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dimanche 16 juin 2013

Jacques Girard est un grand humaniste



Jacques Girard écrit depuis toujours, du moins je l’imagine, avec des bouts de crayon qui tiennent tout juste entre ses doigts. Une écriture qui prend de l’espace sur les pages des carnets qui ne le quittent guère. Il explore Roberval et ses environs depuis sa première publication en 1996, à la manière de son père qui hantait un territoire de chasse dans le secteur de Sainte-Hedwidge. Sa mère est née dans ces terres, sur une ferme où le jeune garçon a connu des étés inoubliables.

J’hésite à dire que Jacques Girard écrit des nouvelles. Il possède l’art de l’esquisse, des grands traits. Tout est matière à écriture pour lui. Il regarde, écoute et un sujet s’impose. Ce qu'il recherche, c’est l’émotion qui affleure et retient le lecteur. Il s’attarde à son enfance, tourne autour de certains individus que la vie a secoués de bien des façons. 

Famille

Dans «Attendez au moins la fin de l’histoire», sa famille immédiate devient plus présente. Son épouse Diane et ses enfants, ses petits-enfants aussi. Avec le temps, un corps qui connaît des hésitations, l’écrivain est plus sensible aux grandes et petites joies qui bousculent le quotidien.
«Si vous passez en automne à La Tuque, ne soyez pas surpris si vous voyez dans le ciel des traînées jaunes qui volent en forme de U. Ce phénomène m’intriguait. Diane et moi étions en promenade chez notre fille Renée-Claude et son partenaire de vie, Gilles. Ce jour-là, Cora-Lee s’amusait avec les voisines, tandis que moi je me promenais avec Elliot dans le parc voué à la mémoire de Félix Leclerc situé à proximité, le long de la Saint-Maurice.» (p.75)
Pas d’explications. À nous de faire le lien.
Ses textes, d’un livre à l’autre, forment un florilège de portraits assez unique. Guy-Marc Fournier, par exemple, ce journaliste et romancier qui l’a entraîné dans le monde de la lecture et lui a fait connaître l’étrange métier de correspondant pour «Le Quotidien» au Lac-Saint-Jean. Avec ce travail, l’enseignant pouvait vivre les grands événements de son secteur. La Traversée du lac Saint-Jean à la nage par exemple dont il rédigera l’histoire. Je n’ai pu qu’en faire un personnage de mon roman «Le voyage d’Ulysse». À Roberval, Jacques Girard est connu comme Barabbas dans la passion.

Enseignant

L’auteur n’hésite jamais à parler de son métier d’enseignant, des rencontres qu’il y a faites, des collègues, mais aussi des jeunes qui se démarquaient, de certains originaux. Il faut entendre ses anciens élèves parler de lui pour comprendre qu’il a été un maître important. Il avait la particularité de circuler dans les couloirs de la polyvalente de Roberval avec des chariots chargés de romans et de livres de poésie qu’il distribuait à gauche et à droite. Un genre de colporteur littéraire qui mettait la lecture en avant de tout. Un passeur exceptionnel. Le plus grand lecteur que je connaisse. Il a tout lu et possède une mémoire phénoménale. Il est capable de parler d’un ouvrage qu’il a parcouru il y a des années et vous avez l’impression qu’il vient à peine de le glisser dans un rayon de sa bibliothèque.

Le familier de Jacques Girard retrouve souvent une référence à un écrivain ou une citation dans ses textes. Lire est aussi une manière d’écrire pour lui.
Le Robervalois possède sa table au café Yé, boulevard Saint-Joseph, juste à côté de la bibliothèque Georges-Henri-Lévesque qu’il fréquente. Son bureau qu’il aime à répéter. L’écrivain s’y retrouve tous les jours quand sa santé le lui permet. Il tente de nous faire croire qu’il écrit. Je le soupçonne de parler plutôt avec les clients qui défilent. Il est l’auteur de Roberval et tous ses lecteurs le connaissent. Il va même jusqu’à faire la livraison d’un exemplaire de son dernier ouvrage à la maison. Trouvez un écrivain qui fait cela.
«Attendez au moins la fin de l’histoire» est un autre moment de cette fresque qui ne cesse de prendre de l’ampleur depuis presque vingt ans. Une œuvre particulière, écrite pour les gens qu’il aime. «Je suis un écrivain public», répète-t-il. Il est plus que ça. Jacques Girard est le témoin d’un milieu qu’il ne cesse de réinventer. L’écriture peut servir aussi à cela. Tous ceux qui le croisent risquent de se retrouver un jour ou l’autre dans ses croquis. Une preuve de sa générosité et de son humanisme.

«Attendez au moins la fin de l’histoire» de Jacques Girard est paru aux Éditions Portes ouvertes.

dimanche 9 juin 2013

Aurélien Boivin : un travail remarquable


Un autre fleuron de la collection des Éditions Trois-Pistoles vient de paraître avec «Contes, légendes et récits de l’île de Montréal, 1. Montréal: une ville à inventer». Et ce n’est là que le premier volet de cette entreprise gigantesque. Plus de 800 pages attendent le lecteur et rien ne dit que la suite subira une cure d’amaigrissement. De quoi plonger dans la littérature du Québec, découvrir sa richesse et la variété de son répertoire.

Il fallait bien y arriver à cette île de Montréal après des séjours au Saguenay-Lac-Saint-Jean, en Abitibi, dans le Bas-Saint-Laurent, la région de la Gaspésie, des Iles-de-la-Madeleine et Québec. Montréal n’a rien perdu dans l’attente. L’agglomération qui a été longtemps la métropole du Canada et la ville francophone la plus importante de l’Amérique du Nord ne peut que réserver des surprises.
Aurélien Boivin, le mentor de cette publication, a fait un travail colossal et a dû se restreindre au territoire de l’île pour se frayer un chemin dans la multitude de textes qui touche cette région. Il a oublié volontairement les banlieues, la Rive-Sud de cette cité qui s’avère le cœur d’un vaste territoire et le poumon du grand Québec. Les choix, malgré cette limitation dans l’espace, ne furent pas de tout repos, on s’en doute. Des forces et certaines couleurs plutôt étonnantes se dégagent de cette compilation.
«Autant l’anthologie «Contes, légendes et récits de la région de Québec» a fait une place importante aux récits légendaires, devant leur abondance, autant ces récits basés sur un fait réel déformé par la tradition, le bouche à oreille, en somme et exploitant un phénomène surnaturel mettant en scène diable, loup-garou, feu follet, revenant, mendiant jeteur de sorts…, sont beaucoup plus rares dans l’île de Montréal, sans qu’il ne soit possible, même après avoir consulté quelques spécialistes, d’expliquer une telle rareté.» (p. XLIII)   
Peut-être que le diable préfère se tenir loin de la grande ville où le mal séjournait en permanence selon une certaine tradition littéraire qui prônait l’occupation du territoire et la colonisation. Et comment cet énergumène aurait-il pu tenir tête aux guerriers farouches qu’étaient les Iroquois?

Beau mélange

Aurélien Boivin mélange habilement les récits, les contes, les nouvelles, de la poésie et des textes de chansons. Humour aussi, textes érotiques et proses plus sérieuses. Il ne manque que l’expérience théâtrale pour compléter l’exploration. Le lecteur peut s’attarder aux débuts de la colonisation par les Blancs, l’arrivée de Jeanne-Mance et Maisonneuve, sentir la présence des Iroquois et vivre certains actes d’héroïsme.
Plus que tout, j’ai été souvent étonné. Certains écrivains ont gardé une belle fraîcheur malgré les bonds dans le temps. Je pense à Eugène Achard surtout. Un style clair, limpide et contemporain.
Curieusement, plusieurs des écrivains cités sont plutôt négatifs envers la grande ville. Ringuet, Denise Bombardier, Hubert Aquin et Lise Bissonnette se montrent sans pitié.
«La misère urbaine à Montréal, c’est tout cela, mais c’est également une dégradation du mobilier urbain, des rues à la chaussée défoncée qui ressemblent à celles d’un pays en guerre et une saleté qui ne s’explique pas uniquement par la fin de l’hiver. La ville est devenue sale, et il faut avoir voyagé un tant soit peu pour s’en rendre compte.» (p.16)

Pourtant, selon les récits des explorateurs et des fondateurs, l’île de Montréal était un paradis à l’origine. Les activités humaines semblent avoir eu un effet particulièrement négatif sur l’environnement.

Aventure

À noter l’absence de Gabrielle Roy et son incontournable «Bonheur d’occasion». Un choix éditorial du chercheur. Je pense aussi à Yves Beauchemin qui a beaucoup décrit Montréal. Jean Basile, Michel Vézina, Pierre Gélinas et même Hervé Gagnon pourraient s’ajouter à la liste. Il serait aussi intéressant de scruter la présence de Montréal dans les écrits des romanciers anglophones, Mordecai Richler entre autres, ou le poète Leonard Cohen. Boivin a fait face à des choix déchirants.
Tous les textes décrivent une belle aventure américaine avec ses caractéristiques, ses obsessions religieuses et sociales. L’imaginaire aussi. Comment ne pas sourire en lisant Marcel Godin qui dresse un portrait mordant des écrivains importants des années 70 dans «Le poisson rouge».
L’ensemble, malgré des formes changeantes, s’impose et donne un portrait saisissant du territoire de l’île de Montréal avec sa montagne qui se profile, peu importe les époques. Une formidable aventure dans les écrits d’ici et un survol incomparable d’une littérature qui s’est enracinée dans la réalité du Nouveau Monde. Un ouvrage indispensable.

«Contes, légendes et récits de l’île de Montréal 1. Montréal: une ville à inventer» d’Aurélien Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles.

lundi 3 juin 2013

Nicole Houde, lauréate du prix Hervé-Foulon


Hervé Foulon en compagnie de Nicole Houde
Nicole Houde remportait, le 21 mars dernier, le prix Hervé-Foulon du Livre oublié avec «La maison du remous». Édité pour la première fois en 1986, l’ouvrage fondateur de la romancière installe des thèmes, des questionnements et des préoccupations qui essaimeront dans les œuvres subséquentes de cette écrivaine unique. J’ai lu trois ou quatre fois ce roman au fil des ans et j’ai été bouleversé pour différentes raisons. À toutes les fois. L’écriture vous aspire comme une galaxie qui ne cesse de prendre de l’expansion, s’attarde à l’univers des femmes d’une façon singulière.

L’auteure, avec raison, a résisté à la tentation de retoucher le texte à l’occasion de cette nouvelle parution. Elle a su respecter son cheminement et l’écrivaine qu’elle était il y a vingt ans. Tout y était alors, tout y est encore. L’éditeur a repris la page couverture qui provoque un malaise avant même d’avoir amorcé la lecture. Le ton est donné.

Univers

Laetitia nous entraîne dans le monde qu’explorera Nicole Houde dans ses différentes parutions. Dans une démarche sans compromis, exigeante, l’écrivaine reviendra autour de certains personnages pour les bousculer et mieux les cerner. La figure du père par exemple qu’elle ne réussira à saisir qu’avec «Je pense à toi» en 2008, vingt ans plus tard. Un écrivain a beau être happé par des sujets ou des humains, il multiplie souvent les excuses et inventera tous les détours pour ne pas les confronter. Peut-être parce que c’est trop douloureux de rouvrir certaines blessures, de fouiller des secrets que l’on préfère ignorer.
Nous comprenons avec le recul, qu’il a fallu toute une vie d’écriture à madame Houde pour cerner son univers et en découvrir toutes les dimensions. Que de courage il faut pour s’aventurer dans un milieu qui broie les hommes et les femmes, les écrase dans leur esprit et leur corps. Laetitia et ses filles, une figure inoubliable et fascinante, sont dépossédées par leurs fonctions biologiques. Le corps trahi. La maternité devient une malédiction qui chiffonne l’organisme, s’en nourrit depuis la nuit des temps. L’homme, dans cet espace, devient une menace qu’elles doivent éloigner malgré l’attirance, l’espoir de douceur et d’amour, la sensualité souvent incontrôlable.
La seule tentative d’évasion de Laetitia, peu après son mariage, ne peut qu’échouer. Une nuit sur les monts Valin pour être la sensualité, le plaisir et échapper au remous qui avale le village. Conquérir aussi l’espace des mâles et échapper à son destin. Elle sera enfermée dans la maison par le père et le mari, des figures interchangeables. Tout doit être à sa place dans cette prison où les femmes venues des générations d’avant la hantent et la poussent dans une rage destructrice. «Rien ne doit changer au pays du Québec» écrivait Louis Hémon. Nicole Houde lui répond d’une façon percutante en montrant l’envers de la médaille.
Laetitia, la figure dominante de ce roman, voudra s’arracher à cette spirale destructrice et sans issue. Elle ne pourra que s’y enfoncer.

Trahison

Le corps ne cesse de trahir Laetitia et de la réduire à son rôle de faiseuse d’enfants qui deviennent rapidement des étrangers à la naissance. Ce petit être gruge ses énergies et l’esprit, l’âme je dirais. Il n’y aura que la toute dernière peut-être, par sa marginalité, pour s’accrocher dans l’enfance. Ce sera fatal pour l’irréductible qui ne peut tenir tête à tout un village.
Cette réalité, les femmes ne peuvent la fuir que dans la folie ou la mort. Toutes, dans «La maison du remous» sont prisonnières et sous haute surveillance. Pendant ce temps, l’homme se défonce dans les chantiers et se noie dans l’alcool au printemps.
Les femmes ne peuvent que sentir leur corps leur échapper, que protéger les filles qui ont cru aux mirages des promesses amoureuses et aux sourires des hommes. Ce rêve engendre les pires catastrophes, les gestes sans retour. Le suicide de la sœur de Laetitia est un moment inoubliable. Cette scène me hante encore.
Une page importante du vécu des femmes, du sort qui leur a été réservé dans une société patriarcale et cléricale où elles n’étaient que des ventres qui assuraient l’avenir de la race.
Même après quatre ou cinq lectures, on ne sort pas indemne de «La maison du remous». Une œuvre puissante qui n’a pris aucune ride. Un grand roman qui montrait déjà l’écrivaine importante et unique qu’allait devenir Nicole Houde. Il faudrait bien en faire un film un de ces jours.

«La maison du remous» de Nicole Houde est paru aux Éditions de La Pleine lune.

dimanche 26 mai 2013

MORISSET NOUS COUPE LE SOUFFLE



Les textes de Micheline Morisset, dans Le cœur, c’est fatal, sont à méditer comme des cantiques. En plus, le livre est magnifique et les illustrations de Gwenaël Bélanger, des images de guitares fracassées, évoquent les personnages qui ont tous quelque chose de cassé en eux. J’ai eu du mal à quitter certaines nouvelles d’une force et d’une justesse singulières.

Le titre le dit bien, tout le recueil tourne autour de l’amour, la mort, le vieillissement, les blessures qui ne guérissent jamais. J’aime surtout cette manière que l’auteure a de retenir le temps. Comme si l’écrivaine prenait une photo de son personnage et l’examinait sous tous les angles, dans un décor particulier, lors d’un moment de grande vulnérabilité. Elle possède l’art de se glisser entre deux gestes, de bousculer un peu son personnage pour révéler un secret.
Bien plus, c’est un tableau qui s’esquisse, une scène que l’on ne se lasse pas de regarder et de retourner dans tous les sens.
«Ma mère se tient immobile sur le perron, rendue au dur labeur d’habiter encore pour quelque temps ce monde. Son visage ni laid, ni beau. Du temps empilé sur du temps. Vieillir est pornographique.» (p-15)

L’ART DE VIVRE

Des agressions dans l’enfance ont balafré le corps, des amours mal vécus ont froissé l’âme. La vie peut-être est la plus terrible tempête qu’un vivant puisse affronter. Et cette dérive du temps qui finit par tout gâcher quand le corps n’est plus fiable.
«Derrière le flou de ma fenêtre, je regarde le givre et le visage d’une femme, vieille si vieille, se replier comme une feuille à la fin de sa vie.» (p.81)
Les phrases de Micheline Morisset étourdissent. Ce sont des éclairs qui aveuglent et restent longtemps collées à vos paupières.
«Il avait pour moi des gestes comme des rubans de soie.» (p.50) «Et le train de nouveau gruge les rails comme une bête, à la croisée des routes. Comme une bête ajoute à mes tourments.» (p.80)
Il faut revenir sur ses pas encore et encore pour s’imbiber du drame qui couve, de ce qui se perd et ne se retrouve que dans l’écriture.
«Il m’a tendu le casseau de fraises, puis m’a souri. C’est bête un sourire, ça ne dit pas tout. Ça raconte peu des cailloux sous les paupières. Mieux vaut se fier aux yeux, c’est sur cette petite île que les gens sont les plus tristes surtout s’ils se croient à l’abri du regard d’autrui.» (p.26)
Souvent tendres, parfois rugueuses, toutes les nouvelles viennent vous chercher dans vos derniers retranchements, vous secouer comme un drap sur une corde folle de bourrasques. Difficile d’exprimer la fascination que certaines images exercent sur vous. La beauté certainement qui se précise et éblouit.

QUÊTE

Madame Morisset sort ses plus beaux pinceaux pour redessiner le visage d’une vieille femme qui se perd dans le trou de sa mémoire. Il y a aussi la fuite de l’autre, la fascination qu’un agresseur exerce sur sa victime, des amours qui n’ont pas eu lieu, des blessures qui ne cicatriseront jamais.
«Et ta main tremble. Toute ta vie se referme si durement. Un jour, le téléphone sonne et ça bascule. Sans voix. L’état pur du silence. Tu jettes un œil à la fenêtre, en bas : un hurlement de nuages et un tas de pierres sur du gravier puant. Il n’y a plus rien d’autre à attendre.» (p.86)
La vie se dilue dans le silence, le cœur s’arrête de battre parfois, une petite éternité et repart. C’est fatal.

«Christian et Marie comprenaient trop bien que certaines fins débutent par un mot qui, mine de rien, traverse la pièce et peu à peu couvre la vie d’un voile de cendre. Ils ne s’étaient pas tout dit, et les mois avaient passé. Le temps, le vent pliés en quatre dans les recoins du cœur.» (p.111)
La musique monte et recommence, la vague gonfle et se défait sur les rives du fleuve toujours là, obsédant, changeant et indifférent.
Une écriture qui n’appartient qu’à elle et qui vous bouscule. Des éclats de beauté. Je garde «Le cœur, c’est fatal» tout près, à portée de lecture pour le relire à voix basse, m’imprégner de cette prose ensorcelante. Un moment de grâce.

«Le cœur, c’est fatal» de Micheline Morisset est paru chez les Éditions d’art Le Sabord.