Nombre total de pages vues

683795
Aucun message portant le libellé Michaels Anne. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Michaels Anne. Afficher tous les messages

jeudi 23 janvier 2025

ANNE MICHAELS MET LE DOIGT SUR L’ÂME

ANNE MICHAELS propose un roman qui étonne et subjugue. Étreintes nous plonge dans une période qui va de 1910 à 2024 et se déploie dans une douzaine de tableaux en France, en Angleterre et en Finlande. Des personnages intenses, fascinants et surtout, des moments où certains touchent l’être dans ce qu’il a de plus pur et de plus dense, quand les colères et les folies meurtrières s’apaisent. L’écriture d’Anne Michaels nous fait vivre un tremblement d’être qui transforme les regards sur le monde et secoue des certitudes. Une méditation sur les magnifiques et terribles pérégrinations de la vie malgré les horreurs et les épreuves. Personne ne sort indemne de ce grand tremblement d’intelligence, d’empathie et d’amour pour les autres que nous présente cette écrivaine exceptionnelle.

 

Des couples, des amoureux dans les affres de la guerre, au cœur de massacres qui marquent l’aventure humaine, et ce à toutes les époques. Des volontaires, au péril de leur vie, font tout pour aider sur les champs de bataille, dans des situations qu’ils ont du mal à comprendre. Face à l’absurdité, des femmes, de génération en génération, risquent tout pour les autres, plongent dans des heures terrifiantes, cherchent un sens à une action qui exige toutes leurs énergies, leur imagination dans des tueries programmées par les états. Et des questions, comme des lumières fulgurantes, secouent l’être quand on se retrouve devant la vie qui glisse dans la mort ou le contraire.

 

«Serait-il conscient du moment de sa mort ou serait-ce comme la tombée de la nuit.» (p.23)

 

Et l’amour aussi, toujours, nécessaire. Total. Fou, triomphant dans le geste désespéré qui sauve un enfant ou un soldat, dans une rencontre où tout fusionne. Pareil à des météorites qui se heurtent et n’arrivent plus à se déprendre. Alors, ils deviennent un nouvel être dans leurs désirs et leurs idées, même quand ils sont séparés par un continent ou encore la mort. 

 

«Il avait insisté pour qu’elle reste. Surmontant à grand peine sa timidité, elle lui avait demandé s’il voulait se joindre à elle. Plus tard, elle lui raconterait le sentiment qu’il l’avait traversée, inexplicable, fugitif, pas même une pensée; s’il s’asseyait, elle allait partager une table avec lui pour le reste de sa vie.» (p.17)

 

Des individus se retrouvent dans un état de surconscience, dans des moments où tout peut arriver et qui tentent, avec leur intelligence et leurs savoirs, de comprendre le fait d’être et de mourir. Sans ces grandes âmes, la vie serait désespérante et sans espoir. Je ne peux m’empêcher de me tourner vers Albert Camus et son magnifique roman La peste. Il suit un médecin qui soigne les autres malgré l’absurdité de la situation. Ses interventions semblent bien inutiles.

L’humain trouve un ancrage dans cette absurdité et cette présence auprès des éclopés. Bien plus : c’est ce qui le définit peut-être le mieux. Il y a la brute, l’être barbare, mais aussi l’ange, l’être éthéré qui réussit peut-être à s'imposer.

 

LEÇON

 

Y a-t-il une leçon à tirer de la violence qui paralyse les esprits et qui prolifère un peu partout, surtout au moment où des fous prennent le pouvoir et entendent régenter la planète? Et il y a ceux et celles qui risquent leur peau en aidant les éclopés, comme nous le voyons en Ukraine et dans la bande de Gaza, où toute une population est réduite à l’errance et à la plus effroyable des misères. Qu’est la vie quand nul endroit ne permet le repos et qu’il n’y a plus de quoi nourrir son enfant, qu’un proche et un mari gisent sous les gravats?

Quelles certitudes trouver dans un monde qui se dérobe sous vos pieds? Pourquoi la bêtise suscite les gestes les plus généreux et les plus héroïques? Pourquoi ce besoin d’aller au bout de soi et de risquer sa peau? Pourquoi les folies destructrices et les déflagrations font ressortir le côté grandiose des humains? Et les morts ont-ils des choses à régler avec les survivants? Peut-il y avoir des rencontres et des contacts étonnants et imprévus?

 

«Un homme pouvait-il recevoir un signe qu’il était incapable de comprendre? Un esprit ne choisirait-il pas la manière exacte pour qu’un homme sache qu’il n’était pas le jouet d’un subterfuge? Il n’était pas crédule, il savait que nos besoins trouvent leurs propres façons, mais aucun spectre ne lui était jamais venu dans les tranchées, aucune apparition, malgré le besoin qu’il en avait eu. Peut-être ne reçoit-on jamais précisément que le genre de preuve qu’on est prêt à croire.» (p.57)

 

Comment représenter ou décrire ces instants uniques? Peindre ou arriver à surprendre l’invisible avec un appareil photo. Que reste-t-il dans un pays dévasté par les drones et les missiles, les bombes qui ont fait des villes des ruines jonchées de cadavres? Que reste-t-il de l’amour et de son bonheur quand la vie ne tient qu’à un fil et que tout peut s’arrêter dans un battement des paupières?

 

«Les morts ont tant de façons de nous montrer qu’ils sont avec nous. Parfois, ils restent délibérément absents afin de prouver leur présence en revenant. Parfois ils demeurent à proximité et puis ils disparaissent pour nous prouver qu’ils étaient avec nous. Parfois ils amènent un cheval jusqu’à un cimetière, un cardinal sur une clôture, une chanson à la radio TSF dès qu’on l’allume. Parfois ils amènent une chute de neige.» (p.59)

 

QUESTION

 

Anne Michaels interroge notre époque, et plus particulièrement le siècle dernier, l’un des plus meurtriers de l’histoire, avec des conflits qui s’engendrent et se répètent, et que personne n’arrive à neutraliser, malgré la bonne volonté de gens et de l’ONU muselée par les grandes puissances. Comment se manifeste le deuil et est-ce que les morts peuvent s’approcher pour nous souffler dans le cou d’une manière ou d’une autre? Que peuvent nous apprendre et nous enseigner ceux et celles qui ont été les victimes de notre déraison?

 

«Puis, alors qu’il développait la photographie d’une jeune veuve et de son nourrisson, un homme émana du fluide clair, lévitant au-dessus de la jeune mère, à moitié détourné, comme s’il avait été surpris en train de pleurer. Quand John montra la photographie à la jeune femme, elle chancela en apercevant son mari disparu, et tous les deux regardèrent le visage du mort avec une terrible joie.» (p.65)

 

La fascination troublante du danger et de la mort fait apparaître des forces insoupçonnées chez certains. Cela amène un homme et une femme à tout risquer pour sauver un enfant et apporter un peu de soulagement à la souffrance. Et peut-être aussi, en certaines circonstances, il peut y avoir des contacts avec des proches au-delà de la plus terrible des séparations. La question s’infiltre partout et hante les personnages d’Anne Michaels. 

 

«L’expérience avait appris à Mara que le surnaturel était purement la présence du bien, l’amour qui flambe libéré de la dépouille; toujours l’amour qui tente d’échapper à l’humaine épouvante.»(p.106)

 

C’est ça, Étreintes. Des moments et des événements qui soudent les vivants et les morts, qui abolissent le temps et créent des éclaircies où l’on peut espérer parce qu’une direction se dessine, qu’un lien impossible à défaire s’établit entre ceux qui ont succombé et les survivants. Des disparus rôdent pour que la vie reste une chaîne sans failles, malgré les horreurs et les folies.

 

«Peut-être la mémoire meurt-elle en même temps que nous. Peut-être s’évapore-t-elle, laissant derrière elle son sel. Quand une personne meurt, l’air lui-même change.» (p.145)

 

Les tableaux d’Étreintes questionnent l’aventure de l’être et de l’existence, les liens qui unissent les vivants dans une conscience élargie qui déborde les frontières du présent. Des discussions, des instants de fusion intense qui restent inoubliables, des rencontres où les êtres se retrouvent au-delà des déchirements. C’est ce qui fait que certains ne peuvent s’empêcher de courir vers les lieux de guerre, là où des femmes et des hommes souffrent et dépendent d’un geste qui va les sauver et peut-être aussi montrer une direction à cette aventure incompréhensible. 

Une fresque sur la famille humaine qui émerge dans les périodes les plus sombres, qui donne du sens à la vie de ceux qui ont dû agir dans des moments d’horreur, qui se sont battus pour la paix, pour le plus beau et le plus réconfortant chez les êtres humains : la fraternité. Un grand questionnement sur la vie, la mort, la présence de la mémoire qui permet d’abolir les frontières et de toucher les humains dans leur état d’être. Tout simplement magnifique.

 

ANNE MICHAELS : Étreintes, Éditions Alto, Québec, 208 pages.

https://editionsalto.com/livres/etreintes/

mercredi 25 septembre 2024

CES TRAGÉDIES DONT ON PARLE SI PEU

ANNE MICHAELS ne cesse d’étonner. Ses personnages, toujours intenses et curieux, permettent de nous glisser dans des moments qui traumatisent des populations et bousculent des manières de faire. Avery et Jeanne se retrouvent sur les lieux de grands travaux qui changent la vie de certains peuples et transforment leur pays dans LE TOMBEAU D’HIVER. L’ingénieur doit déplacer le tombeau de Ramsès d’Abou Simbel en Égypte. La construction du barrage d’Assouan force des centaines de familles à quitter leurs villages qui vont disparaître sous les eaux. Ils viendront aussi sur le chantier de la voie maritime du Saint-Laurent qui a touché le quotidien de milliers de personnes et tué une merveille de la nature : le Long Sault.


Avery est ingénieur, son père l’était également, et déplacer un temple comme celui de Ramsès d’Abou Simbel, dans le désert égyptien, n’est pas une mince affaire. Un travail colossal où il doit découper cette merveille ciselée à même une colline. Des millions de tonnes de pierre taillée en un véritable puzzle qu’il faut rassembler plus tard. Les équipes morcellent les sculptures avec une délicatesse de chirurgien, transportent ces masses énormes et replace le tout dans un autre espace. 

Avery se questionne cependant. Une cathédrale ou une pyramide perdent-elles leur essence en changeant de site comme les personnes qui sont forcées de migrer dans de nouveaux villages? Comment reconstituer un milieu de vie, les endroits où des humains sont nés, où les parents ont grandi et ont été enterrés? Un déporté reste un étranger dans son autre espace tout comme un temple devient quelque chose d’incongru sur un lieu différent. Un travail de sauvegarde, mais aussi une terrible tâche de destruction. Ces monuments trouvent leur essence et leur singularité en s’intégrant parfaitement à un environnement qui forge l’âme et donne un souffle particulier.

 

«La Nubie tout entière — cent vingt mille villageois, leurs maisons, leurs terres, leurs anciens vergers de dattiers entretenus avec soin et plusieurs centaines de sites archéologiques — s’évanouit. Même un fleuve peut se noyer. Évanoui lui aussi, sous les eaux du lac Nasser, reposait le fleuve des Nubiens, leur Nil, qui avait arrosé tous les rituels de leur vie quotidienne, guidé leur pensée philosophique et béni la naissance de tous leurs enfants pendant plus de cinq millénaires.» (p.25)

 

Je ne peux m’empêcher de songer aux travaux gigantesques qui ont changé le Nord québécois, aux chantiers de la Grande à la baie James qui a noyé 10000 kilomètres carrés de terrain, transformant un paysage à jamais, modifiant la vie des nomades et des bêtes qui y vivaient depuis des siècles, surtout les hardes de caribous. 

 

VÉRITÉ

 

De grandes prouesses d’ingénierie, mais aussi une terrible tragédie pour l’Égypte qui a forcé des populations à se déplacer, changeant leur manière de vivre et leurs rapports avec l’environnement, surtout le Nil. Bien plus, des traditions et des habitudes ont disparu, sans compter les conséquences dramatiques. Ces immenses réservoirs ont modifié la rotation de la Terre et sa trajectoire autour du soleil, altéré imperceptiblement le climat de tous les continents. Comme quoi notre planète est sensible à ce que les humains entreprennent sans trop réfléchir. Et que dire des animaux et de la flore? Que penser de la tragédie survenue en 1984 dans la rivière Caniapiscau où tout près de 10000 caribous se sont noyés en traversant le cours d’eau gonflé par la crue? Les Cris et les Inuits ont accusé Hydro-Québec d’avoir ouvert les vannes sans se préoccuper des bêtes migrantes. La société s’est dédouanée en parlant d’un phénomène naturel, mais que reste-t-il d’authentique dans un pays balafré par d’immenses barrages qui créent des lacs qui ont la dimension d’une mer? J’en sais quelque chose en résidant sur les rives du lac Saint-Jean qui a été donné à une entreprise américaine, il y a cent ans. Les barrages ont tout changé, faisant disparaître des terres agricoles et des espèces végétales (le cerisier des sables entre autres). L’érosion s’est accentuée, agrandissant la superficie du lac de plus de 21 kilomètres carrés depuis la hausse des eaux en 1926. 

Le barrage d’Assouan modifiera tout l’écosystème et dépossédera des centaines de milliers de gens de leur histoire, de leurs traditions, de leur milieu de vie et de leur façon d’être et de penser. 

 

AU QUÉBEC


Ce sera tout aussi spectaculaire avec la voie maritime du Saint-Laurent qui touchera l’essence du fleuve. Une merveille de la nature, le Long Sault, ce lieu qui a marqué notre histoire avec l’aventure de Dollard des Ormeaux à l’époque de la Nouvelle-France ne sera plus qu'un souvenir dans les livres d'histoire. Un phénomène grandiose que l’on a détruit pour faire passer des bateaux, pour le commerce et le transport de produits jusqu’au cœur du continent. On peut se demander à qui ces agressions contre l’environnement ont profité. 

 

«Le bruit des rapides du Long Sault était assourdissant : il avalait les mots dans l’air et tout ce qui se trouvait pris dans sa puissance. Sur près de cinq kilomètres, un lourd brouillard flottait au-dessus du fleuve, et même ceux qui s’en tenaient à bonne distance étaient trempés par les embruns. Les eaux bouillonnantes se précipitaient dans une gorge étroite en une descente graduelle de neuf mètres.» (p.50)

 

Imaginez que l’on érige un barrage et que l’on fasse disparaître les chutes Niagara. Ce serait un véritable sacrilège, un crime contre la planète et l’écosystème. Encore là, le Long Sault fut une catastrophe pour des milliers de personnes qui ont dû migrer en abandonnant tout leur passé derrière eux. On pourrait s’attarder à la création du parc de Forillon en Gaspésie qui a été une tragédie pour les habitants tout comme la fermeture de plusieurs villages dans les années 1970 dans cette même région du Québec. 

 

GUERRE

 

Dans la deuxième partie du roman, l’écrivaine décrit les traumatismes que les Polonais ont vécus pendant la Deuxième Guerre mondiale avec l’invasion allemande d’abord et l’arrivée des Russes qui étaient là prétendument pour les libérer. Des villes détruites et des gens qui doivent subsister dans les ruines et errer pour trouver quelque chose à manger. Ce n’est pas sans rappeler Gaza où l’horreur se répète jour après jour depuis bientôt un an et où la folie humaine s’exprime dans tous ses excès et ses entreprises. Les survivants de ces apocalypses sont touchés au cœur et à l’âme. 

Lucjan, un rescapé, un artiste ne peut s’empêcher de raconter son enfance et toute la souffrance qu’il a connues pendant sa jeunesse. Des années qui agitent son sommeil. 

 

«J’ai besoin que tu entendes tout ce que je dis, et tout ce que je suis incapable de dire doit être entendu aussi.» (p.247)

 

C’est surtout une formidable histoire d’amour entre Jeanne et Avery qui cherchent à se retrouver et à colmater les fissures de leur être, de donner un sens à leur existence dans ces lieux sacrés qu’ils ont contribué à détruire, privant l’humanité d’une partie de son passé et de ses beautés. Ce fut un désastre en Égypte et il y a eu aussi ces changements dramatiques dont on parle moins ou peu dans le Grand Nord du Québec. Jeanne et Avery sont conscients de participer à des entreprises qui transforment le vécu de tous. Le couple tente de trouver les mots pour dire ce qu’ils éprouvent, ce qu’ils ressentent et s’il est possible de protéger la planète, la végétation et les âmes en peine qui transportent leur malheur d’un continent à l’autre.

Un roman fabuleux qui conserve toute sa pertinence et sa modernité malgré le temps qui s’est écoulé depuis qu’Anne Michaels a publié ce texte. Certains ouvrages gardent leur actualité et leur acuité en se penchant sur les grandes catastrophes causées par les entreprises humaines. Une histoire à la dimension du monde, des tragédies provoquées par l’avidité de dirigeants et des secousses sismiques qui affectent tous les êtres de la Terre. Nous en payons le prix maintenant avec les changements climatiques.

Un roman de la parole, du verbe, du dire et de l’écoute aussi, de la compassion et de la résilience devant ces drames, des guerres immondes ou encore des projets qui sont censés améliorer le quotidien de tous et qui tuent des points névralgiques de la planète. 

Un regard sur des gestes et des entreprises qui laissent des cicatrices profondes que le temps ne peut effacer et qui modifient l’environnement et notre imaginaire. Le travail d’une écrivaine visionnaire qui ne cesse de nous bousculer. Une traduction magnifique de Dominique Fortier encore une fois.

 

MICHAELS ANNE : Le tombeau d’hiver, Éditions Alto, Québec, 400 pages. 

https://editionsalto.com/livres/le-tombeau-dhiver/