Nombre total de pages vues

jeudi 3 mai 2007

Robert Lalonde est un cueilleur d’étoiles

J’ai découvert Robert Lalonde avec «Une belle journée d’avance», en 1986. Je ne m’en suis jamais remis. Depuis, je suis un accroc qui attend avec impatience chacune de ses publications. À chaque fois, c’est la fête et une rencontre.
J’aime folâtrer, de temps en temps, dans certains de ses ouvrages pour glaner une phrase ou un paragraphe. «Une belle journée d’avance» bien sûr, «Le Diable en personne», «Le Fou du père», «Le Petit Aigle à tête blanche», «Le Monde sur le flanc de la truite» et «Iotékha» me permettent de renouveler le plaisir.
J’aime assez ce comédien devenu «souffleur de mots» pour relire l’ensemble de son œuvre en une seule et longue chevauchée. Chaque livre devient une aventure physique et existentielle, une expérience où tous les sens sont happés. Peu importe si l’équipée nous pousse du côté du roman, du récit ou du carnet, l’écriture de Lalonde nous fait explorer des sentiers négligés, se moque des balises, tend des collets à l’amour et à la mort.

Dix-neuvième livre

Avec «Espèces en voie de disparition», il revient à la nouvelle. Onze moments où l’on retrouve un monde familier et toujours renouvelé. L’adolescence qu’il a explorée dans «Que vais-je devenir jusqu’à ce que je ne meure», un ami qu’il accompagne vers la mort, une disparition inexpliquée du père. Peu importe les lieux, l’homme se laisse happer par les déchirures qui blessent l’âme et le font grandir. Partout, tout le temps, le lecteur vit des moments de vérité.
Et quelle occupation singulière de l’espace! Parce que l’auteur de «Où vont les sizerins flammés en été» est l’un des rares écrivains du Québec, avec Louis Hamelin, à arpenter le territoire américain, à intégrer la nature dans ses «histoires».
«Appuyé des deux mains à la rampe de la véranda, il était, si possible, plus mince encore que la veille. Derrière lui, j’apercevais les épinettes, la route de sable et le ciel chargé de neige. Il était nu comme un arbre mais ne tremblait pas, ne grelottait pas. La lumière s’allongeait sur l’herbe, du doré chaud de la croûte de pain. Plus loin, dans le pâturage, on apercevait des stries vertes d’été, d’autres roux sombre d’automne et, plus loin encore, au pied des arbres, des nébuleuses de givre. Le ciel était violet, l’horizon chargé de neige.» (p.31)

Métissage

Robert Lalonde porte en lui une culture à la fois américaine, amérindienne et européenne. Ce métissage en fait un être à l’écoute des forces que l’homme moderne menace par ses agitations et ses lubies guerrières.
J’aime mettre mes pas dans les siens, suivre ses longues enjambées, me glisser avec lui dans des marées d’odeurs, me grafigner aux fardoches et courir comme un halluciné à travers les pins qu’il sait si bien décrire. Son écriture tamise les neiges en janvier, colle aux orages et aux mains chaudes du jour, nous arrête devant le chant d’un oiseau ou l’envol d’une outarde qui «froisse l’air».
«Il a plu toute la journée. Je me penche sur l’eau et tends la main pour saisir un diamant de la Grande Ourse, une pâle émeraude de Mars. Mon cœur bat. J’ai de nouveau vingt ans et le droit, le devoir de faire ma vie. Une flaque de pluie, et voilà que se remet en marche au fond de moi la veille machine du rêve. Pinçant un scintillement entre mes doigts, je pense : « Quelle étrange place nous tenons dans l’univers, où nous sommes à la fois indispensables et de trop…»» (p. 91)

Un frère

À chaque lecture, je retrouve le frère qui me parle à l’oreille, me pousse dans des recoins et me fait aimer ce pays. Il me force à me brancher à l’univers, à déployer des antennes qui permettent de ressentir les frémissements de l’humanité.
Robert Lalonde est l’un des grands écrivains contemporains qui sait être juste, attendrissant et toujours questionnant. Ce terrible lecteur du monde invente la fête à chaque fois qu’il offre l’une de ses œuvres. Un capteur solaire, un cueilleur d’étoiles toujours à l’écoute, capable des plus belles escapades.

«Espèces en voie de disparition» de Robert Lalonde est publié aux Éditions du Boréal.

mercredi 25 avril 2007

Claude Jasmin sait aussi être émouvant

Claude Jasmin signe un cinquante-septième livre avec «Chinoiseries». Une forme d’exploit pour ce touche-à-tout qui a tâté de la télévision et été de toutes les aventures où la controverse et la provocation sont la norme. Il a aussi animé une émission littéraire au tout début de la télévision Quatre-Saisons. Cette station, tout comme la télévision en général, a largué les écrivains depuis pour céder la place aux amuseurs publics, aux justiciers et aux démagogues.
Récits, romans, journaux, correspondances, essais et téléroman marquent la carrière de cet écrivain. «La petite patrie» rassemblait bon nombre de fidèles lors de sa diffusion entre 1974 et 1976. Le pamphlétaire aime aussi envoyer des lettres aux journaux qui ne passent jamais inaperçues et a même voulu être député à une certaine époque.
Il était à «Tout le monde en parle» récemment, visiblement heureux comme un lézard au soleil devant les caméras. Jasmin n’a jamais refusé une occasion de se présenter dans un studio de télévision. Il aime la lumière des projecteurs, s’y sent dans un cocon et peut s’enflammer, s’indigner, pourfendre et plonger dans une controverse pour le plaisir de soulever des vagues. Pensons à ses dires sur les régions et la campagne lors de sa dernière apparition à la grand-messe du dimanche soir de Guy A. Lepage.
Dans un essai publié aux Éditions Trois-Pistoles, il affirme écrire «pour la gloire et l’argent». Espérons que ce ne sont plus ces illusions qui le poussent à signer ce roman. Si Jasmin est un personnage connu, il faut l’attribuer à «ses passages» à la télévision et à ses coups de gueule.

Le poids du temps

Ce roman, ce pourrait aussi être un récit, suit un homme de 77 ans qui voit l’avenir se recroqueviller. Beaucoup d’éléments sont puisés dans la vie de l’auteur. Le personnage vit dans les Laurentides, écrit dans un journal local où il ne donne pas dans la dentelle et a signé aussi plusieurs livres où il se permet des écarts avec la ponctuation et les majuscules.
«le vieil homme se souvient de tant de rencontres-séminaires ici-même, de journalistes ou d’écrivains, ces réunions étaient appréciées par de farouches solitaires, ce que sont souvent écrivailleurs et écrivaillons
réunions de «week-ends subventionnés», pas toujours pédantes, parfois avec des conférenciers savants, de vrais «illustres», parfois avec de «célèbres» inconnus, des happy few, des méconnus avec, bien entendu, du talent extrafort, des docteurs au sein de coteries de «bien branchés», mais aussi séminaires appréciés, animés par de vraies «vedettes» en belles-lettres, venues de Paris, Rome, New York» (p.97)
Le vieil homme nage à la piscine, regarde le monde s’agiter, voit son enfance revenir en grosses vagues. Il a été heureux près de sa grand-mère «fragile du cœur» et de ses sœurs, avec son père qui l’amenait sur les quais du port de Montréal pour s’adonner à la pêche à la ligne. Il y avait aussi les excursions dans le quartier chinois et les lettres attendues de cet oncle missionnaire à Szépingkai, en Chine.
Le roman oscille entre le présent du narrateur qui reprend goût à la vie grâce à Rolande et les lettres de l’oncle Ernest qui étaient une ouverture sur le rêve et l’aventure pour le petit garçon.
Nous retrouvons des personnages de «La Petite patrie», le restaurant de son père où les jeunes du quartier dilapidaient les heures et redessinaient le monde, un enfant qui découvre la prostitution, la violence, l’alcool et les tares du monde adulte. Un univers et une époque où Jasmin aime s’attarder.

Réinventer la vie

Jasmin devient émouvant quand il oublie les facéties et l’esbroufe, quand il montre le visage du vieillissement sans complaisance et sans apitoiement, la fragilité d’un homme qui se croyait immortel.
L’écrivain attentif et amoureux que nous retrouvons dans «Chinoiseries» est celui que je préfère. J’aime l’homme qui ne triche pas avec les mots. À souhaiter qu’il continue dans cette veine. Claude Jasmin sait être juste et percutant quand il cherche un sens à cette vie qu’il faut sans cesse réinventer.

«Chinoiseries» de Claude Jasmin est paru chez VLB Éditeur.
http://www.edvlb.com/claude-jasmin/auteur/jasm1000

jeudi 19 avril 2007

April explore le côté sordide des humains

En m’aventurant dans «Les Ensauvagés »de Jean-Pierre April, j’ai eu du mal à ne pas voir se profiler l’ombre de Moïse, cet hurluberlu, ce prophète autoproclamé qui s’est installé dans une commune, au cœur de la forêt gaspésienne, pour imposer ses volontés à son harem. Gabrielle Lavallée, dans «L’alliance de la Brebis», a raconté cette histoire particulièrement sordide.
Où se situe la frontière entre le civilisé et le barbare? Qu’est-ce qui nous empêche de sombrer dans l’horreur? L’histoire se répète. On l’a vu en Bosnie, au Rwanda, en Irak et au Darfour. Une nouvelle page sanglante s’écrit à chaque soir à la télévision. Le vandale frappe partout. Dans les villes modernes, la brute se manifeste dans des bandes de jeunes qui se livrent des guerres de trottoirs. Elle peut emprunter aussi les chemins de la politique et larguer des bombes sur les pays qui refusent une certaine façon de voir.

Utopie et barbarie

Dans le roman de Jean-Pierre April, Abraham dit Raham, le fils bâtard d’un Capucin et d’une servante, se proclame prophète de l’Ancien Testament. Il prétend régénérer la société en se réfugiant dans la forêt. Nous sommes au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Il pousse la folie jusqu’à inventer un jargon pour les enfants qu’il a eus avec sa sœur.
«… Abraham croit qu’Éva est la seule femme qui convient à son plan supérieur. S’il le faut, il l’emmènera de force bien au-delà de tous les lots renversés du monde pour fonder sa propre communauté, purement de son sang. La voix de Yahvé le lui a prédit. La voie de Yahvé s’exprime par lui. Yahvé est sa folie. Amen.» (p.251)
Bras d’un Dieu vengeur, il effectue des tournées, emprunte différentes identités, deviendra moine prédicateur au village de Longmal, dans l’arrière-pays. Là, il réussit à faire se repentir le clan des Pelletier, des hommes et des femmes plus ou moins incestueux. Comment ne pas penser à ces figures inquiétantes qui ont marqué leur époque, à Raspoutine qui a subjugué la famille du Tsar, en Russie.
Alexandre Paradis, jeune médecin, trouve «deux enfants sauvages» et les interroge. Avec sa nièce Vanessa, il découvre l’existence d’une société primitive, un secret de village dont personne ne veut parler. Sensualité, inceste, violence, mysticisme, pulsions animales s’affrontent et se confrontent. Nous culbutons dans des furies qui aspirent les humains quand ils rejettent les balises sociales, transgressent tous les tabous. Le docteur Paradis y découvrira sa propre histoire familiale et, peut-être, des aspects de sa personnalité qu’il ne souhaiterait pas secouer.

L’envers du monde

Jean-Pierre April perce des frontières, explore des obsessions qui font glisser dans des espaces que nous n’aimons guère fréquenter. Il suffit qu’une trappe s’ouvre pour se perdre dans l’enfer du monde. Raham donne une version du christianisme dans des prêches qui font sursauter.
«Parce qu’ils pensent connaître la Vérité. Mais les papes ont trompé tous leurs fidèles. Le Christ a failli à sa tâche, il a lâché, pis il est parti avant la fin. Il a pas pu laver tous les péchés du monde. Le monde est trop sale. Il est pas lavable. Faudrait un autre déluge pour nettoyer tout ça! Le seul vrai et unique Dieu, c’est celui du seul vrai et unique Testament. Le Nouveau Testament, c’est juste des menteries. Le pseudo-dieu des papes est venu faire trempette sur terre pis il est reparti avec le péché au cul. Moé, le péché, je l’abats! À grands coups de hache dans mon royaume des bois. Au nom de mon seul Seigneur et Maître, le Dieu d’Abraham, de Jacob et de Nabuconodor ! Chus pas rien qu’un missionnaire, chus prophète en mon pays!» (p.222)
April crée des personnages qui hantent et subjuguent. Il ne peut en être autrement quand on flirte avec la démence. L’horreur sommeille. Il suffit d’une occasion, d’une étincelle pour que le barbare en nous se redresse au milieu des quartiers résidentiels en semant les cris et la fureur. Et quand la passion se réveille, plus aucune littérature ne tient le coup. La sensuelle Vanessa et Alexandre finiront par le découvrir.

«Les Ensauvagés» de Jean-Pierre April a été publié chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/catalogue/426.html

dimanche 15 avril 2007

Des images comme un mantra ou une prière

Charles Sagalane a voyagé aux Indes et en a ramené des carnets bourrés de notes. «Quand j’ouvre le vingt-neuvième de mes carnets, un carnet bleu à la couverture meurtrie, aux marges pleines, chaos de traits et de notes, c’est pour retrouver une recette, un exercice de yoga, un dessin ou une adresse.» (p.8)
Il reste bien peu de «ce chaos» à la lecture de «29 Carnets des Indes». Le voyage initiatique bondit en une seule et même phrase on dirait qui essaime sur plus de deux cents pages en suggérant le mouvement ou la quête.
Des images scandées comme un mantra ou une prière, des regards aussi, des questions où Sagalane cherche une direction à la vie et une manière de respirer dans le fouillis des jours. Rabindranath Tagore surgit ici et là, tel un maître ou un guide qui montre la direction, suggère un arrêt ou une réflexion. L’ensemble pourtant reste un peu difficile pour celui qui, comme moi, n’a jamais mis les pieds dans ce pays singulier.
Écrire en se dépouillant de ses vêtements et de sa culture, s’avère particulièrement difficile. Parfois, l’auteur oublie ses hantises et se laisse porter par une impression ou la couleur du jour. C’est le plus heureux du carnet ces moments où j’ai eu l’impression d’entendre une comptine.
«Sabots du chameau/dans la dune vont sautant/bottines d’enfant» (p.48)
Une efficacité de haïku et une certaine naïveté fort intéressante. Le meilleur de ces «Carnets des Indes».
«Là, il n’y a ni corps ni esprit,/et où serait l’endroit qui étanche la soif de l’âme» (p.150)
Après plusieurs lectures, je cherche encore où les pas de Charles Sagalane le portent dans ces pays fascinants. L’aventure voudrait que l’on s’égare en soi pour retrouver, peut-être, le fil de l’événementiel. Des textes hermétiques qu’il n’est pas facile de percer, comme si le poète avait lancé quelques mots sur les pages et qu’il laissait au lecteur le soin de reconstituer un univers.

«29 carnets des Indes» de Charles Sagalane est paru aux Éditions La Peuplade.

L’imaginaire peut-il inventer ses propres lois?

Nicolas Bourbaki est un mathématicien fictif, un prête-nom inventé en 1935, qui remettait en question l’enseignement des mathématiques. La supercherie a fait parler pendant des décennies. Un beau canular qu’André Weil et son groupe a su parfaitement orchestrer.
Alexandre Bourbaki, le signataire de «Traité de balistique», pourrait être le petit-fils de ce célèbre mathématicien virtuel. Dans les communiqués, on explique qu’Alexandre est né en Gaspésie, en 1973. Une chose est certaine, il est tout aussi fictif que son illustre ancêtre et permet à trois imaginatifs, Nicolas Dickner, Bernard Wright-Laflamme et Sébastien Trahan, de s’en donner à cœur joie et de sauter toutes les clôtures.
Le collectif garde des liens avec l’ancêtre Nicolas en flirtant avec les sciences, des principes et des phénomènes qui échappent aux lois qui orchestrent l’univers et la galaxie. Comment expliquer qu’un grand-père bafoue les lois de la gravité ou qu’une jeune femme provoque un dérèglement des lois physiques par sa seule présence.

Autres univers

Dans cette suite de textes, on ne peut parler de nouvelles, les auteurs ouvrent des portes et passent de l’autre côté de la logique et de la vraisemblance. Tout semble pourtant normal. Les faits respectent une certaine logique, mais il y a toujours un petit quelque chose qui fait que le lecteur bascule dans un univers invraisemblable.
«C’est ainsi que je perdis mon grand-père pour la seconde fois. Il ne pouvait plus être le compagnon de nos jeux, il s’était transformé en un petit oiseau qui se déplaçait en nageant dans l’air comme si celui-ci lui offrait une véritable prise. Un conseil de famille fut convoqué. On décida que Grand-père ne devait plus sortir. Dehors, le vent pourrait l’emporter.» (p.85)

Exigences

Non, tout n’est pas égal dans cette aventure. Certains textes tournent court, comme si les auteurs refusaient de pousser l’équation dans les derniers retranchements. D’autres, les plus élaborés, osent inventer un monde cohérent qui colle à une logique interne. Le genre a des exigences que les auteurs ne respectent pas toujours.
S’il n’y avait que ces plongées dans des univers parallèles, le lecteur se lasserait rapidement. L’aventure repose sur une écriture vigoureuse et efficace, simple, étonnante jusqu’à un certain point. Ce qui importe, ce sont les faits et ce ton pseudo-scientifique. On se laisse prendre.
Et pourquoi bouder son plaisir? Alexandre Bourbaki est encore jeune et il pourrait étonner si le trio garde le goût de l’accompagner sur les chemins de l’inusité et de l’étrange.
Amusant, moqueur et tendre, «Traité de balistique» est une belle manière de secouer certaines certitudes et d’élargir les frontières de l’imaginaire.

«Traité de balistique» d’Alexandre Bourbaki est publié aux Éditions Alto.

L’enfance demeure le terreau du créateur


La mémoire pousse vers le plus lointain comme au plus près de la vie. Claude Beausoleil, dans «Alma«, un récit constitué d’une soixantaine de très courts textes, arpente son enfance pour mieux évaluer sa vie actuelle.
Des milliers de Québécois, nés à la ville ou dans un village, ont fréquenté une même géographie physique et humaine sans, pour autant, devenir des écrivains et des poètes. L’enfant Beausoleil, dans un monde assez proche de celui de Michel Tremblay, se laisse séduire par les livres et les mots. Avant même de savoir lire. Une fascination physique, presque.
«Les lettres sont des personnes vivantes. Tout s’éclaire d’un coup. Dans cette obscure forêt de fumée blanche, des signes me parlent.» (p.12)

Univers

Qu’est-ce qui forge un homme ou une femme? Pourquoi un enfant se tourne-t-il vers la poésie, l’écriture qui le retiendra à l’âge adulte? Tout ce que Claude Beausoleil retient de son enfance aurait pu aussi l’éloigner des mots.
Les souvenirs s’accrochent à des odeurs, des couleurs et des sonorités, des chansons à la radio que l’enfant apprend par cœur; des voix d’hommes et de femmes qui plongent dans des drames et esquissent des mondes, quand il revient de l’école le midi. Des voisines, un propriétaire se démarquent et retiennent le regard. L’enfance se nourrit aussi des vacances à la campagne, de longues flâneries, d’un livre ou d’une seconde qui éclate comme une bulle et rejoint la mémoire. La sensation parfois qu’un grand espace se creuse dans le temps.
Le parcours a été possible grâce à un ange qui a surveillé ses pas et l’a poussé doucement dans les grandes boucles de la vie. La vie aurait été autre sans sa grand-mère Alma. «Memère Alma», l’âme comme on dit en espagnol, a eu l’intelligence de sentir que son petit-fils était différent sans vouloir le changer ou le faire entrer dans le moule.
«Premiers poèmes qui parlent d’amour et de bouleaux sur papier bleu pâle, ronéotypés à l’école. Écrits comme les chagrins d’adolescence, la mélancolie des espaces nouveaux qui tournent et tournent le hi-fi acheté par ma grand-mère malgré sa crainte, dit-elle, que je mette la musique trop forte.» (p.36)

Conscience

Pas de révélations ou de traumatismes qui font que le passé échafaude toute une vie. Beausoleil a glissé vers les mots tout doucement, naturellement, même si les arts visuels ont bien failli le happer.
«J’aime être seul. Dessiner, inventer des paysages, amas de traits, lignes précises qui s’ajoutent à d’autres. Toujours, construire des forteresses, des donjons, des tours, des enfilades de murs, des découpages crénelés. Derrière les liasses de grandes feuilles maculées de pointillés verdâtres que mon père me rapporte sans dire un mot, régulièrement, de son bureau, je reprends et modifie le même dessin pendant des heures sans jamais me lasser.» (p.55)

Machine à mots

La domestication de l’écriture passe aussi par l’apprentissage de la dactylographie, cette «machine à mots» qui permet à l’adolescent d’apprivoiser la phrase qui mène vers soi.
«Ce clavier rutilant sous les feux des néons, je veux lui faire écrire ce que je veux dire. J’ai l’impression qu’il va me permettre d’être à l’aise avec quelque chose en dedans de moi que je ne sais pas nommer.» (p.27)
Une gymnastique physique et mécanique, au début, qui dessine une géographie intime, un art de fouiller en soi qui le retiendra à jamais. Toute une vie s’amorce en tâtonnant.
Beausoleil retrace le geste, l’odeur et le mot qui ramènent les visages des proches largués par la vie. L’écriture permet de retrouver ces «moments de vie» que l’on examine comme un album de photos.
«Dans un instant qui n’en finit plus, des sons et des images se télescopent : les litanies des vendeurs, un air ranchero, le chapelet en famille, les « événements sociaux » à la radio de mon enfance, le regard plein de compassion de l’Indienne, celui de ma grand-mère, ses lèvres murmurant quelque chose que je ne saisis pas, quelque chose comme des conseils, une conjuration du sort, qu’elle me tend, les mains jointes dans son tablier fleuri, au matin de mon départ.» (p.97)

Aquarelles

Claude Beausoleil arpente les avenues du poème et de l’écriture, les grands tournants qui en feront un écrivain prolifique. Toujours avec discrétion et générosité.
Des récits comme des aquarelles qui soulignent des petits moments qui font surface, marquent les bonheurs et les peines. Ces flashes permettent d’aller d’un bout à l’autre de la vie du poète, de comprendre ce désir d’écriture et de voyager.
Surtout, nous savons en refermant ce petit livre que Claude Beausoleil, à Paris, à Mexico comme à Montréal, reste un vivant, un curieux et un inventeur de langages.

«Alma» de Claude Beausoleil est paru chez ZYZ Éditeur.