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lundi 24 février 2025

LOUISE DUPRÉ ET SES SECRETS DE FAMILLE

DANS TOUTES les familles, des faits et des événements sont tus. Personne n’aborde ces sujets et tous respectent ce silence, sauf les écrivains, ces détrousseurs de secrets, qui en font un récit ou un roman. Ils mettent ainsi des mots sur un mutisme généralisé, tentent de comprendre les gestes d’un père, d’une mère ou d’une grand-mère qui ont modifié le parcours des enfants. Je pense à Anaïs Barbeau-Lavalette, qui s’est aventurée sur les traces de sa grand-mère dans La femme qui fuit, à Louise Desjardins, qui a souvent rôdé autour de son paternel. J’ai emprunté une même direction dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Louise Dupré, dans L’homme au camion, se retrouve devant des faits dont personne n’a parlé. Ses oncles et son père ont été placés dans un orphelinat à bas âge. Ses grands-parents se sont séparés. Ce n’était pas une décision fréquente au début du siècle dernier. C’était peut-être une faute terrible que de briser les liens du mariage alors.

 

Louise Dupré a souvent parlé de sa mère dans ses écrits. Le père est demeuré une figure lointaine, un peu en retrait de la famille. Une sorte d’étranger. J’ai connu cela dans mon plus jeune âge. Mon père s’exilait pour de longues périodes en forêt. Quand il revenait, après plusieurs semaines, parfois des mois, c’était le survenant qui bousculait tout. Nous avions appris à négocier avec ma mère même si ce n’était jamais facile. Et cet inconnu changeait tout dans la maison, devenait celui qui exerçait un pouvoir que nous ne pouvions contester. Nous avions hâte qu’il reparte pour retrouver nos repères. 

C’est un peu ce qu’a connu Louise Dupré. Non pas qu’il était absent physiquement, mais il travaillait beaucoup et était assez silencieux quand il rentrait le soir. Il parlait bien, mais de sujets anodins et racontait des anecdotes vécues pendant sa journée.

Tout bascule quand son frère fait des recherches pour identifier des ancêtres, pour constituer son arbre généalogique, et ce, jusqu’aux Dupré venus de France. Un vide dans mon cas, ne pouvant remonter plus loin que mes grands-parents. 

Un événement ignoré de tous secoue la famille : son père et ses oncles se sont retrouvés à l’orphelinat. Pourquoi personne n’a abordé cet événement qui a marqué tout le monde, certainement?

 

«En 1911, mes grands-parents ne vivent donc plus ensemble, et ma grand-mère a été recueillie par son frère. Elle a dû se séparer de ses autres enfants. Au même recensement, l’orphelinat de Saint-Hyacinthe inscrit les quatre frères comme orphelins, même si les deux parents sont encore vivants. Étrange, peut-être était-ce une habitude à l’époque.» (p.15)

 

Tout se met à tourner dans la tête de Louise Dupré. Que s’est-il passé? Pourquoi cette séparation? Pourquoi tous ont évité le sujet lors des rencontres familiales? Un événement, de la violence, une infidélité qui a bousculé la vie de tous et laissé des séquelles. Surtout que les couples ne se défaisaient pas facilement au siècle dernier. On était ensemble pour le meilleur et le pire, unis par les liens sacrés du mariage jusqu’à la mort. Et quand un parent décédait, les enfants étaient habituellement éparpillés chez des oncles et des tantes. Ils étaient pris «en élevage» comme on disait alors.

 

«Je souhaite seulement mettre des mots sur le silence de plomb qu’il y a eu dans la famille. Je souhaite comprendre, essayer de m’approcher le plus près possible d’une vérité que je ne réussirai jamais à toucher, sinon du bout des doigts.» (p.36)

 

Savoir ce qui s’est passé dans la vie de ses grands-parents, pour comprendre peut-être les agissements de son père, son silence et sa façon d’être. 

 

Étonnant qu’il n’ait jamais parlé de sa vie à l’orphelinat, de ce terrible isolement. Les frères se sont connus plus tard, quand ils étaient devenus des adultes. Elle regarde son père avec d’autres yeux. Cet homme travaillant, peu instruit et quasi analphabète, blagueur, a vécu de gros traumatismes, certainement. Silencieux, mais joyeux avec ses cousines et ses petits-enfants. L’écrivaine devine une blessure, un passé lourd qu’il n’a jamais osé aborder parce que trop douloureux.


«Des cinq frères, c’est lui qui s’en est le moins bien tiré, lui, le petit dernier de la famille, sans doute le plus écorché. Jean-Paul m’écrira, Papa a toujours vécu dans l’ombre de ses frères. Phrase très juste, qui me fait mal. Aurait-il pu en être autrement?» (p.50)

 

Son père, un homme doux, renfermé comme l’étaient beaucoup d’hommes à l’époque. Tous étaient des taiseux avec les émotions et les problèmes personnels. Mon père n’était guère loquace. Il s’animait pourtant quand un oncle ou un visiteur débarquaient à la maison. Il devenait blagueur, drôle et étonnant. Je ne reconnaissais plus celui qui se berçait dans sa chaise après sa journée de travail. 

 

ÉCRITURE

 

Louise Dupré tente de reconstituer la vie de ses grands-parents avec les fragments d’un miroir éclaté. Elle revoit la petite fille qu’elle était, celle qui aimait les études, la lecture, un univers étranger à son père. Tout en demeurant près de sa mère et de sa grand-mère pourtant. Le contact s’établissant plus naturellement entre les femmes de la famille, plus à l’aise avec les mots et les émotions. 

Elle ressasse des événements, fouille dans sa tête et ce passé toujours un peu flou pour trouver un indice, un incident qui n’a pas retenu son attention alors qu’elle était tout à la griserie de découvrir le monde et les livres. 

 

«Ce qu’en pensait mon père, je l’ignore. Que je fasse des études n’était pas son désir à lui, mais il ne s’y est pas opposé, il n’a pas dit, comme beaucoup d’hommes de l’époque. Elle n’aura pas besoin d’études pour changer des couches. Croyait-il pour autant à l’éducation, lui qui avait du mal à lire et à écrire, avait cessé de fréquenter l’école à sa sortie de l’orphelinat?» (p.78)

 

Une distanciation que bien des garçons et des filles de ma génération ont vécue, devenant ce que l’on nomme des transfuges de classe. Une famille de travailleurs, de petits ouvriers qui effectuent mille métiers et des enfants qui vont à l’école, s’instruisent et s’aventurent dans une vie qui demeure obscure pour les parents. 

Ce fut mon cas. 

Je fus le premier de la fratrie, j’étais pourtant le neuvième de dix enfants, à faire des études secondaires et à m’asseoir sur les bancs de l’université. Le premier à me risquer dans le monde des livres que je découvrais avec bonheur, mais aussi avec un malaise certain. Qui j’étais? D’où je venais? Je me suis rapidement senti comme un renégat face aux hommes de ma famille, celui qui avait refusé de suivre les traces du père et qui, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, avait pris la direction de la ville pour explorer les sentiers du savoir. Ce fut encore plus flagrant quand j’ai décidé d’écrire, hésitant longtemps à dire que j’étais écrivain. 

Tous les élans contradictoires qui nous habitent alors. Louise Dupré a vécu la honte, comme je l’ai connue, étant différente, étrange, devenant certainement une traîtresse par moment.

 

PORTRAIT

 

L’auteure et enseignante se penche sur son parcours, ses désirs, ses passions, son premier mariage, les réactions de son père quand elle a divorcé. Ça devait remuer des choses terribles en lui, lui rappeler des événements qu’il avait refoulés au plus profond de sa mémoire.

Et lorsqu’il a été forcé de quitter son travail, ce fut le grand saut dans le vide. Il s’est retrouvé démuni, perdu, ne sachant plus quoi faire de ses jours. Ce fut la détresse qu’a vécue mon père quand il s’est senti évincé du monde et qu’il dissimulait les tremblements qui le secouaient jour et nuit. Avec la maladie de Parkinson, il ne pouvait plus effectuer les tâches dont il était si fier et, surtout, partir en forêt.

Je n’en dis pas plus sur le désarroi du père de Louise Dupré, qu’elle décrit avec justesse et beaucoup de tendresse, sur des événements qui traumatiseront la famille et surtout sa mère. 

Tenter de comprendre est nécessaire, mais toujours douloureux. C’est aussi un effort de guérison que d’accepter tout ce que la vie apporte, même si les cicatrices restent fragiles. 

Louise Dupré n'oubliera pas.

La résilience est un mot souvent galvaudé qui n’efface jamais la peine, des gestes que nous ne pouvons expliquer. La mort de son père, un sujet délicat que l’écrivaine aborde avec finesse et retenue. 

Un récit bouleversant, comme il s’en fait peu. Un texte intime, touchant, plein d’attention. J’ai ravalé en lisant Louise Dupré, son parcours familial, sa vie et ses espérances. Elle tente de comprendre, plus que de guérir. Et peut-être que défaire des nœuds, que tout remettre en perspective est déjà un apaisement. Un ouvrage remarquable d’empathie. Un récit tout en finesse et de retenue qui nous pousse devant ce qu’il y a de plus important : l’amour des parents et tout ce qu’ils nous ont légué malgré des fragilités qu’ils ont eu tant de mal à surmonter. Surtout, ne souhaitant pas transmettre ces manques à leurs enfants. 

 

DUPRÉ LOUISE : L’homme au camion, Éditions Héliotrope, Montréal, 162 pages.  

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lhomme-au-camion/

lundi 17 février 2020

LA BLESSURE QUI NE GUÉRIT PAS

COMMENT PEUT-ON SURVIVRE À L'INIMAGINABLE ? C’est la question que j’ai retournée à l’envers et à l’endroit en lisant Théo à jamais de Louise Dupré. Les massacres font de plus en plus souvent les manchettes dans nos médias. Un individu armé, un jeune garçon, se faufile dans une école ou un lieu très fréquenté, ouvre le feu et abat ceux et celles qui se trouvent devant lui comme s’il cherchait à exterminer l’humanité. Louise Dupré aborde ce sujet délicat, mais en s’attardant auprès des proches, des parents, des frères et des sœurs de ces désespérés qui semblent en vouloir à la vie. Théo a tiré sur son père lors d’une conférence en Floride. Il a été abattu par un gardien. Pourquoi ? Pensait-il se tourner vers la foule après pour décharger son arme ? Que s’est-il  passé dans la tête de ce petit garçon attachant qui est devenu hargneux et terriblement agressif ? Comment ne pas se sentir coupable, qu’auraient pu faire ses parents pour empêcher ce drame inqualifiable ?

Nous sommes malheureusement de plus en plus devant des massacres, des gestes sanglants difficiles à expliquer même quand on défend une cause. Attaquer des forces policières, l’armée ou des despotes peut toujours se comprendre, mais pourquoi s’en prendre à un proche ou à des gens qui vaquent à leurs activités et se trouvent par hasard devant ce kamikaze ? Écoles, marchés publics, promenades fréquentées deviennent le lieu privilégié où les victimes peuvent se multiplier. Quelle rage pousse ces désespérés vers ces gestes, comment en arrive-t-on à franchir ce mur et à basculer dans une dimension d’où il est impossible de faire marche arrière. On a pris l’habitude de maquiller ces manifestations de haine par les mots « terrorisme » et « radicalisme » qui donnent bonne conscience. Mais une fois que l’on a tiré le drap pour dissimuler les victimes, que vivent les proches de ces perdus qui ont ignoré les limites de l’entendement ?
Des attentats comme celui de L’École polytechnique de Montréal en décembre 1989 ont traumatisé le Québec. Marc Lépine tuait quatorze femmes et en blessait d’autres dans un véritable carnage. Denis Lortie, le 8 mai 1984, à l’Assemblée nationale, faisait trois victimes. L’hécatombe a été évitée de justesse. Le caporal de l’Armée canadienne voulait éliminer les membres du gouvernement de René Lévesque. Que dire de l’attentat au Métropolis, le soir de l’élection de Pauline Marois, en septembre 2012 ?
Des attaques spectaculaires, à caractère politique ou antiféministe dont on a du mal à parler. Souvent, il faut des années avant de pouvoir jeter un regard lucide sur de tels événements. Il y a aussi les drames plus intimes, je dirais. C’est ce à quoi s’attarde Louise Dupré. Théo a tiré sur son père et a été abattu. Karl s’en remettra, mais pas le fils qui semblait possédé par la haine et la rage depuis un moment et avait bien du mal à contrôler sa fureur.

Notre bonheur venait de s’effondrer à cause d’un fou. Mais, contrairement à la femme assise à côté de moi, je ne ressentais aucune colère contre l’assassin, plutôt de la surprise, une sorte d’hébétement. La colère surgirait plus tard sans doute, pour m’empêcher de sombrer. (p.17)

Béatrice, la narratrice, l’épouse de Karl, la belle-mère de Théo et d’Elsa, sa sœur (des jeunes qu’elle a élevés comme s’ils étaient ses enfants) essaie de survivre. Travaillant dans le domaine du cinéma, sur un documentaire où il est question de ces attentats, la spécialiste tente de cerner sa douleur, de comprendre ce qui s’est produit, de prendre conscience de sa réalité, de ce drame qui n’arrive qu’ailleurs et aux autres. Comment respirer après un tel désastre ?

LA MORT

Il y a l’attentat, la mort de Théo, un événement épouvantable. Mais il y a l’après, les jours qui suivent, la terrible solitude. Peut-on comprendre et accepter ce geste désespéré ? Béatrice est touchée au cœur et à l’âme. L’impression de se retrouver dans le film sur lequel elle travaillait et qui tente de cerner ces phénomènes devenus sociaux et trop fréquents. Bien sûr, certaines réactions sont prévisibles et connues. La culpabilité de ne pas avoir su lire les signes de la détresse de Théo, d’avoir fermé les yeux sur ses rages, ses colères, des propos et des comportements inacceptables.

Oui, nous en avions discuté avec Monika, nous avions consulté un psychologue nous aussi, une amie psychiatre, des spécialistes d’un centre de jeunes en difficulté. Non, nous n’avions pas averti la police, ce n’était pas parce que Théo insultait son père qu’il allait passer à l’acte, il ne fallait pas exagérer. Nous avions été bien naïfs. Je m’en suis tenue à la vision de Karl. Je n’ai pas dit à John Matthews que j’avais parfois eu peur. Comme souvent, j’étais celle qui voit des drames là où Karl ne voit que l’ordinaire. Je n’avais pas su me faire confiance. Si j’avais insisté, Théo serait encore parmi nous et Karl, dans son laboratoire. Ce n’est pas votre faute. (p.37)

Béatrice écrit, discute avec ses proches, rencontre une femme qui a vécu un drame similaire et qui après avoir connu l’anéantissement, s’accroche et refait surface. Toutes ces raisons qui font que l’on se sent coupable, responsable d’un geste que nul ne parviendra à expliquer ou à comprendre. Il reste toujours un doute, une hésitation, un silence, un bout de réponse qui ne tombe jamais à la bonne place, des propos qui hantent,  la honte de ne pas avoir dit le mot qui aurait pu tout éviter. C’est impossible de comprendre, d’expliquer avec sa tête et sa raison un acte semblable. Il faut apprendre à survivre parce que ce moment ne s’effacera pas. Tout comme les parents d’un enfant qui se suicide n’arrivent jamais à oublier ce cauchemar. Ils respirent, ils continuent, mais ça reste là, dans un coin de leur cerveau avec une douleur qui peut ressurgir au moment où ils s’y attendent le moins.

LONGUE QUÊTE

Karl reste longtemps dans une sorte de torpeur, devant le mur du salon. C’est sa manière de survivre. Il retourne au travail pour ne plus penser, se tourne vers sa fille Elsa qui est terriblement perturbée par la mort de son frère, tout comme sa tante Monika qui semble d’une solidité à toute épreuve. Une famille touchée par les horreurs de l’Holocauste, avec l’oncle Heinrich indestructible qui a survécu à Dachau. Il y a ces drames collectifs qui ont marqué les esprits, mais également les tragédies personnelles et intimes qui font autant de ravages. Les effets collatéraux sont toujours difficiles à cerner.
 
Monika m’a caressé le dos, je lui ai souri, un sourire qui ressemblait à une grimace, mais je souriais, elle m’a souri elle aussi, et j’ai vu dans son regard celui de l’oncle Heinrich. Elle adorait son parrain, allait le voir tous les ans, l’écoutais parler durant des heures. Je le savais, il avait eu une grande influence sur elle, comme sur Karl. Un oncle qui a survécu à Dachau, c’est tout un exemple pour des jeunes. Moi, mon enfance, je l’avais vécue à l’abri de l’horreur, dans l’enthousiasme de la Révolution tranquille, est-ce pour cette raison que je me sentais fragile ? (p.52)

La cinéaste tente de reconstituer le fil de ce drame comme elle le fait dans sa salle de montage. Béatrice rencontre un professeur de Théo, des amies, son amoureuse. Tous se sentent coupables, un peu lâches d’avoir fermé les yeux et de ne pas avoir su réagir devant un jeune homme qui s’enfonçait de plus en plus dans la rage, coupant tous les liens autour de lui.
Un roman tout en nuances, d’empathie qui nous entraîne dans des espaces que les médias n’abordent jamais ou si mal. La longue et terrible marche des survivants se fait dans le silence et loin du racolage des caméras. Certains parviennent à se refaire une vie, j’imagine, d’autres n’y arriveront jamais. Ils vivent la culpabilité, la honte, le poids de ce geste qu’ils auraient pu prévenir, ils en sont convaincus. Ils s’accusent d’avoir manqué de lucidité. Peut-être qu’ils pensent avoir été irresponsables. Le mot est fort, mais que dire d’autre ? Qui n’a pas tendance à tourner la tête lorsqu’il surprend la détresse d’un proche, à chercher des raisons pour ne pas intervenir, pour ne pas affronter un drame qui nous dépasse souvent. Tous, nous misons sur le temps qui arrange tout très mal quand la colère et la rage explosent.
Un roman qui nous convainc tout doucement que la vie est toujours possible après un cauchemar, la violence la plus terrible. Louise Dupré montre bien que les survivants sont marqués à jamais et n’oublieront pas même s’ils travaillent, aiment et semblent avoir refait surface. Les cicatrices restent profondes et souvent invisibles. Ces blessures sont les plus terribles et ne guérissent jamais.
L’écrivaine nous entraîne dans des couloirs que nous ne voulons pas fréquenter, dans les environs de ces drames qui prennent des proportions terrifiantes dans notre société et qui témoignent certainement de la désespérance de notre époque, de ce vide qui pousse des êtres fragiles, surtout des hommes, à semer la mort autour d’eux pour en finir une fois pour toutes. Une sorte de goût de fin du monde qui semble s’imposer dans nos villes où nous avons de plus en plus l’impression d’être des victimes et des impuissants. Louise Dupré secoue nos certitudes et nous laisse avec un doute terrible qu’il est impossible d’oublier, un malaise devant la folie qui peut se faufiler dans nos vies à la moindre distraction. C’est bien cela le plus inquiétant !


DUPRÉ LOUISE ; THÉO À JAMAIS, ÉDITIONS HÉLIOTROPE, 240 pages, 24,95 $.

mercredi 26 novembre 2014

L’art impossible de devenir orphelin


La mort laisse un vide qu’il faut combler en s’accrochant de tout son être. La disparition d’une mère est vécue comme une onde de choc, une perte d’être qui change son regard sur les humains et les choses. Il y a le temps d’avant et celui d’après. Des récits émouvants ont paru récemment sur ce sujet avec Francine Noël et Robert Lalonde, des témoignages qui mettent des mots où il n’y a que des hésitations. Louise Dupré a perdu sa mère le 30 décembre 2011. Une fin prévisible puisque celle-ci approchait l’âge vénérable des cent ans.

Louise Dupré savait que ce n’était qu’une question d’heures. Sa famille se succédait dans la chambre, pour accompagner, manifester sa présence. Mais comment suivre quelqu’un qui va vers la mort ? Être là, tenir une main, murmurer pour la retenir peut-être, l’empêcher de partir. Quelle terrible sensation que de vivre un chagrin incommensurable, d’être réduit à l’état de regard, de témoin !
Il y a des années, j’étais devant ma mère Aline, dans une chambre. Nous savions que la fin était là depuis des jours et pourtant en ce matin de juin, devant son corps tout chaud, ma vie basculait. Ma famille perdait son ancrage et j’ai eu l’impression de partir à la dérive sur le grand lac Saint-Jean que l’on pouvait voir par la fenêtre.

Rester seule près d’elle pour l’éternité. Je ne pleure plus, je suis dans la stupeur. Ce n’est pas l’absence, ma mère est là, bien présente dans cette mort que j’ai appelée toute la soirée. L’absence, elle s’installera peu à peu, sournoisement, quand le corps de ma mère me sera enlevé. Je m’y attends. (p.15)

Et après il y a les funérailles, les rencontres, un appartement à vider, des choses à se partager. Tous les gestes deviennent un arrêt sur sa vie, un silence qui étouffe, des souvenirs qui bousculent. Comme si la famille s’éparpillait et que vous restiez sur une île avec un corps trop grand.
Louise Dupré réalise en ce mois de décembre que ce qui a été ne sera plus jamais. « Je la regarde dans son lit, blanche, aussi blanche que le drap. » La mère repose, le corps libéré du poids de ce qui a fait ses jours. Je pense à ma mère, son visage lisse. Jamais elle n’avait été aussi présente, aussi calme. Nous avions l’impression qu’elle pouvait sourire comme elle seule savait le faire et se lancer dans une histoire interminable. Morte et terriblement là. Comme si le temps s’étirait et s’effilochait. Nous étions redevenus des enfants effarouchés.


Deuil

L’incinération, la mort comme une transaction, un code d’accès. Les rites de passage ne sont plus que des histoires ! Un moment et après, la spirale des jours nous rejette dans toutes les précipitations et les courses. Parfois aussi, comme chez Louise Dupré, vous avez l’impression de ne plus avoir le pas, de respirer dans une incertitude qui vous retient du matin au soir. Comme si vous étiez à côté de vous. Autrefois, on portail le deuil comme un fardeau pour accepter une disparition. Maintenant, tout va tellement vite.
Que peut faire une écrivaine sinon écrire ? « L’écriture me résiste, jamais elle ne m’a autant résisté. » Et tout revient. Une existence se termine, mais une vie reste comme les pages d’un roman avec le commencement et sa fin. Une histoire s’impose, la sienne, et celle de sa famille. Elle repense à ces grands-parents qu’elle adorait, des moments qu’elle pensait avoir oubliés. Comme si elle pouvait faire des bonds dans le temps et l’espace. Toutes ces images qu’elle a négligées avec ses affolements, ses obligations d’enseignante et d’écrivaine.
Qui était cette femme si curieuse du monde ? Des regrets, la culpabilité ? A-t-elle été une bonne fille pour celle qui a vécu la grande crise économique du siècle dernier, a tout fait pour ses enfants ? Louise Dupré arpente ce territoire qui lui a permis de devenir ce qu’elle est. Se pourrait-il que la fille ait mal vue, mal écoutée cette femme farouche de son indépendance et de son autonomie. La vie est si oublieuse quand on se laisse bousculer par toutes les invitations possibles. Se pourrait-il que la mère soit comme un double ou un reflet d’elle ?

Je vois surgir le mot fin devant mes yeux et j’ai soudain l’impression d’être une actrice en noir et blanc qui s’apprête à abandonner pour toujours la terre où elle est née. (p.102)

Album

Louise Dupré brosse de courts portraits, comme si elle s’attardait à décrire des photos pour mettre des noms sur des visages, des lieux, des espaces, des moments qu’elle pensait disparus à jamais. La mère est là dans sa joie de vivante, sa jeunesse et sa beauté de femme. La fille retrouve l’amoureuse, la volontaire qui ne se laissait jamais abattre, celle qui ne pensait qu’à ses enfants et ses petits-enfants, la femme fière, celle qui aurait pu marquer son époque si elle avait eu la chance d’étudier comme sa fille. Qui est cette femme si lointaine et si proche ? Qui suis-je devant ma mère ?
L’écrivaine défait des nœuds et je dois l’avouer, elle m’a souvent remué. Nous sommes si maladroits devant la mort, ces êtres qui s’éloignent, ces vies qui emportent quelque chose de nous. Des mots, encore des mots, mais est-ce utile quand le père et la mère ne sont plus là pour les entendre ?
Quel magnifique hommage à une femme unique comme toutes les mères le sont certainement. La mère retrouve toute sa force dans le récit de Louise Dupré, comme dans les confidences de Robert Lalonde, Francine Noël et Marcel Moussette qui s’est attardé devant l’album familial.
Un livre que j’ai lu et relu pour tout ce que cela remuait en moi, tout ce qui reste quand la mère s’éloigne sans se retourner. Une belle manière de retrouver qui nous sommes et d’où nous venons. La mort d’un parent vous laisse seul, dans l’état d’adulte. C’est peut-être cela la perte terrible. Vous ne serez plus jamais l’enfant de quelqu’un.

Dupré Louise, L’album multicolore, Montréal, Éditions Héliotrope, 2014, 276 pages, 24,95 $.

jeudi 29 mai 2008

Louise Dupré dit tout dans un frémissement

Ses romans et ses nouvelles s’apprivoisent dans le recueillement et la méditation, jamais dans la fureur et le bruit. Rarement dans la cohue. Chacune de ses phrases, le lecteur les découvre lentement. Parce qu’il faut être attentif pour saisir les «drames» de ces textes.
Les vingt-six nouvelles de «L’été funambule» vous entraînent vers ces tournants qui changent la vie. Il faut souvent une longue préparation, un grand pan d’existence pour parvenir à effleurer ces noeuds. Des amants se quittent sur la pointe des pieds, dans un «effleurement d’êtres». Leurs amours s’étiolent et la séparation s’avère nécessaire. Et quand la traversée est accomplie, rien ne peut plus être pareil.
«Elle m’avait confié, quelques semaines avant son dernier souffle, que pour guérir il lui aurait fallu changer trop de choses dans sa vie. Comme si mourir la soulageait! J’avais fait des cauchemars la nuit suivante et je m’étais réveillée avec un sentiment indéfinissable, effroi, compassion, désespoir. Se pouvait-il qu’une femme dans la force de l’âge se laisse aller ainsi? Et moi, si je découvrais un jour que je dois changer de vie, est-ce que je m’en montrerais capable, je veux dire, encore capable, après tant de fins et de recommencements?» (p.33)

Monde cruel

Des êtres s’éloignent. Ils se sont aimés. Les affres de l’amour et de la mort laissent des cicatrices. Et il y a toujours ces carrefours qui ramènent ce que l’on croyait effacé. Les souvenirs surgissent avant de prendre des directions étonnantes. Ils finissent toujours par remonter à la surface.
«On vient vous chercher, c’est le moment de fermer le cercueil. Vous vous recueillerez pour le dernier adieu obligé, puis vous glisserez votre bras sous celui de votre mère, vous vous acheminerez vers l’automobile qui vous conduira à l’église. Vous prendrez place dans le premier banc. Vous vous lèverez, vous vous assoirez, vous vous ferez semblant de prier. Peut-être prierez-vous, à votre façon. Vous tenterez de fermer votre enfance, là, devant les fleurs et les nuages d’encens. Mais elle se rouvrira, vous le savez. Et il faudra tout reprendre à zéro.» (p.95)
Louise Dupré, l’auteure de «La memoria», s’attarde à l’amour et la mort sans jamais lever la voix. Ses personnages, surtout des femmes, tournent dans une sorte de méditation, attendant que tout bascule. La vie est faite de vagues qui vont, roulent et gonflent. Elles recommencent, éloignent et ramènent tout. Il faut encore de l’espace pour que tout surgisse, de la patience et de l’attention. Comme si vivre était souvent une très longue attente, la plus exigeante des ascèses.

Présences

Tous les personnages de «L’été funambule» le savent. La vie ne redonne jamais ce qui est perdu. Ils surveillent leurs mots et leurs gestes avant d’échapper à ce qui a été esquissé dans l’enfance ou à l’âge adulte. Une douceur apparente mais aussi une force que rien ne peut juguler. Les personnages s’assument dans leurs hésitations et leurs faiblesses. La marche vers soi se fait à petits pas têtus. Parce que demeurer vivant et vibrant, c’est s’éloigner de ses parents et du monde du souvenir, de l’étouffement du quotidien et des habitudes. Il faut la perte d’un chat, une solitude retrouvée, un drame, un sourire pour que le souvenir s’éclaircisse tout à coup. Et cette terrible conscience de sentir le temps nous emporter dans une ronde qui ne peut s’arrêter, de ne jamais pouvoir chasser le mot fin.
«La gorge serrée, elle se retournera pour lui sourire, une fois encore. Elle ne remarquera pas le masque de la mort, imprimé sur son visage. Elle n’ira pas au musée ni au cinéma, elle passera l’après-midi à errer dans la ville. Devant elle se dessinera peu à peu le visage d’une femme qui, un jour, recevra pour la dernière fois une ancienne étudiante.» (p.147)
L’écriture de Louise Dupré s’impose telle une respiration, la lumière qui imbibe l’eau certains soirs de juillet. Un bonheur qui bouge à peine, comme certaines études de Debussy qui nous plongent dans la plus belle des méditations.

«L’été funambule» de Louise Dupré est publié chez XYZ Éditeur
http://www.editionsxyz.com/auteur/1.html