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vendredi 20 janvier 2023

L’ÉCRIVAIN A-T-IL LE DROIT DE TOUT DIRE

JE DÉCOUVRE Carl Leblanc avec Rétroviseur, un roman particulier qui se déroule à l’envers, d’où le titre sans doute. Vous connaissez le petit miroir, sur la portière d’une auto, qui permet de voir derrière nous. C’est bien ça. Le premier chapitre s’ouvre sur les funérailles de Michel Boudreau, mort des suites d’une chute en montagne. Historien de formation, touche-à-tout par vocation, il a publié une forme d’essai où il tente de cerner le parcours de son père et des Canadiens français dans ce pays étrange qu’est le Canada. Fabien dans le siècle raconte la vie d’un homme ordinaire avec ses travers et ses grandeurs. Il aurait pu être mon père ou encore celui de mes amis à la petite école. Un individu peu instruit qui a connu la guerre en s’enrôlant et qui a dû se débrouiller comme il le pouvait. Sa mère Maureen, une anglophone, un femme fragile et dépressive survit à bien des épreuves. Fabien a fait son chemin dans cette Gaspésie qu’il aime par-dessus tout, en particulier son village de Brébeuf, déserté depuis longtemps. Le problème se pose, Michel peut-il tout dire de ses proches, ouvrir les malles où l’on enferme les secrets et les étaler au grand jour dans un livre. Peut-il tout écrire au nom de la vérité et d’un réalisme fort discutable? Voilà une question sans réponse. 

 

Je ne peux m’empêcher de penser à mes hésitations avant de publier La mort d’Alexandre en 1982. Cette histoire s’aventure dans ma famille et j’ai très peu inventé, me contentant de raconter les faits et gestes de quelques-uns de mes frères qui étaient de vrais personnages romanesques. Ma mère se trouve au centre de cette aventure et je m’attarde à sa manière de voir les choses, surtout à ses monologues interminables qui marquaient chacune des heures de la journée. Toute la fratrie se réunit après bien des années pour les funérailles de mon père, décédé après une longue maladie. 

J’ai eu bien de plaisir à suivre l’un de mes frères jusqu’à sa fin tragique. J’ai tenté de reproduire phonétiquement le langage de mes proches dans mes dialogues. Une fois le texte terminé, des questions ont surgi. Tous mes parents se retrouvaient dans ces pages et même si j’avais changé les noms, tous se reconnaîtraient. J’hésitais à soumettre mon roman à Victor-Lévy Beaulieu. 

Et je suis allé voir ma mère avec mon manuscrit et lui ai demandé d’y jeter un coup d’œil. Aline n’était pas une lectrice, même si elle reprenait Maria Chapdelaine une fois par année, et était une fidèle des Belles Histoires des pays d’en haut à la télévision. Si elle me tombait dessus en me traitant de «maudit sans génie et de grand innocent», je rangerais mon texte dans un tiroir et passerais à autre chose. 

Un mois plus tard, je suis retourné la voir et lui ai posé la question du siècle : «Pis?» Elle m’a regardé, avec ses yeux bleus, et m’a lancé cette phrase étonnante. «Comment tu fais pour inventer autant de menteries?» J’avais le feu vert. Pour elle, tout cela était une fable. Rien de vrai. J’ai publié le roman et personne dans mon entourage ne m’a parlé de mon livre. Je me demande s’ils ont pris la peine de le lire. Ce fut toujours le cas avec mes ouvrages, même si tous sont au cœur de ma démarche.

 

«Il a tenté de donner un statut à son enfance, à son monde, à son père. Il a écrit un récit, un de ces livres que ceux qui ne peuvent concevoir la littérature autrement que fictionnelle appellent des “témoignages». (p.64)

 

Tout cela pour dire qu’écrire sur sa famille provoque des remous et des vagues. Je connais des auteurs qui se sont brouillés avec leurs proches après avoir publié une histoire puisée dans les secrets du clan, ceux que l’on veut toujours étouffer. 

Carl Leblanc a certainement regardé souvent dans son rétroviseur pour nous offrir ce formidable roman. 

 

PARCOURS

 

Fabien a fait la guerre, est revenu avec tous ses morceaux, ce qui ne fut pas le cas de plusieurs, et a retrouvé sa Gaspésie natale. Il a marié Maureen, une anglophone, a eu quatre filles et un fils, Michel, le petit dernier, qui a étudié en histoire et est lui-même père de deux enfants. Politiquement engagé, souverainiste, dans un milieu ancré dans le fédéralisme, Michel croit que le Québec peut devenir un pays dans toutes ses dimensions. 

Et, peu à peu, nous remontons le siècle, dans sa jeunesse, ses écrits, ses espoirs comme universitaire et auteur. Son épouse Jeanne qui fait carrière et fait sa marque. Ses contrats, des travaux à la pige, ses grands questionnements et surtout la famille qui l’obsède. Le père, la figure de cet homme énigmatique, silencieux et pourtant fascinant à sa manière. 

 

«Il lui a répété sa conviction qu’il faut voir l’histoire en face, que le passé est devant nous, en quelque sorte, et que nous le fabriquons tous les jours. Il y a plus; il craint que l’air du temps où l’on conteste l’idée même d’une nature ou d’une vérité humaine soit délétère et alimente une forme de barbarie. Les tenants de la déconstruction, les adeptes de la tabula rasa, eux aussi, à leur façon, rêvent d’une “fin de l’histoire”, comme on souhaiterait la fin des imperfections, cette détestable manie humaine!» (p.35)

 

Michel est très typique des gens de ma génération, né dans une famille toute simple où le père a fait plusieurs métiers pour survivre. Pourtant, il a dû partir à Montréal pour des études. J’ai fait un même parcours en m’exilant à Montréal dans les années 1970. Fasciné que j’étais par les livres, la littérature, l’histoire et la philosophie. La vie intellectuelle à la ville et toujours ancré dans le quotidien de mon village du Lac-Saint-Jean, des forestiers qu’étaient mon père et mes frères. Tout comme Michel qui n’arrive pas à se détacher complètement de son passé de Gaspésien, de ses origines et de son adolescence. Il est ce que l’on a nommé un «transfuge de classe». 

 

«L’université et une école d’humilité. Il n’est pas chez lui parmi les forts en thème qui circulent dans les corridors de la faculté, il n’est plus parmi les siens, ceux qui sont demeurés là-bas, dans l’histoire de son enfanceSon passé, le premier de ses passés, épais comme une feuille, lui tenaille déjà le ventre, mais il sent que la Gaspésie se désamarre en lui. Que reste-t-il de ce que Michel fut dans ce long commencement qui a duré une vingtaine d’années? Que reste-t-il de ses premiers amis et de ses premières amours? De ses premiers émois, ces vagues de sentiments vertigineux? De ses projets, de ses pensées toutes neuves? Et de cette permanence de l’être?» (p.224) 

 

Un homme qui ne se sent pas à l’aise dans son nouvel entourage où ses efforts et ses études l’ont poussé et qui est devenu un étranger en quelque sorte dans son milieu de provenance. Un peu perdu, avec ses passions, et un sentiment d’avoir peut-être trahi ses origines. Du moins, c’était très fort chez moi.

 

MÊME ROUTE

 

Carl Leblanc et moi avons fait un même cheminement en racontant l’histoire de nos familles et de nos proches. Pour leur accorder une importance certainement et leur faire une place dans le monde des livres, la littérature et l’écrit. Partir du réel pour le transformer en œuvre fictionnelle. C’est ce que j’ai fait dans la plupart de mes publications.

Un roman magnifique qui donne un éclairage particulier à ce Canada français qui est devenu le Québec que nous connaissons à partir des années 60 et la Révolution tranquille qui a tout bouleversé. Leblanc montre parfaitement les mésententes et les tensions de la société au moment de l’élection du Parti québécois en 1976 et lors des référendums de 1980 et 1995. Les déchirements de la population qui se retrouvaient dans les familles et qui menaient souvent à de véritables affrontements. C’est fascinant, vrai, intelligent et on remonte le temps jusqu’à la naissance de Michel où toutes les attentes sont permises. 

 

«Fabien prend cette petite vie balbutiante entre ses mains. Il s’est reproduit. En mieux, espère-t-il. Il ne le saura pas de sitôt. Il doit, là aussi, avoir la foi. Il regarde ce futur homme qui vient d’émerger. C’est lui. Ce qu’il y a de plus proche de lui. Il ne sera pas le dernier. Cet être sera aussi une parie d’yeux de plus pour le pleurer un jour, quand lui-même sera vieux, peut-être, qui sait, s’ils réussissent à créer suffisamment d’intimité, si les cœurs ne s’avèrent pas trop durs…» (p.338)

 

Une histoire touchante, sensible, qui peut être celle de bien des Québécois.

 

LEBLANC CARLRétroviseur, Éditions du BORÉAL, Montréal, 344 pages

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/retroviseur-2863.html 

mercredi 18 janvier 2023

L'AVENTURE DES ANGES DE SARAJEVO

PEU DE GENS ont la chance de vivre cette complicité particulière dans leur couple en étant tous les deux écrivains. Ça existe pourtant cette connivence. Je pense à Audrée Wilhelmy et Jean-François Caron, Paul Auster et Siri Hustvedt. Il y avait aussi Carole Massé et Jean-Yves Soucy, bien sûr. Je ne sais si Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre discutaient de leurs projets et se penchaient sur la prose de l’autre. J’en doute un peu. Voilà une situation très stimulante pour des auteurs quand ils acceptent de se parler franchement, sans condescendance, d’un manuscrit. Danielle Dubé, ma conjointe, est ma complice. Nous avons publié trois livres ensemble, des récits de voyage. Un été en ProvenceLe tour du lac en 21 jours et Le bonheur est dans le fjord. Une aventure où chacun prenait la parole pour raconter nos périples en France et au Saguenay–Lac-Saint-Jean, chacun étant responsable de son bout d’écriture, une course à relais en quelque sorte. Danielle vient de publier Les anges de Sarajevo, un roman qu’elle a travaillé depuis une dizaine d’années, peut-être plus. Pendant tout ce temps, je secouais ma trilogie de Presquil. Je termine à peine le deuxième volet après Les revenants parus en 2021. Des mondes bien différents, mais aussi proches par leur singularité et la quête qui les sous-tend. Nous partageons un regard sur la fiction sans pour autant emprunter les mêmes chemins.

 

D’abord, il faut du travail avant d’avoir le droit de lire le manuscrit de l’autre. Du moins, c’est notre façon de faire à Danielle et moi. Le projet doit être rendu à un certain niveau même s’il n’est pas tout à fait «dans ses grosseurs» comme le dit si bien Victor-Lévy Beaulieu. Tous les deux, permettons un regard sur le texte, alors qu’il reste des efforts à faire pour atteindre la forme où tout se tient et se lie.

Je ne me souviens pas exactement quand Danielle a accepté que je jette un coup d’œil sur ce manuscrit qui portait alors le nom de Trois sœurs. Un échange épistolaire de trois femmes d’une même famille comme le suggère le titre. Emma écrit à sa fille et Laura et Liliane à leur nièce. Des personnages inspirés de sa mère et de ses deux tantes, mais cédant toute la place à l’invention et à la fiction comme il se doit. Nous partageons cette idée, ma compagne et moi, qu’il faut avoir un pied au sol avant de se lancer dans l’imaginaire. Je pars toujours de mon environnement (le village de La Doré la plupart du temps), d’événements, d’amis, de connaissances et j’exagère leurs qualités et leurs travers, tellement qu’ils ont du mal à se reconnaître lorsqu’ils me lisent. Ils ont bien raison parce que j’en fais un personnage qui n’a rien à voir vraiment avec le modèle. Je pousse plus loin cette façon de faire quand Danielle qui reste d’habitude dans les limites du réel quand je me permets des incartades dans le fantasme et le fantastique jusqu’à un certain point. 

 

LETTRES

 

Tout a débuté avec ces trois sœurs, nées près de Métis-sur-Mer dans le Bas-du-Fleuve. Danielle y est venue au monde, même si elle a migré très tôt pour des études. Ses parents aussi quittant peu après leur pays d’origine pour s’installer en Estrie. 

Un roman par lettres représente un terrible défi d’écriture. Comment rendre trois souffles particuliers, trois manières de secouer le réel et de parler du quotidien? Tout ça près d’un endroit mythique pour la petite fille qu’était Danielle, comme tous les lieux de naissance peut-être, avec la présence de madame Elsie Reford, la fondatrice des Jardins de Métis, un personnage qui hantait un peu tous les gens des environs avec cette idée de créer un paradis de fleurs et d’arbustes face au fleuve, ce qui n’était pas dans les mœurs des Québécois francophones, on le comprend. Une riche propriétaire qui embauchait des hommes et des femmes et qui vivait dans un véritable royaume avec ses serviteurs et ses invités fort nombreux.

J’ai lu ce manuscrit et, je le fais toujours, lui ai rédigé une longue lettre après avoir terminé mon parcours. Je pense mieux en écrivant qu’en parlant, c’est comme ça. 

Bien sûr, il y avait un sujet, une histoire avec ces trois femmes qui s’échappaient d’une société traditionnelle et fermée. Une belle manière de raconter la transformation du Québec qui plongeait dans la modernité avec la Révolution tranquille. La mère, plus sage, l’institutrice de campagne et les deux autres qui ont largué les amarres pour s’imposer dans des mondes différents. Laura dans l’hôtellerie et les repas gastronomiques et pour la rebelle, la frondeuse Liliane, le milieu de la mode et des boutiques chics. Des femmes attachantes, un portrait de société et d’une époque qui se défaisait pour muter en quelque sorte. Et comme je le fais toujours, j’ai laissé pas mal de traces jaunes sur ses pages, proposant de remanier telle phrase, de changer telle expression, de pousser sur telle caractéristique d’un personnage, de déplacer des paragraphes. Danielle me suggère les mêmes choses en me lisant.

Il faut bien comprendre. Nous misons sur la franchise. Nous soulignons tout ce que nous croyons plus faible, à travailler, mais chacun est libre de faire ce qu’il veut avec son projet. L’idée, c’est de faire voir le manuscrit autrement et de s’en détacher en quelque sorte. Devenir un lecteur qui prend ses distances avec son propre texte que l’on finit par ne plus analyser à force de le fréquenter. 

 

CHRISTIANE

 

Et puis je ne sais trop quand l’idée de faire revenir Christiane et de l’insérer dans l’histoire est venue. Oui, cette héroïne qui portait le récit de son premier roman Les olives noires et qui était aussi là, au cœur de ce Dernier homme où elle était journaliste. Il y a une constance dans le parcours de cette femme qui lutte pour sa liberté, celle de ses compatriotes, qui cherche à montrer l’envers des faits et des événements que soulignent les manchettes. Et avoir un personnage qui saute d’un livre à l’autre comme le Jack Waterman de Jacques Poulin n’est pas pour me déplaire.

Danielle a fait plusieurs versions de cette mouture et elle m’a présenté le nouveau manuscrit des Trois sœurs. Christiane avait vécu l’horreur de la guerre, les massacres, les viols, les bombardements et les morts. Tout ce qui se répète comme un mauvais rêve dans les manchettes des journaux et de la télévision. La terreur qui plane sur les villes, les missiles qui pleuvent sur un marché public et qui fait des dizaines de victimes. C’est maintenant ça les conflits. Les populations et les civils deviennent des cibles. On le vit quotidiennement en Ukraine depuis un an déjà. 

La correspondante était perdue, déboussolée, sous le choc, seule en France, incapable d’oublier l’horreur, le sang, les morts, le visage de certaines femmes et surtout ceux des enfants qui trouvent le moyen de s’amuser dans ces conditions à peine imaginables. 

Christiane m’a énervé à la première lecture. À Aix-en-Provence, elle errait dans les rues et était acerbe, cynique et amère. Elle n’arrivait pas à entrer en elle, à toucher ce qui la heurtait et la laissait sur le carreau. On a beau être journaliste, on est aussi des humains, que je répétais à Danielle. Il fallait la sentir vibrer à l’intérieur, pas seulement la suivre dans la ville et les cafés. 

Je n’aimais pas ce spectre.

Je revois Danielle à la table quand je lui ai dit que Christiane était détestable et même antipathique. Oui, c’est dur à prendre, mais c’est comme ça que l’on fait progresser un personnage. Je sais ce que ça peut faire. Ça frappe en pleine poitrine. 

Je pense à André Vanasse, il est encore et toujours un de mes premiers lecteurs. Je lui avais envoyé une version de mes Revenants où je tentais une expérience d’écriture. Il avait arrêté après une cinquantaine de pages, me disant que j’étais en train de le rendre fou. C’est difficile à avaler quand on croit avoir trouvé une nouvelle manière de faire qui correspond à ce que je voulais exprimer. Je pensais plonger le lecteur dans une confusion totale. Perte de sens, de mémoire, de l’époque et dérive dans une vie sans s’accrocher à des repères. J’avais fait sauter toute la ponctuation et les majuscules. Ça allait trop loin, j’en conviens et j’ai dû revenir à une écriture plus conventionnelle.

 

TRAVAIL

 

Danielle s’est remise au travail et elle est arrivée avec une nouvelle version, quasi un autre roman. C’était mieux, mais il y avait deux livres. Celui du récit de la guerre de Sarajevo et le choc post-traumatique de Christiane. La partie en Bosnie faisait à peu près une centaine de pages tandis que les lettres des trois sœurs terminaient l’histoire. L’ensemble devait faire un seul et même récit.

C’est Marie-Madeleine Raoult, je crois, l’éditrice, qui a mis le doigt sur cette problématique. Il fallait que tout se soude, se fonde et devienne un tout indissociable. André Vanasse avait aussi souligné cette question. Il voulait sa «revenante» partout dans le roman. Nous nous sommes vite rangés de leur avis. 

Encore un recommencement, du découpage pour que tout s’imbrique finalement et que le récit s’accroche à Christiane dans ses ruminations en France et lors de son retour au Québec pour les funérailles de son père, à son aventure à Sarajevo et au parcours des trois femmes qui permettent à la journaliste de retrouver ses racines, de s’ancrer dans sa mémoire et son histoire.

Et ce fut l’ultime rencontre après toutes ces années de travail. J’ai imprimé deux copies du manuscrit et nous nous sommes installés à la table de la cuisine, l’un devant l’autre, avec crayon, feuilles de papier et café corsé bien sûr. Et nous avons lu, chacun à notre tour, à voix haute, se questionnant, s’arrêtant, déplaçant un paragraphe, une scène, accentuant les allées et les reculs entre la plongée en Bosnie et les moments à Aix-en-Provence. Une semaine à peu près de travail comme ça, pendant plusieurs heures, échangeant, discutant, essayant des choses. Le roman devait être lisse et parfaitement en harmonie, avec une petite musique unique. C’est au cours de ces discussions que le titre s’est imposé. Il coiffe un chapitre et fait référence à une œuvre photographique de Louis Jammes. 

Ce serait Les anges de Sarajevo.

C’était la première fois que nous faisions cet exercice fabuleux. Nicole Houde et Marie-Madeleine Raoult, l’éditrice de La Pleine Lune, se livraient à cette «lecture active» avec les manuscrits de Nicole. Une expérience formidable que nous allons répéter certainement. 

Maintenant, voilà le roman en librairie, dans sa forme définitive. Je l’ai ouvert et me suis risqué, tout doucement pour le redécouvrir après toutes ces étapes. Un livre imprimé prend ses distances et j’ai trouvé des aspects, me suis laissé emporter par le tourbillon. Danielle fait appel à tous les sens dans ses textes. Nous voyons Christiane, sentons le pays autour d’elle, entendons des musiques et la nature là, présente. Au lecteur maintenant de plonger dans cette terrible histoire de folie, d’amour, d’empathie, de révolte et de colère, de douleur et de rage. Parce que malgré les délires et l’horreur qui marquent les pérégrinations humaines, il y a toujours l’espoir qui nous interpelle et permet de croire que l’avenir est possible et nécessaire. L’aventure de la vie, comme celle de l’écriture, se prolonge et est un pas vers l’autre pour le toucher et le faire vibrer.

 

DUBÉ DANIELLELes anges de Sarajevo, Éditions de LA PLEINE LUNE, Montréal, 210 pages

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/642/les-anges-de-sarajevo

mercredi 11 janvier 2023

L’APOCALYPSE SELON J.S. DESROCHERS

MÊME SI JE LIS souvent deux ou trois livres par semaine, il m’arrive encore d’être dérouté par un écrivain, par ses propos ou par la forme de son ouvrage. Jean-Simon DesRochers avec Le monde se repliera sur toi m’a un peu désemparé. Oui, l’impression de plonger dans un immense puzzle avec les pièces éparpillées ici et là sans avoir une idée de l’ensemble à reconstituer. Tout cela présenté par segments, comme un journal daté avec la ville où l’action se déroule. J’ai voyagé ainsi du 24 septembre au 25 décembre sans connaître l’année des événements racontés. C’était hier et peut-être demain. Quatre mois à faire des bonds dans l’espace, des escales dans des cités, allant et revenant dans une frénésie qui témoigne certainement du monde contemporain, du moins de celui d’avant la COVID où des individus se déplaçaient constamment pour leur travail. Ces nomades passaient plus de temps dans les avions et les hôtels que dans leur lieu de résidence s’ils en avaient un. Au lecteur de rassembler le tout. Et j’avoue avoir eu du mal à suivre certains personnages qui surgissent, disparaissent et s’imposent au détour d’une page. J’aurais dû avoir la bonne idée de noter les noms par ordre d’apparition dans le récit pour m’y retrouver, dresser aussi une liste des villes pour avoir une carte du territoire visité.

 

Bien sûr, j’ai aimé l’écriture, le rythme surtout qui bouscule constamment. Un solo de guitare qui vient vous secouer et vous pousse plus loin. Et puis hop, on change de lieu et de décors, de personnage. Nous sommes devant les tourments d’un homme ou d’une femme que l’on croisera après un tour du monde ou la traversée de la rue. Certains reviennent et d’autres semblent s’évanouir dans la nuit du récit comme dans tous les romans où il y a des pivots et des figurants. 

«Les mauvais matins de Noémie gardent les relents de la récente crise qui a ébranlé sa vie comme celle des autres sur la planète, une période d’intenses claustrations répétitives où son sens de la discipline parvenait à organiser les siens, son ex-mari et surtout leur fille, enfin, sa fille, dont elle assume désormais l’essentiel de la garde.» (p.11)

Une séparation, un drame personnel dans le grand tout des tragédies mondiales… C’est peut-être là le fil qui relie ces passages, ce qui m’a permis de poursuivre ma lecture, de chercher des liens pour comprendre le projet de DesRochers, m’attarder à la toile qui soutient les fragments. C’est une manie chez moi. Je m’accroche à l’ancrage et la situation sociale que dissimule souvent une histoire qui peut paraître banale. 

Le monde se repliera sur toi, présente la fuite, les couples qui se brisent, un homme qui ne prend pas ses responsabilités avec sa fille, une société perturbée, mutante, toujours en train de se faire et de se défaire malgré les élus qui nous chantent à cœur de jour qu’il faut la stabilité et la continuité. Les partis politiques en font même des programmes. Économie, performance, compétitivité, progrès quand on sait que nous devons imaginer la décroissance, tant du nombre des individus sur la planète que notre consommation effrénée. Allez donc expliquer ça à notre super-ministre Pierre Fitzgibbon.

«Zoé avait sciemment cessé de croire en l’avenir, tant le sien que celui du monde; dérives autoritaires, disparition de la vie privée, existence ou non du deep state et de ses ramifications, accroissement exponentiel des écarts de richesse, extinctions de masse, échec annoncé de l’accord de Paris, crise climatique en mode accéléré, la condamnation à mort de l’humanité avait transformé son vieux rêve de suicide en une réalité nécessaire dépassant sa propre personne.» (p.75)

Comment se donner un élan quand on ne croit plus au futur, que la planète est en rogne et que les tornades frappent avec une violence inouïe; que dire devant les pluies diluviennes qui noient la Californie, les feux de forêt, les sécheresses et les pénuries de plus en plus fréquentes avec les pandémies? La Terre n’est plus fiable et on prévoit la montée des océans, des bouleversements climatiques et la migration de peuples entiers. Les frontières deviennent poreuses et certains pays de l’hémisphère nord doivent se transformer en refuges. 

Tout cela est particulièrement angoissant et on peut décrocher comme Zoé, se dire qu’il n’y a plus d’avenir, que la vie n’en vaut pas la peine. 

 

CONSTANCE

 

Tous les personnages que l’on rencontre dans ce tour du monde en 90 jours ou presque souffrent de solitude chronique, d’un manque de tendresse et d’empathie, de chaleur humaine et d’amour. Personne n’arrive à toucher ses proches qui semblent prisonniers d’une bulle. Tout comme ces individus que l’on croise partout maintenant, ces mutants scotchés à leur téléphone intelligent qui vivent dans une dimension où personne ne peut les atteindre. Tous voulant des contacts pourtant, des paroles, du sexe et une présence sans jamais se présenter devant l’autre. 

Roman terrible où plusieurs personnages ont le goût de la mort plutôt que de la vie. Ils s’abandonnent à l’effroyable tentation de l’acte terroriste où le but est de tuer le plus grand nombre de gens en s’immolant. Tout comme l’envahissement de l’Ukraine démontre que la Russie cherche à frapper la population, à détruire les installations nécessaires et à faire souffrir les Ukrainiens en les privant de tout ce qui est essentiel à la survie. Voilà une guerre d’extermination, il ne faut pas avoir peur des mots. C’est épouvantable d’être témoin de gestes semblables dans un monde que l’on dit civilisé et éduqué. L’impensable, l’inimaginable, la pire fiction s’est incarnée aux États-Unis avec Donald Trump à la présidence. Une régression pour l’humanité. Que comprendre de ce qui se passe au Brésil avec les partisans de Jair Bolsonaro qui refusent le verdict du plus grand nombre de votants?

 

VITESSE

 

Roman étourdissant parce que tout va vite, nous pousse d’un pays à un autre sans jamais s’attarder. Cette vitesse qui est en train de nous tuer et de tout saccager. Et comment retrouver un peu de silence et de sagesse dans cette course sans fin? Comment réfléchir quand un texte s’effiloche après quelques lignes? Pourtant, nous sommes tous liés, de plus en plus, dépendants et responsables. Un geste malheureux au Japon a des conséquences à Montréal et à Paris.

«J’ai rien senti. J’ai compris qu’elle était morte. Ça peut arriver n’importe quand, n’importe où. On le sait, même si on veut pas y penser. Je sais que je devrais me sentir triste ou en colère, mais c’est comme gelé en dedans. J’aimais ma mère. J’ai plein de souvenirs d’elle, beaucoup de photos aussi. Mais quand je les regarde, je comprends que c’est le passé, que c’est loin. Peut-être que je vais ressentir des choses, un jour… Je comprends pas ce qui est arrivé en dedans de moi. Mon père dit que c’est comme si j’étais tombé en safe mode, comme un ordi. J’aimerais ça vous dire que ça m’inquiète ou que ça me fait peur, mais je sens vraiment rien. Désolé d’être aussi bizarre…» (p.95)

Roman fascinant qui joue sur le déséquilibre, pose la question de soi, du monde, de l’avenir de l’aventure humaine qui peut se terminer dans tous les dérèglements et les folies qui frappent la planète. Et je ressasse la citation précédente. Ne rien ressentir, ne rien éprouver devant les désastres qui malmènent les continents et ceux qui nous entourent. Se sentir ailleurs, être sur «pause» comme mon ordinateur quand je m’éloigne pour aller chercher un café. C’est ce qui explique peut-être les rages de certains individus qui prennent d’assaut les parlements pour tout casser ou encore qui pousse un marginal, avec ses armes, à tirer sur la foule et à faire le plus de morts autour de lui. Tout cela pour être vivant, pour dire j’existe… Du moins, je l’imagine. 

Jean-Simon DesRochers vous laisse sur le carreau avec des réponses que nous devons chercher en soi et peut-être aussi en se tournant vers ses proches pour changer des manières de faire devenues obsolètes. Le constat n’est guère rassurant. Un véritable tsunami que ce roman où le monde se replie sur soi pour vous avaler. Comme s’il fallait repartir à la conquête de soi et de cette planète pour croire que l’avenir a encore un peu d’espace, que l’humain a toujours sa place dans cet univers virtuel, d’algorithmes et d’interfaces. Voilà un écrivain percutant et particulièrement de son temps.  

 

DESROCHERS JEAN-SIMONLe monde se repliera sur toi, Éditions du BORÉAL, Montréal, 256 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/monde-repliera-sur-toi-2854.html

jeudi 5 janvier 2023

UNE ÉPOPÉE COMME IL NE S’EN FAIT PLUS

IL Y A DES LIVRES, que l’on quitte avec la certitude d’avoir parcouru un continent, traversé une époque avec des femmes et des hommes qui luttent pour survivre et se faire une petite place sur la planète Terre. Pendant des jours, j’ai vécu les espoirs, la souffrance, la folie de ces travailleurs perdus dans une montagne de Roumanie qui se frottent à des questions qui n’obtiennent jamais de réponses. La sensation de m’échapper de mon temps, des agitations médiatiques de maintenant et de mes projets souvent futiles. Il est plutôt rare, dans cette profusion de publications, d’avoir l’occasion, en parcourant un roman, de se pencher sur la présence de Dieu, l’athéisme, la vie éternelle, les affres de la mort, de la maladie, l’amour, la beauté de certaines œuvres d’art qui élèvent et rendent l’esprit plus léger. Tout cela est possible dans Iochka de Christian Fulas, écrivain roumain que La Peuplade traduit pour une première fois. Une épopée comme il ne s’en fait plus avec une foule de personnages étrangement attachants.

 

Des événements sont venus perturber mes habitudes de lecture pendant ma traversée de Iochka. J’en étais à la page 150 et ce fut la panne d’électricité qui a touché mon secteur et toute la région. Une semaine sans les soins d’Hydro-Québec, à se tenir près du foyer pour se réchauffer tout en inventant des façons de cuisiner dans ces jours devenus plus courts brusquement. Comme si je retournais dans le plus lointain de mon enfance où toute la journée demandait des gestes pour assurer notre confort. 

Iochka vit dans une maison où le poêle à bois est l’objet central, sans électricité. Ilona, sa femme et lui s’en portent plutôt bien, en harmonie avec la nature, découvrant les plaisirs dans les dimensions du corps de l’autre.  

Ce personnage quasi centenaire nous fait traverser le siècle, la guerre, les camps de concentration chez les Russes, la dictature de Ceausescu, l’une des pires à avoir existé. Un marginal qui s’adonne à ses tâches quotidiennes qui méritent toujours son attention. Il y a l’amitié avec les travailleurs qui construisent un chemin de fer qui ne va nulle part, un chantier qui ne progresse pas, à l’image de ce président du pays qui se vautre dans l’absurde. Comme dans toutes les dictatures, Ceausescu n’a aucun projet sinon de garder le pouvoir et de satisfaire ses lubies. 

Dans la montagne, la communauté invente la solidarité et le partage en se tenant à l’écart des manœuvres politiques. 

«Possible qu’ils oublient, mon Iochka, mais ils doivent bien voir plus loin que nous, à moins qu’on se trompe, et que c’est nous autres qui sommes bêtes et ne pouvons rien savoir? Restons bêtes ici, dans notre monde à nous et qu’ils nous laissent tranquilles, vivre nos petites vies, lui a répondu alors Iochka, offusqué, t’entends ça, se pointer sans crier gare dans la vallée, effrayer les gens et leur raconter qu’ils ne savent pas ce qu’on construit et que brusquement ce putain de truc, doit absolument nous intéresser nous autres.» (p.146)

Iochka tient à ses habitudes et à son quotidien paisible, aux gestes qu’il répète jour après jour et qui s’adaptent aux saisons. Il se contente, la plupart du temps, d’écouter ses amis, de sourire devant les affrontements du pope et du médecin qui se saoulent autant de mots que de verres d’alcool dont ils ne se privent jamais. Il aime bien Vasilé, le contremaître du chantier, une force de la nature et ancien militaire comme lui, le médecin qui s’occupe de la maison des fous que l’on a construite dans la vallée, le pope qui vit seul dans son ermitage de la montagne où il tente de s’entendre avec Dieu. Tous se débattent dans ce présent qui les lie à ceux qui les ont devancés et à ceux et celles qui suivront.

«Son père, le père de son père, le père du père de son père et tant d’autres hommes, tous avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, une armée de gens plus grande évidemment que celle qui passait sous ses yeux, tout ce monde d’où il venait semblait passer près de lui en ces instants et, de même qu’il ne connaissait pas ces gens-là, il n’avait jamais connu non plus ses proches qui l’avaient précédé et il était très probable qu’il ne connaîtrait pas non plus ceux qui viendraient après lui…» (p.33)

Et la vie va avec ses joies et ses douleurs, suit les méandres de la rivière qui coule devant la maison, emportant les saisons, les jours et les années. 

 

LIENS

 

Des liens forts se tissent entre ces gens qui demeurent loin de la ville, des citadins et des manœuvres politiques. Ils se retrouvent à l’occasion ou encore pour différentes petites fêtes. Les hommes boivent avec excès, souvent, s’enivrent pour trouver la parole et se lancer dans des joutes où chacun tient son rôle comme il se doit. Tous les prétextes sont bons pour ouvrir une bouteille et se jeter dans une discussion qui reprend ce qui a été dit la veille et qui se prolongera le lendemain. Parce que les humains sont ainsi faits. Ils ne savent vivre que ce qu’ils ont vécu et que l’avenir porte toujours les habits du passé. Les champions du verbe sont le pope qui se déplace avec Dieu sur sa moto et le médecin qui ne croit en rien, sauf peut-être en la fraternité humaine. Un personnage qui m’a fait souvent fait penser à Albert Camus qui a suivi des individus qui aidaient leurs semblables tout en se butant à l’absurdité de la vie. Je mentionne Le Mythe de Sisyphe ou encore à La Peste où Rieux se sacrifie pour ses proches sans s’accrocher au destin ou à un grand plan divin.

«Et comme ils savaient que le temps est unique, comment le démultiplier? Comment pouvaient-ils avoir compris ces temps multiples s’ils n’en étaient qu’un seul et si rien, en dehors de ce seul temps, ne pouvait se montrer à l’esprit? Le temps de la parole était celui de la zizanie, le temps du silence, celui de la paix.» (p.84)

Christian Fulas s’attarde souvent aux vertus du silence, celui de Iochka et Ilona qui communiquent par un mot, un regard. Le corps dit tout à l’autre, ce qu’ils pensent et ce dont ils ont besoin. Pas de discours qui mènent presque toujours à la confrontation et à la discorde. Le couple parle peu, presque jamais, mais se comprend parfaitement. Il suffit d’une main sur l’épaule, d’un effleurement, d’un sourire pour traverser les jours en prenant son temps, en ralentissant ses gestes pour ressentir son bonheur.

 

ÉPOQUE

 

Un roman fabuleux qui m’a secoué avec ses questions et l’empathie humaine qui s’exprime da la plus belle des façons. Je me suis recroquevillé dans la lueur d’une petite lampe, incapable de quitter Vasilé, Iochka, Ilona, Iléana, le pope et le médecin, avec tout mon temps, attentif au pétillement du bois dans le poêle et au silence qui prenait toute la place maintenant avec l’arrêt de ces appareils devenus inutiles. Que faire de tous nos bidules électroniques quand le noir s’impose sur le pays

J’ai pensé souvent aux Ukrainiens pendant ces heures, me sentant si près d’eux en coupant les arbres qui encombraient le chemin et qui nous empêchaient d’aller au village. J’imaginais les bombardements et le sifflement des missiles… J’ai découvert aussi la solidarité et l’entraide avec des voisins qui étaient là pour tout.

Et puis, j’en suis arrivé à la dernière phrase, avec la lampe qui vacillait. J’ai pris des jours avant de me risquer à mettre des mots sur cette traversée que propose Fulas. Toute la période de Ceausescu et de ce régime politique absurde où les gens devaient se débattre dans la misère. Felicia Mihali a bellement parlé de cette époque qu’elle n’oublie pas dans plusieurs de ses ouvrages. Le pays du fromage et Dina entre autres.

J’ai attendu la fin de ma petite noirceur imposée par les vents et la neige pour écrire sur ces Roumains qui ont affronté de terribles tempêtes qui ont duré toute une vie et plus même. Et que dire des Ukrainiens maintenant qui voient leur village réduit en charpie par les missiles?

Un récit incroyable, une prose qui va comme la rivière qui se perd dans les méandres et les cascades, les jours qui se suivent dans la montagne et qui résistent au temps et à la démence des hommes. Une histoire formidable de justesse, d’empathie, de questionnements sur la nature humaine et la folie qui couve en chacun de nous. 

Un roman terrible que je vais certainement relire pour retrouver ce silence en moi et autour de moi, me bercer avec le vent qui dans l’une de ses colères s’en est pris au plus gros des pins, celui que je saluais tous les matins pour me rassurer depuis que nous vivons sur les rives du lac? Un arbre long comme une vie qui s’écroule dans un fouillis de branches et d’aiguilles, répandant son odeur de sève forte qui enivre et imbibe l’air partout pour me dire que la vie continue, que la vie ne meurt jamais. 

J’ai mis des jours à me sortir de Iochka, avant de commencer à ramasser les branches. Je voulais m’habituer à ce trou devant la maison, à ce ciel qui s’est rapproché depuis que le plus beau des pins blancs s’est couché dans un fracas de fin du monde. Iochka aussi me laissait un peu tout croche. Cette lecture m’a rappelé les grandes questions humaines, celles qui importent et ne perdent jamais de leur pertinence depuis Aristote et Platon. Un voyage dans le temps. Inoubliable. 

 

FULAS CHRISTIANIochka, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 568 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/iochka

mercredi 21 décembre 2022

RIOUX ET SES FRAGMENTS DU MONDE

LES LIVRES d’Hélène Rioux sont un puzzle où chacune de ses publications fait référence à l’un de ses ouvrages précédents. Un personnage un peu effacé, secondaire, se glisse dans une histoire plus récente pour prendre toute la place. L’écrivaine donne ainsi une autre dimension à ses Fragments du monde. C’est encore le cas avec Inventeurs de vies. La romancière et traductrice renoue avec Stefan Dimov, l’homme de compagnie d’Ernesto Liri, compositeur célèbre, qui vivait ses derniers moments dans le calme et la réclusion. Le musicien quasi centenaire voulait revoir l’Italie dans Nuits blanches et jours de gloire. On retrouve l’héritier du vieil artiste, devenu auteur dans cette publication, qui prend bellement sa place dans cet immense casse-tête.

 

Stefan Dimov rédige des biographies. Il ne choisit pas les vedettes, mais des gens de l’ombre, des oubliés. Il leur imagine une destinée ou encore un chemin singulier, mélangeant le réel et la fiction, ce que tout écrivain doit faire. Il ose même inventer une fille à Lénine et à la faire se faufiler dans le passé. Cette fois, il s’intéresse à Federico Garcia Lorca, à un inconnu surtout, tué avec le poète et dont les autorités n’ont pas retenu le nom.

«L’histoire est une grande vague. Elle emporte avec elle d’innombrables fragments restés sur le rivage, cailloux, insectes, coquillages qui se retrouvent au fond de l’océan ou dans le ventre des poissons. Elle ne fait pas de quartiers, elle est sans états d’âme. Et c’est pour ça que j’écris mes livres.» (p.36)

Le biographe quitte sa Bulgarie pour un séjour plus ou moins prolongé en Espagne afin de se documenter pour son projet. Il doit sentir les lieux d’abord, le pays, avant d’ancrer ses héros. Surtout cet homme qu’il va sortir de l’ombre et placer à l’avant-scène. 

«Andalousie, avril. Assis sur un banc devant la mer, je réfléchis au destin de mon personnage. Date de naissance inconnue. Je vais donc l’inventer — de toute façon, je les invente toujours. Je décide qu’il verra le jour le 19 août 1903. Trente-trois ans le jour de sa mort, un lugubre anniversaire — je me demande encore pourquoi je l’ai choisie. Mais je peux toujours la changer. J’ai tous les droits.» (p.37)

Lorca a été exécuté dans un lieu discret, à l’aube, le 18 août 1936, avec quelques résistants, certainement pas des amis ou des intimes. Les hommes de Franco tuaient sans discrimination et sans se soucier des liens qui peuvent unir les individus. Lorca devait être éliminé avec les autres, même si on ne sait à peu près rien de leurs activités. Parce qu’ils étaient là et qu’ils ont peut-être prononcé un mot de trop ou fait un geste qui a attiré l’attention des franquistes. 

Le biographe cerne son personnage, minutieusement, mais le hasard peut changer les habitudes de l’écrivain et brouiller les pistes qu’il avait décidé de suivre pendant sa recherche. 

 

RENCONTRE

 

Stefan croise une femme comme cela arrive en voyage, une Montréalaise, seule, un peu étrange, frénétique, comme si elle était hantée par quelque chose de terrible. Il l’invite à prendre un verre et voilà que rien ne peut être pareil. Cette rencontre le pousse dans des moments intenses qui le marqueront de manière indélébile.

«Ou bien ce sont mes regrets qui me tourmentent, mes remords, car j’en ai. J’ai beau me répéter que j’ai fait ce que j’ai pu, que je ne pouvais pas faire autrement ni davantage, je sais que je n’ai pas été à la hauteur. Insuffisant, inadéquat, incompétent. Je me déçois, aujourd’hui encore, dans ce rôle que j’ai si mal joué.» (p.12)

Cette femme amorçait sa carrière, il y a des années, et a vécu l’horreur. Sa fille Fanny, une adolescente un peu rebelle, têtue qui cherchait à s’affirmer, à prendre ses distances d’avec sa mère et son père, disparaît pendant un voyage en Floride pendant la période des Fêtes. Fugue, enlèvement, on comprendra neuf mois plus tard. La police retrouve son corps mutilé dans un boisé de Géorgie. La pauvre a été battue, violée, défigurée. L’atrocité fauche Florence Jordan, la frappe en plein cœur, dans son âme pour ne plus jamais la lâcher.

 

ÉTRANGE

 

S’amorce une relation tumultueuse entre Stefan et Florence. Il se confie. Elle lui raconte la tragédie et lui enjoint de rédiger la biographie de sa Fanny, de lui inventer une vie, de lui donner une existence normale avec l’amour, de beaux enfants pour se guérir, cicatriser peut-être. 

Il refuse. 

Elle lui demande alors de se pencher sur l’histoire du tueur, pour comprendre ce qui peut se passer dans la tête d’un pédophile qui s’attaque à une jeune fille pour les torturer de toutes les manières imaginables. Pourtant, Stefan se méfie. Qui est cette voyageuse instable qui semble devenir une autre à chaque rencontre.

«Le soir, chez moi, je cherche Marguerite ou Margot Jordan, dans Internet en précisant le lieu : Montréal, Québec. Je cherche même Daisy. J’en trouve quelques-unes, une dentiste, une chanteuse — Daisy —, deux avocates, mais aucune n’a écrit un livre sur les femmes et l’amour missionnaire. Il y a pourtant une Florence Jordan, auteure d’un essai. La mission des femmes, justement. Je la reconnais sur la photo, qui la montre il y a vingt ans.» (p.42)

S’amorce une corrida où chacun se défend contre les attaques de l’autre. Florence n’abandonne pas, n’arrive pas à oublier ce meurtre qui a cassé sa réalité et l’a laissé à la dérive, coupable, perdue, incapable de refaire surface. Stefan peut inventer une vie à sa fille ou imaginer celle du tueur. Comme s’il suffisait de dire oui et que tout allait tomber en place.

Le biographe refuse de plonger dans cette douleur, cette folie qui risque de le happer. Pourtant le drame le hante, même après la disparition de Florence, son départ. Elle lui a laissé le journal de Fanny et un carnet de notes. 

 

QUESTIONNEMENT

 

Hélène Rioux, encore une fois, me perturbe avec ce roman. Stefan Dimov s’imaginait donner une existence à une victime du régime franquiste, à un inconnu, mais il y a Fanny, la fille de Florence. Je n’ai pu m’empêcher de songer à ces jeunes victimes emportées par des prédateurs, ces corps retrouvés, défigurés et meurtris. Je pense à ces femmes autochtones disparues et jamais retracées. À André Pronovost qui, dans Visions de Sharron, raconte la fin horrible d’une adolescente tuée et découverte dans un boisé. Il en a fait un roman formidable. 

Hélène Rioux bouscule nos certitudes et nos affirmations. Qu’est le réel, qu’aborder, qu’inventer quand on décide de s’aventurer dans un récit? Et peut-on le faire sur commande, sous une impulsion? Qu’est-ce qui sépare le vrai de la fiction

Hélène Rioux nous propose de fréquenter des figures tragiques et c’est comme si elle avait rédigé chacun des chapitres en écoutant les chansons de Léonard Cohen qui coiffent les étapes de ce roman.

On peut s’inspirer de l’horreur, de la folie et de la démence de certains individus qui font les manchettes. Mais que fait-on quand on se lance dans une telle aventure? Les écrivains inventent des vies qui deviennent plus réelles que celles des gens que l’on côtoie tous les jours. Il y a des personnages de notre littérature qui sont des figures connues de tous. Je pense à Donalda dans Les belles histoires ou encore au survenant de Germaine Guèvremont. Il y a aussi Émilie Bordeleau des Filles de Caleb.

Je claudiquais en sortant de ce roman, hanté par Florence Jordan, cette femme qui a dégringolé au plus profond des enfers et qui ne pourra jamais s’en extirper malgré ses voyages, ses fuites et ses longs séjours à l’étranger, les masques qu’elle tente de plaquer sur son visage. Comment survivre à l’horreur, comment s’imaginer une existence quand on a connu un feu qui vous a brûlé le cœur et l’âme? L’écriture peut-elle servir de pansement ou d’antidépresseurs

Hélène Rioux m’a troublé singulièrement avec ses questions. 

«J’aurais pu l’écrire. Je l’écrirai peut-être un jour.» (p.147) Inventeurs de vies se termine sur cette terrible question. C’est ce que je me demande souvent quand je réfléchis à mon travail. Tout est possible, tous les chemins sont avenants, mais qu’est-ce qui fait que l’on prend une direction, que l’on refuse toutes les invitations pour s’enfoncer dans une forêt que personne n’a explorée

Hélène Rioux a tellement raison, les écrivains sont des «inventeurs de vies». La vraie, la concrète, celle de tous les jours, ne suffit pas et il faut en imaginer une autre pour respirer, pour se dépasser et accomplir de grandes choses. Et peut-être aussi que l’écrivain et l’écrivaine finissent par se créer un monde où ils se sentent mieux. Parce que le réel les embête et les empêche de rêver. La fiction alors, pour eux, est le refuge de la dernière chance, le lieu de l’embellie où ils peuvent devenir celui ou celle qu’ils aiment surprendre dans un miroir. 

 

RIOUX HÉLÈNEInventeurs de vies, LEMÉAC, ÉDITEUR, Montréal, 150 pages.

 http://www.lemeac.com/catalogue/2964-inventeurs-de-vies.html