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mercredi 5 avril 2023

SE METTRE EN FORME, OUI, MAIS ENCORE…

 JE NE SAVAIS, devant Mise en forme, un récit de Mikella Nicol, à quoi m’attendre. La jaquette, légèrement floue, baigne dans le rose avec la jambe d’une jeune femme qui s’étire dans un mouvement un peu compliqué. Avais-je là l’histoire d’une sportive qui veut nous convaincre des bienfaits de la santé physique ou qui aimerait vous vendre une nouvelle méthode d’entraînement? Je retourne le volume sans jeter un œil sur la quatrième de couverture, parce que je ne le fais jamais avant d’avoir lu l’ouvrage. La photo est reprise en «réel» à l’intérieur. Le mouvement demande une belle souplesse et un certain équilibre. Plus loin, après les identifications, je me bute à une introduction. Ça m’agace. Quand on sent le besoin d’expliquer un texte, c’est que ça manque de clarté. Décidément, je suis pas mal tatillon. Autant arrêter là mes manies pour lire ce que cette auteure, que je ne connais pas, me propose. 

 

Encore un peu méfiant, j’aborde la préface en ne soulignant rien. Ce n’est pas dans mes habitudes. Mon marqueur jaune est toujours alerte et prêt à mettre un bout de phrase en évidence. Je m’attarde pourtant, sur un paragraphe à la toute fin de ce court préambule. Ça peut servir, et me voilà prévenu de ce qui m’attend. Je me sens rassuré même si toute lecture reste une découverte, une exploration de l’univers des écrivaines et des écrivains qui ne cessent de m’étonner et de me bousculer.

 

«J’ai pensé qu’en nouant ces fils ensemble, ceux qui rattachent l’industrie du fitness aux violences faites aux femmes, je trouverais l’issue de toute une époque de ma vie. Pour tracer les contours de ma relation à l’entraînement, il me fallait l’inscrire dans un contexte, une vie. Il fallait que les vérités de cette existence passent par un corps, celui qui se sépare, qui écrit, qui circule dans la ville, qui pourra. Le point de départ était ma chambre : là où avaient lieu le travail du texte et celui du corps. Cette chambre que hantent les disparues par féminicide.» (p.10)

 

La chambre, ce lieu à soi, l’espace où écrire et faire ses exercices. S’entraîner. Voilà qui n’est pas pour me rebuter. J’ai toujours concilié ces deux activités pour traverser les heures, mais bien différemment. L’enfermement dans mon pavillon, un retrait du monde et des soubresauts de l’actualité, pour me livrer tout entier au surgissement de la phrase dans la première moitié de ma journée. Le sport vient après, au grand air, dans la forêt environnante avec le jogging, le vélo et le ski hors-piste pendant la saison des neiges. Un refuge pour les mots et le grand espace, face «au vent mauvais» et aux arbres qui m’offrent des heures de bonheur. L’un ne va jamais sans l’autre dans ma vie. Marathonien et auteur de gros romans, il y a là une parenté évidente. Curieusement, je n’ai à peu près jamais parlé de ma passion pour la course à pied sauf dans mes récents ouvrages. L’écriture et le sport sont des activités qui se ressemblent. Je pense au magnifique texte de Marie-Hélène Poitras dans Galumpf, son dernier livre, où elle compare l’écriture à l’équitation. 

Un bonheur d’intelligence. 

Des heures où l’on est tout dans sa tête et dans une immobilité quasi complète et plus tard, un abandon, une plongée dans le mouvement et l’espace. Et combien de fois j’ai trouvé une solution à un problème d’écriture en courant dans un sentier bordé d’épinettes ou en pédalant dans un parterre de fougères? Comme si le corps en action devinait la direction que mon histoire devait prendre après avoir tourné en rond. Une question de rythme, de concentration certainement, de plaisir à garder une cadence qui vous permet de filer bien et longtemps comme d’écrire le plus justement possible en ayant dans son oreille la petite musique tant recherchée qui porte la phrase. 

 

SYMBOLE

 

Tout cela à la fois dans une chambre pour Mikella Nicol, ce lieu de l’intime, du sommeil, du rêve où elle passe sa journée toute seule. Une sorte d’enfermement dans une cellule (imaginons les religieuses cloîtrées) où elle se sent bien, toute dans son univers et sa tête. C’est fort bien d’avoir une vie à soi, mais il faut aussi oser l’extérieur et nous livrer aux séductions du monde. Bien sûr, on songe à Virginia Woolf qui réclamait une chambre à soi pour avoir droit à sa pensée et à ses projets, pour être une femme qui vit et s’exprime dans toutes les dimensions de son être.

 


«
Négligeant tout ce qu’il est possible de faire dans ces lieux clos, j’ai choisi les chambres de mes appartements selon un seul critère : la surface nécessaire à l’entraînement. C’est le coin que je délimite en premier, le seul qui compte.» (p.23)

 

C’est tout de même étrange. Pourquoi se réfugier dans une chambre en oubliant les autres pièces de la maison? En fait, la narratrice pourrait très bien vivre dans une cellule et tout serait parfait. 

 

ACTIVE

 

Madame Nicol pratique ce que l’on nomme le fitness. J’ignorais tout de cette activité physique et j’ai dû effectuer des recherches pour savoir de quoi il est question. Il y a bien des définitions, mais je retiens celle-ci. « Retrouvez la forme avec un entraînement pour femmes – l’application de fitness féminin ! Suez pendant sept minutes par jour pour porter un bikini. » 

Transpirez pour avoir enfin la silhouette idéale. Je pensais trouver quelque chose comme pour me sentir bien, être bien dans ma peau, respirer, avoir plus de résistance, perdre du poids, mais pas pour défiler en maillot de bain.

Une série d’exercices assez difficiles et des efforts soutenus pour enfiler ce mini-vêtement sur une plage et attirer les regards de tous les baigneurs.

J’ai reculé devant une pléthore de vidéos où l’on vous propose des routines avec des haltères pour la musculation qui permettent de dessiner le corps idéal, tout comme celui des belles jeunes femmes qui dirigent les séances avec le plus charmant des sourires.

 

QUESTION

 

Mikella Nicol est un peu accro au fitness. Elle vient de rompre au début du récit avec son compagnon et se retrouve avec un amant qu’elle veut séduire et garder. Être en couple semble essentiel pour elle. Pour y arriver, elle doit correspondre à une image que l’on se fait de la femme, de celle qui capte les regards et fait tourner les têtes quand elle s’avance dans une foule. Cette silhouette idéale tant convoitée, que l’on vante de toutes les manières possibles et imaginables dans les publicités.

 

« En s’engageant à atteindre les standards de la beauté, la femme délaissée redéploie son capital de séduction ; elle s’affine pour dévoiler son noyau, son cœur, pour que l’homme comprenne enfin ce qu’il a perdu. » (p.30)

 

Nous sommes loin de l’effort pour nous sentir bien dans son corps, pour nous donner un plaisir de vivre. Ici, on transpire, on peine dans des exercices violents pour devenir le modèle idéal. Nous sommes dans un genre de commerce qui tient autant de l’industrie des vêtements que du maquillage, de la chirurgie esthétique que de la forme et la santé.

L’écrivaine entreprend de réfléchir à cet entraînement qui l’épuise et risque de la blesser un jour ou l’autre. Faut-il être une image, pour séduire, être semblable à ces monitrices parfaites qui font tout sans une goutte de sueur ?

La narratrice se rend vite compte qu’elle est manipulée et qu’elle est comme droguée. Nous savons tous que la pratique d’un sport intensément crée souvent une dépendance à l’effort et que certains peuvent faire le vide autour d’eux pour assouvir cette passion. Ça devient obsessif, je peux en parler. J’ai frôlé tout ça en m’entraînant pour le marathon.

Madame Nicol s’attarde au drame de Nelly Arcand. La jeune femme, en voulant se mouler aux standards de la beauté, en souhaitant correspondre à l’image parfaite de la séductrice, est allée jusqu’à commettre l’irréparable. Une tragédie épouvantable.

 

QUESTIONNEMENT

 

Le récit glisse vers un questionnement fort pertinent. Quelle femme idéalise-t-on dans les médias et les revues, à qui elle doit ressembler pour être séduisante même quand elle travaille derrière une caisse dans l’épicerie du coin. Une image de perfection qui fait rêver ?

Rapidement, le propos se transforme. L’écrivaine se penche sur l’inquiétude qui taraude ses sœurs dans la vie de tous les jours. La crainte et le danger qui sont toujours là au moment où elles rentrent à la maison le soir en s’aventurant dans une rue peu passante ou encore lorsqu’elle s’accroche à un compagnon pour voyager. Les femmes vivent en territoire occupé qu’on le veuille ou non dans nos sociétés et la peur leur colle au dos. Le texte devient percutant, vrai, réfutant l’idéologie que fitness propose et des efforts que fait cette industrie pour enfermer les filles dans des images qui les étouffent quand elles ne les tuent pas.

La réflexion de madame Nicol nous pousse devant des absurdités, des réalités que nous regardons tellement souvent que nous ne les voyons plus.

Voilà un cri du cœur d’une jeune écrivaine qui en a assez de souffrir pour être belle et qui n’est jamais certaine de pouvoir être elle-même dans cette société des hommes. Elle brise l’image dans Mise en forme et c’est fort troublant.

Un cadeau d’intelligence et de questionnements qui, encore une fois, nous aide à mieux voir un problème terrible qui ne semble jamais pouvoir se résoudre. Nous n’avons qu’à penser aux féminicides qui hantent les nouvelles pour comprendre combien la réflexion de Mikella Nicol est importante, vitale même. Notre société où les barbares s’imposent n’a rien de rassurante. Surtout avec un Donald Trump qui rugit en répandant la bêtise et le mensonge.

 

NICOL MIKELLAMise en forme, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 160 pages.

 https://lechevaldaout.com/parution/85/mikella-nicol-mise-en-forme 

mercredi 1 mars 2023

LA DISPARITION D’UN SAVOIR-FAIRE

Y A-T-IL DES ROMANS que l’on peut qualifier de documentaires. Correlieu de Sébastien La Rocque y ferait bonne figure. L’auteur, un ébéniste, un métier qui se pratique de moins en moins, parle avec passion de ce savoir formidable qui a été avalé par l’industrie qui décortique tout, planifie et utilise des machines de plus en plus performantes pour réduire les coûts, semble-t-il. Sébastien La Rocque nous entraîne dans l’univers de Guillaume Borduas, le dernier des vrais, un artisan qui travaille seul, achète des meubles, les retape, en fabrique en prenant son temps, s’occupe d’un potager, reçoit les amis le vendredi pour vider une bière et plus, refaire le monde, s’étourdir un peu et avoir des nouvelles de chacun. Le lecteur se familiarise avec l’art de monter une armoire ou encore de coller des planches et leur donner une patine particulière. Tous passent des heures dans la poussière et le bran de scie, aiment les essences différentes de bois et les sentir avec leurs mains, dirait-on.

 

Le roman évoque le domaine d’Ozias Leduc, peintre, qui avait baptisé l’endroit Correlieu, une ancienne expression de marine qui désignait la place où l'on tenait  « corps et lieu » sur un navire pendant une traversée. Cet atelier était situé sur la propriété familiale de Saint-Hilaire. Nous avons même droit à une photo de cette demeure en page couverture où nombre d’intellectuels montréalais se donnaient rendez-vous. Guillaume Borduas a repris la tradition de recevoir ses proches pour discuter, questionner le travail et la société tout en vidant une bière.

 

«Il empruntait toujours un chemin qui traversait le domaine d’Ozias Leduc, Correlieu, et qui se plongeait entre les versants du Dieppe et du Pain de Sucre. Guillaume surprenait parfois entre les arbres la silhouette chétive de l’artiste, par la porte ouverte du bâtiment qu’il avait construit avec son père à l’arrière de la maison natale.» (p.101)

 

Avec Guillaume Borduas, l’auteur fait certainement un clin d’œil à Paul-Émile Borduas qui est né lui aussi à Mont-Saint-Hilaire et qui est connu pour avoir rédigé le fameux manifeste Refus global en 1948. Parmi les signataires de ce texte devenu mythique, on retrouve Jean-Paul Riopelle, Pierre Gauvreau, Marcel Barbeau, Fernand Leduc et Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau et Maurice Perron, photographe. Chez les femmes, il faut signaler Thérèse Renaud, Madeleine Arbour, Françoise Riopelle, Muriel Guilbault et Louise Renaud.

 

«— Ton nom, Borduas… t’es parent avec le peintre?

   — C’est juste un nom. Ça veut rien dire.

   — J’ai jamais connu quelqu’un de célèbre à part quand j’ai servi Sylvain Cossette     au Tim Hortons.» (p.101)

 

Nous demeurons dans l’environnement de Leduc et pas très loin des artisans de l’École du Meuble de Montréal qui est passé à l’histoire. Une institution ouverte en 1935 et qui voulait revaloriser les métiers de l’ébénisterie et la fabrication de meubles typiquement québécois. 

Guillaume travaille en solitaire dans son atelier qui comprend l’endroit où il retape ses meubles et un espace d’exposition où les visiteurs peuvent regarder certaines pièces et les acheter. Ça fait un coin passant, où les gens peuvent venir admirer de véritables œuvres d’art ou faire restaurer une chaise et une armoire héritées de la famille et en mauvais état. C’est un lieu où les amis convergent le vendredi, au bout de la semaine, pour se confier, entre hommes. C’est un univers de mâles où même Martine, l’épouse de Guillaume, ne met jamais les pieds. Tout change quand Florence, une jeune ébéniste apparaît. Elle doit effectuer un stage pour démontrer à la CSST qu’elle est apte à reprendre son travail après un accident. Bien sûr, Guillaume hésite un peu, n’ayant jamais eu personne autour de lui, mais il finit par accepter. Nous avons l’impression de plonger dans le documentaire de Bernard Gosselin, Le discours de l’armoire, réalisé en 1978. On peut encore visionner ce petit bijou sur le site de l’Office national du film. Louis Lebeau y parle de son métier et de son travail. Sébastien La Rocque amorce son roman avec un extrait de cette production culte, d’ailleurs. 

 

STAGE

 

Florence s’exécute sous la direction de Guillaume. C’est comme si la modernité confrontait la tradition. La jeune ébéniste a été formée dans une école où on les prépare à œuvrer en usine, les familiarisant avec des machines complexes qui permettent de décortiquer le travail. C’est surtout l’infiltration d’une femme dans un monde d’hommes. Elle doit s’y faire une place et s’imposer, même si Guillaume n’est pas ce que l’on peut appeler un macho indécrottable. Il a ses habitudes pourtant, des manières de voir et des moments où tous les amis se sentent bien entre eux. L’arrivée de Florence risque de tout bouleverser. Le monologue de Mononcle est révélateur en ce sens.

 

«Une fille ça fucke l’atmosphère

   une shop c’est les boys

   on se comprend

   on dit des niaiseries

   on fonctionne toutes de la même manière 

   march or die

   ça sert à rien de parler

   t’as mal t’as trop brossé?

   on s’en câlisse

   tu ravales pis enwèye

   tu travailles

   on sort la job qu’on a à sortir

   crois-tu qu’à serait capable de rouler comme nous autres?» (p.74)

 

Florence démontre rapidement qu’elle est capable de tenir tête aux hommes et surtout elle se glisse facilement dans leurs rituels et leurs habitudes. 

 

UN MONDE

 

J’ai adoré cette histoire où chaque geste compte, où l’on plonge dans un vocabulaire particulier qui est en voie d’extinction et qui devient poétique par moments, surtout quand on fabrique tout à la main et que la machine est là juste pour le nécessaire, soit la découpe et le rabotage ou encore le sablage. Des mots qui ont quasi disparu, il va sans dire. Guillaume fait tout de mémoire, exactement comme Louis Lebeau dans le film de Gosselin. 

Voilà une belle réflexion sur cette activité en perdition avec la dictature de la robotique. Et l’invention de l’intelligence artificielle est certainement une menace pour ce métier qui demande précision et compétence, mais aussi qui a ses rituels. C’est par le biais des rencontres du vendredi que l’on pénètre dans l’univers de ces hommes qui savent bien que le sol leur glisse sous les pieds. Déjà, plus rien n’est semblable même si les jeunes qui sortent des écoles rêvent tous de posséder leur atelier pour faire «leurs gossages». 

 

«Plus de production, c’était plus de profits et des meilleurs salaires pour les employés qui allaient acheter ce qu’ils produisaient. Ç’a pas changé beaucoup, ç’a même empiré. Les lignes d’assemblage, les morceaux pareils, les normes, les modèles pis les finitions de meubles standardisés, la machinerie automatique, la division du travail, la publicité… L’idée est toujours pareille : vendre. Créer des standards de goût. Y avaient même poussé l’audace jusqu’à faire des copies de meubles en chêne maillé comme ceux-là. Ça coûtait cher, le chêne, surtout coupé en quartiers. Y avaient inventé une espèce de rouleau qu’y trempaient dans une peinture pour faire le motif sur des bois de marde.» (p.150)

 

On croirait entendre Henry Ford qui a imaginé l’automatisation en construisant la fameuse voiture qui porte son nom. 

Un beau roman vrai, senti, généreux, qui nous plonge dans un univers qui est en train de disparaître devant des meubles conçus pour s’user et se remplacer rapidement. La consommation, le nerf et l’âme de notre société qui génère des déchets comme jamais l’humanité l’a fait. Ça fait du bien de lire ça, de s’attarder à des gestes, à la naissance d’une armoire qui est le produit d’un savoir-faire millénaire et non pas une série d’opérations d’une machine. C’est senti, chaleureux et les personnages qui gravitent autour de Guillaume sont colorés et typiques. Sébastien La Rocque a pris un grand soin à reproduire leur langage et leurs expressions. Là aussi, c’est une langue qui est en train de basculer et que l’on peut retrouver dans le film de Bernard Gosselin. Un roman grave, précieux qui va peut-être faire époque dans le milieu de l’ébénisterie.

 

LA ROCQUE SÉBASTIENCorrelieu, Éditions Le Cheval d’août, Montréal, 208 pages.


 https://lechevaldaout.com/parution/58/sebastien-la-rocque-correlieu