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mercredi 27 avril 2022

UNE FILLE DOIT-ELLE TOUT ACCEPTER DE SON PÈRE

J’AI DÛ PARCOURIR des chemins que je ne fréquente guère avec Pour que cela se taise d’Anne Peyrouse. Une femme, l’écrivaine (elle ne s’en cache pas), reçoit un appel de sa mère. Son père est à l’agonie et souhaite voir ses filles. Que faire devant cet homme qu’elle a cherché à extirper de son existence? Christian n’a cessé de la bafouer, de la violenter tout au long de son enfance et au début de son vécu d’adulte. Elle ira à son chevet. Comment faire autrement? L’approcher, le regarder, ressasser des moments de sa vie qu’elle espérerait effacer. Anne Peyrouse propose un livre saisissant.


L’auteure ne pourra résister après la mort de son père «des mots veulent te commencer. Les retenir ne sert à rien.» Elle va rédiger des biographies, celle du père et aussi la sienne, effleurer des souffrances encore présentes, malgré ses frayeurs et ses hésitations. «À quel âge puis-je écrire ma vie? Ai-je le droit de tout dire? Vais-je blesser quelqu’un? Dois-je me censurer? Est-ce une écriture thérapeutique juste pour moi? Quel est le devenir de tous ces mots, de tant de mots?» (p.14) Peut-on s’arracher à son passé et faire en sorte que tout «se taise»? Comment se libérer des traumatismes de l’enfance

Les ambitions de Christian ont broyé son frère Stéphane, avec sa sœur qui a eu du mal à s’en sortir. Raconter le père… Tout dire de son histoire, avec un peu d’espace où l’auteure s’attarde à ses angoisses qui surgissent devant un homme qu’elle a refusé de voir pendant des années. «Je vais t’écrire. Te livrer. Te molester. Te tuer. Je le ressens ben profondément. T’arracher comme cette carie que je devrai inévitablement réparer.» (p.15)

 

PASSÉ

 

Né en France, architecte, entrepreneur, doué pour les projets qui tournent mal et les échecs, il a tout détruit autour de lui. Et le voilà à l’hôpital, agonisant, encore capable de provoquer la douleur et le ressentiment. Doit-on tout pardonner à un père sur son lit de mort? C’est la question qui m’a suivi tout au long de la lecture de ce récit. «J’ai peur des revenants-e-s, néanmoins je ne me tairai pas! J’écrirai les choses horribles où Christian joue le premier rôle et où il m’impose le bonnet d’âne. Sans appel pour lui et pour moi : ce sera vrai. Pas de mains tendues, pas de rondes d’enfants, pas de guimauves à partager. Pas de temps alambiqué, pas d’eau de rose. Un épanchement à dégueuler : la totale!» (p.20)

L’homme cherche à réaliser de grandes choses sans tenir compte des autres, capable de toutes les extravagances, exploitant sa famille et particulièrement sa mère qu’il ruinera. 

Voilà. Anne Peyrouse va écrire ce que personne ne souhaite entendre. Tout cracher, même ce qui se cache d’habitude. «Oublierai-je un jour toutes ces marques? Qui est-il pour mourir ainsi en éveillant des ineffaçables? Comment taire le glas de son abandon pour mieux m’enfuir? Je ne veux pas de lui, mais arriverai-je à m’en détourner?» (p.31)

 

LE PÈRE

 

Manipulateur, extravagant, mégalomane, je pourrais aligner tous les qualificatifs négatifs pour décrire cet homme. Après ses études, il se prendra pour une sorte de Gaudi, voulant laisser sa marque dans différents projets. Il ira de catastrophe en catastrophe, ne respectant jamais ses employeurs, dépassant les coûts, n’en faisant qu’à sa tête et poussant des gens à la ruine. 

«Égoïste, sans considération pour les demandes et restrictions et réalités des personnes qui t’engageaient. Combien de fois t’ai-je entendu dire que tu t’en balançais d’entraîner dans la faillite les petites entreprises et les modestes créanciers? De toute façon, rien n’était de ta faute, c’était toujours à cause des autres.» (p.57)

Il devra quitter la France et finira par aboutir aux Escoumins, pour tout reprendre à zéro et se refaire une vie. Ce qui aurait pu être une chance de muter ne sera une fois de plus que projets de mégalomane et de rêveur impénitent. Il se lance dans le tourisme, organise des excursions sur le fleuve Saint-Laurent pour voir «ses» baleines. Comme toujours, il se moquera de tout. Pas question de se tenir à une certaine distance des cétacés. Il ira jusqu’à saboter les embarcations de ses concurrents pour être seul à accueillir la clientèle. 

Tout échouera bien sûr après avoir ruiné sa mère, perdu sa femme et ses enfants. Il se retrouvera dans un motel avec des chiens qu’il maltraite de toutes les façons imaginables.

 

COURAGE

 

Anne Peyrouse fait preuve d’un courage incroyable en écrivant son histoire. Cette tâche a dû demander tout ce qu’elle avait d’énergie. On le sent à la lecture. «À chaque regard que je pose sur toi, j’ai l’espoir que tu meures. L’envie de jeter une pierre pour ouvrir ton front, pour te saigner et passer à autre chose. Pour que je puisse enfin quitter ta chambre.» (p.42) 

Si elle hésite parfois, jamais elle ne recule. L’écrivaine fonce et se donne le droit de tout dire pour ne pas laisser d’ombres, ne pas succomber à la pitié. Surtout ne pas se laisser envoûter par le magouilleur, même sur son lit de mort, dans ses derniers moments.

Une tentative de rupture unique avec son enfance, un calvaire qui marque au corps et à l’âme. Comment déchirer les images qui sont siennes pour devenir une autre, muter en une adulte sans histoire?

 «Je rédige mon père dans la littérature à brûler, à ne pas primer, à censurer. Les mots frémiront à mes lèvres sirupeuses. Y a-t-il plus triste qu’une fille expurgeant son père? Y a-t-il plus triste qu’une femme noyant ses amours? Y a-t-il plus fervents que des enfants heureux de la mort paternelle? Avais-je appréhendé sa mort? Avais-je imaginé la fragmentation de ses membres dans un quelconque accident? Avais-je assez d’énergie et de haine pour ça? Ou demeurais-je une indomptable philanthrope? Et trouverais-je la force du pardon? De l’oubli?» (p.67)

Pour que cela se taise, broie l’esprit et le cœur. Ça grince, à chaque phrase, ça fausse, ça hoquette et dépasse les limites du possible. Ce monstre qu’était le père devient quasi fascinant par son délire et sa démesure.

Terriblement inquiétant. 

Un récit qui attaque les fondements de notre société, cette famille que l’on a sacralisée au cours des siècles. Ce milieu béni, qui souvent se transforme en enfer, devenant le refuge où des fous peuvent régner en toute impunité, blesser leurs proches à l’âme. J’ai connu de ces hommes qui se permettaient tout dans leur maison, même de violer leurs filles. Si on a beaucoup reproché aux écrivains du Québec de mettre en scène des hommes silencieux, Anne Peyrouse, elle, a été emportée par une avalanche de mots et ce n’est guère mieux. Un témoignage où chaque phrase fait avaler de travers. Oui, il y a des guerres qui se livrent dans les familles et les enfants en sont toujours les victimes. À lire en retenant son souffle. 

 

PEYROUSE ANNEPour que cela se taise, Éditions Somme Toute, 112 pages, 17,95 $.

https://editionssommetoute.com/Livre/pour-que-cela-se-taise

mardi 17 avril 2018

ANNE PEYROUSE FRAPPE À L’ÂME

ANNE PEYROUSE risque gros avec Tu ne tueras point, un roman en trois actes (nous sommes dans la tragédie) qui coupe le souffle et laisse abasourdi. Le tout dans une écriture fragmentée, brisée, hachurée, cassée et haletante. J’aime les écrivains qui font perdre les repères et qui, dans une écriture enveloppante, nous poussent dans une dimension où je refuse souvent d'aller. C’est encore plus que ça avec Anne Peyrouse. Elle m’a laissé sur le carreau comme si j’avais été frappé par une tornade qui détruit tout sur son passage. Une forme de Big Bang existentiel qui pulvérise la pensée et l’être.  

Tu ne tueras point évoque ce commandement de Dieu, le cinquième des dix injonctions où le Créateur affirme : « tu ne tueras pas ». Une sentence qui m’a rappelé le petit catéchisme avec toutes les réponses et les questions qu’il fallait mémoriser avant de trouver son chemin dans la vie. Je crois que je suis encore marqué par cette intoxication religieuse.
Quelqu’un qui se risquait à transgresser ces ordres pouvait y laisser son âme, ce qui était le pire des châtiments dans ce monde de croyants. Un geste et c’était la condamnation éternelle. Mais, peut-il y avoir des circonstances où il faut se débarrasser d’êtres maléfiques qui détruisent le corps et l’esprit ? Peut-il y avoir des exceptions où tuer devient l’unique geste de survie ?
Clara a subi la violence et a tenté de dissimuler les sévices qu'elle a subis aux regards, d'éviter les questions et d'oublier la douleur en elle. Plus tard, jeune femme, elle s’agrippe à l’amour et à une sexualité frénétique et un peu masochiste. Mais comment vivre la tendresse et l’amour quand tout contact physique a été une agression dans sa famille ?
Personne ne vit une enfance comme celle de Clara sans en garder des stigmates. Les premières années sont un envol et quand on vous casse les ailes dès vos premiers pas, l’adulte claudique et n’arrive jamais à s’abandonner aux étourdissements de l’amour. Tout contact reste une agression. Tout ce qu’il entreprend pour aller vers les autres se retourne souvent contre lui. La vie devient un enfer où il faut combattre la souffrance, la colère et la rage.

PREMIER ACTE

Clara ne pense qu’à égorger ses enfants comme Médée l’a fait malgré tout l’amour qu’elle leur portait. Des rêves sanglants, des cauchemars où le sang coule, où elle imagine les corps désarticulés. Elle fuit pour échapper à sa violence et faire en sorte que le pire n’arrive jamais.

je suis une femme trahissant les siens les miens les autres je sors des limites de l’unifamiliale : maison trop lourde voix infernales dans ma tête les compresser dans des turbans… taire ces incessants appels maman maman je n’en peux plus jour après jour tout pète : les textos la télé les ordinateurs tout pète et explose : la machine à café, la laveuse la sécheuse puanteur des bruits violence des secousses la vaisselle se casse le chien aboie le téléphone sonne la chasse d’eau encombre mon cerveau ça goutte les supplices de la cacophonie familiale…silence pour mieux coincer leurs doigts dans le presse-citron dans l’appareil à smoothies dans le broyeur à déchets… n’importe quoi pour que ça bloque
     courts-circuits instantanés et arrêt off
     aucun bruit           souffle respire (pp13-14)

J’ai pensé à Nicole Houde et à son terrible récit La Malentendue où elle se lève la nuit pour se pencher sur ses enfants, pour savoir si elle ne les a pas tués pendant leur sommeil. Elle tremble dans l’angoisse de ne pouvoir maîtriser ses mains et de commettre l’irréparable. Une détresse terrible, la pire que l’on peut vivre. Et comment accepter que l’on soit un danger pour soi et pour ceux que l’on aime ?

DEUXIÈME ACTE

Clara se livre à l’amour avec une rage terrifiante. Une manière de s’anesthésier et d’oublier un legs qui lui broie l’esprit et le corps.

Avec certains, ton corps s’est dressé, a rebondi, s’est tourné, s’est allongé, s’est accroupi. Viré et reviré. S’est ouvert. Tes seins se sont colorés de bleus, de pincements, de suçons, de rouges à lèvres et de fards à paupières. Tu les as frottés sur de grosses bouches goulues, sur de minces nez timides, sur des glands et des vulves. Tu as respiré le relief des hommes et les cheveux épars des femmes. Tu aimes faire l’amour. Pousser le corps plus loin que la mort. Tu maquilles tes yeux pour t’offrir. Tu es une amante généreuse. Tu sais mettre du levain sur toute la chair que tu pétris. Près de toi, de grands sauts et de petits cris. Tant de baisers. (p.87)

La jeune femme s'égare dans des gestes où la tendresse bascule dans une forme de frénésie, tente d’échapper à la terrible rage qui couve en elle et qui peut faire irruption à tout moment. Elle va sur un fil de fer et tout peut basculer à la moindre distraction, à la plus petite hésitation. La tension devient extrême même dans ces moments où le corps exulte. Clara vibre comme une corde de violon tendu à se casser.
Il y aura un homme qui deviendra le père de ses enfants. Elle sera mère, la porteuse de toutes les tendresses et de toutes les rages. La frontière est floue. Tout se mélange dans sa tête.

TROISIÈME ACTE

Retour dans le passé où Clara et son frère Maxime, une sorte d’ange assassiné, subit la terreur imposée par sa mère. Comment échapper à la démence qui broie le corps et l’âme ?
Clara tue sa mère, s’en défait comme on doit le faire d’un animal nuisible et dangereux. Elle commet le meurtre parfait, vit un moment de grâce lors des funérailles.

Clara sait qu’il y a des paroles qu’il faut taire. « J’ai tué ma mère » ne se dit pas en public, et pourtant… Clara et Maxime ont déchiré leur acte de naissance, ont désiré changer de mère et choisir un vrai père. Ils ont tant espéré déjeuner sans les frissons de la peur. La mère s’infiltrait partout. Tant d’autobus scolaires manqués à cause du claquement d’une baffe qui donne le vertige. Clara sentait l’évanouissement s’en venir. Elle y résistait. Se reprendre, se redresser, voir l’autobus tourner le coin de la rue… L’entendre hurler : « J’t’excuserai pas pour tes retards, maudite bâtarde ! » Puis, rêver de lui frotter les joues jusqu’à l’apparition des maxillaires, découvrir sa dentition pourrie et lui arracher une dent après l’autre. (pp.121-122)

Si Clara parvient à se débarrasser de cette mère malfaisante, elle n’échappe pas au monstre qui s’est réfugié en elle. La transgression est un poids terrible à vivre et il faut des êtres particuliers pour se hisser au-delà du bien et du mal, échapper aux remords et à la folie.
Alain Gagnon franchit ces frontières dans Thomas K. Son personnage élimine les hommes qui se mettent sur sa route et contrecarrent ses plans. Chez cet écrivain, ses héros ne sont jamais tourmentés par le remords. Ils agissent avec un calme qui donne froid dans le dos.
Anne Peyrouse nous pousse dans les coins obscurs de l’être où la démence, la folie, l’amour se bousculent. Toutes les balises sont abolies et plus rien ne peut s’expliquer. Il n’y a que ces pulsions qui décident de tout.

ÉCRITURE

Une écriture singulière. Comme s’il ne restait que des fragments à la surface après une déflagration. Des bouts de phrases qui flottent ici et là. Ça témoigne de la désespérance de Clara, du monde de pulsions, de tensions, de cris et de rages dans lequel elle vit. J’ai eu l’impression de marcher sur le tranchant d’un rasoir, de risquer la catastrophe à chaque mot, de ne plus pouvoir respirer et entendre. Ça vous entre dans l’esprit et la conscience comme la foudre.
Anne Peyrouse exige terriblement de son lecteur et elle a réussi à me retenir par cette écriture qui s’impose comme les battements d’un tambour fou et obsédant. Il faut être téméraire pour suivre cette écrivaine dans une entreprise où l’on risque sa raison. Il faut peut-être parler d’un roman extrême, d’une écriture qui ne fait aucune concession, qui laisse au bord de la crise. Singulier, particulier, dérangeant et terriblement humain. Un roman d’une densité peu commune qui ne vous permet jamais de reprendre votre souffle. Un véritable combat pour en arriver à la dernière phrase que l’on touche comme une île de sable après avoir nagé jusqu’à épuisement pour échapper au naufrage et aux abysses. Un roman terrible de beauté et de douleur.


TU NE TUERAS POINT d’ANNE PEYROUSE, une publication des ÉDITIONS HAMAC.