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mardi 15 avril 2008

Jean-Marc Massie refait le monde à sa manière

Le conte permet de réécrire l’histoire, de se moquer des possédants et d’assumer la revanche de l’opprimé sur les puissants. Jean-Marc Massie illustre, une fois de plus, qu’il est de la grande lignée des inventeurs de mondes.
Vous pensez connaître les débuts de l’Amérique? Vous croyez que Jacques Cartier a été le premier à remonter le Saint-Laurent et à mettre le pied en cette terre du Canada. Détrompez-vous! Jean-Marc Massie prouve que notre histoire est un malentendu. Montréal a été fondée par des esclaves africains qui ont réussi à se libérer de leurs chaînes. Après des semaines de navigation, ils ont échoué au milieu du Saint-Laurent à la hauteur de la ville du maire Tremblay. Et le mont Royal n’est pas une simple montagne au cœur d’une île.
«Chaque dimanche, le mont Royal est noir de monde. Le son des tam-tams pénètre le sol de Montréal, cette terre qui a été recueillie d’un peu partout aux alentours du Sao Bento ; le son s’engouffre jusque dans un vieux bateau vide, enfoui là depuis des siècles. Et chaque dimanche, pour sortir la ville de sa torpeur et chasser l’aliénation masquée de l’homme rose, le bateau renvoie en écho le chant de Capitao sur le rythme de la lourde et puissante pulsation cardiaque des révoltés du Sao Bento, lointains, lointains ancêtres des Nègres blancs d’Amérique.» (p.29)
Ce conteur à l’imaginaire débridé et foisonnant sait décortiquer la réalité pour lui donner une autre dimension. Étonnant, inventif et éblouissant.

Imaginaire

Si Jean-Marc Massie, dans «Délirium Trémens», nous égarait souvent à la fin de ses histoires, ce n’est plus le cas. Il maîtrise son imaginaire et esquisse une fresque magnifique dans «Montréal démasquée». La plus grande ville du Québec prend une couleur inédite, se transforme en cité mythique et sensuelle.

«Un peu plus à l’est, sur la terrasse du Saint-Sulpice, intellos post-hippies et activistes altermondialistes dissertaient sur le réchauffement de la planète et ses conséquences  sur la fertilité des batraciens. Aux limites du quartier gai, la vapeur blanchâtre des saunas masquait la grisaille du smog, créant ainsi une hyper-condensation de toutes les pulsions sexuelles de la ville. Cuir, latex, masques en cuirette, tattoo, piercing, pubis épilés et torses bombés avaient la cote sur la Sainte-Catherine à l’est d’Amherst. Sous le pont Jacques-Cartier, on faisait l’amour à plusieurs, à voile ou à vapeur ; l’important, c’était d’y mettre sa sueur.» (p.37)
Son DVD montre un sorcier sur scène qui danse, chante et invente un univers d’un geste de la main. Il faut le lire surtout, le plaisir est décuplé. Massie connaît les possibilités de l’oral et de l’écrit, deux modes d’expressions qu’il maîtrise parfaitement.

«Montréal démasquée» de Jean-Marc Massie est paru aux Éditions Planète rebelle.

La diva Maria Callas aimait-elle cuisiner?

Denys Arcand et Réal La Rochelle
Réal La Rochelle emprunte un chemin particulier pour raconter Maria Callas, une chanteuse que l’on a baptisée la «soprano assoluta». Une cantatrice remarquable qui a vécu deux vies.
Pendant son adolescence, jusqu’au début de la vingtaine, Maria Callas a été une jeune femme rondelette, quasi obèse. Lors de la Seconde Guerre mondiale en Grèce, la jeune chanteuse connaissait des problèmes de poids pendant que la population crevait de faim. On n’a pas de mal à imaginer qu’elle a éprouvé des sentiments partagés envers la nourriture. Il faudrait peut-être un psychanalyste pour tout embrouiller ou percer le mystère.
À partir de 1953, elle retrouve une taille de guêpe, comme si elle avait changé de corps. Une véritable métamorphose. Et quel beau terrain pour les spécialistes qui n’ont pas manqué de se questionner sur la voix de Callas avant et après.
«La comparaison de certaines œuvres enregistrées aux deux périodes différentes, la grasse et la maigre, apporterait certainement une compréhension plus aiguë et plus fine du phénomène. Ce travail remettrait également en perspective une affirmation erronée de la cantatrice. Elle insistait pour dire que ses enregistrements en studio avaient été faits alors qu’elle était mince, et que cette situation n’avait pas altéré sa voix. Or, tous ses enregistrements Cetra et EMI, de 1949 à 1953, ont été réalisés alors qu’elle était obèse.»  (p.52)
«La Divina» ne s’attardait guère devant ses fourneaux, on s’en doute. Il semble impossible de prouver qu’elle cuisinait comme le découvre le scribouillard du récit de Réal La Rochelle qui doit trouver les recettes originales de la chanteuse. Et, ses obsessions ou ses faiblesses alimentaires, Maria Callas pouvait les confier à un cuisinier ou les satisfaire dans les plus grands restaurants.

Époque

Callas est peut-être l’une des premières vedettes de l’opéra à vivre et à périr par l’image. Elle précédait ses contemporaines sous cet aspect. Elle s’acharnera à préserver cette «taille de guêpe», malgré des difficultés à contrôler son poids. Une obsession qui l’aura entraînée dans la mort. Mais où commence la fabulation et qu’est la réalité? Les grandes figures semblent drainer les mystères.
«Callas, boulimique de drogues, est morte stupidement d’une overdose. Comme Marilyn Monroe, Janis Joplin, Jim Morrison. Tous Américains. Tous porteurs de musiques d’autodestruction.» (p.87)
Ce récit bien documenté permet de découvrir une femme angoissée et pleine de contradictions. Réal La Rochelle donne envie de s’attarder auprès d’une artiste remarquable qui a vécu des «vies exceptionnelles». Cela explique peut-être la fascination qu’elle exerce encore sur les amateurs de chant lyrique. La Rochelle m’a fait retrouver les quelques disques de Callas que je possède. Pour les écouter et les entendre d’une manière différente.

«Les recettes de la Callas» de Réal La Rochelle est publié aux Éditions Leméac.

Suzanne Jacob bouscule le langage

Suzanne Jacob s’intéresse au langage et aux mécanismes qui font que nous pouvons nous entendre entre individus qui vivent sur un même territoire. Elle a mené sa réflexion dans un essai remarquable «La bulle d’encre» et dans «Écrire» paru aux Éditions Trois-Pistoles où les écrivains tentent de cerner leur univers et le pourquoi de l’écriture.
Elle revient sur le sujet dans «Histoire de s’entendre», s’inspirant de l’expérience qu’elle a vécue à l’Université d’Ottawa où elle a été écrivaine en résidence. Elle avait accepté ce séjour à la condition de donner un cours que les étudiants devraient suivre. Histoire de ne pas parler dans le vide, j’imagine. Elle a choisi d’y questionner la langue, le langage, la pensée dans ces rencontres en explorant le monologue intérieur.
«À partir du fait que c’était le dialogue avec ces œuvres qui m’avait le mieux mise à l’abri de la désintégration, qui m’avait fait le mieux entendre ma propre voix intérieure, j’ai décidé que j’allais proposer aux étudiants une exploration du monologue intérieur, c’est-à-dire une exploration du monde là où il commence et finit pour chacun des individus de l’espèce humaine. Le monde n’est nulle part ailleurs que dans le monde des pensées de chacun.» (p.24)
Un angle qui peut prendre toutes les couleurs et peut aussi emprunter toutes les directions. Bien sûr, il y a des balises, des lois, cette grammaire qui réjouit certains et qui peut en faire damner d’autres. Un ensemble, un consensus qui fait que l’on a domestiqué le langage et qu’il est possible de communiquer entre des individus. Des codes aussi si l’on veut.

Communication

Ces règles permettent l’expression et aussi un regard sur le monde qui nous entoure, de livrer une pensée. Elles règlent aussi, policent et censurent dans une certaine mesure en mettant des balises partout.
Suzanne Jacob s’intéresse particulièrement à ces règles, à ce qu’elles permettent et aussi empêchent. Peut-être aussi se demande la romancière, qu’en se livrant à certains exercices, il est possible de faire tomber les masques, de faire entendre une voix qui est étouffée au plus profond de sa conscience. Que peut-il arriver quand on se met en situation d’écoute et que l’on ouvre toutes les valves pour ainsi dire. Bien sûr on reconnaîtra certaines approches et Suzanne Jacob montrera bien la différence entre l’examen de conscience, l’écriture automatique ou encore l’association libre que l’on pratique en psychanalyse.
«Il peut seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration font jaillir dans l’esprit des brouillons, des bredouillements, des amorces, des filaments de pensées, d’histoires, de récits qui paraissent n’avoir aucun sens, aucune utilité, aucun destin ni destinataire ; il peu seulement faire prendre conscience que le silence, l’attention, la concentration ont parfois pour effet de vider l’esprit de ces manifestations de l’activité de la machine narrative, sans perdre de vue que le vide, le silence, le mutisme figure parmi ces manifestations.» (p.28)
Nous basculons dans une forme d’expression hybride qui tient de l’improvisation, de la spontanéité et de libération du flux verbal. Cela permet surtout de défaire les blocages, certaines craintes qui empêchent de descendre au plus intime de soi. L’écrivaine y rencontrera des craintes, des refus et aussi des colères même dans cette approche. On ne s’ouvre pas comme on le fait de la porte d’un placard.
Suzanne Jacob tout en questionnant ses étudiants, le fait tout autant avec elle, explorant ses propres blocages, ses réticences, oscillant entre sa mère la Pianiste et sa sœur la Mouette. Elle ira rôder aussi du côté de certains écrivains qui l’ont marquée, de ses propres romans aussi. Un échange qui demande beaucoup d’ouverture et de générosité, d’humilité aussi et d’écoute.
Il en résulte un essai fort intéressant, souvent déconcertant. Elle arrive peut-être à cerner son univers, à déclencher des processus d’expression chez ses étudiants en approchant après plusieurs tentatives ce noyau dur, ce lieu où l’on cache des secrets que nous ne voulons livrer à personne, que nous ne souhaitons même pas évoquer. Pourtant, le travail de l’écrivain repose essentiellement sur cette quête, cette ouverture, cette plongée en soi qui fait que l’on dit ce que l’on ne veut pas penser même.
Un questionnement intéressant pour ceux et celles qui s’intéressent au pourquoi et au comment dans l’écriture, qui savent très bien que la langue les porte tout autant qu’elle les brime. Suzanne Jacob continue son exigeante quête.
«Écrire, c’est peut-être aussi décider d’en finir avec une histoire obsédante. Choisir son obsession et inventer l’oreille dormante qui aura raison d’elle, qui parviendra à lui donner un début, une durée, une fin. Et lire, c’est encore choisir d’entrer dans l’obsession d’une autre histoire pour exercer l’oreille dormante à trouver les issues de sa propre obsession.» (p.104)

«Histoire de s’entendre» de Suzanne Jacob est publié aux Éditions du Boréal.

L’écriture pour le plaisir de la voltige

«La descente du singe» ressemble à un feu d’artifice qui illumine la nuit pendant quelques instants. Éblouissement, applaudissements et puis retour des ténèbres et du silence.
De courts textes donc, un goût prononcé pour les jeux de mots, les suites absurdes, l’étrangeté, les pirouettes qui déstabilisent et laissent en déséquilibre… J’ai rapidement renoncé à chercher des ancrages dans ces récits qui empruntent toutes les directions. On s’y perd souvent. C’est voulu, songé, dira-t-on.
Quel livre étrange! David Leblanc parvient à être amusant, sérieux quand il se donne la peine de s’attarder à son propos. Le plus souvent, il résiste mal à la danse des sophismes. Il raffole de l’absurde, jongle avec les sonorités et patauge dans une logique étrange. Bien sûr, le lecteur peut sourire devant les saluts faits à certains écrivains et s’amuser de ces paralogismes ou faux textes philosophiques.
«Considérant qu’un mot peut faire image et qu’une image vaut mille mots, nous tiendrons pour acquis qu’un mot qui fait image vaut mille mots. Ces mille mots feront chacun image, et chaque image vaudra mille mots donnant chacun une image valant mille autres mots, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’esprit se retienne d’aller plus loin, car il est difficile de se faire une idée – appelons cela une image mentale – de ce que représentent mille fois mille fois mille fois mille fois mille fois. Aussi est-il faux de croire qu’une image vaut mille mots, puisqu’il en est un qui les vaut toutes: infini.» (p.129)
Et après?

Je suis toujours un peu mal à l’aise après une telle lecture. L’impression d’être aspiré par une écriture qui implose et tente de casser les moules. On le sait, les mots tracent des frontières qu’il est à peu près impossible de déplacer. Il faudrait oser, aller aussi loin que Claude Gauvreau pour inventer une autre dimension, une autre logique à ses risques et péril.

«Je n’écris pas. Sujet+verbe+complément. Je n’ai pas dit que je n’écrivais rien, encore moins que je n’avais rien à écrire, ce qui ne revient pas du tout au même, quoique le fait de n’avoir rien écrit jusqu’à présent puisse le laisser croire. J’aurais pu dire « laisser entendre », écrire « laisser paraître », mais je n’en ai rien fait. Je n’écris pas, c’est tout. » (p.111)
Que dire de ce puzzle que l’on oublie la dernière page tournée. Oui, c’est original, touffu et Leblanc démontre une bonne maîtrise de l’écriture. Est-ce suffisant? Quelques trouvailles, des lancées où l’on aimerait que l’auteur s’attarde. Je pense à ces réflexions sur l’âme russe. Leblanc fait tout pour dérouter son lecteur et il y arrive parfaitement.

«La descente du singe» de David Leblanc est paru aux Éditions Le Quartanier.

jeudi 10 avril 2008

Allen Côté effectue un retour après dix ans

Dix ans après «La ruelle au fond du cœur», Allen Côté revient avec «La société du campus», un roman qui nous entraîne dans le monde universitaire même si les enseignants et les matières académiques y prennent fort peu de place. Les personnages gravitent autour d’un bistrot où les étudiants aiment refaire le monde. La vie va dans toutes les directions quand on a vingt ans. Il faut tant de choses avant de s’installer et se laisser porter par l’amour et les passions.

Myriam, Joanna, Émile, Vincent, Yanic fréquentent les mêmes lieux et cherchent, chacun à leur façon, un peu d’espace pour oublier un passé étouffant. Yanic se remet mal du départ d’Yseult. Il dérive, parle pour engourdir son mal et partage un vaste appartement, rue des Croquemitaines, avec Émile et Vincent.
Émile vient de quitter sa petite ville de région pour étudier en théâtre. Comment ne pas reconnaître Chicoutimi dans Tremblebourg? Myriam, étudiante en psychologie, y est née également. Joanna travaille comme escorte et baise juste ce qu’il faut avec ses réguliers. Elle aime Vincent, un hockeyeur de haut niveau et s’égare dans la rédaction de son mémoire.
«Oui, je ferai ma maîtrise et j’ouvrirai mon cabinet de consultante en sexologie. J’aiderai les couples à trouver l’harmonie dans leur vie sexuelle et je leur paverai la route du bonheur. Ainsi, je serai contente de moi et le soir, je fermerai les yeux en étant certaine d’avoir rendu des gens heureux. Pour l’instant, je ferme les yeux en sachant que le plaisir que je procure est purement érotique. C’est une fragrance passagère qui n’enlève rien au mal de vivre et au manque d’estime de soi qu’ont les clients même s’ils sont souvent des gens très importants.» (p.16)

Enfance

Tous tentent de guérir une blessure profonde qui vient de l’enfance; tous ont connu une forme d’abandon et de rejet qui les fait claudiquer. Surtout Myriam! Elle plonge souvent dans des colères qui laissent ses proches pantois. Elle fuit les garçons, arrive difficilement à établir des liens avec les autres. Heureusement, il y a Joanna au grand cœur.
«J’ai vingt et un ans, bientôt vingt-deux, et tous les espoirs me sont permis. Oui, il y a de la houle et ça me donne des nausées. Je ne sais pas si c’est l’angoisse, mais il m’arrive parfois de penser perdre pied et mourir. J’ai peur d’être engloutie par un maelström de larmes. Je me laisse aller et meurs doucement en croyant rejoindre maman. Mais quelque chose me retient à la vie. Un beau jour, je découvrirai peut-être ce que c’est.» (p.47)

Monologue intérieur

«La société du campus» se présente comme un éloge à l’amitié, à ces liens qui font que jamais quelqu’un est condamné à n’être qu’un navigateur solitaire dans la vie. Myriam apprivoisera son demi-frère Émile et se réconciliera plus ou moins avec sa mère biologique. Joanna abandonnera sa vie d’escorte pour vivre avec Vincent. Même Yanic trouvera un sens à sa vie en travaillant dans un nouveau bistrot. Il faut des groupes, des alliances pour survivre dans une époque qui s’effrite et ne trouve plus aucune certitude.
«Une mascarade dans un cirque burlesque. C’est un peu ça, l’Amérique, un cirque burlesque. Et plus on consomme, plus on se sent en situation de pouvoir. On ne prend plus le temps de se faire une idée de l’essentiel. Nous sommes emportés par une vague et nous flottons dans un chambardement de valeurs, sans plus distinguer le bien du mal, le réel du faux.» (p.64)
Chacun prend la parole dans cette quête d’identité. Il en résulte des monologues fort peu personnalisés, même si le locuteur change. L’écriture reste neutre, un peu terne. Comme si chacun devait prendre du recul pour saisir sa vie et la direction qu’il entend emprunter.
Un plaidoyer discret pour la compréhension et l’acceptation en ces temps d’accommodations raisonnables. Allen Côté semble croire que les jeunes de vingt ans vivent spontanément l’ouverture et l’entraide. Ils ignorent les jugements, les anathèmes et parviennent à esquisser une société inclusive, permissive et plus tolérante.

«La société du campus» d’Allen Côté est publié chez VLB Éditeur.

jeudi 3 avril 2008

Katia Belkhodja enchante à son premier roman

 Parfois, on reste étourdi, incapable de trouver les mots en refermant un livre. Les phrases se défilent. C’est ce qui m’est arrivé avec «La peau des doigts» de Katia Belkhodja, une écrivaine née en Algérie.
Je suis devenu frénétique, moi qui souligne au marqueur jaune les passages que j’apprécie de mes lectures. Un peu plus et toutes les pages de Belkhodja devenaient un parterre de printemps engorgé de nouveaux pissenlits.
«Je t’ai reconnue à cause de tes boucles, sur l’esplanade de la Place-des-Arts. Il ne pleuvait pas. Il ne faisait pas, non plus, tout à fait beau. Pas vraiment. La moitié du ciel en nuages, sentinelles de lumières et d’ombres. Je me suis dit, comme ça : les nuages nous surveillent, avec dedans le visage des oubliés.» (p.9)
Un feu, une présence, une manière qui envoûte. Du début à la fin.

Nomades

Celia a quitté l’Algérie pour rejoindre un jeune homme à Paris. Un amoureux qui sentait le noisetier et avec qui elle a fait l’amour une seule fois.
«D’abord les lèvres, et puis les vêtements qui s’enlèvent et qui glissent, les robes et les sarouals, les jupons, les ceintures, les foulards, les bijoux, et il ne reste plus que la peau pour habiller le corps. Il ne reste que soi. Et l’autre, en face, si terriblement différent et si semblable. Et ils se fabriquent des soupirs. Explorations interrompues, tâtonnantes, cambrures, courbures d’amour et de douceur et le moment où il n’y a plus rien à explorer de là, aussi, le moment où il entre où c’est la première fois.» (p.17)
Paris et Montréal plus tard. Et cet amoureux qu’elle ne retrace jamais. Toute l’histoire devient une quête, de multiples errances. Impossible de trouver un lieu où il est possible de calmer cette frénésie. Des rencontres étonnantes, des amours qui soufflent l’âme et le corps, des folies qui poussent les jumeaux Gan, un autiste et Fril, le peintre, ou Dona à partir sans jamais se retourner. Ils sont des migrants de l’âme. Ils marchent sur une lame de rasoir, oscillants entre la folie et la lucidité; ils vont, transis, illuminés, trouvant un peu d’apaisement dans ce mouvement. Ils fuient, ne trouvent jamais, qu’importe.

Envoûtement

Katia Belkhodja entraîne le lecteur dans une ronde fantastique, avec, comme des oasis ici et là, où il est possible de reprendre son souffle. Et cette écriture qui envoûte telle une phrase de Marguerite Yourcenar qui obsède Gan.
«Attendre Marguerite Yourcenar, comme ça, en deux mille cinq, la femme prophète. Viens et libère-nous du non-sens. Et éloigne Beckett comme un diable en boîte. Je n’ai même jamais su ce qu’elle écrit, Marguerite Yourcenar. (Non, pas ce qu’elle a écrit : il paraît qu’on écrit toujours au présent, même ce qu’on a déjà écrit. Je ne savais pas, un poète me l’a dit au détour d’un chemin, il y a longtemps, avant de ne plus m’aimer. Mes amours toujours au présent, même ce qu’on a déjà aimé. Même quand on a arrêté d’écrire, arrêté d’aimer.)» (p.32)
Et dire que Katia Belkhodja a vingt ans, qu’elle est étudiante en littérature, qu’elle présente une œuvre formidable à sa première tentative. Une véritable magie emporte ce roman et les personnages.
«Et elle prend dans sa main très vieille et puis toute brune, sa main avec des taches, lézardée comme un mur, la peinture qui s’écaille, sa main, la peau comme de l’art abstrait. Elle prend la main de la cousine, Celia. Elle retourne sa main et sur chacun des doigts, pulpes brûlées, la peau. Chacun à tour de rôle posé sur sa bouche. Crevassée, ramassée, rentrée, tirée vers l’intérieur. Celia embrasse Celia, lui dit : toi non plus, tu ne seras jamais un saumon.» (p.92) 
Katia Belkhodja nous pousse à la limite de l’apnée. Ça sent le sable, la peau gorgée de miel, le soleil, le bleu du ciel si cela se peut. Tous les personnages se croisent, se perdent et se retrouvent dans une incroyable pérégrination. Ils s’aiment, se blessent, n’arrivent pas à calmer la douleur qui les possède. Des pages étonnantes de beauté, une écriture très singulière. Un enchantement. Une belle découverte.

«La peau des doigts» de Katia Belkhodja est publié chez XYZ Éditeur.