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vendredi 19 août 2022

DOMINIQUE SCALI SE SURPASSE ENCORE

ÉTRANGE DE LIRE un roman de plus de 500 pages et de chercher ses mots pour décrire ce que vous venez de vivre. C’est le cas avec Les marins ne savent pas nager de Dominique Scali, une écrivaine qui n’aime pas les sentiers battus, ignore les balises et nous propose un monde bien à elle. J’avais été émerveillé par À la recherche de New Babylone, paru en 2015, une aventure dans l’Ouest américain mythique. Et comme si c’était possible, l’auteure va plus loin encore avec ce nouvel ouvrage qui apparaît dans notre actualité comme un ovni. J’ai pensé bien sûr aux fresques de Bruegel l’ancien, à ces tableaux qui cumulent les alcôves pour retenir le temps et marquer l’espace. L’ensemble décrit la cité, les années 1550 et a valeur ethnologique, s’attarde à des scènes intimistes qui illustrent le quotidien des gens dans leur entreprise de survie. Dominique Scali partage cette manière de voir, brosse un univers avec sa langue, ses mystères, ses malheurs et ses coutumes, ses manies et ses passions. Voilà un projet de haute voltige.


Les marins ne savent pas nager, nous entraîne dans l’archipel d’Ys, un monde figé quelque part dans l’Atlantique-Nord, à mi-chemin des continents, avec l’obsédante vague qui fouette les côtes, se lance à l’assaut des berges, se montre accueillante ou encore hargneuse et vindicative lors des grandes marées d’automne. Toutes les activités des agglomérations disséminées le long des rives dépendent de la mer océane. Il y a la pêche bien sûr, le commerce avec les autres îles et les pays lointains, la récupération des débris des navires qui échouent pendant les tempêtes et qui permettent souvent aux gens de se procurer des objets et des denrées peu accessibles même si les autorités interdisent ce genre de recel. Comme on s’en doute, la contrebande et le pillage des épaves se pratiquent avec la complicité de tout le monde. 

«Le contrebandier, c’était le ratisseur de plages souffrant de rhumatismes qui priait la fureur océane de lui envoyer quelques débris de sciage pour se chauffer et ainsi mieux dormir l’hiver. C’était le cabaretier qui arrivait à couvrir ses pertes d’équinoxe qu’en se procurant quelques futailles de genièvre à moitié prix. C’était le maître-coq qui devait remplacer une partie de l’eau-de-vie de sa cambuse pour l’avoir lui-même bue avant l’appareillage. C’était le matelot en escale qui achetait des bijoux en échange de l’or obtenu d’indigènes dans un paradis en perdition afin d’éblouir une bien-aimée qui ne l’attendait plus. C’était le citoyen au bord de la banqueroute qui devait malgré tout fournir tabac de Virginie et vin de Porto à ses convives et regarnir la garde-robe de son invitée chaque saison.» (p.177)

Il y a aussi la cité avec son aristocratie commerçante et militaire qui régente la population qui vit éparpillée sur la côte et doit se débattre avec les caprices du climat. Le rêve de tous est d’être acceptés comme ressortissants de la ville, ce qui ne se produit que rarement. Et, ils doivent gagner leur appel par des gestes de bravoure avant de faire partie des élus. Ce n’est pas sans suggérer l’attrait que les métropoles exercent sur les gens des régions et la césure qui existe toujours entre les périphéries et les capitales. Cette tension, il faut croire, dure depuis la nuit des temps.

La cité de l’art, de la culture, des grandes fortunes, des militaires qui n’ont jamais à se salir les mains pour survivre. Sur les côtes, (il suffit de se référer à la carte des débuts pour bien se situer) dans un milieu rude, sans pitié, les activités se moulent aux saisons. Un monde d’analphabètes opposé à celui des lettrés et du raffinement. 

«Dans ces hameaux, l’autorité des femmes se logeait dans l’absence des hommes et la vie y était régentée par les patronnes des hangars à salage qui supervisaient l’habillage du poisson et en négociaient le prix. Les autres s’occupaient des tâches jugées secondaires : surveiller les bambins, éplucher les oignons, tresser les paniers et compléter les travaux de petite couture.» (p.25)

 

DANAÉ POUSSIN

 

Pour se faufiler dans l’archipel, Dominique Scali s’accroche à une femme qui possède des aptitudes exceptionnelles. Danaé Berrubé-Portanguen dit Poussin, une orpheline, nage comme une sirène et ne craint pas les vagues et les vents. Elle réussit avec ce don à faire le lien entre le monde marin et la terre. Assez éduquée pour lire, ce qui n’est pas le cas de la plupart des gens, Danaé rencontrera des hommes qui lui permettront d’aller en haute mer, de plonger et d’atteindre des épaves que les autres maraudeurs ne peuvent piller, de sauver un poète de la noyade et de devenir une belle de la cité qui se tracasse de ses souliers et des froufrous de ses robes. 

Cette audacieuse se moque des marées, des tempêtes, suit des têtes fortes qui s’imposent et sont des chefs de file. Danaé vivra toutes les épreuves et tous les soubresauts de son époque. «Selon nos archives, elle est née cinq ans avant le Massacre des Premiers hommes et décédée quatre ans avant la Grande Rotation. On nous dit qu’elle a été enfant du rivage, naufrageuse sans scrupules, secoureuse sans limites, fille de pilotes, mère d’orphelins, héritière d’une arme dont elle ne sut jamais se servir à temps.» (p.10)

Elle débutera dans la vie en s’attachant à Énoc Martel, un citoyen qui ne sait rien faire de ses mains sinon manier l’épée et tenir de beaux discours. Il finira par se faire enseignant itinérant, apprenant à lire et à écrire aux enfants.

Danaé est notre guide même si nous la perdons de vue de temps en temps entre deux marées. Elle nage et plonge dans les vagues les plus affolantes et revient sur terre avec des images et des connaissances que nul ne possède. 

Sa véritable aventure débutera quand elle devient la compagne de Renaud Bertiz, un pilleur d’épaves. Les deux feront équipe. Mais comme la vie est fragile, cette union durera le temps de quelques saisons. Il y aura aussi le poète de la cité Artimon Phélan qui lui permettra d’apprendre les convenances et les bonnes manières, surtout l’art de ne rien faire de ses jours. Enfin, elle vivra un lien solide avec Jacques Duval, son dernier amoureux, un pilote qui guide les vaisseaux entre les écueils de la côte pour les empêcher de faire naufrage. Danaé passera ainsi de pilleuse d’épaves à compagne d’un capitaine qui sauve nombre de navires du désastre.

 

PERSONNAGE

 

Pourtant, le cœur de cet ouvrage n’est nul autre que l’océan avec ses humeurs, ses caprices, les folles marées qui prennent le continent d’assaut et tente de tout emporter dans ses ressacs. Dominique Scali renoue avec les grands romans du XXVIIIe qui nous entraînaient dans des univers où les humains devaient confronter les forces de la nature pour survivre. Je pense à Victor Hugo et ses Travailleurs de la mer où Gilliat s’acharne à sauver une épave afin d’épouser la femme de ses rêves. 

Dominique Scali a le don d’esquisser des fresques où des dizaines de personnes vibrent et réagissent aux humeurs de l’océan qui leur offre tout et qui peut les laisser nus au milieu des débris. Une véritable initiation à la navigation à la voile, à l’univers des marins qui finissent presque tous par périr lors d’un naufrage. Tout cela en n’oubliant pas de s’attarder au sort des femmes qui restent sur les rives et qui attendent en surveillant l’horizon en silence. 

C’est époustouflant. 

Madame Scali a fait des recherches incroyables pour créer ce monde et surtout lui donner des ancrages solides. Impossible d’échapper à ses héros qui s’arrachent du quotidien et tiennent tête au destin et à la fatalité. Souvent subjugué, je me suis laissé porter par un vent auquel nul ne peut résister. Elle semble tout connaître des tempêtes, des bourrasques, des squares qui surprennent les marins, des marées et des trombes des changements de saison, les réactions des bâtiments dans la vague et la tourmente. On le vit, on le sent dans son corps et son esprit. 

«Les équinoxes étaient des épreuves auxquelles aucun riverain ne s’accoutumait. Ce qui mettait les nerfs à vif, c’était de savoir qu’on ne pouvait jamais savoir ce qui allait arriver. Un moment vous étiez au sec et à l’autre, vous nagiez au milieu des bouillons. Les novices évaluaient le rythme des giclées et finissaient pas se dire “bon, ça devrait aller”, tandis que les riverains expérimentés n’étaient plus dupes. La montée de la mer n’est pas comme le gonflement de la rivière; elle ne progresse pas, elle gifle. Elle se donne des élans, elle se replie pour mieux attaquer. Elle arrache des bouts à la terre pour mieux les lui relancer. On dirait parfois que la mer veut jouer.» (p.318)

Une avancée dans un siècle révolu où les gens allaient à pied, empruntaient surtout des embarcations pour passer d’un lieu à un autre. Un monde bien avant le bruissement des moteurs et des grandes villes éclairées la nuit. Un espace où les hommes et les femmes pouvaient rêver devant l’horizon, profiter d’un naufrage ou du malheur d’un marin, survivre en ne ménageant jamais ses efforts et atteindre une certaine aisance matérielle quand ils possédaient une habileté particulière pour la navigation et la pêche.

Un univers qui maintient des rites, des chants, des fêtes, des rencontres et des cérémonies funèbres où l’on rend les corps à la mer. Surtout, Dominique Scali a inventé une langue qui colle au français du XVIIIe et nous fait entendre une musique qui vient peut-être du parler de nos ancêtres qui n’hésitaient jamais à forger des mots pour mettre la main sur la réalité. 

Le type de livre que je cherchais en sortant de mon adolescence, quand je rêvais de partir sur les routes, de foncer dans des forêts inexplorées et troublantes. Des personnages qui savent affronter leur destin et vivre pleinement le moment présent et les surprises de la vie. C’est pourquoi j’ai tant aimé Victor Hugo alors parce que ses fictions m’emportaient loin, dans le mystère et le dépassement. 

Dominique Scali est certainement l’une des écrivaines les plus singulières de maintenant. Elle n’hésite pas à se confronter aux grands récits et à foncer dans l’inconnu. Ça permet de croire que le rêve est possible malgré l’avenir qui se défait et bouche les horizons. La lecture peut être une expérience formidable quand une romancière comme Scali prend la barre et met le cap sur l’aventure, réinventant l’univers, l’art de respirer et de s’exprimer. 

 

SCALI DOMINIQUELes marins ne savent pas nager, Chicoutimi, La Peuplade, 2022, 526 pages.

 

https://lapeuplade.com/archives/livres/les-marins-ne-savent-pas-nager

lundi 4 mai 2015

La conquête de l’Ouest ou la fin de l’utopie


L’OUEST AMÉRICAIN M'A toujours fasciné. Les Aventures de Rin tin tin et Aigle Noir, quand j’avais douze ans, devinrent rapidement mes émissions favorites à la télévision. Le premier film que j’ai vu au cinéma racontait la vie de Buffalo Bill. Je rêvais, partais dans les plaines sans fin ni commencement, défaisais de tous les obstacles. J’ai gardé un faible pour ces productions qui ressassent des clichés sur les Indiens, les cow-boys et une époque où tout était possible. La recette a fait la fortune d’Hollywood. L’individu confrontait tous les dangers, se butait à des hordes de sauvages sanguinaires et triomphait par son habileté à manier les armes. L’éloge du héros sans peur et sans coeur. À la recherche de New Babylon de Dominique Scali, heureusement, montre des aspects fort différents de cette utopie. Les héros sont attendrissants et souvent fragiles.

Tout recommencer, vivre sans frontières et sans contraintes. Le rêve a marqué le XIXe siècle, subjugué des milliers de personnes. Il fallait tout laisser derrière, franchir des rivières, des vallées et des déserts pour se régénérer et devenir autre. Une forme de mort suivie d’une résurrection. Tourner le dos à la civilisation, chercher la pureté dans une nature indomptée. Plusieurs Québécois ont succombé au rêve. Je pense particulièrement à  Will James qui est parti dans l’Ouest pour se faire cow-boy, le plus vrai des Américains. Jacques Godbout a réalisé un film intéressant sur ce personnage étrange.
Une manière d’échapper aux lois, de penser et vivre autrement. Une occasion de s’enrichir avec l’or des rivières ou en dévalisant un train. Les sectes religieuses y ont vu l’occasion de fonder des communautés où il était possible de vivre sa foi et ses principes. Ces groupes se sont souvent donné des règles strictes, plus sévères même que celles qui régissaient le monde qu’ils abandonnaient. Les mormons, les doukhobors au Canada, les quakers et bien d’autres ont essaimé pour incarner leur foi. Le révérend Aaron représente ce croyant libre et flagorneur qui n’hésite pas à flirter avec le mal.

Il se retint de préciser qu’il était obsédé par tout ce que les gens pensaient, sauf ce qui le concernait. Il adorait négocier, mais n’avait aucun intérêt pour l’argent. Il ne jouait pas, mais avait l’impression d’être dans un jeu. Il croyait en Dieu, mais n’avait pas la foi. Il invitait ses fidèles à prier pour leur prochain, mais ne priait que pour lui-même. Il omit aussi de dire qu’il avait vu une fillette battue par son père quand elle ne priait pas assez et une femme battue par son mari quand elle priait trop, soupçonnant le pasteur de l’avoir ensorcelée. Que de fois il avait juré que plus personne ne cherchait à gagner son ciel et que les plus fervents voulaient seulement s’assurer une place en première page du prochain Testament. (p.20)


Le pasteur prend des notes, s’intéresse à ces marginaux qui risquent tout chaque jour, aux fanfarons qui défient la loi et flirtent avec la mort. L’écrivain cherche celui qui se cache derrière les vantardises, délaisse leurs exploits pour se pencher sur leur façon de penser et d’être. Tous cherchent une certaine attention, se valorisent par leurs actes ou leurs exploits. Russian Bill par exemple. Charles Teasdale aussi, un boxeur qui réchappe de ses combats plus amoché que ses adversaires.

C’était pour les femmes que les lois avaient été inventées. Et c’étaient les hommes qui les enfreignaient, la plus plupart du temps. (p.382)

J’ai un faible pour Russian Bill, ce mégalomane qui se prétend de l’aristocratie russe. Un homme de goût qui discourt souvent plus qu’il n’agit. Et Pearl Guthrie qui ne cesse de lire des romans. Les femmes sont putains et traitées comme du bétail dans ce monde. Pearl est une lointaine parente d’Anna Wetherell d’Eleanor Catton qui, en Nouvelle-Zélande, à peu près à la même époque, réussit à se forger une identité. Les luminaires est un roman sidérant sur l’utopie du recommencement.

FRONTIÈRE

La frontière bouge et s’éloigne quand les aventuriers pensent l’effleurer. Il faut toujours recommencer parce que le rêve ne se laisse jamais caresser. La ville mythique qui échappera à toutes les lois ne peut se concrétiser avec des bâtiments et des rues. L’erreur de Russian Bill, c’est de vouloir construire son rêve dans le désert. Ce sera la fin de tout.

Et pourtant, la lucidité n’était jamais loin derrière les absurdités que balançait Bill. Chaque ville avait sa cité jumelle ; une pour les vivants, une pour les morts. D’un côté comme de l’autre, on retrouvait les mêmes noms de famille. (p.311)

Nous ne sommes pas dans une saga où le tireur le plus rapide abat les mécréants. Les héros n’ont rien à voir avec Hopalong Cassidy ou Billy le Kid. Les personnages cherchent une liberté qui leur échappe, une fortune aussi volatile que les sables du désert. Leur rêve est inatteignable et ils le savent.
Le pays est sillonné, visité et saccagé. Le fantasme file entre les mains des plus intrépides. Personne ne réussira à ligoter ce songe, à se l’approprier. Pas plus Charles Teasdale que Pearl Guthrie ou le révérend Aaron.

Le Révérend sortit et les portes battantes claquèrent derrière lui. Il s’était toujours efforcé de respecter les types barbants. De tous les défauts, la banalité devait bien être le plus pardonnable. Mais ce soir-là, il avait abdiqué. Dorénavant, il mépriserait sans retenue. Comme une jeune putain désabusée qui s’était démenée pour éviter de tomber dans le métier. Ou comme un animal qui défèque n’importe où pour se venger d’avoir été dompté. (p.396)

Dominique Scali signe un très beau texte qui vous transporte dans un monde impossible et réel. C’est la nature même de l’utopie, du mythe de la conquête de l’Ouest qui a donné la Californie, le mieux peut-être de cette puissance militaire que sont les États-Unis. Une nation qui a rêvé de refaire le monde en misant sur l’individualité et la puissance de ses armes. Nous connaissons maintenant que ce rêve a engendré la misère et la richesse scandaleuse de certains. Une époque fascinante, un roman magique.


À la recherche de New Babylon de Dominique Scali est paru aux Éditions La Peuplade, 462 pages, 27,95 $.