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jeudi 6 juillet 2023

TROIS ÉCRIVAINES ET UN SEUL CHANT


VOILÀ UN COLLECTIF qui tranche avec ce que j’ai lu jusqu’à maintenant! D’habitude, dans un tel projet, on fait appel à des auteurs qui acceptent d’explorer un thème et de respecter un format précis. Chacun reste libre de choisir le moment et l’ancrage de son histoire. Ça donne toujours un ouvrage avec des hauts et des bas. Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost ont décidé de faire différemment. «… nous avons convenu d’écrire un recueil de nouvelles dans lequel nos voix pourraient conserver une forme d’indépendance dans chacun des textes autonomes, tout en s’unissant aux autres par les lieux, les thèmes, le sujet et les personnages partagés dans l’ensemble du livre.» (p.141) Elles ont choisi un site qu’elles connaissent et fréquentent, le Bic, un coin unique près de Rimouski, la pointe aux Anglais, en bordure du fleuve Saint-Laurent, là où se croisent les grandes eaux et le roc. J’y ai séjourné à quelques reprises et c’est un emplacement inspirant. Je me souviens des chevreuils tout près de la tente, de ces bêtes magnifiques qui semblaient nous souhaiter la bienvenue. L’histoire de l’endroit, ses légendes et des figures mythiques forment l’humus de ces nouvelles. Que j’aurais aimé participer à un tel projet!


 

Quelle manière originale de marquer son environnement, d’apprivoiser physiquement un lieu par de courts textes, de tisser des récits dans un tricot serré! Le tout pour que la créativité de l’une stimule celle de l’autre, fasse advenir la belle aventure de dire un bout de pays, le laisant respirer comme un oisillon dans le creux de sa main. Je pense à mon ami Alain Gagnon qui répétait : «On ne connaît pas un territoire qu’on n’a pas nommé.»

Et le frère Marie-Victorin, bien avant lui, avait lancé une assertion similaire : «On ne connaît pas un territoire dont on ne connaît pas le nom.»

J’imagine qu’en cours de rédaction, les auteures se sont rencontrées pour discuter, inventer des hommes et des femmes, apporter un nouvel éclairage à une légende tout en respectant l’inspiration de chacune. Pour s’imbiber d’une même atmosphère, s’en tenir à un ton et à cette petite musique si chère à Jacques Poulin. 

 

«Tour à tour, nous avons donc rebondi sur les éléments amenés par nos comparses — personnages, événements ou rumeurs qui tramaient l’histoire fictive de notre village et notre Pointe.» (p.142)

 

Bien plus, tous ces écrits ont fait l’objet d’une lecture publique au Jardin de Métis, ce lieu de beauté et de quiétude crée par Elsie Reford. Ces rencontres ont certainement permis d’approfondir la tessiture de chacune des nouvelles qui s’imposent dans le temps et l’espace. Les vingt et un textes (sept pour chacune des protagonistes) suivent une trame, jouent en harmonie, pareils à des instruments à cordes qui nous entraînent dans une sonate de Claude Debussy. Ça donne «un roman à trois voix» qui va et vient avec la marée qui gonfle avant de se retirer en laissant des artefacts sur le sable et les rochers. C’est magnifique et juste comme un contre-chant. Des nouvelles parfaitement intriquées. Tellement que j’ai oublié de chercher qui en était les auteures. En plus, les trois comparses ont eu la bonne idée de ne pas signer leurs textes pour accentuer la cohésion du recueil. Oui, j’ai eu l’impression de lire une seule écrivaine, comme si Camille Deslauriers, Joanie Lemieux et Valérie Provost se modulaient l’une à l’autre.

 

AVENTURE

 

Voilà une démarche qui donne toute la place aux mots, au site et aux figures réels ou inventés. Bien plus, on explore ce lieu par l’œil, l’oreille et le toucher. On le respire, on le parcourt pour s’imprégner de l’endroit et suivre les personnages. Une intégration du fantasme et de l’imaginaire par la musique et le cinéma également.

 

«Quand le brouillard se répand, il avale presque tout. Il fond sur le paysage et dérobe l’horizon, les îles lointaines, le fleuve. Les lieux perdent leur consistance. Pour un instant, on peut même douter qu’ils sont encore là.» (p.44)

 


C’est ce qui arrive aux trois participantes. Elles se dépouillent et se laissent imbiber par leur sujet, emporter par la marée, n’hésitant jamais à suivre un personnage qu’une collègue leur a présenté, ou à s’approprier un événement. C’est rare de réussir un tel exploit et il faut aimer les mots et un coin de pays pour consentir à pareille abnégation. Comme dirait Victor-Lévy Beaulieu, c’est du bel ouvrage. 

 

TRAME

 

Des revenants hantent certains lieux, un concert étrange donné pendant toute une nuit sur les rochers de la pointe avec un seul spectateur. La musicienne répète Vexations d’Éric Satie pendant sept heures. Satie, un créateur que j’aime particulièrement a noté ce qui suit en tête de sa partition. «Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses.» La pièce dure une minute à peu près et il faut environ quatorze heures pour respecter les vœux du compositeur, ce que plusieurs interprètes ont fait. John Cage entre autres.

Voilà un indice, la manière adoptée par les écrivaines qui cèdent aux belles obsessions qui hantent leurs personnages. Elles répètent un phrasé, se laissent aller et s’ancrent dans le lieu. Les mots, les images et la musique respirent avec les marées, les vagues qui poussent le fantasme au large comme cela arrive toujours dans un pays de mer et de vents.

Ce que je sais des berges est bien plus qu’un recueil de nouvelles, c’est une expérience immersive et sensorielle. C’est l’union de trois voix qui chantent en harmonie dans des moments tragiques, reprennent sans cesse un même leitmotiv pour nous faire découvrir le réel par l’imaginaire, la vie en effleurant la mort, la beauté dans une échancrure du brouillard. 

Il faut arpenter ce collectif en abandonnant ses réflexes et adopter le pas de ces créatrices sans chercher qui est qui. Une expérience unique pour les auteures et le lecteur. J’en suis ressorti imbibé par les lieux où l’ici est là-bas, où le rêve marche sur les rochers, avalé par un banc de brume ou le roulis des vagues. Comme si en suivant ces écrivaines, je m’étais approprié tous les territoires de mon corps en même temps que le pays du Bic. Une expérience unique et particulière. La certitude, peut-être, d’avoir effleuré la beauté. 

 

DELAURIERS CAMILLE, LEMIEUX JOANIE, PROVOST VALÉRIECe que je sais des berges, Éditions La Pleine Lune, Lachine, 152 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/665/ce-que-je-sais-des-berges