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jeudi 23 avril 2015

Katia Belkhodja risque de vous envoûter

DES LIVRES EXIGENT des efforts du lecteur. Comme si les mots et les phrases portaient une carapace qui vous repousse pour mieux vous tenir à distance. C’est un peu le cas de La marchande de sable, le second roman de Katia Belkhodja. J’ai beaucoup aimé La peau des doigts qui faisait connaître une écrivaine originale, un univers riche et singulier. C’est encore le cas même si ce texte déroute au premier contact. Tellement qu’après avoir terminé ma lecture (le roman fait à peine soixante-dix pages), je me suis senti désorienté. Une sensation inconfortable, je l’avoue. J’aime me glisser dans une histoire et y nager comme dans une eau tiède. J’ai donc recommencé ma lecture, lentement, m’attardant souvent à cette parole qui envoûte et vous repousse à la fois.

Katia Belkhodja nous offre une épopée, un conte ou une fantasmagorie particulière. Une histoire qui déborde dans plusieurs histoires. Les personnages se présentent comme les doubles les uns des autres. Marylin, la mère de Shéhérazade, a toujours chaud et la fille est un bloc de glace. Les personnages prennent leur cohérence dans ces oppositions.
Le père de cette fille est un facteur qui a surgi un matin et est reparti. Un homme aux vêtements bleus qui parlait arabe. Un nomade. L’enfant se souvient dans son corps et son âme.

Elle avait grandi silencieuse, cette petite. Longtemps, on avait cru qu’elle était muette. Insomniaque. Elle n’avait jamais réussi à s’endormir, tout de suite. Quand elle avait parlé la première fois, elle avait parlé en arabe. On lui avait demandé où elle avait appris ça. C’était une langue qui lui venait du vent, elle avait dit. Une langue qui venait du ventre. On s’était tu, le boucher l’avait appelée Shéhérazade ce jour-là. Pas Sherry, Shéhérazade, sans les h inspirés, expirés, sans. Le boucher, il ne savait pas comment. La mère, elle avait pris une aiguille, une petite, à repriser, et elle lui avait fait regarder à travers le trou, le chas de l’aiguille, là où les chameaux. Ça non plus, on n’a jamais compris. (p.12)

Shéhérazade incarne peut-être la froideur du désert pendant la nuit, celle des pays du nord où il n’y a que neige et glace. Il y a aussi cette ville qui n’arrête pas de bouger. Les citadins voudraient bien que ces voyages cessent et tous se lient pour lui construire des ancrages.
Le nomadisme se dresse devant le sédentarisme, des langues s’affrontent, s’étouffent et font disparaître la cité, ne laissant que le désert et le sable des origines.

HISTOIRE

Shéhérazade veut dire « née dans la ville ou fille de la ville ». On connaît l’histoire de cette princesse qui a enjôlé le sultan. Cet homme sanguinaire épousait une vierge le jour et la sacrifiait à l’aube. Elle repousse la folie sanguinaire avec un personnage qui raconte une histoire qui nous plonge dans une autre aventure et ainsi de suite. La mise en abyme totale, le labyrinthe peut-être. Il y a cet aspect dans La marchande de sable. Shéhérazade ou Sherry porte l’histoire, une langue qu’elle sent avec son corps, un regard qui paralyse comme le serpent qui vous hypnotise dit-on avant de frapper. Malheur à celui qui la regarde dans les yeux.

Sherry, Shéhérazade avait dû s’asseoir sur lui, fauteuil de chair. Se laisser bercer par les hanches. Par la lenteur de ses propres mouvements, la langueur paresseuse de son immobilité à lui, ses jambes osseuses et pâles sous ses hanches qui tournaient, qui bougeaient circulaires. Elle avait eu chaud, un moment. Et il l’avait sentie brûlante pour la première fois dans sa vie où il sentait qui que ce soit brûlant, quoi que ce soit d’autre qu’un petit pain ou des brioches. Mais ce n’était plus de la pâte malgré le beige. Elle lui aurait découpé les paupières. Elle s’enfonçait doucement, l’enfonçait, et c’était presque à s’endormir, mais ils ne s’endormaient pas. (p.33)

Le fils du boulanger reste paralysé après avoir surpris son regard. Son cœur bat, mais il se dresse devant la porte du commerce comme un gisant.

ANCRAGE

Fascinant cette volonté de s’ancrer dans un lieu, d’arrêter la dérive dans le temps et l’espace. Tout prend figure de symbole. Les gestes du boulanger qui tranche le pain et se blesse, le forgeron qui contribue au réchauffement de la planète et n’arrive plus à éteindre le feu de sa forge. La langue qui glisse dans une autre, fait oublier l’envahisseur pour retourner à celle des nomades qui hantaient le désert d’avant. Les leçons des pleureuses aussi qui finissent aveugles parce qu’elles ont vu trop de morts et vécu tous les chagrins.
Je m’accroche à pleins de petits éléments pour ne pas sombrer, pour échapper au glissement qui nous fait aller du nomadisme au sédentarisme avant de retrouver l’errance. Cette fable nous pousse dans l’histoire contemporaine où des populations vont d’un pays à l’autre, se débattent avec plusieurs langues pour communiquer. Peut-être que la ville maintenant n’est qu’une utopie où toutes les langues se mélangent, s’interpellent et se bousculent. L’histoire aussi de conquêtes et de libérations, de déclins d’empires et de résurgence d’identités en dormance.

ÉCRITURE

J’aime cette forme d’oralité qui permet les répétitions et les bifurcations, cette forme de prière qui hante. Le réel glisse dans l’imaginaire ou le fantastique et le contraire aussi. Que dire de cette scène surréaliste où l’on décide d’exécuter le frère inexistant de Shéhérazade. Un simulacre de pendaison dans la grande ville. Dans le désert, un nomade, sous la tente, meurt. C’est lui que l’on tue. La ville assassine le nomade.

Alors, on avait pendu le grand frère. Dans une rue, on avait improvisé une potence. On était parti chercher les poutres de la vieille église, et puis le charpentier avait cloué tout ça. C’était grand, et peut-être même beau, presque, dans l’étrange douceur du vieux bois. Devant la potence, Jean le père mordait ses lèvres jusqu’au sang, et regardait la cicatrice, sur son doigt, qui datait de 15h20, un an plus tôt. Dans une rue, on ne savait pas quelle porte était celle de la ville, et puis, ils ne voulaient pas les mettre là, les pendus imaginaires. Même si aucun visiteur, jamais, ne traversait. Aucun depuis le facteur, nomade. (p.49)

J’aime ces univers où les choses vibrent, où les villes sont rebelles et toujours en mouvance, où le froid du Nord affronte le feu du Sud.
Un récit dense qui bouscule, fascine, hypnotise et enchante. Tout cela grâce à cette écriture qui ne cesse de vous bousculer et de vous surprendre. Katia Belkhodja est une enjôleuse à la manière des conteuses qui vous plongent dans un monde de rêves et de fantasmes tout en s’appuyant sur l’histoire des pays du Maghreb qui ont connu le nomadisme, l’occupation de l’Occident avant de retrouver leurs racines pour le meilleur et le pire.
La vie, l’amour, la mort, les rencontres qui changent le devenir des peuples et le présent. J’avoue qu’il me faudrait peut-être une troisième lecture pour savourer ce petit bijou juteux comme une grenade, doux et amer comme une orange. C’est vrai que Sherry ou Shéhérazade vous hypnotise, ou mieux encore, impose les mots qui vous définissent et font ce que vous pensez être. Et peut-être, qu’importe les actions et les gestes des humains, c’est toujours la terre, le lieu physique qui s’impose et façonne les vivants.


La marchande de sable de Katia Belkhodja est paru chez XYZ Éditeur, 78 pages, 18,95 $.

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