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jeudi 7 septembre 2006

Serge Bruneau et la vie de couple

Les maisons d’édition se multiplient au Québec. Trop répètent certains. Un lecteur peut plonger dans les parutions de XYZ Éditeur ou de Boréal et être occupé toute l’année. Quelques succès de la littérature mondiale, un détour chez Leméac et il aura lu un livre par semaine.
Je devrais écrire lectrice. Parce que ce sont les femmes qui lisent. Les hommes sont occupés ailleurs, à des «choses sérieuses» comme ils affirment dans les enquêtes. Pourtant la littérature fait comprendre la vie qui s’étiole, les mirages de la consommation et débusque les stéréotypes. Lire des romans ferait peut-être comprendre à ces mâles qu’il est bien futile de s’accrocher au pont Jacques-Cartier pour revendiquer leur paternité. «L’enterrement de Lénine» de Serge Bruneau leur apprendrait peut-être qu’il faut d’abord l’assumer cette paternité.

Le rêve

Alicia et Mathieu ont connu l’amour fou et la musique. Assez pour croire qu’ils pouvaient en vivre. Charlotte, leur fille, a quinze ou seize ans et déteste sa mère qui a toujours cru que tout était possible, allant d’un homme à un autre. Mathieu fait des chansons pour les vedettes du jour. Charlotte le rejoint dans sa maison de banlieue après une autre querelle avec Alicia. Ils doivent s’apprivoiser.
Le roman se présente comme un récit à deux voix, un duo qui joue en harmonie. Charlotte raconte sa vie et Mathieu en fait autant. Un Mathieu qui répond toujours présent, incapable de s’empêcher de courir quand Alicia lui fait signe. Une séparation mal cicatrisée.
Charlotte se méfie et ne veut surtout pas répéter les gestes de ses parents. Elle surveille les voisins mal assortis. Simone a beau être psychologue, elle devient aveugle devant son mari Adam qui baise à gauche et à droite.
«J’étais Charlotte et je savais que je surmonterais cette erreur sans m’accabler jusqu’à la fin des temps. J’étais cette Charlotte qu’ils avaient plantée dans ce monde qui était le leur et qui ne m’avait pas encore gobée. Et qui, me jurais-je, ne me réduirait jamais à son ordre où les zigotos sont rois.» (p.143)

Quête de sens

Plus rien ne semble vouloir unir les hommes et les femmes dans cette quête frénétique du plaisir. Charlotte fait en sorte de ne pas se faire piéger, tente de trouver un sens dans le quotidien qui s’affole souvent comme girouette au vent.
«J’étais la fille et elle, c’était la mère pliant l’échine sous les coups répétés du temps et des sales types qui le meublent. L’égalité était rompue. Je détestais ma mère. Je ne parle pas de haine ni d’aversion, je parle de l’envers de l’amour. De cette émotion qui a refusé de naître et donc, forcément, de s’exprimer.» (p.13)
La vie arrange toujours les choses, même mal. La fille finira par s’accommoder de sa mère.
Charlotte cherche à se débarrasser de son enfance. L’érable qui a marqué ses premiers pas et qu’une tornade a couché au sol devient un symbole. Elle le débite à la tronçonneuse pour mettre ses souvenirs en morceaux, s’acharne jusqu’à ce qu’elle puisse avancer dans la vie avec confiance. Mathieu bricole de son côté pour trouver la paix. Chacun a sa manière de faire surface.
Bruneau décrit des femmes et des hommes dans leurs hésitations et leurs déchirements. Les élans et la méfiance de la jeunesse devant la sérénité que les hommes et les femmes finissent par trouver après les grands feux qui laissent des cicatrices.
Un roman rafraîchissant, intimiste, avec juste ce qu’il faut de cynisme. Rien n’est facile, mais les personnages de Bruneau s’en sortent. Ils ont du ressort. Une belle tendresse, un humanisme de bon aloi que l’on découvre à chacune de ces pages bien senties. Un plaisir qui passe par une écriture forte.
Un écrivain étonnant, bien plus que ces vedettes de la littérature jetable qui se disputent les manchettes et une chaise dans les émissions de variétés. Dire qu’il a fallu que Serge Bruneau écrive un troisième roman pour que je le remarque. «L’enterrement de Lénine» m’a donné le goût de remonter à «Hot Blues» et «Rosa Lux et la vie des anges».

«L’enterrement de Lénine» de Serge Bruneau est paru chez XYZ Éditeur.

mardi 5 septembre 2006

Élisabeth Vonarburg publie un second volet

Élisabeth Vonarburg vient de publier le second volet de sa fresque «Reine de Mémoire» qui comptera quatre tomes de 600 pages.
«Le Dragon de Feu» arrive à la suite de «La Maison d'Oubli» paru au printemps dernier. Le plan initial de Mme Vonarburg est de publier deux fois par année. Une cadence infernale. Elle en est donc à mi-parcours de ce projet ambitieux qui revoit l'histoire européenne et occidentale. Une plongée dans le passé pour modifier certains événements avec les conséquences que l'on peut imaginer. Le lecteur arpente une terre connue tout en découvrant un monde qui s’appuie sur d'autres prémices. Une intrigue qui pousse du côté du roman philosophique, du récit d'aventure et du pur fantastique.

Famille

Nous retrouvons avec plaisir la petite Julianne, les jumeaux Senso et Pierrinno et Grand-père. Grand-mère vit en recluse et reste mystérieuse.  Il y a aussi l'autre monde, l'ancêtre Gilles qui fait retourner trois ou quatre générations en arrière. Les deux limites de la famille. Ce «mal-détalenté» vit en exil dans un pays qui pourrait être l'Asie. Un pays inventé où les dragons ne sont pas que symboliques. Magie, talents, esprits sont au rendez-vous.
L'imaginaire de Vonarburg demeure étonnant et séduisant. Les  rencontres et les discussions des Encyclopédistes par exemple sont des  moments de bonheur. Toute la partie européenne de ce roman s'ancre plus dans le monde réel et retient mieux le lecteur.
«Le vieux temps pèse sur le temps nouveau de tout son poids d'oubli, d'interdit ou de silence. Ceux qui devraient savoir ne savent pas parce qu'on ne leur a pas appris- on ne leur a pas appris parce qu'on ne savait plus. Et ceux qui savent n'en parlent pas parce qu'ils n'osent pas: un autre  édit règne, qui n'a rien à voir avec celui de la Reine folle, «la
tradition» dit Grand-père. Il ne faut pas en parler. Cela ne se fait pas. On s'attire des silences désapprobateurs, des gronderies, des punitions. Et l'on apprend à se taire.» (p.33)
Héritages, silences, tabous, l'histoire est ainsi faite.

Mondes parallèles

Élisabeth Vonarburg construit ses mondes avec un bonheur inégal.
«Quant aux autres, pour l'instant, tout ce que l'on peut faire, c'est prier avec ferveur pour eux. Et leur offrir tout ce qui pourra être accompli de bon et de grand en cette terre nouvelle. Il est le seul survivant du naufrage, il est le seul désormais à savoir que le Pays des Dragons existe  bel et bien. Et qu'il y règne une magie complètement différente de tout ce qu'on a pu rencontrer ailleurs.» (p.237)
La magie, les talents, les pouvoirs permettent à certains d'assumer une forme de domination et de contrer les ennemis. Vonarburg insiste beaucoup trop sur  ces talents, les pouvoirs de la magie et les rôles des Natéhsin et des Xhélin. À force de trop vouloir préciser, elle finit par tout embrouiller.
Peut-être que Vonarburg publie trop rapidement aussi. Il aurait fallu resserrer un peu et pousser plus loin l'écriture. Certains passages grincent un peu aux encoignures.
«Panthère a bondi d'une de ses cachettes et les précède, preste découpe noire et feu, dans le couloir puis dans la tonnelle-appentis à la lumière vitreuse, dansant à la porte de la serre encore mélodieuse du passage de Jiliane, tandis qu'ils retirent leurs souliers pour mettre les sandales.» (p.526)
Madame Vonarburg nous a habitués à plus de tonus.

«Reine de Mémoire 2. Le Dragon de Feu d’Élisabeth Vonarburg est paru aux Éditions Alire.
http://www.alire.com/Auteurs/Vonarburg.html

jeudi 31 août 2006

Serge Mongeau ne cesse de questionner

 Serge Mongeau est devenu indissociable d’«Écosociété», la maison d’édition qu’il dirige. Il y publie des essais portant sur l’environnement, la pollution, la vie et les dangers qui menacent la planète. Une maison où la réflexion guide toutes les activités. Il est l’auteur de «La simplicité volontaire», un succès qui ne vieillit pas depuis sa parution.
«Toute ma vie, j’ai été en marge de la société sans être vraiment marginal. J’abhorre cette société de consommation tout en appréciant certains de ses aspects. Je suis révolté par la disparité des conditions humaines et pourtant j’accepte de vivre bien confortablement. Je trouve dangereuse l’influence de la télévision- au point de ne plus avoir d’appareil depuis plus de quinze ans- mais j’accepte encore d’y être interviewé. Depuis la fin de mes premières études universitaires, je n’ai jamais accepté de travailler «pour gagner ma vie» et cependant je n’ai jamais manqué ni de l’essentiel ni même du superflu.» (p.11)
Ce fidèle ne rate aucun Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Souriant et discret, effacé même dans son stand, il est rarement invité aux tables rondes où l’on tente de remodeler la société. Pourtant, Mongeau le questionne ce monde depuis des années. Ce fut sa direction de vie depuis qu’il a quitté les scouts où il a appris la solidarité, la nature et la fidélité à ses engagements. Jamais il n’a dérogé à cette manière de penser.

Médecine

Fondateur des «Chantiers de Montréal» où l’on aidait les plus démunis en s’inspirant de l’abbé Pierre, l’étudiant en médecine amorçait alors une vie où les convictions et les idées auraient la priorité. Le quartier Saint-Henri où il s’installe, avec sa jeune épouse, l’occupe jour et nuit. Étrangement, il amorce son «travail social» dans l’univers de «Bonheur d’occasion» de Gabrielle Roy. La littérature n’est jamais loin.
Avec des amis, il veut transformer le Québec et donner une chance à tout le monde, qu’importe le lieu de sa naissance et de ses ressources financières. Il se retrouve naturellement au «Centre de planning de Montréal», candidat indépendant pour le Parti québécois dans Taillon, en 1970. René Lévesque et son parti se méfient de cette tête de rebelle. Il multiplie les interventions dans les médias, écrit d’innombrables lettres et chroniques portant sur la sexualité et la médecine. Il est de toutes les causes qu’il croit juste et équitable, bouscule les médecins et leurs façons de soigner le corps comme une mécanique, réfléchit et écrit. Il est amené à faire des choix déchirants, se met à dos des gens, mais reste fidèle à ses convictions.
Il décide de retourner aux études après avoir abandonné la médecine même s’il est père de trois enfants. Il rédigera sa thèse au Chili tout en suivant des cours. Il sera témoin de l’élection de Salvador Allende et du coup d’État qui met Pinochet au pouvoir avec la complicité des États-Unis. Un moment où l’histoire bascule. Serge Mongeau tente par tous les moyens d’aider les gens que l’on traque de façon sauvage.
«Il y a au Chili des milliers de personnes qui se trouvent en danger de mort et qui cherchent par tous les moyens à sortir du pays. Pour ce faire, elles n’ont pas beaucoup de choix, les frontières étant fermées; il ne reste que la solution de se réfugier dans une ambassade pour d’abord survivre et ensuite pouvoir partir.» (p.203)
Le Canada refuse d’accueillir les réfugiés à son ambassade de Santiago. Mongeau proteste et écrit dans les journaux du Québec.

Modèle

Serge Mongeau est un héros méconnu du Québec que l’on devrait inviter dans les écoles pour qu’il parle aux garçons un peu perdus, leur explique les valeurs qui font qu’une vie se transforme en aventure.
Une vie admirable même si j’aurais aimé que le militant prenne un peu de recul face à sa vie trépidante et donne un éclairage contemporain à sa longue marche. Un modèle d’intégrité intellectuelle. Il faudrait offrir «Non, je n’accepte pas» à Jean Brault et Charles Guité pour qu’ils comprennent que les entreprises et l’État ne sont pas des auges où l’on peut s’empiffrer. Encore vaudrait-il qu’ils lisent!

«Non, je n’accepte pas» de Serge Mongeau est publié aux Éditions Écosociété.

samedi 19 août 2006

Clara Ness évite les leurres du succès

Une véritable salve d'applaudissements pour Clara Ness en 2005, lors de la parution de «Ainsi font-elles toutes». Chantal Jolis, à Radio-Canada, n’avait pas assez de mots pour décrire son enthousiasme. Et Dieu sait qu’elle ne manque pas de vocabulaire d’habitude.
Son premier roman était assez remarquable, il faut le dire. Un court récit qui décrit les amours obsédantes d’une jeune femme, une étudiante en médecine. Elle aime Paul et Ruiz tout en se payant une aventure avec Agnès. Il y a aussi les rencontres dans les bars qui surgissent comme des collisions.
Une quête frénétique de jouissance, des amours qui broient le corps et l’âme, brûlent la vie et poussent hors du temps. Une écriture forte, des petites phrases comme des fléchettes qui happent le lecteur. Particulièrement intelligent, halluciné et troublant.
J’ai relu ce premier ouvrage avant d’aborder «Genèse de l’oubli», le nouveau roman de Clara Ness. J’ai envie d’applaudir. L’écrivaine a quitté cet univers de sexualité pour s’attarder à un homme et une femme qui cherchent à rompre avec leur enfance. Il était à peu près certain qu’en faisant ce choix, les commentaires seraient négatifs. Elle a résisté. Bravo!

Ruptures

Hadrien vit à Québec avec Ariane. Il a fui la France, un père qui ne pensait qu’à sa carrière de comédien et terrorisait sa famille. Il a voulu la grande rupture, celle qui fait quitter un pays et se perdre dans l’anonymat de l’étranger.
«D’abord, partir. Ensuite, vivre. C’est tout. C’est une question de survie. Je ne peux pas t’expliquer. J’étouffe ici. Et là-bas, c’est plein de promesses. J’ai vingt ans, je ne connais rien de la vie. On ne voit rien en France. On ne sait rien. On est à l’abri de tout. Tout est mort. Paris est une ville finie.» (p.54)
Ariane, une Québécoise, n’a fait que glisser d’un quartier à un autre dans sa tentative de fuite. Elle s’est éloignée de Sainte-Foy et de ses parents qui s’effacent dans cette banlieue en n’imaginant que leur confort un peu fade.
«Elle avait grandi dans ce que l’Amérique avait inventé de plus laid, de plus médiocre, de plus odieux, l’endroit du plus mauvais goût de la terre, le plus violent et le plus morbide : la banlieue. Mais elle savait bien qu’elle irait, enfant modèle tout droit sortie de la comtesse de Ségur, qu’elle retournerait demain dans sa famille enchantée qui habitait cette banlieue confortable et sûre.» (p.105)
Le père d’Hadrien meurt et il arrive ce qui doit arriver. Même s’il s’était juré de ne jamais remettre les pieds en France, Hadrien répond à l’appel de sa mère. La famille, on ne l’oublie pas, surtout quand on devient père d’une fillette.
Quête de sens

Ariane et Hadrien cherchent une nouvelle identité après avoir été écrasés par leurs parents. Au volant de son taxi, il sillonne Québec comme s’il allait se surprendre au coin d’une rue. Ariane étudie au conservatoire pour devenir comédienne. Lui va d’un client à un autre, elle du drame au rire.
Beaucoup de symboles tissent ce texte. Le taxi toujours en maraude, la maison de massage qui permet à Ariane de retrouver la joie du toucher. Hadrien, sous les mains d’Ariane, prend conscience de son corps. Un univers de dérobades, de glissades, ce qui n’empêche pas le couple de trouver un certain équilibre.
«… Ils s’offrirent l’un à l’autre dans cette ville qu’ils connaissaient à peine, ils étaient jeunes, ils se réveillèrent dans la lumière oblique du matin, ils entendirent les camions de livraison qui déchargeaient leurs caisses de bières dans les bars avoisinants, enveloppés dans cette luminosité blanche de l’hiver, dans ces soleils amassés qui leur coulaient dans les veines. Vers midi ils reprirent le chemin de Québec, là où les eaux se rétrécissent.» (p.116)
Un roman bien fait et bien écrit. Clara Ness ne sera pas l’auteure d’un seul livre. Le lecteur découvre une écrivaine qui s’affirme avec bonheur.

«Genèse de l’oubli» de Clara Ness est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 17 août 2006

Gilles Archambault ou la voix envoûtante

J’ai un peu délaissé Gilles Archambault depuis quelques années même si j’aime la voix, le ton et le regard qui enrobent une œuvre impressionnante. Tout près de trente ouvrages depuis je ne sais plus quand. Il arrive de pécher par infidélité, même avec ceux que nous aimons le plus.
C’est un cliché que d’écrire que Gilles Archambault transporte une certaine mélancolie qui donne une teinte unique à ses écrits. Oui, il cultive le spleen comme d’autres soignent les orchidées. Il a un ton, un tonus, une ligne qu’il respecte d’une nouvelle à l’autre et qui en fait un écrivain irremplaçable.
«Je réponds n’importe quoi. Peut-être dis-je que je ne sais pas exactement comment je me débrouille. Si j’étais sincère, je dirais que chaque matin je recommence. Comme si le jour qui vient de naître devait apporter une félicité que je n’ai jamais connue. Je sais que pour moi, c’est impossible.» (p.61)

Nouvelles

«L’ombre légère» présente une vingtaine de nouvelles. Un genre dans lequel Archambault excelle. Peut-être le nouvelliste le plus méconnu du Québec, l’un des meilleurs certainement. Des textes brefs, une page souvent pour camper un personnage et faire connaître ces «frissons d’être» qui perturbent ses héros.
Toujours ce rythme et ce velouté qui lui est propre. Une manière de respirer ou d’être, un phrasé, je dirais. L’amoureux de jazz qu’est Gilles Archambault ne boudera certainement pas ce qualificatif. Je m’ennuie de sa voix à la radio, de ces nuits avec Lester Young qui nous menaient à l’aube, tout barbouillés de musique.
Ses personnages abordent la cinquantaine, ils pourraient avoir soixante ou soixante et dix ans. Ils ont connu l’amour et tout s’est effrité sans qu’ils en soient malheureux ou heureux. Ils vivent dans le flou depuis leur naissance. Ces solitaires vont sans bruit, portent cette langueur comme le manteau de Kafka. Du moins j’imagine que le grand Frantz ne sortait jamais sans un manteau long comme ses angoisses.

Question

Un matin, ils ressentent un pincement au cœur. Qu’ont-ils fait de leur vie? Où vont-ils… Où est passée celle qu’ils aimaient et l’enfant quand il y en avait un. Un court arrêt, un palier où il est possible peut-être de croire que tout va changer, qu’une flamme va réchauffer ce monde d’habitudes et de recommencements.
«Tout ce temps écoulé en pure perte. Il y a si longtemps qu’on ne me tient plus pour un enfant. J’ai été le fils de Paul. Ceux qui s’adressaient à moi sans porter attention aux mots qu’ils employaient, qui devaient être bien distraits, ceux-là ne sont plus de ce monde. Tous morts. Je ne suis plus à l’âge où l’on se demande sans trop d’insistance ce qu’on a fait de sa vie. On subit. À peine si on s’efforce d’en tirer le meilleur parti possible.» (p.138)
Au bout du chemin, la mort regarde ses ongles. Peut-être est-ce absurde, comment savoir... L’étincelle ne réchauffera pas la vieillesse qui se pointe. Les humains finissent comme ils ont vécu.
Naturellement, tout s’apaise. Sinon, ce ne serait pas du Gilles Archambault. Il ne peut y avoir que cette mélancolie qui enveloppe comme une petite laine. Les grandes secousses n’existent pas chez Archambault, juste une petite douleur, un battement raté du cœur qui fait craindre le pire.

Univers

On pourrait croire que les personnages d’Archambault cultivent l’indifférence, boivent de l’absinthe et se gavent de textes sombres et pessimistes. Même pas. Il y a la douce douleur de vivre, un fil qui entraîne imperceptiblement vers l’avant, le corps qui se fatigue et s’use. La vie est ce qu’elle est et sera ce qu’elle a toujours été. Gilles Archambault tisse sa toile comme une araignée patiente. Il est à peu près impossible de se défaire de l’un de ses livres sans l’avoir lu jusqu’à la dernière phrase.
Et quel prosateur! Une écriture sans aspérité, douce et ronde comme j’aime à le répéter. Jamais rien ne dépasse, toujours le ton juste, jamais une fausse note. Un bonheur pour les lecteurs qui aiment le travail de l’artisan consciencieux et la finesse.

«L’ombre légère» de Gilles Archambault est publié aux Éditions du Boréal.

mardi 15 août 2006

Gaétan Soucy se fait prestidigitateur

Gaétan Soucy nous a habitués à des univers où les repères s’évanouissent. Il aime déstabiliser. Ses mondes gardent toujours une certaine couleur, une belle familiarité pourtant. L’auteur de «La petite fille qui aimait trop les allumettes» aime déboussoler dans un décor familier.
«Music-hall», son roman baroque, touffu et allégorique, n’a cessé de me questionner depuis sa parution. Comme si l’auteur de «L’acquittement» avait perdu le rythme dans cet ouvrage ambitieux, abandonné son personnage et n’était plus arrivé à maîtriser le voyage. Il nous a habitués à tellement plus de tonus avec «La petite fille qui aimait trop les allumettes» ou «L’Immaculée Conception».

Cet écrivain, plutôt discret depuis, signe ici un court texte où il multiplie les bascules et fragmente le fil narratif. Dans «L’Angoisse du héron», Soucy s’attarde près de l’Acteur qui évoque cet oiseau énigmatique qui fige pendant des heures, disparaissant dans la végétation. Il y aussi l’Agité qui fonce vers les murs pour les pulvériser. Le mouvement et l’immobilisme se confrontant.
Description minutieuse de l’Artiste, bascules où le narrateur raconte son amitié avec un touche-à-tout qui s’est suicidé. On apprend plus loin que ce mort est l’auteur du premier récit. Pour finir, une fille s’impose et souhaite mieux connaître ce père qui a choisi de mettre fin à ses jours. Soucy multiplie les points de vue à la manière des peintres cubistes, fragmente la narration, prend un malin plaisir à défaire les références.

Virtuosité

Ce texte démontre une belle virtuosité, mais touche peu le lecteur que je suis. Soucy pousse continuellement sur des fausses pistes et le procédé devient mécanique, il faut le dire. «L’angoisse du héron» tourne à vide malgré l’habileté de l’auteur.
Une petite phrase cependant m’a heurté, assez pour s’y attarder. Est-ce une bravade ou une conviction du romancier? «Comme on aime les fictions et comme les niaiseries du roman sont encore promises à un long avenir!» Croit-il encore possible l’aventure romanesque? Cet écrivain unique a-t-il abdiqué?
Gaétan Soucy semble avoir perdu ses ancrages depuis son dernier roman incertain. Ses personnages, depuis «Music-hall», vont d’échec en échec, flirtent avec la mort, n’arrivent plus à survivre. Ils témoignent peut-être de l’angoisse de l’artiste devant le travail d’écriture. Peut-être aussi que ce romancier admirable se regarde un peu trop écrire.

«L’angoisse du héron» de Gaétan Soucy est paru aux Éditions Le Lézard amoureux.