommageant le moins possible comme cela se fait partout.
Cela n’est pas sans me rappeler la décision du gouvernement Taschereau de céder des terres à une entreprise américaine qui souhaitait construire des barrages et produire de l’aluminium au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Tout le gratin de la société, particulièrement le clergé, vantait les mérites de la modernité et promettait la prospérité pour des générations et des générations. On exproprie des terres agricoles, on cède tout un territoire, presque un pays à la Québec Developpement company en 1922. Une décision qui s’est faite sans consultation et en ignorant les Innus qui occupent le pays depuis des millénaires. Ce peuple perd alors un territoire de chasse ancestral sur la rivière Péribonka. Les barrages font monter le niveau de l’eau sans avertissement, noient des terres, font disparaître des villages. Onésime Tremblay a symbolisé cette révolte et cette lutte pour le respect de ses droits et une juste compensation pour la perte de ses terres. Un combat qui trouve encore des échos dans les audiences du BAPE tenues récemment sur la gestion du lac Saint-Jean. Cette fois, la population fait face aux décisions de Rio Tinto, une entreprise australienne.

LANGAGE

Jean Chrétien tenait un langage similaire devant les gens de Forillon en 1970. Prospérité et retombées économiques étaient au rendez-vous. Les résidents du secteur verraient leur avenir assuré.

Tu n’en reviens pas encore, des centaines de familles vont devoir déménager pour que les touristes de demain aient l’illusion de pénétrer un territoire vierge après avoir payé leur droit d’entrée à la guérite. Cinq lignes à peine, cinq lignes qui te rendent fou, écrites par un fonctionnaire mal élevé dont tu voudrais oublier le nom. Tu ignores encore le montant qu’on t’offrira pour la terre d’où ton regard embrasse chaque jour l’horizon sur la baie, tu partiras sans le savoir. Tu as entendu parler de sommes qui varient entre deux mille et six mille dollars. Ce sont les chiffres auxquels en est arrivé le prétendu expert qui rôde autour de vos maisons en votre absence. (p.35)

L’obligation de partir, de tout abandonner et de s’installer ailleurs se fait la mort dans l’âme pour la plupart des gens, particulièrement pour Louis Synnott. Ces réfugiés restent marqués au cœur et à l’âme et ne peuvent oublier certains événements. Louis transmettra cette colère, cette partie de son âme qu’on lui a volée à sa fille Marina, celle qui est née au moment où un fonctionnaire met le feu à la maison ancestrale. Michèle accouche sur le sol, comme une bête, au moment où les agents du gouvernement, des fonctionnaires « qui ne font qu’exécuter les ordres », posent le geste qui marquera la mémoire pendant des générations, particulièrement la petite fille qui entreprend de venger la famille.
Janice a entendu les récriminations de son grand-père et concocte une vengeance contre le fils de celui qui a incendié la maison ancestrale, invente un mensonge qui bouscule la vie de tout le monde.

TRAUMATISME

Des dizaines de personnes sont encore marquées par les expropriations de Mirabel et des gens nous parlent encore de la « tragédie du Lac-Saint-Jean » après une centaine d’années. Ce genre de décision cause des remous et engendre des séquelles difficiles à imaginer. Que dire de la création d’Israël sur des territoires palestiniens, créant des conflits et des affrontements qui sont insolubles. Les rancunes se transmettent de génération en génération. La haine souvent.
Le roman de Rachel Leclerc s’attarde à un geste politique qui marque l’imaginaire. La rancune est là, ne cesse de tourmenter les descendants. Se venger n’est certainement pas la solution. Janice l’apprend à ses dépens.


Plusieurs années après la mort de son père, Ulysse s’était même dit que les ministres d’Ottawa et de Québec, en créant le parc Forillon, avaient seulement achevé de dépouiller une communauté dont les fondateurs avaient été si souvent, après la Conquête et le traité de Paris de 1763, délibérément maintenus dans la dépendance et la précarité. Honte à ces politiciens, s’était mis à répéter Ulysse Le Sueur à mesure que les années passaient et qu’il repensait à tout ça, honte à eux et à toute leur descendance. (p.65)

Peut-on refaire l’histoire ? Personne ne retournera habiter le territoire de Forillon. Les vestiges de Mirabel se dressent pour montrent l’erreur du gouvernement de Pierre Elliott Trudeau qui a rêvé l’avenir sans tenir compte des protestations.
Janice retrouve Ulysse Le Sueur, le fils d’André, celui qui a incendié la maison de ses grands-parents et entend lui faire payer. Une histoire qui plonge dans les méandres troubles de la vengeance et qui a au moins l’effet de provoquer des réactions, une sorte de catharsis qui permettra d’accepter le passé.

AFFRONTEMENT

Un roman fascinant où l’ombre et la lumière s’affrontent, une histoire pleine de rebondissements. Janice se libère des propos de son grand-père, d’un héritage de rancœur et de colère, et retrouve sa mère Marina. Une manière de faire la paix avec le passé, l’injustice et l’arbitraire.
Les blessures à l’âme prennent du temps à guérir et c’est ce qu’illustre magnifiquement le roman de Leclerc qui nous propulse dans le temps et l’espace, dans les méandres d’une pensée et d’une rancune séculaire. Je me suis laissé prendre, emporter par les circonvolutions qui hantent cette famille.

Pour Ulysse, toute cette affaire était bien la preuve, si besoin était, que l’attitude d’André Le Sueur dans les villages de Forillon allait continuer de le hanter jusqu’à sa mort. Il devait reconnaître sa filiation et sa responsabilité. Il n’avait plus le droit de feindre d’ignorer une époque durant laquelle les habitants incrédules et atterrés, avaient regardé monter des colonnes de fumée dans le ciel de la péninsule sans pouvoir rien y faire. (p.169)

Bercer le loup fouille l’âme de ceux qui subissent la pire des injustices, ceux qui perdent leur pays. Je n’ai pu m’empêcher de penser aux réfugiés qui doivent quitter un lieu devenu invivable et partir sans trop savoir ou ils vont échouer. Ils restent marqués, souvent incapables de vivre le présent et de s’installer dans leur nouvelle vie. C’est peut-être ces migrations qui alimentent le terrorisme actuel, mobilisent les déportés d’une seconde génération.
Le pays façonne les individus et quand on oblige une population à tout quitter, ils ne peuvent que trébucher et claudiquer. Et pas une vengeance ne peut guérir cette blessure, pas une violence ne peut guérir l’âme.
Un roman qui fait réfléchir à des moments de l’histoire qui marquent et secouent notre pensée. Que dire des Acadiens qui ont été arrachés à leur pays et déportés un peu partout dans le monde. Les séquelles sont toujours là. Une blessure à l’être peut-elle guérir ? Et que dire de la responsabilité…

BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC, roman paru chez LEMÉAC ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : IMAGO de NATALIE JEAN.


lundi 29 mai 2017

Stéphane Larue subjugue avec Le plongeur

STÉPHANE LARUE entraîne le lecteur dans un milieu peu connu : la restauration et les cuisines où la surchauffe menace de tout faire éclater. Une plongée dans un accélérateur de particules où des hommes et des femmes se démènent pendant que les clients discutent à voix basse dans la salle à manger, savourent leurs plats et dégustent un verre de vin. La passion du jeu aussi qui hante le jeune plongeur et lui coupe le souffle, l’empêche de penser. Et cette musique singulière qui pousse dans une troisième dimension. Voyage au bout de l’enfer dans un Montréal que je ne connais pas.

Il est étudiant en graphisme au cégep, aime dessiner depuis qu’il sait tenir un crayon. Il pense en faire un métier. Pochettes de disques, illustrations, bandes dessinées, tout peut arriver. Pourtant rien ne va comme il le souhaite. La passion du jeu le happe. Il ne peut résister à une machine à sous. Tout son argent y passe. Il s’isole, ment à tous, vole sa blonde, s’endette et se retrouve à squatter chez un ami, incapable de payer son loyer. Il est aspiré par cette obsession, espérant gagner le jack pot et refaire surface. J’ai un frère qui a connu cette fièvre. Il prétendait déjouer la machine et ressentir une vibration quand elle allait cracher. Il tremblait comme un alcoolique en manque en s’approchant des machines. Après des gains fort impressionnants, il a tout perdu jusqu’à la faillite.
Notre héros accepte un emploi de plongeur à La Trattoria où les clients affluent soir après soir. Les cuisiniers se débattent dans un véritable sauna pour servir tout le monde. Tous tourbillonnent dans une cacophonie assourdissante.
Le jeune homme découvre un monde étrange où l’on hésite entre le réel et l’extravagance, un tourbillon qui les laisse au seuil de l’extase et de l’épuisement.

MONDE

Stéphane Larue envoûte dès les premières pages de ce roman imposant qui détonne. Le lecteur, qui n’en a plus que pour le fragment, le bref, le court, doit s’éloigner. L’écrivain nous pousse dans une fresque de plus de 500 pages denses, fortes et étourdissantes. Un univers sonore, olfactif, visuel et englobant. J’aime la musique, mais pas celle qu’écoute le narrateur, celle qui l’accompagne dans ses journées comme un martèlement qui frappe en pleine poitrine. Comme s’il avait besoin de cette dose d’adrénaline pour tenir debout. Il connaît tous les groupes de cette musique rythmée à  grands coups de marteau, assiste à tous les concerts et se nourrit de ce monde trash. Voilà pour l’ambiance. Véritable initiation pour le néophyte que je suis.
Il y a surtout la cuisine de La Trattoria où l’on court pour servir des clients qui s’amusent aux portes de l’enfer. Larue nous permet de nous faufiler dans le ventre de la bête. Restes de nourritures, graisses, saleté, odeurs fétides, vapeurs, sueurs collent aux travailleurs qui dansent une frénésie incontrôlable pour dompter le monstre qui s’empiffre dans les intestins du restaurant.

L’amoncellement de nourriture gâchée ressemblait aux entrailles d’une bête à la chair luisante et chiffonnée. Une odeur de désinfectant mêlée à une autre, que je n’arrivais pas à identifier, grasse et fétide, emplissait mes narines. Une hotte moins imposante que celle de la cuisine aspirait bruyamment l’air trop humide qui avait entamé depuis longtemps le plâtre du plafond. (p.56)

Chaque fois que notre plongeur met les pieds dans le restaurant, il fait face à une montagne d’assiettes, de poêlons, de tasses, de déchets de nourriture qui s’accumulent et menacent de l’écraser. Tous crient, hurlent, tournent frénétiquement dans une chorégraphie démente devant les plaques chauffantes et les fours. De véritables démons qui jonglent avec le feu pour nourrir les belles dames et les hommes chics qui sourient dans la lumière tamisée.
Bébert, un cuisinier, le mentor du plongeur, ne donne pas sa place et hurle, jure, bouscule tout le monde et impose un rythme effréné. Ça recommence chaque soir, à chaque quart de travail jusqu’à épuisement, jusqu’à la bière libératrice qu’ils avalent en tremblant, la tête vide. Il faut combattre la bête, la dompter quand elle rugit et charge. Tous doivent suivre un rythme infernal pour s’en sortir. Il y a bien quelques tires au flanc qui trouvent le moyen de profiter des autres, mais ils ne perdent rien pour attendre. L’équipe se donne à fond pour arriver à servir les clients et passer à travers une tâche quasi insurmontable.

L’espace de la cuisine était tout juste assez grand pour que deux personnes y manoeuvrent à l’aise ; avec Bébert on était rendus six, tous en mouvement dans une mêlée étourdissante. Je me suis mis à suer abondamment, d’un coup, deux rigoles m’ont coulé le long des flancs. Les cuisiniers en pleine action me contournaient et me frôlaient sans me regarder. C’était comme essayer de comprendre une engueulade dans une langue inconnue. En se faufilant, Bébert a déposé les poêlons sous une étagère en stainless, où des salades attendaient d’être ramassées. (p.71)

Un enfer où chacun doit lutter pour sa survie et un peu d’espace. Ce travail fou comble notre joueur d’une certaine façon. Il oublie ses problèmes pour se perdre dans des gestes répétitifs, des efforts qui le laissent pantelant quand le restaurant se vide. Pas étonnant que tous ressentent le besoin de prolonger la soirée dans des bars où les maîtres de la nuit se déplacent derrière des ombres inquiétantes.

MONDE PARALLÈLE

Notre graphiste découvre un monde parallèle qui se nourrit de drogues et d’alcool forts. Il suit ses compagnons et découvre des endroits où des vendeurs de stupéfiants imposent leur loi. L’envers du Montréal touristique, des grandes fêtes, des festivals, d’un anniversaire que l’on veut grandiose. Celui du fond de la nuit, des bars tonitruants, des barmans, des serveuses, des prostituées qui racolent un client en oscillant sur des souliers aux talons démesurés.
Stéphane Larue ne vous laisse aucun répit. Je me suis senti devenir frénétique avec cette écriture précise et envoûtante. Quel monde intense ! Ses personnages carburent à cent à l’heure, poussent leur résistance à la limite. Tous se sentent vivre quand ils sont à la frontière du délire et de la frénésie. Tous fascinent le jeune plongeur qui dissimule mal sa passion pour le jeu. Tous ont un côté caché que l’on découvre peu à  peu, des vies parallèles dont ils ne parlent presque jamais.

Nick est revenu avec les shooters. Il les a distribués, nous en offrant deux chacun. On les a sifflés en criant comme des possédés. Ils ont eu sur moi l’effet d’une droite à la mâchoire. Le début de fièvre s’est dissipé, le signal a disparu. J’étais devenu assez mou pour être hors d’état de nuire. On était loin des brosses de mon adolescence ou de celles en feu de paille du cégep. J’avais de la misère à m’adapter à la soif de mes nouveaux collègues, à leur descente effrénée. Bonnie avait rapproché sa chaise de celle de Bébert, qui se moquait de Renaud à demi-mot. Elle lui touchait l’épaule ou la cuisse. L’alcool, qu’il avalait à grandes lampées, ne semblait pas l’affecter, hormis peut-être qu’il colorait ses joues de rouge. (p.213)

Survivre est tout un exploit dans ce milieu. Bébert est inépuisable tout comme Bonnie qui carbure à la musique du plongeur et aux substances. Ils vivent quand ils ne sont plus que des corps qui s’emballent et qu’ils atteignent une forme d’extase.

JEU

Stéphane Larue décrit un monde où le rythme emporte dans une transe, une autre dimension, surtout quand on se retrouve dans une salle surchauffée où tout le monde se bouscule, saute, danse jusqu’à l’hallucination.

Les lumières de la salle ont baissé jusqu’au noir. Les cris de la foule ont fusé, encore plus aigus. On a enfin entendu les premiers accords de « Holy Wars » dans les amplis. Ça sonnait cent fois  plus fort que les guitares de Static-X, c’était comme un séisme, un volcan vomissant mille tondeuses rugissantes. Le drum a enchaîné. Je l’ai senti dans ma cage thoracique comme si on me martelait de coups de poing. Des explosions pyrotechniques nous ont brûlé les rétines, puis la basse et la deuxième guitare ont embrayé. L’onde de choc a fouetté la foule déjà gonflée à bloc, qui s’est ruée dans le mosh pit comme une marée d’Orques dans le gouffre de Helm. (p.351)

Et cette passion du jeu qui fait tout oublier. Quand le narrateur s’arrête devant une machine, il est magnétisé. Il n’arrive plus à se raisonner, emporté par une fièvre qu’il ne peut calmer que par les couleurs vives qui tournent. Tout son argent est avalé. Il s’enfonce. Il le sait, il n’y a jamais de gagnants dans ce jeu.

Je me suis posté devant la machine sans enlever mon manteau ni prendre le temps de m’asseoir sur le tabouret. J’ai glissé un billet de vingt dans la fente. Je fondais sous mes vêtements. J’ai choisi Cloches en folie. Les premières  donnes, j’ai joué en misant gros, mais je n’ai fait que des petits gains. Le tic-tac électronique des crédits qui fluctuaient m’engourdissait jusqu’au bout des doigts. Ça faisait du bien. Ça bourdonnait dans ma tête. Je lévitais à cinq pouces du sol. En moins de vingt minutes, j’ai brûlé presque cent dollars. Toujours aucun gain, mais perdre ne me faisait rien. C’est jouer qui comptait. C’est de ça que j’avais besoin. (p.385)

Un roman remarquable, comme il ne s’en fait plus. Un souci du détail, des descriptions qui étourdissent dans une époque où l’on a tendance à tout escamoter. Je me suis laissé aspiré par ces remous, ces tourbillons qui laissent en apnée. L’impression de marcher dans une jungle, dans un monde effervescent qui coupe le souffle et vous fait perdre tous vos repères. Le type d’euphorie que je ressentais en courant des marathons, ces moments où je me sentais invulnérable et capable de faire le tour de la Terre.
Stéphane Larue propose une véritable aventure de lecture. J’en suis ressorti épuisé, vidé de toutes mes énergies, dépendant de cette écriture qui vous attire dans des méandres qui se multiplient à l’infini. Larue est un magicien qui décrit un monde époustouflant. Les personnages, malgré leurs excès, leurs étranges comportements, sont fascinants. Je me suis retrouvé avec des envies de venir en aide au narrateur, de vouloir le retenir quand il s’aventure au casino. J’ai partagé ses passions, ses moments de frénésie, ses peurs et ses euphories qui le poussent hors de la réalité. Je voulais lui tenir la main, l’éloigner des machines, mais il m’a bien possédé.
Un roman rare qui vous frappe comme un météorite. Pas étonnant qu’il ait remporté le Prix des Libraires. À lire absolument, d’un bout à l’autre même si vous risquez la dépendance avec cette écriture précise, envoûtante comme une musique de Philippe Glass.

LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : BERCER LE LOUP de RACHEL LECLERC.


lundi 22 mai 2017

Plamondon plonge dans une histoire troublante


LE GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, en 1981, envoie des forces policières pour saisir les filets de pêche des Mi’gmaq à la réserve Listiguj de Ristigouche. Une intervention policière qui tourne à l’émeute et à la crise sociale. Éric Plamondon nous replonge dans un moment particulièrement tragique que peu de Québécois aiment se rappeler. Le sort des Autochtones refait surface, malheureusement, trop souvent dans l’actualité. Que l’on songe aux événements d’Abitibi ou encore de Uashuat tout près de Sept-Îles. Des femmes agressées, violées par des proches ou qui disparaissent sans laisser de traces.

Le territoire de la réserve mi’gmaq de Listiguj se situe à la frontière du Québec et du Nouveau-Brunswick, le long de la rivière Ristigouche, renommée pour ses nombreux saumons, mais aussi comme du dernier lieu de résistance de la colonie française. Là où s’est scellé le sort des Acadiens et celui des Québécois par ricochet. Un pont lie les deux provinces, une frontière entre le monde autochtone dépossédé de tout et celui des Blancs qui prennent des décisions étranges. Le gouvernement de René Lévesque est au pourvoir à Québec en 1981 et entend tenir tête à Ottawa, oubliant les autochtones et leurs droits. L’intervention policière est brutale. Des arrestations, des blessés, une justice expéditive, une autre étape d’une guerre d’occupation.

OCÉANE

Océane, une jeune mi’gmaq est à l’école ce jour-là. Elle étudie de l’autre côté de la rivière, hors de la réserve. Quand elle tente de rentrer chez elle après sa journée, le pont est bloqué. Elle suit des garçons et réussit à traverser en se glissant dans la structure. La jeune fille est arrêtée, violée par des policiers qui se permettent tout. Je ne peux que penser aux témoignages de ces femmes en Abitibi qui pointent les policiers du doigt. Un geste qui semble fréquent quand il s’agit de jeunes femmes autochtones. Les adolescentes sont traitées comme du bétail et les mâles conquérants s’en servent avant de les rejeter. Des événements similaires ont été racontés maintes fois dans notre littérature. Louis Hamelin dans Cowboy nous fait voir de façon exceptionnelle cette situation dans les réserves. J’ai vécu cette cohabitation difficile alors que je travaillais dans les forêts du nord de l’Abitibi. Le racisme s’y exprimait dans la plus absurde des cruautés. Des hommes n’hésitaient pas, après avoir avalé quelques bières, à faire des raids dans la réserve tout près pour « tasser » les hommes et violer leur femme et leurs filles. Je raconte cela dans La mort d’Alexandre en 1982. Personne n’en a parlé, bien sûr. Lucie Lachapelle s’attarde aussi à cette situation déplorable dans Rivière Mékiskan. La situation ne semble pas vouloir changer malgré de nombreuses dénonciations. David Adam Richards aborde le même événement de façon saisissante dans Enquête dans la réserve paru en 2013.

HISTOIRE

Éric Plamondon a sa façon de nous plonger dans cette page d’histoire. La bataille de la Ristigouche, haut lieu de l’Amérique française, redevient le théâtre d’un affrontement entre Québec et Ottawa. Les nations indiennes, aujourd’hui comme hier, ont souvent été au coeur de ces luttes de pouvoir. Toute la communauté mi’gmaq est traumatisée par l’intervention soudaine des policiers et leur brutalité.

Dany fait ce qu’il peut avec sa jambe de bois. Le policier tire, arrache la chemise, le plaque à terre, un coup de genou dans les côtes l’air de rien, un oing sur la nuque parce qu’il faut qu’il obtempère. La clé de bras disloque l’épaule. Un cri de douleur jaillit, étouffé par un fuck you hargneux. Ils sont maintenant quatre sur le dos de l’homme à terre. Il n’avait qu’à obéir. Refus de se plier aux ordres d’un représentant de l’autorité. Il n’avait qu’à ne pas traîner. Ils lui maintiennent les jambes et lui passent les menottes. Un coup de matraque dans le dos pour finir. Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Le ministre a dit, la police exécute. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison. (p.32)

Éric Plamondon raconte l’histoire de façon horizontale et verticale, je dirais. Nous suivons Océane dans les jours qui suivent l’occupation. Il remonte aussi dans le temps pour s’intéresser à la présence autochtone en Gaspésie jusqu’à l’arrivée des premiers migrants sur le continent américain dans un passé très lointain. Autrement dit, nous basculons dans le temps et l’espace, vivons la présence autochtone dans ces lieux où ils chassent et pêchent depuis des milliers d’années. L’arrivée des Européens chambarde tout. Les envahisseurs s’emparent de tout et font fi des droits et des lois. Le non-respect des traités signés avec les premières nations est un exemple désolant de cette manière d’agir. Il suffit de lire Thomas King, particulièrement L’indien malcommode, pour avoir mal à l’âme devant les tractations et les sévices que les Blancs imposent aux premiers occupants. La réalité dépasse toujours la fiction.
Les manœuvres de Pierre Pesant, dans Taqawan, sont particulièrement odieuses. Sous des dehors empathiques, plaidant en faveur des mi’gmaq, il contribue à l’enlèvement des jeunes indiennes pour en faire des prostituées.

AVENTURE

Des morts, des meurtres, des gens qui tuent et s’en tirent sans aucune conséquence. J’ai du mal à prendre au premier degré toutes les tribulations de Leclerc et William, son complice indien, qui se comportent en véritable Rambo. Plamondon caricature la mythologie que le cinéma américain fait de la Conquête de l’Ouest et des affrontements avec les nations indiennes. Océane devient un prétexte entre deux forces qui se confrontent dans la plus terrible des violences.
Yves, un simple garde-pêche tue sans aucune émotion et se débarrasse des corps comme s’il faisait cela tous les jours. La loi du plus fort s’impose et les lois, les édits sont bafoués. C’est gros, c’est énorme, mais il faut voir plus loin, celle d’une dépossession et la poussée implacable de ce que nous nommons la civilisation.

C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours : défendre son territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ? Pourquoi mourir pour tout ça ? (p.110)

C’est ce que j’aime chez Éric Plamondon. Il ne se contente pas d’une aventure rocambolesque, mais se questionne sur la nature de l’humain et ses agissements, le milieu, le comportement des saumons par exemple, la nature qui devient agissante. Et nous sommes peut-être seulement des bêtes qui défendent un espace et un lieu pour se nourrir et se reproduire. Notion dépassée ? Peut-être tout simplement que ce désir réside dans notre ADN et nous pousse à protéger un territoire pour soi et sa descendance.

BRUTALITÉ

Nous basculons dans un monde rude où tous agissent sans scrupules, s’approprient des terres, utilisent les femmes comme du bétail. Le vieil indien redresseur de torts et le garde-pêche sont aussi impitoyables et insensibles que les envahisseurs. Bien sûr que les bons vont triompher et qu’Océane sera libérée des mains des exploiteurs. Elle s’exilera dans la ville, étudiera pour s’arracher à la misère et à toutes les humiliations qui écrasent son peuple. C’est le sort des autochtones maintenant. Tous doivent acquérir un savoir et arriver à vivre à la manière de ceux et celles qui se sont approprié leur pays. Ceux qui survivent dans les réserves font face à des problèmes quasi insurmontables de misère et de dépendance.
Éric Plamondon nous plonge dans une actualité dérangeante, ne se tient jamais dans la demi-mesure. Le monde se fait et se défait.
Un livre qui éclaire nos rapports avec des populations qui ont tout perdu et qui survivent sur des réserves trop étroites. Il faut en parler encore et encore dans l’espoir que les choses changent et que des Mi’gmaq, les Innus, les Algonquins ou les Hurons retrouvent leur fierté d’être, arrivent à vivre selon leurs traditions et leur manière de voir le monde. Un roman qui transcende l’action et les agissements des personnages pour nous plonger dans la violence de ceux qui envahissent un espace et en chassent les occupants. C’est toute l’histoire de l’Amérique qui refait surface dans ce roman. Il ne faut pas l’oublier.

TAQAWAN de ÉRIC PLAMONDON, roman paru au QUARTANIER.


PROCHAINE CHRONIQUE : LE PLONGEUR de STÉPHANE LARUE.