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dimanche 21 mars 2010

Alain Gagnon met cartes sur table


Les carnets et le journal, pour un écrivain, s’avèrent un risque. Sa pensée et son vécu deviennent écriture et matière à réflexion. C’est ce qu’ose Alain Gagnon dans «Le chien de Dieu», des carnets écrits entre les années 2000 et 2004.
 Cet écrivain solitaire et un peu irascible n’y va pas par quatre chemins. Il met les cartes sur table dès le début.
«Toute ma vie, toute mon écriture, j’ai pisté Dieu sans relâche sous toutes ses formes, toutes ses apparences, dans l’espoir de découvrir le Dieu sans nom. C’est ce que révèlent de moi à moi ce journal, et plusieurs des autres ouvrages que j’ai écrits», explique-t-il.
On pourrait parler de conscience qui échappe à la matière et au temps ; d’un souffle qui pousse l’espèce humaine vers une forme d’accomplissement.
«La personne est un ostensoir. De vil métal, mais en transmutation constante. Un pont entre deux conditions d’existence, pour paraphraser Nietzsche.» (p.58)
L’auteur de «Sud» et de «Thomas K» ne peut oublier la société et les événements qui font les manchettes et s’indigne devant un appareil étatique de plus en plus interventionniste, le «totalitarisme soft».

Le fleuve

L’écrivain avoue un amour quasi physique pour le fleuve Saint-Laurent et ne manque aucune occasion de se rendre à Notre-Dame-du-Portage, son lieu de prédilection pour des séjours plus ou moins prolongés.
«L’eau salée est une drogue, une toxicomanie insidieuse et indéracinable. Je fréquente de façon assidue l’Estuaire et le Golfe que depuis le milieu des années 1980. Sur le champ, l’eau douce a perdu pour moi tout attrait. Je lui reproche l’absence de ces odeurs iodées – si près de la cyprine. L’absence de marées qui, jour après jour, ramènent et retirent des trésors. L’absence de ces oiseaux plongeurs, nombreux et criards, de ces phoques et baleines blanches, de ces larges varechs qui dans la houle ondulent…» (p.16)

Questions

Alain Gagnon s’attarde surtout à ses lectures, aux penseurs qui le nourrissent depuis toujours. Plutôt éclectique, il aime fréquenter des penseurs qui ont marqué leur temps et leur époque, s’attarder auprès des peintres qui bousculent les concepts du réel. Il rôde autour de Marc Aurèle, Heidegger, Borges, Caton, Plutarque, Hegel et Montaigne. La liste est longue.
«L’Être ne se définit pas, il préoccupe; il est celui qu’on interroge. Et les voies les plus sûres demeurent la musique et la poésie. Le roman et la peinture sont encore trop chargés de l’étant, de ce qui provient de l‘Être, mais n’est pas lui, du contingent. Héraclite, Hegel et Heidegger ont le mieux parlé de l’Être, de ce qu’il représente – à la fois innommable et engendrant ces tentations  / tentatives de le nommer qu’on appelle arts.» (p.289)
Il lit avec attention des écrivains québécois souvent oubliés du XIXe siècle, Arthur Buies, Louis Fréchette, Faucher de Saint-Maurice et Henriette Dessaules.
«Plus je connais la prose de notre dix-neuvième, plus j’enrage de lire et d’entendre ces professeurs qui font coïncider la naissance de notre littérature avec celle de la Révolution tranquille. J’écris bien prose. La poésie de cette même époque, j’ai déjà eu l’occasion de dire ce que j’en pense : en bref, elle fait dur!» (p.126)

Étonnant

L’écrivain prolifique s’attarde peu à ses propres livres, tout comme aux obligations de son métier qui le font ronchonner. Il tient aussi des propos sur ses collègues qui peuvent étonner.
«Je pourrais le paraphraser et écrire : «Longtemps, j’ai détesté les écrivains…» Et je les déteste encore? Moins qu’avant. Je les ai haïs à vouloir les faire bouillir (lorsqu’Ils sont en groupe), jusqu’à ce que je comprenne: ils n’ont rien à dire et ils possèdent de gros ego, donc ils énoncent n’importe quoi, pour l’esbroufe, ou ils cassent du sucre sur le dos des collègues absents et celui des éditeurs – race honnie entre toutes!» (p.281)
«Le chien de Dieu» révèle un travailleur infatigable, un écrivain un peu secret, toujours en quête de vérités qui ne fait pas de compromis. Un périple où nous découvrons l’homme dans ses hésitations et ses faiblesses. Il faut une belle générosité pour se livrer à un tel exercice.

«Le chien de Dieu» d’Alain Gagnon est paru aux Éditions du Cram.

Alain Gagnon se confie à son petit-fils


Voilà un livre qui ressasse beaucoup plus de questions qu’il ne fournit de certitudes. Il est plutôt rare qu’un contemporain tente de tisser des liens entre la pensée de maintenant et des réflexions qui ont porté la civilisation occidentale. Alain Gagnon est de cette race de jongleurs qui restent fidèles à eux-mêmes sans se soucier des modes et des croyances. 
Alain Gagnon, dans «Propos pour Jakob», dans une sorte de testament intellectuel, lègue à son petit-fils ce qu’il a de plus précieux. Avec trente-quatre publications, cet écrivain est riche de mots et de phrases. Ici, il s’attarde à des questionnements qui ont marqué sa vie de lecteur et d’écrivain.
«À ma mort, je ne te laisserai rien ou si peu. Je serai pauvre. Par paresse, manque de discipline, insouciance et aptitude aux plaisirs, mes comptes en banque seront vides ou presque. Cet ouvrage te tiendra lieu de legs. Ne sois pas trop déçu. Je t’ai aimé comme personne, et j’espère me faire pardonner en t’offrant ce qui m’est le plus cher : sur quelques pages, ces intuitions puisées dans l’héritage commun et en moi-même, parfois. Si tu en tires quelque profit, je serai moins mort, et tu seras peut-être un peu plus vivant.» (p.9)
L’entreprise s’avère noble et intéressante. Le lecteur trouvera peut-être pourquoi cet écrivain a tant écrit, exploré l’essai, la poésie, le roman et le récit.

LECTURES

Des sujets, des questions ont suivi Alain Gagnon sans qu’il ne trouve de réponses définitives.
«Je tenterai d’expliquer ce qui toujours me dépasse. Je le saisis pleinement. Je ne me sous-estime pas, mais je connais l’ampleur du sujet, tout comme celle de mes insuffisances. Je m’avancerai donc à tâtons, à pas prudents de loup…» (p.9)
Qu’est-ce qui hante l’écrivain, l’homme, le père et le grand-père ? On pourrait résumer simplement : qui sommes-nous, pourquoi vivons-nous et où allons-nous ? Est-ce que la vie a un sens et où se situe l’homme dans cet univers affolant?
L’écrivain n’est pas de ceux qui se forcent à assister aux rituels et aux cérémonies liturgiques même s’il est croyant. Il parle plutôt d’une forme d’immanence, de Dieu qui est la source et l’aboutissement de tout. Certain de rien, il fait le pari de croire.
«À mon avis, le seul fait que l’humain soit en quête d’un univers plus éthique, prouve une source de l’éthique (Dieu) ; tout comme le seul fait que l’humain souhaite l’immortalité, incline à croire à sa propre immortalité, présente ou future. Il ne saurait désirer ce qu’il ne peut atteindre, comme individu ou espèce.» (p. 24)
Ces conclusions sembleront bien minces à l’athée ou à l’irréductible sceptique.

LES MAÎTRES

Alain Gagnon revient à des penseurs qui l’ont accompagné toute sa vie. Marc-Aurèle entre autres.
«J’ai privilégié l’empereur, non pour m’attirer ses faveurs, il est mort ; mais plutôt parce que j’aime sa concision et, surtout, j’ai entretenu avec lui de longues fréquentations. Il n’a jamais quitté mon chevet. J’ai en main son ouvrage « Pensées pour moi-même » dans une traduction de Meunier, acheté la première année de mon mariage avec ta grand-mère. J’étais encore étudiant.» (p.31)
Il y a plusieurs de ces magisters qui l’accompagnent depuis toujours. Maître Eckhart, François Villon, Aurobindo, Teilhard de Chardin et bien d’autres. Il ne manque pas non plus de secouer certains de ses ouvrages : «Lélie ou la vie horizontale», «Thomas K» et «Kassauan». On retrouve là la fibre qui porte l’entreprise d’écriture riche et diversifiée de cet écrivain. Il se fait compagnon de Jean Désy qui s’attarde aux mêmes questions dans «Âme, foi et poésie». La réflexion d’un homme qui sent le besoin de regarder derrière lui pour mieux entreprendre le reste de la traversée.

C’est rassurant, pour ne pas dire nécessaire de pouvoir lire ce genre d’ouvrage qu’on ne retrouvera certainement pas dans le palmarès des ventes. Il ne sera pas non plus l’un des invités de «Tout le monde en parle». Les écrits de cet écrivain sont là pour durer et résister à l’éphémère. Le genre de livre qui peut vous accompagner pendant toute une vie. 
PROPOS POUR JAKOB d’Alain Gagnon est publié à la Grenouille bleue.

lundi 15 mars 2010

Hélène Harbec raconte la mort de son père

 Certaines périodes de la vie sont plus difficiles que d’autres. Le dernier couloir, la dernière chambre qui débouche sur la mort, qui veut s’y attarder?   Hélène Harbec, dans «Chambre 503», assiste aux derniers jours de son père atteint d’un cancer. Son état demande une surveillance continue. Incontinence, pertes de mémoire, vision diminuée, locomotion réduite. La mort est proche, il le sait.
«Il dit qu’il n’aperçoit pas la mort à l’horizon, mais qu’il n’a rien contre. Il espère au moins avoir le temps de voir le nouveau bébé qui naîtra dans la famille.» (p.69)

Hélène Harbec note les changements chez son père jour après jour. Ses colères contre les contentions, les mots qui se bousculent et ne disent plus ce qu’ils disaient. Il s’accroche pourtant.
«Je ne sais pas à quoi il sourit, sa vue est si faible. Peut-être perçoit-il à l’instant la mesure de son infortune. Il sait bien qu’il n’est pas au bout de ses peines. Il voit sa vie qui s’en va là-bas. Qui marche au loin. Son visage s’assombrit. Il se retient de pleurer et décide de faire demi-tour, c’est trop loin.» (p.77)
La fille écrit pendant les heures de veille, ces moments où elle a l’impression de s’égarer dans un repli du temps. L’écriture comme une bouée de sauvetage. Cela n’empêche pas l’écrivaine d’exprimer des doutes.
«Que vaut un livre qui s’écrit quand un père se meurt ? La vie ne précède-t-elle pas les mots?» (p.193)

Famille

Les autres patients deviennent des familiers. Monsieur Veilleux qui s’accroche à son passé, Alice qui ne sait plus que hurler et Madame Granger si touchante et effarouchée. Tous sont vieux d’une vie et si près de l’enfance. 
«Une ressemblance étrange entre le vieil homme qu’il est devenu et un nouveau-né. Comme si être prêt à naître ou à mourir faisait ressortir les mêmes traits, les mêmes postures, les mêmes regards.» (p.40)
Un récit qui remuera bien des souvenirs pour celui ou celle qui a connu semblable situation. J’ai revu ma mère dans son lit ou encore ma sœur qui combattait le cancer…
Le récit est rendu avec une belle simplicité. Une description clinique qui bouleverse souvent.
Conscient, confus, supportant à peu près tout avec stoïcisme, attentif à son épouse et sa fille qui ne fabule jamais pour entretenir l’espoir, Jean-Paul Harbec devient un héros admirable devant l’inéluctable. Sa fille lui rend un bel hommage dans «La chambre 503».

«Chambre 503» d’Hélène Harbec est paru aux  Éditions David.

dimanche 14 mars 2010

Lucie Lachapelle et l'histoire amérindienne

«Rivière Mékiskan» est le premier roman de Lucie Lachapelle qui a œuvré d’abord dans le monde du cinéma. En passant à la littérature, elle ne s’éloigne guère de ses préoccupations puisque ce roman met en scène Alice, une métisse qui ignore tout de sa famille cri. Dans l’un de ses documentaires, «La rencontre», elle aborde les relations entre les Québécois et les Amérindiens.
Isaac, le père d’Alice, est retrouvé mort dans un parc  de Montréal. Il avait le nom de sa fille et son numéro de téléphone sur lui. Rien d’autre. Rongé par l’alcool, il était devenu itinérant. Sa mère Louise a tout fait pour que sa fille oublie sa nature amérindienne.
Alice identifie le corps à la morgue, décide de ramener ses cendres à Mékiskan. Après un voyage en train d’une douzaine d’heures, elle se retrouve en Abitibi, dans un village où tout se désagrège. La compagnie forestière a plié bagage après avoir tout rasé. Ne reste que l’hôtel, quelques maisons qui s’effritent.

La famille

Alice se retrouve chez Lucy, une cousine de sa grand-mère, qui vit à l’écart du village. Elle s’occupe de ses petits-enfants quand sa fille Jeannette dérape dans une soûlerie sans fin. Il y a le bébé, la petite Minnie, une fillette charmante et Samuel, un garçon au seuil de l’adolescence, qui vit la rage au cœur. Il déteste voir sa mère se noyer dans l’alcool, rêve de tuer ce Blanc qui l’entraîne dans la débauche, de s’enfuir dans la forêt pour ne plus avoir de contact avec personne.
La jeune femme apprivoise cette famille dont elle ne sait rien. La forêt, les traditions, la chasse, la vie dans la nature sans les gadgets de la modernité. Tout est nouveau. Lucy lui révèlera aussi des secrets de famille, des conditions de vie difficiles à imaginer.
«Pour Alice, avoir des racines amérindiennes signifie avoir honte et avoir peur. Et elle porte un fardeau : son propre père a incarné tout ce que les autres pensent des Amérindiens. Isaac était un fainéant, un alcoolique fini.» (p.22)
En s’attardant à Mékiskan, Alice retrouve des souvenirs, des visages, une réalité qu’elle a toujours refusé de voir. Elle prend conscience de l’exploitation irresponsable de la forêt, de son peuple que l’on a dépossédé. Elle apprend aussi que sa grand-mère a été violée devant son père par les Blancs de la compagnie. Il y a aussi ces enfants enlevés et gardés dans les pensionnats. Son père a été du nombre.
«Ils ont pris mes enfants, les uns après les autres. Quand ils revenaient, ils étaient plus les mêmes. Ils avaient de la difficulté à parler notre langue. On aurait même dit qu’ils avaient dédain de nous.» (p.102)
Tout ce que sa mère voulait effacer refait surface. Le passé ne demande qu’à s’exprimer. Tout comme cet enfant qui s’accroche en elle et qu’Alice refuse de mettre au monde.

Réalité

Lucie Lachapelle plonge le lecteur dans la réalité de certaines communautés d’Abitibi, du Lac-Saint-Jean ou du Grand Nord. Alcoolisme, violence, suicides, drogues font les machettes de temps à autre.
Louis Hamelin effleurait la question dans «Cowboy» et Gérard Bouchard l’a fait récemment dans «Uashat» en nous entraînant sur la Côte-Nord. Un roman qui a eu peu d’écho dans les médias.
Alice découvre une réalité sordide, mais elle entrevoit aussi une façon de vivre unique. Surtout, il y a des gens d’une générosité incroyable. Elle est ébranlée.
«Dans la tête d’Alice, c’est clair : l’ennemi, le monstre à abattre, ce n’est pas Isaac ou le Blanc de Jeannette, mais tout comportement qui ressemble à l’indifférence et au mépris.» (p.136)
Ce roman décrit simplement une réalité choquante. Les peuples amérindiens ont été dépossédés de tout. Cette prise de conscience est loin d’être faite quand nous entendons certains ténors à propos de l’Approche commune. Parce que l’histoire de ces peuples, c’est aussi notre histoire. Reconnaître ces nations qui ont été volées de leur âme, de leur passé, de leurs traditions et de leur avenir, c’est se situer dans le monde.
En nous plongeant dans un univers qu’elle connaît, Lucie Lachapelle nous bouscule et force Alice à reconnaître les deux faces de sa vie. C’est peut-être le début d’une libération et la dure conquête de soi. Une histoire touchante et qui fait que l’on regarde derrière son épaule pour mieux comprendre le Québec de maintenant.

«Rivière Mékiskan» de Lucie Lachapelle est publié chez XYZ Éditeur.

samedi 6 mars 2010

Kim Thuy témoigne de la réalité d'une migrante

Kim Thuy est arrivée au Québec alors qu’elle avait dix ans. La fillette avait connu l’insouciance d’une vie aisée au Vietnam et puis la guerre, la victoire des Vietnamiens du Nord, l’apparition de soldats qui confondaient un soutien-gorge avec un filtre à café. 
Les parents de Kim Thuy auraient pu se retrouver au Lac-Saint-Jean. Plusieurs familles sont venues dans la région en fuyant cette guerre qui a déchiré non seulement le Vietnam mais aussi les États-Unis. Une ville adoptait alors une famille et tentait souvent maladroitement de leur faciliter les choses.
La petite fille qui ne parlait pas le français, qui ne savait rien des usages et des coutumes du Québec s’est retrouvée à Granby. Comment s’habiller avec le froid et la neige, comment manger cette nourriture différente quand on n’a jamais vu une fourchette?
«La ville de Granby a été le ventre chaud qui nous a couvés durant notre première année au Canada. Les habitants de cette ville nous ont bercés un à un. Les élèves de notre école primaire faisaient la queue pour nous inviter chez eux pour le repas du midi.» (p.31)

Les enfants

Les parents ne pensent qu’à leurs enfants. Ils sont l’avenir. Ils acceptent tout avec le sourire, surtout le père qui, après avoir mené la grande vie, doit se contenter d’emplois subalternes. La mère demeure volontaire, ambitieuse, consentant à tous les sacrifices. Elle qui ne savait que diriger des servantes doit apprendre à faire des ménages. Une réalité qu’il est difficile à imaginer.
«Mon père, lui, n’a pas eu à se réinventer. Il est de ceux qui ne vivent que dans l’instant, sans attachement au passé. Il savoure chaque instant de son présent comme s’il était toujours le meilleur et le seul, sans le comparer, sans le mesurer, c’est pourquoi il inspirait toujours le plus grand, le plus beau bonheur, qu’il fut sur les marches d’un hôtel avec une vadrouille dans les mains ou assis dans une limousine en réunion stratégique avec son ministre.» (p.73)
S’il faut tout découvrir, il est aussi impossible d’oublier… Comment chasser ce passé qui hante la petite fille? Un pays qu’ils ont quitté en abandonnant tout derrière eux. Ils ont fui sur des bateaux insalubres, avec ce qu’ils pouvaient emporter. Or, argent, diamants, quelques vêtements.
«Les gens assis sur le pont nous rapportaient qu’il n’y avait plus de ligne de démarcation entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. On ne savait donc pas si on se dirigeait vers le ciel ou si on s’enfonçait dans les profondeurs de l’eau. Le paradis et l’enfer s’étaient enlacés dans le ventre de notre bateau.» (p.13)
Ils vivront la peur, les camps, la faim. Kim Thuy voyage ainsi entre sa réalité d’autrefois et sa nouvelle vie. Elle retournera à Hanoi pour se réconcilier avec cette partie d’elle-même. Elle y constatera surtout qu’elle est devenue une Québécoise.

Témoignage

Kim Thuy se montre une jeune femme fragile, un peu étrange parfois qui tente de souder les deux bouts de sa vie.
Elle témoigne de son vécu avec pudeur, parle de son fils autiste, ses parents et sa famille élargie. Ces fragments montrent une femme déchirée entre deux pôles et deux univers. Et peut-être le pire que peut vivre une émigrante, c’est ce sentiment de ne pouvoir exister sans avoir à regarder constamment derrière son épaule. La conscience d’être toujours en retrait, de se voir observatrice plutôt qu’agissante. Une façon de se protéger, de ne pas être étouffé par l’espoir ou la déception? Qui peut dire…
«J’aime les hommes de la même manière, sans désirer qu’ils deviennent miens. Ainsi, je leur suis une parmi d’autres, sans rôle à jouer, sans exister. Je n’ai pas besoin de leur présence parce que les gens absents ne me manquent pas. Ils sont toujours remplacés ou remplaçables.» (p.109)
«Ru» démontre qu’on ne change pas de vie en quittant un bateau ou en fuyant un pays la nuit. Il faut longtemps pour tourner la page et se sentir pleinement là. Tout ce que l’on dit sur les émigrants et leur insertion dans leur nouvelle société, Madame Thuy l’aborde subtilement, le démontre sans élaborer de thèse. Un témoigne vrai, juste, subtil, étonnant et émouvant. 

«Ru» de Kim Thuy est publié chez Libre expression. 

dimanche 28 février 2010

Émeline Pierre décrit une réalité dérangeante

Née de père haïtien et de mère dominicaine, Émeline Pierre suit des hommes et des femmes qui veulent fuir la misère. Ils quittent leur île, partent en exil, abandonnent souvent femme et enfants. Ils le font clandestinement pour échapper aux restrictions de l’émigration. Ils acceptent alors de perdre leur identité et d’être exploités par des gens sans scrupule. 
«Aujourd’hui que je suis bracera, journalière, dans un batey, je ne vois pas comment je pourrais retourner chez moi ; sans ressources, sans papiers, où irais-je ? Je suis condamnée à rester ici, dans ce campement de coupeurs de canne, prisonnière dans un pays qui ne sera jamais le mien puisque, de toute façon, les autorités dominicaines nient notre existence à nous, les Haïtiens.» (p.39)

Le rêve de ramasser un pécule et de rentrer au pays s’évanouit rapidement. Ces travailleurs illégaux deviennent des parias. Ils reçoivent un salaire de misère, s’endettent dans le magasin des propriétaires. Ils sont condamnés à travailler tant et aussi longtemps qu’ils le peuvent. Pour les femmes, on devine la suite…
«Par la suite, Voisin Jacques m’amène d’autres hommes. Pendant l’acte, je fais le vide dans mon esprit. Même le contremaître y est passé, sans me payer ou, du moins, en me rétribuant avec des coupons alimentaires. C’est son droit de cuissage. Ma réputation est faite. Je suis devenue une pute.» (p.48)
Des épouses battues par des maris alcooliques, cernées par des prédateurs qui n’attendent que leur heure. La prostitution devient alors la seule issue.
Une jeune femme arrive en Côte-d’Ivoire avec son mari. Mariée depuis deux semaines, elle rencontre la famille, sa belle-mère et les deux épouses africaines de son époux. Mohammed Touré a déjà deux femmes à Abidjan. Sabrina le sait et accepte la situation. 
«Je suis instruite, je suis bien plus belle que ses deux épouses. Il s’est marié avec moi par amour. Ce n’est pas un mariage de raison comme il l’a fait avec ces deux femmes. Je suis son Antillaise à lui comme il aime me le dire, sa go des Tropiques. D’ailleurs, la première et la dernière nuit, il les passera avec moi… Et puis, à Paris, je n’aurai pas à le partager. Du moins, j’essaie de m’en convaincre.» (p.23)
Tout se passe avec civilité. La troisième épouse fait preuve d’une naïveté qui dérange. Elle croit à son bonheur, du moins tente de s’en convaincre. Rien n’est arrivé, tout peut se produire. Est-ce seulement possible?

Macoute

Émeline Pierre touche une réalité qui est aussi la nôtre. Un chauffeur de taxi dans «Rencontre fortuite» fait monter une cliente boulevard Saint-Laurent à Montréal. Il reconnaît Marie-Merline Dorius. Elle habitait Port-au-Prince, tout comme lui. Son père était directeur d’école et s’opposait à Duvalier. L’ancien macoute a tué le père de la jeune femme. Quand le régime Duvalier a été ébranlé, il a réussi à migrer au Québec et vit paisiblement à Montréal. Un homme rangé, un père de famille exemplaire.
«Dix ans plus tard, je ne regrette pas la vie que j’ai menée en tant que macoute. J’ai lutté pour mon pays comme l’a fait Toussaint Louverture avant moi. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien à me reprocher. Je mène une vie rangée. Je travaille en tant que chauffeur de taxi. Je ne bois pas, je ne fume pas. J’assiste chaque dimanche à la messe.» (p.121)
Réalité ? Fiction ? Tout est possible quand on naît au pays du malheur.
Émeline Pierre dévoile un monde troublant. Les Haïtiens sont maudits dans ces pays où ils vont s’installer pour tenter d’améliorer leur sort. Racisme, exploitation, violence, indigence constituent leur quotidien.
Des récits brefs, incisifs, des personnages déconcertants. L’écrivaine peint la réalité de ces déracinés sans jamais juger. Une écriture simple, sans fioriture, particulièrement efficace. Comme si nous les suivions pour les voir basculer dans le malheur et la misère. Émeline Pierre décrit une réalité qui va au-delà de ce que nous pouvons voir à la télévision et dans les journaux. D’une inquiétante actualité. 

«Bleu d’orage» d’Émeline Pierre est publié aux Éditions de La pleine lune.