CEUX ET CELLES qui se plaignent de la noirceur des fictions québécoises et de certains de nos récits devraient s’attarder aux ouvrages des pays nordiques qui nous plongent souvent dans des univers dramatiques où la mort est toujours là à rôder. Nul doute que le climat influence les auteurs. L’exubérance des romanciers sud-américains, par exemple, malgré des événements tragiques, ne peut s’appliquer aux confrères du Nord qui confrontent le froid, les nuits sans fin et le confinement pendant des mois. Il serait intéressant de dégager les thèmes qui retiennent l’attention des écrivains nordiques et de les comparer avec ceux des régions tropicales. Surtout, mettre en parallèle les manières d’en parler et de faire face aux bonds de l’existence. Strega s’avère certainement le livre le plus curieux que j’ai lu récemment. Johanne Lykke Holm enseigne la littérature des femmes à l’École des Sorcières au Danemark.
Strega, un village de montagne, a connu le faste et la prospérité. Un grand hôtel subsiste même si personne n’y vient, tout près d’un cloître où des nonnes vivent en parfaite autarcie, partageant leurs journées entre les corvées et la prière. Des jeunes femmes arrivent dans ce lieu perdu pour travailler, s’isoler et se confronter à elles peut-être. Le couvent des religieuses ici sert de miroir à cet institut. Comme si l’un était l’envers de l’autre. C’est du moins ce que je me suis imaginé en amorçant la lecture de cette histoire un peu déroutante.
J’ai pensé aussi aux ouvriers étrangers qui s’installent pour de longues périodes au Québec dans des conditions parfois difficiles, coupés de leurs proches et confinés dans leur langue.
« Nous étions neuf jeunes femmes affectées à un travail saisonnier dans la montagne, ou neuf jeunes femmes placées en rétention de l’autre côté des montagnes. Ou neuf jeunes femmes qui voyaient leurs mains mises à contribution, qui les voyaient soulever des tissus raides au niveau de leurs visages juste pour les laisser retomber au sol, qui les voyaient verser du vin fort de grandes carafes, comme les mains d’une statue, directement dans la terre asséchée, comme pour la saturer. Nous venions d’endroits différents, mais nous avions le même âge et les mêmes idées. Aucune d’entre nous ne voulait être gouvernante et aucune d’entre nous ne voulait devenir épouse. Nous avions été envoyées ici pour gagner notre vie, pour devenir des membres de la société. Nous étions des filles de mères travailleuses et de pères invisibles qui rasaient les murs. » (p.49)
Neuf jeunes femmes arrivent dans cet établissement comme dans un couvent sans les rituels religieux. Là pour nettoyer, astiquer et préserver de la ruine ce bâtiment rescapé du passé.
« L’hôtel se situait dans une vallée isolée, entourée de montagnes noires qui s’élevaient d’une verdure verte et humide, près d’un petit lac à l’eau froide et glacée. Il avait autrefois été un endroit célèbre et très fréquenté, un endroit pour les fêtes de mariage et les sports d’hiver, un endroit qui paraissait envoûtant, étincelant de rouge parmi tout ce vert. Personne ne se souvenait du moment où l’hôtel avait commencé à changer, quand l’endroit était devenu répugnant pour toutes les personnes saines, comme s’il possédait un pouvoir intérieur, quelque chose de maléfique et de malsain qui tenait les gens à distance. » (p.50)
Un lieu où les fantasmes et les obsessions surgissent de toutes les manières possibles, où le réel et l’imaginaire se confrontent et fusionnent même. Un conflit larvé entre les nonnes et la direction de l’auberge, l’affrontement du spirituel et des pulsions perdurent.
TRAVAIL
Rafaela effectue le travail qu’on lui assigne sans rechigner. J’avais cru que c’était une rebelle et qu’elle se plierait difficilement aux règles des lieux. Occupée du matin au soir, elle se lie avec quelques camarades. Le grand dortoir fait penser aux institutions qui accueillaient les jeunes filles à une certaine époque au Québec. Marie-Claire Blais a décrit ces lieux de façon magnifiques dans Une saison dans la vie d’Emmanuel où Éloïse devient mystique.
Un monde dur qui dissimule des drames que nul n’évoque. Le travail répétitif, absurde m’a renvoyé à la tâche de ce pauvre Sisyphe qui s’échine sans jamais réussir à stabiliser son rocher en haut de la pente.
« Nous posions des cendriers et approchions le chariot à alcool. Nous arrangions les fleurs harmonieusement sur les tables. Nous retouchions nos visages devant le mur de miroirs dans le hall. Nous posions de la viande, des légumes et des crèmes brûlées sur des plats de verre. Rex nous observait. Je la regardais. Elle s’appuyait contre la cheminée, où une violette resplendissait dans un vase d’argent. Elle avait l’air d’une personne qui avait été seule depuis sa naissance. Sept heures sonnaient. Aucun client ne venait. » (p.61)
FÊTE
Travail routinier jusqu’au moment où surgissent des convives, pour une sorte de fête où tous les invités s'abandonnent à ses extravagances et ses obsessions.
« Je baissais les yeux quand les hommes m’appelaient. Je souriais et hochais la tête quand les femmes faisaient de même. Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrapa le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demanda de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je fis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendis Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demanda de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident. » (p.127)
L’alcool, les danses. Tous sont là pour les servantes qui deviennent des proies. L’une d’elles disparaît, assassinée certainement. Jamais on ne retrouvera son corps malgré les recherches. Et je me suis mis à douter. Est-ce un rituel, une fête où l’on sacrifie la beauté et la jeunesse pour que le lieu se régénère ? Avons-nous affaire à une secte où l’on immole une vierge pour la suite du monde ?
ATMOSPHÈRE
Madame Lykke Holm possède le don de faire ressentir l’étrangeté des lieux, un passé lourd et étouffant. Une fatalité pèse sur les jeunes femmes qui sont sacrifiées et offertes aux prédateurs, peu importe les époques et les rituels.
« Sur l’oreiller d’Alba, trois plantes séchées. Géranium rose, menthe aquatique et belladone en un petit bouquet. Elles bruissaient contre la taie d’oreiller, attachées ensemble avec une épaisse ficelle tachetée. Nous laissâmes tout ce que nous voulions qu’elles trouvent. Nous savions qu’une vie de fille peut, n’importe quand, se transformer en scène de crime. Ceci était notre scène de crime. » (p.240)
Voilà des propos troublants, tout comme cette histoire qui flirte avec des instincts qui surgissent d’une autre époque et peut-être de ces désirs que la société libère de temps en temps dans une fête sauvage.
Une écriture envoûtante comme les litanies qui nous subjuguaient jadis pendant les offices religieux. Toute rationalité disparaît de ce récit pour laisser place aux pulsions de vie et de mort. Un roman où le non-dit s’impose et vous enveloppe telle une musique répétitive. Une phrase hallucinatoire qui emporte et pousse dans une masse de couleurs et de sensations. On referme Strega terriblement perturbé. C’est le propre des grandes fictions de secouer le côté obscur de la vie et de nous mettre en danger. Surtout pour les femmes qui sont convoitées et deviennent toujours des proies.
LYKKE HOLM JOHANNE, Strega, Éditions La Peuplade, Saguenay, 256 pages.