vendredi 3 mai 2019

LE TERRIBLE PAYS DE LA VIEILLESSE

MICHEL DUFOUR s’attarde dans Cette part d’obscurité, un court recueil de douze nouvelles, à des sujets que nous ne retrouvons pas souvent dans notre littérature. Les gens âgés, ceux et celles qui sont dans leurs derniers jours, survivent dans un foyer ou une maison d’accueil, quand ce n’est pas à l’hôpital, un CHSLD comme on dit pour masquer la terrible réalité du corps qui s’écroule. Des femmes et des hommes qui vivent des problèmes de santé et approchent de la fin. Ils ont perdu toute autonomie et leur tête les abandonne un peu plus chaque jour. Voilà un sujet qui ne fait pas courir les foules et qui fait les manchettes dans les médias pour les raisons que vous savez. Immanquablement, il y est question de la fréquence des bains, de la nourriture, des gestes d’un préposé, mais jamais du mur qu’est le bout de la vie.

Le ton de Michel Dufour m’a étonné, l’impression de m’avancer dans un conte ou une fable, de basculer dans un univers où tout est noir et blanc. Comme si la couleur disparaissait pour ne laisser que des blocs qui s’opposent et grossissent la réalité. Dureté, méchanceté même, comme dans les vraies histoires et c’est terriblement efficace. Oui, les gens âgés, mais aussi les enfants. Peut-être qu’il y a une parenté entre ces individus qui secouent les deux piliers de l’existence. Les bébés effarouchés dans un milieu imprécis, un peu flou et les autres qui perdent contact avec leur environnement, surtout ceux frappés par la maladie d’Alzheimer. Tous devant la cruauté du monde et des humains, testant si l’on veut la capacité de notre société à s’occuper de nos proches, sollicitant notre empathie et notre résilience.

Je crains ma mère pour mourir. Du jour au lendemain, elle s’est mise à doubler de taille et de volume. Sa peau est épaisse comme celle d’un pachyderme. Elle profite de son nouveau gabarit et de sa voix tonitruante pour me lancer un avertissement. « Une coche mal taillée et je te transforme en filet mignon, fiston. » Je pense à mon père disparu mystérieusement durant mon enfance. (p.25)

Comme dans les contes (je me répète), il faut se méfier des mots et les prendre pour ce qu’ils sont. Le sens premier, le plus cruel, l’absolu sans évasion dans la métaphore. Nous ne sommes plus dans l’allégorie et Michel Dufour plonge dans une réalité terrible.

ENFANCE

Étrange univers que celui de Paco qui se retrouve nonagénaire à l’âge où l’on se prépare normalement à tester ses habits de l’adolescence. Une maladie particulière, un enfant qui saute les étapes à une vitesse foudroyante. Il croise Annabella, une fillette atteinte de sénescence prématurée. L’histoire de Roméo et Juliette à un moment où l’on est trop jeune ou trop vieux pour l’amour, la passion et les rêves. Mais y a-t-il une date de péremption pour les mouvements du cœur et les émois du corps ?

Au crépuscule, l’un des papillons dit à l’autre qu’après toutes ces années à vivre côte à côte sans vraiment se connaître, ils devaient se séparer. Le papillon résista, pleura, tenta de l’empêcher de partir, mais deux grandes ailes noires se détachèrent de la joue et prirent leur envol, laissant sa marque sanglante sur le visage d’Annabella, une empreinte mortelle. Au même moment, Paco posa ses lèvres sur les siennes. Tendrement, il recueillit son dernier soupir et, pris de vertige, mit un point final à l’histoire. (p.13)

Un peu cliché sans doute (l’auteur se fait plaisir), mais j’aime ça. Je préfère de beaucoup cependant le Michel Dufour qui suit un homme qui hante les couloirs d’un hôpital, ne reconnaît plus personne, ne sait plus qui il est et où il se trouve. Un vieux malcommode comme nous avons tendance à expliquer. Plutôt un individu qui a perdu toute dignité et qui cherche désespérément une certaine liberté, pense comme par instinct à une réalité différente. Un réflexe pour retrouver les jours où il s’affirmait et agissait à sa guise.

Il a certes un nom, mais il ne le dit jamais quand on le lui demande. Les autres s’en chargent à sa place. Sa mémoire est un édifice vétuste, brinquebalant. Tous les jours un peu plus, des morceaux s’en détachent. Une petite vieille malingre vient parfois lui rendre visite. Elle lui parle de choses et d’autres. Il l’écoute mais ignore qui c’est. Le monde autour de lui porte désormais les traits d’indésirables inconnus. Inéluctablement, l’histoire de sa vie se rétrécit. (p.43)

Un texte terrible, sans pitié un moment où le corps et la tête ne s’accordent plus et que l’on devient un errant dans sa pensée.

VISITE

Comme tout le monde j’ai fréquenté l’un de ces foyers pour personnes âgées, connu l’étrange sensation de malaise quand vous entrez dans ces établissements, que tous les regards se tournent vers vous et demandent qui vous êtes. Tous veulent un peu d’attention et être celui qui reçoit le visiteur. Tous souhaitent avoir la chance de raconter des morceaux de sa vie, de rire et, dans un moment de distraction, tenir les mains de celui qui les écoute. Tous en attente d’un bonjour et d’un sourire. Ma mère a vécu des années dans une chambre où l’on voyait, par sa fenêtre, la galerie du presbytère de La Doré et le mur de l’église comme tout horizon. Des années dans une cellule d’où elle ne sortait guère, par choix, par peur, par méfiance des autres aussi. Ses jours rapetissaient peu à peu et comme elle n’avait jamais été très sociable, sa situation ne s’est jamais arrangée. La solitude l’a étouffée comme un vêtement qui rétrécit au lavage.

AVENIR

Des histoires difficiles parce que c’est probablement l’avenir qui m’attend. Malgré mes illusions, mes rêves et mes fantasmes, je risque avec vous de me retrouver dans l’un de ces établissements, dans une chambre où la vie se recroqueville. Tout seul, un peu confus, perdu au milieu des mots que j’ai traqués pendant toute mon existence. Totalement dépendant de gens qui décident quand vous mangez, devez dormir ou avez besoin d’un bain ou d’une douche. Condamnés par son vécu et son corps, une mémoire qui s’égare souvent dans les méandres du passé. L’âge d’or n’a rien à voir avec les vacances dans un grand hôtel que certaines publicités aiment nous faire croire.

On ne nous a pas encore déplacés au sous-sol. Tant mieux. C’est un espace sombre et humide, sans pitié pour nos tristes rhumatismes. Et ça pue la morgue. Notre petit manoir ressemble à un cimetière sous la lune, peuplé de morts en sursis. La DPV aurait dû s’en apercevoir. (p.73)

Ces années marquent certainement la fin des mystifications et des mascarades. Il faut s’attarder dans ces établissements, auprès des bénéficiaires, des patients ou autres noms que l’on ne cesse d’inventer pour masquer le drame de la vieillesse. J’ai mal chaque fois devant ces femmes et ces hommes résignés, muets, révoltés, souvent désespérés parce qu’ils sont étonnés de se réveiller le matin. C’est peut-être pourquoi ils vous fixent si étrangement quand vous entrez dans la salle où ils se regroupent pour combattre la solitude en jouant aux cartes, qu’ils vous scrutent des pieds à la tête pour vérifier si vous n’êtes pas la mort qui vient leur proposer un tour de corbillard. Ils le savent, c’est la seule façon de franchir la grande porte, de se payer une dernière promenade.
Michel Dufour est sans pitié et sans pardon, juste, tout près d’une vérité qu’il décrit sans complaisance. La littérature doit servir à ça. Des textes qui vous poussent vers une réalité que l’on a du mal à voir. Et si vous avez une jeunesse extravagante dans vos bagages, rassurez-vous, le temps file, fait des bonds et finit toujours par vous rejoindre pour vous plaquer au sol. Il faut lire ces nouvelles. Ça secoue les illusions, rapproche du concret, de la vie quoi.


CETTE PART D’OBSCURITÉ de MICHEL DUFOUR est publié aux ÉDITIONS SÉMAPHORE, 2019, 88 pages, 14,95 $.
  

https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/cette-part-dobscurite/

dimanche 28 avril 2019

SOMMES-NOUS TOUS DES EXILÉS


MIGRER, QUITTER SA VILLE, même volontairement, n’est jamais chose facile. Surtout si on aime un coin de pays et que l’on y a vécu des années heureuses. C’est le cas de Morgan Le Thiec, une Bretonne d’origine, qui a abandonné sa famille pour séjourner un an aux États-Unis d’abord, à Boston, avant de s’installer au Québec et de trouver un travail. Elle a dû s’acclimater et se faire un présent, un avenir à défaut d’y avoir une histoire qui s’ancre dans le passé. Voilà une problématique actuelle que celle-là. Comment migrer, pourquoi le faire et arriver à connaître une certaine harmonie dans sa nouvelle société tout en respectant les autres et ses convictions. Cette question ne cesse de faire les manchettes dans les médias pour de bonnes et mauvaises raisons.

Nous entendons beaucoup parler des réfugiés qui sont forcés de quitter leur coin de terre. Partir, pour eux, devient une entreprise de survie. Leur ville est dévastée par les bombes, des combats et des atrocités où il est impensable de faire une vie normale. La guerre frappe partout et chaque respiration est quasi un miracle. S’accrocher, rester, c’est dire oui à la mort et accepter de vivre caché dans des ruines. Aucun futur n’est possible dans ces régions où les explosions martèlent chaque geste du quotidien.
Ces émigrants arrivent souvent dans un pays d’accueil qu’ils n’ont pas choisi et qu’ils ne connaissent pas. Le hasard fait les choses bien ou mal. On imagine le choc d’une famille qui quitte la chaleur et les jours ensoleillés pour se réveiller dans la grisaille d’un hiver qui ne sait pas s’en aller, le froid, la glace et la sloche, ce que nous subissons au jour le jour avec plus ou moins de résignation. Tous les gestes quotidiens deviennent si étranges alors, à commencer par l’obligation de chausser d’énormes bottes, de passer des vêtements chauds et de pelleter la neige pour sortir de la maison. Que dire du verglas et si, par malheur, ces nouveaux citoyens se retrouvent dans une zone où la crue des eaux transforme sa rue en fleuve, il y a de quoi hurler. Il est certainement normal de se demander pourquoi ils se sont installés dans un tel pays.
Et il faut tout apprivoiser ! La langue d’abord. S’ils ne parlent pas le français, les voilà des enfants qui doivent tout redécouvrir. Apprendre le nom des choses et à communiquer. Ils sont des analphabètes plus ou moins. Manger, faire les courses, rencontrer certains responsables, trouver un emploi, envoyer les jeunes à l’école devient un véritable défi.
Ce n’est pas le cas de Morgan Le Thiec, bien sûr. Elle a choisi volontairement de partir. C’était naturel chez elle, comme allant de soi, une manière d’empoigner son futur dès ses premiers regards. Elle savait que son avenir se ferait dans un autre pays que la France et sa Bretagne.

L’ailleurs, c’était les premiers toits de tuiles, ces toits de couleur ocre qui remplaçaient l’ardoise des maisons bretonnes. La vue de ces tuiles me ravissait. (p.17)

Des vacances, la fascination des départs, des agglomérations où l’on ne vit pas comme dans sa petite ville. Il y a peut-être des femmes et des hommes qui savent qu’ils vont migrer dès qu’ils sont conscients, qu’ils peuvent échapper à leur peau et se transformer en quelque sorte.
Je connais des Bretons qui se sont intégrés au Québec même s’ils râlent contre l’hiver tout comme nous. Nous passons notre temps à maudire la neige et le froid, la pelle et la souffleuse, à imaginer les palmiers, ses pieds nus sur le sable. C’est un commerce lucratif que de vendre de la chaleur et un coin pour étendre sa grande serviette devant la mer. Ils font rêver à la télévision avec une éternelle jeunesse, les cocktails et les couchers de soleil sans commencement ni fin.
Mes amis bretons se sont installés, mariés et occupés de leurs enfants, ont travaillé à secouer le pays comme j’ai pu le faire pendant des années. Nous avons partagé un art de vivre, de faire, malgré nos provenances différentes. Quelques-uns sont devenus des écrivains pour dire qui ils sont et raconter leurs expériences. Des hommes et des femmes précieux.

ORIGINE

Pourtant, malgré les efforts, la bonne volonté, le lieu d’origine, celui des premiers mots, des premiers pas, des premiers regards reste et marque l’esprit de façon indélébile.

Le pays d’avant devient le pays idéalisé, celui du retour rêvé. Et le pays d’accueil devient celui qui ne permet pas ce retour, celui qui sonne le glas d’une identité magnifiée par l’éloignement. J’ai vécu cela, je le vis encore aujourd’hui, avec davantage de lucidité peut-être. (p.21)

Je ne peux m’empêcher de songer à ces exilés de l’intérieur, de ceux et celles qui abandonnent une région, un village pour migrer en ville. Ceux qui comme moi sont partis à dix-huit ans pour faire des études, devenir un autre en s’éloignant de ses repères. J’aborde le sujet dans L’Orpheline de visage. Quitter son coin de pays, des proches, la famille, des lieux et des espaces où l’on respire à largeur d’horizons pour s’installer dans une grande métropole, perdre le ciel et l’herbe des champs, se retrouver sur une rue pétrifiée où la nature étouffe dans un parc n’est pas facile. Et la terrible solitude alors, l’impression d’être Caïn et de devoir tout recommencer, tout apprendre. La certitude de ne plus rien savoir.
Morgan Le Thiec vit l’hésitation entre le Québec et la Bretagne, rêve d’y revenir et de rentrer chez soi. Même en étant un migrant de l’intérieur, la marche arrière s’avère difficile pour ne pas dire impossible. J’ai vécu l’expérience après quelques années, mais j’étais devenu étranger. J’avais rompu le fil. Il me manquait un bout de vie avec ceux que j’avais abandonnés. Plus rien ne pouvait être comme avant. Le village que j’avais quitté n’existait plus que dans mes souvenirs.
C’est souvent l’entreprise de l’écrivain d’osciller entre les images du pays perdu et la réalité nouvelle.

L’appel du retour est inexplicable, viscéral. La peur de revenir l’est tout autant : maux de tête ; maux de ventre ; insomnies. (p.87)

Abla Farhoud a magnifiquement décrit cette tragédie dans son récit Au grand soleil cachez vos filles. Le retour devient un drame malgré le rêve, l’idéalisation du lieu d’origine, de cet espace qui reste statique dans les souvenirs et ne correspond plus à la réalité. L’enfance s’éloigne lentement, qu’on le veuille ou non. Nous gardons des images de ce pays qui ressemble à d’anciennes photos qui perdent peu à peu leur signification et de leur importance.
 
ATTACHEMENT

Morgan Le Thiec est attachée à des lieux, des odeurs, des sons, le bruit des vagues de son coin d’origine. Comment puis-je oublier le vent dans les forêts de cyprès, la chaleur l’été qui mijote dans les fougères, la poussée des outardes en automne et au printemps comme une promesse de renaissance, l’air qui vibre de façon si particulière dans les bleuetières de mon enfance. Ce paysage s’est incrusté en moi et a fait ce que je suis. C’est une partie de ma peau, de mon souffle et de mon regard.
Ce qui est intéressant avec madame Le Thiec, c’est qu’elle enseigne le français, langue seconde, à des arrivants depuis son installation au Québec. Ce travail la garde constamment en contact avec les difficultés d’adaptation, ces petites choses qui deviennent énormes et parfois des tragédies dans la vie du nouvel arrivant. C’est peut-être ce qui fait qu’elle a du mal à se sentir chez elle au Québec. Surtout qu’elle ne semble pas avoir de très bons contacts avec les Québécoises qu’elles croisent.

Elles n’ont rien à voir avec ces Québécoises « pure laine » bouffies de culture nord-américaine, maladivement compétitives, que tu dois supporter de temps à autre, malheureusement. (p.69)

Je dois dire qu’une phrase semblable me laisse dubitatif.

RÉFLEXION

Reste que l’écrivaine, dans ce livre où elle s’accroche à des mots clefs, nous entraîne dans une réflexion essentielle, appelant au passage d’autres grandes migrantes : Marie Cardinal, Nancy Huston et Alice Parizeau. Cette question est importante, parce que nous sommes confrontés de plus en plus à cette réalité avec la mobilité des populations, les déplacements que le travail exige. Les exilés de l’intérieur doivent aussi faire la part entre le pays d’origine et le point d’atterrissage.
Nous sommes peut-être maintenant tous devenus des nomades mal adaptés, des gens qui sont forcés de réinventer leur regard sur le monde. Madame Le Thiec, nous rapproche de cette fameuse appartenance, à des façons de faire, de penser qui forment le vivre ensemble dans le respect et l’harmonie. Pas chose facile, on le sait actuellement au Québec avec ces dérives inquiétantes autour de la laïcité. Tous rêvent d’un ancrage dans un lieu, des mots et des manières de dire et de faire. L’humain est un individu de culture et il a besoin d’un espace pour s’épanouir et offrir un avenir à ses héritiers. Tout change, rien n’est statique. Si l’endroit où il a choisi de s’installer le déçoit, la situation peut devenir difficile et malsaine.
J’ai aimé le questionnement de madame Le Thiec même si elle semble se complaire dans un certain flou, un entre-deux qui doit être temporaire pour le migrant parce que s’y accrocher, c’est s’empêcher de faire le saut dans cet ailleurs qui a tant fasciné la jeune fille de Bretagne. Elle est souvent touchante et particulièrement émouvante. 


DICTIONNAIRE MÉLANCOLIQUE DE MON EXIL de MORGAN LE THIEC est publié à LA PLEINE LUNE, 2019, 168 pages, 21,95 $.

  
http://www.pleinelune.qc.ca/titre/488/dictionnaire-melancolique-de-mon-exil